Mardi 19 mars 2024
Concerts & dépendances
vendredi 9 février 2024 à 14h39
Rires et chuchotements à l'Athénée
 
Avec son spectacle « Birds », en un peu plus d’une heure, le jeune ensemble Maja (lauréat 2023 du tremplin Jean Claude Malgloire de l’Atelier lyrique de Tourcoing) revigore l’esprit du théâtre musical, genre célébré à l’orée des années 1960 où s’engouffrèrent nombre de musiciens, en particulier le Français Georges Aperghis – qui lui donna ses lettres de noblesse. Presque vingt ans avant son opéra Le Grand Macabre, Ligeti tournait en dérision la comédie humaine dans l’« action scénique » Aventures et Nouvelles aventures (1962/65) dévolue à trois chanteurs et sept instrumentistes. À partir d’une langue artificielle en écriture phonétique, les protagonistes s’affrontent joyeusement dans une gestique entremêlant parties vocales et instrumentales. Coiffés de plumes,  gesticulant, Anne-Laure Hulin, Romie Estèves et Pierre Barret-Mémy (soprano, mezzo et baryton)  sont les héros volubiles de cette pièce sans queue ni tête dont on saisit pourtant la moindre expression et le sens le plus intime grâce à la direction idoine de Bianca Chillemi – qui fait son miel de cette fantaisie langagière.
D’une folie à l’autre, « Birds » enchaîne ensuite sans entracte les Eight Songs for a Mad King composées en 1969 par le Britannique Peter Maxwell Davies : un soliloque pour baryton et six musiciens, dont le livret s’inspire des paroles de George III, roi dépressif puis reconnu dément à la fin de sa vie (il meurt en 1820) … et qui fut grand amateur d’oiseaux. Dans un style plus traditionnel que Ligeti, la partition bénéficie néanmoins des sonorités inusitées de percussions légères et d’appeaux. Le baryton Vincent Bouchot, à qui échoit le redoutable rôle du roi fou – la technique vocale requise s’étend sur plus de cinq octaves ! –, nous tient en haleine : un « one man show » sensible et grandiose, mis en scène par Cécila Galli, et que symbolisent les bras tentaculaires d’une couronne cage… Un spectacle haut en couleur.           
Franck Mallet

• « Birds »  d’après Aventures et Nouvelles aventures de Ligeti et Eight songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies par l’Ensemble Maja, dir., conception et piano Bianca Chillemi les 9 et 10 février (20 h)  à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet (Paris)

Photo : Crédit @Animata Beye
dimanche 24 septembre 2023 à 09h35
Nouveau Lohengrin à l’Opéra de Paris-Bastille, cinq ans après la sombre relecture du metteur en scène Claus Guth avec Jonas Kaufmann dans le rôle-titre (voir ici). Cette fois c’est le polyvalent et dissident russe Kirill Serebrennikov qui s’y colle, parant de tonalités non moins menaçantes l’ouvrage dans lequel l’austère Wieland Wagner lui-même avait vu un « conte en bleu ». La légende du Chevalier au cygne s’y prête il est vrai, métaphore de l’Artiste descendant parmi les humains imparfaits pour rétablir une impossible justice. C’est à une réflexion sur la guerre, le mensonge, la manipulation des esprits, la peur de l’inconnu véhiculée par ce sauveur qui ne peut révéler son nom que nous convie Serebrennikov. Sans renier les us et techniques du regietheater dont il est l’héritier (scènes et écrans multiples, filmage en temps réel), il parvient à en contourner les tics et conventions pour imposer une esthétique personnelle, sans toujours échapper à la surcharge visuelle et sémantique à laquelle se prête l’exercice. Quatre étapes : le délire (le monde de l’héroïne Elsa), la clinique psychiatrique et l’hôpital (incontournables du genre), la guerre.  Des images s’imposent (les hommes cygnes, les doubles d’Elsa), et l’on voudrait que le spectacle entier ait la force du film intriguant projeté pendant le prélude du premier acte (le prince héritier poussé à la noyade par un bras anonyme). Beau plateau, dirigé par le chef Alexander Soddy, remplaçant Gustavo Dudamel démissionnaire de son poste à l’Opéra avec beaucoup d’enthousiasme mais un résultat aléatoire. Face à l’émouvante Johanni van Oostrum (Elsa), Piotr Beczala (Lohengrin) prolonge avantageusement la tradition des habitués du répertoire latin s’essayant à Wagner via le plus « belcantiste » de ses héros, tandis que  Wolfgang Koch (Telramund) et Nina Stemme (Ortrud) interviennent en spécialistes, cette dernière s’appuyant sur sa voix toujours phénoménale pour camper la méchante sorcière devenue ici infirmière prête à tout. Solidement préparé, le chœur vient vaillamment à bout d’une tâche encore alourdie par les mouvements compliqués imposés par la mise en scène.
François Lafon
Opéra de Paris – Bastille, jusqu’au 27 octobre - En direct le 24 octobre sur la plateforme de l’Opéra et en différé sur Medici TV à partir u 1er novembre - En différé sur France Musique le 11 novembre

Photo : Lohengrin 23-24 © Charles Duprat - OnP
 
dimanche 17 septembre 2023 à 00h07
Ouverture de la saison à l’Opéra de Paris – Bastille avec Don Giovanni de Mozart. Reléguées les relectures iconoclastes signées Dominique Pitoiset (schématique), Michael Haneke (brillant) et Ivo Van Hove (plus terne) : c’est la « production devenue un classique » (explique le programme) de Claus Guth (Salzbourg 2008) qui est cette fois convoquée au chevet de l’« opéra des opéras » (selon Hoffmann). Soit deux junkies dont l’un semble au service de l’autre. Altercation dans un sous-bois avec un homme qui blesse mortellement le maître. C’est à cette agonie que nous assistons, croisant des fragments de vie du mourant (dont une noce, une maîtresse, une épouse, des fêtards chics). Véritable vedette du spectacle : la forêt elle-même (signée Christian Schmitt), subtilement éclairée, se déplaçant sur une tournette. En 2008, cet ingénieux palimpseste relevait de façon originale le défi à la fois essentiel et pratique de l’ouvrage, à savoir donner une logique à cette fuite immobile d’un homme poursuivi. Quinze ans de regietheater et d’électrochocs warlikowskiens plus tard, l’effet s’est un peu émoussé, surexposant l’arbitraire de la proposition. C’est peut-être aussi que dans la fosse, le chef Giancarlo Rizzi se dépense sans compter mais peine à organiser cette course à l’abîme. Dominée par le baryton-basse américain Kyle Ketelsen - œil de loup et voix mordante -, la distribution à la manœuvre ce soir (deux casts, chefs compris, se mélangent au gré des représentations) est inégale, faisant la part belle aux messieurs : ovation pour Cyrille Dubois (Ottavio) dans un « Dalla sua pace » d’anthologie, beau succès pour la basse roumaine Bogdan Talos (Leporello) et le jeune baryton français Guilhem Worms (Masetto). 
François Lafon
Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 12 octobre 
Photo : Don Giovanni 23-24 Cast © Bernd Uhlig - OnP
mercredi 28 juin 2023 à 23h47
Workshop de l’Académie de l’Opéra de Paris à l’Amphithéâtre – Bastille : Looking for Bernstein. Deux années durant, Victoria Sitjà (photo), metteure en scène, a observé ses camarades chanteurs et instrumentistes. En juin 2022, elle a imaginé avec eux un spectacle très réussi sur le lied « revu par les yeux » de Pina Bausch (voir ici). Cette fois, elle les engage dans une réflexion sur la transition en art à travers un groupe qui attend  Leonard Bernstein et ne le verra pas, mais aura été marqué par cette recherche. Comment entrer en communion avec le maestro ? En ralentissant certains tempos ?  Oui mais pas seulement. En chantant Bach en anglais ? Pas vraiment. En se révoltant ( « Je déteste Bernstein », affirme l’impressionnante  basse Adrien Mathonat) ? Peut-être aussi. Bien abstrait tout cela ? Rien de démonstratif pourtant, ni d’explicatif, et c’est à travers us et coutumes, sympathies et déceptions de cette troupe de jeunes très doués qu’on peut, si on le veut, lire l’indicible.
On peut aussi prendre un plaisir plus simple à entendre les grands tubes bernsteiniens, de West Side Story à Mahler, en passant par les opéras célèbres revisités par le maestro, de Carmen grisée par les volutes de fumée au Chevalier à la rose comme une grande déclaration d’amour à Vienne, le tout ponctué d’extraits de répétitions filmées, où Lenny himself révèle son art bien connu de « passeur de musique ».
Salle pleine (entrée gratuite sur réservation) réservant un triomphe au chef Ramon Theobald et à l’arrangeur Benjamin Laurent, aux huit chanteurs et aux huit instrumentistes et pianistes. Citation, dans le programme, de Samuel Beckett : « Enlacés, la tête dans les épaules, se détournant de la menace, ils attendent ». Godot/Bernstein ne viendra pas, mais l’attente aura été active, et fructueuse. Le spectacle se donne encore vendredi 30. Ne le manquez pas.  
François Lafon 
Opéra National de Paris – Bastille, Amphithéâtre Olivier Messiaen, 28 et 30 juin

Crédit photo : (c) Studio J'adore ce que vous faites / OnP
Fin de saison et retour aux sources à l’Opéra-Comique : Zémire et Azor d’André-Ernest-Modeste Grétry sur un livret de Jean-François Marmontel (1771). Non pas La Belle et le Clochard, mais La Belle et la Bête, thème éternel de l’amour au-delà des apparences. Pour mettre en scène cet archétype du genre, triomphe en son temps, Michel Fau n’a pas convoqué les mânes de Jean Cocteau, et sa Bête n’a pas les traits artistement velus de Jean Marais. Il n’a pas non plus convoqué Freud, qui aurait pourtant bien des choses à dire sur les troubles désirs de la Belle : la musique de Grétry, si simple en apparence mais admirée de ses grands contemporains, et le livret de Marmontel, élégamment versifié, laissent ouvertes bien des portes en prenant garde qu’elles le restent. Dans un décor-boîte surmonté d’un ciel nuageux, sur lequel règne une Bête évoquant l’insecte humain de Kafka (La Métamorphose) et dont les ongles immenses font penser à l’Edward aux mains d’argent de Tim Burton, on est au pays des contes - puisque l’histoire est transposée dans l’orient des Mille et une nuits, où une Fée perverse personnifiée par Michel Fau lui-même finit par rendre son apparence flatteuse au jeune prince qui, même laid, aura su se faire aimer. Trop de classicisme peut-être, là où l’on attendait plus de folie, même si dans maints détails l’humour à froid de Fau fait mouche, et si les costumes somptueux signés Hubert Barrère nous transportent dans un Orient subtilement versaillais (suberbe robe de Zémire, brodée par les soins de la maison Lesage). A la tête d’un ensemble Les Ambassadeurs – La Grande Ecurie très au point, Louis Langrée ose cette folie, anticipant un répertoire qui fera les beaux jours de la maison. Gros succès pour Julie Roset, Belle aux vocalises de rêve, pour Marc Mauillon, méconnaissable sous son turban de père de la Belle dépassé par les événements, pour Philippe Talbot, Bête aux accents déjà romantiques. Quel plateau ! 
François Lafon

Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 1er juillet (Photo © Stefan Brion)

A l’Opéra de Paris – Bastille :  Roméo et Juliette de Gounod, absent du répertoire-maison depuis 1985. Sur scène : le grand escalier de l’Opéra… Garnier. Une idée choc due à Thomas Jolly, labellisé metteur en scène shakespearien depuis un Henry VI (dix-huit heures de spectacle) d’anthologie et revenant à l’opéra entre une triomphale reprise de Starmania et l’organisation de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Paris. C’est dire que nous sommes loin de la presque intimiste version « Parrain 2 » de l’Opéra-Comique en décembre 2021 (voir ici), qui a vu le ténor Pene Pati promu divo express. Ici, la panoplie Jolly est de (et à) la fête. Mêlant chanteurs, danseurs et circassiens, costumes pailletés et éclairages de night club, ce ne serait que  carnaval et images flashy si le metteur en scène n’avait actionné son talisman : l’oxymore, « figure de style ayant la particularité de créer dans nos cerveaux une tension » (d’où le choc des « deux anciennes maisons égales en dignité » Capulets-Montaigus, ou de l’escalier de l’une sur le plateau de l’autre). Ainsi l’on danse, l’on se bat et l’on meurt « comme au théâtre », mais sur fond de grande peste (mentionnée par Shakespeare) et de haines recuites (chaud et froid bien compris par Gounod dans sa musique, remarque le metteur en scène). Le spectacle tient debout, et sera sans doute repris, avec des distributions différentes. La première (1) est un sans faute : standing ovation pour Elsa Dreisig et Benjamin Bernheim, fougue et élégance mêlés, entourés d’une Lea Desandre exceptionnelle en page travesti et de plusieurs générations de voix francophones exemplaires (Laurent Naouri, Sylvie Brunet, Jérôme Boutillier, Jean Teitgen), sous la baguette énergique de Carlo Rizzi. C’est avant tout leur fête (sans oxymore) que ce spectacle célèbre.
François Lafon
 
(1) Une seconde prend le relais à partir du 27 juin, pas moins luxueuse, avec Pretty Yende, Francesco Demuro et Marina Viotti

Opéra National de Paris – Bastille jusqu’au 15 juillet - En direct le 26 juin à 19h30 sur France.tv/Culturebox, dans les cinémas UGC, dans le cadre de « Viva l’Opéra ! », dans les cinémas CGR et des cinémas indépendants - Diffusion ultérieure sur une chaîne de France Télévisions et la plateforme de l’Opéra national de Paris – En différé le samedi 8 juillet sur France Musique à 20h
(Photo © Vincent Pontet / OnP)

Deuxième jour du festival ManiFeste de l’Ircam recueillant cette année « la clameur du monde » et placée sous l’emblème de Janus, le dieu aux double visage tourné à la fois vers le passé et l’avenir : l’ « acoustique »  Edgard Varèse  et  l’ « électronique » Sasha J. Blondeau, Alain Altinoglu dirigeant l’Orchestre de Paris et le danseur, chorégraphe et chanteur François Chaignaud, réunis dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris pour « perturber les hiérarchies communes de la salle de concert ». En clair : confronter les styles et les disciplines, exposer l’individu à la foule avec Cortèges (2023, création mondiale), l’orchestre romantique aux sons bruts de cet autre Sacre du printemps qu’est Amériques (version « épurée » de 1929), le tout à l’aune du bref mais fulgurant Density 21.5 pour flûte solo, titre évoquant la densité du platine dont était fait l’instrument étrenné par le flûtiste Georges Barrière, créateur de ladite pièce en 1936. En plus clair encore : un happening bien ordonné à la gloire du mariage « alla Janus » de la technique de pointe signée Ircam et de la grande tradition, où l’intrusion de l’univers gestuel et vocal déroutant de François Chaignaud fait son effet en dépit d’une musique plus virtuose qu’inspirée et d’un texte difficilement audible d’Hélène Giannecchini, où Amériques en revanche ne perd rien de son inusable modernité sous la baguette (que n’aurait probablement pas désavouée Boulez) d’Alain Altinoglu à la tête d’un Orchestre de Paris en forme superlative, où  Vicens Prats, grand soliste de l’Orchestre, met somptueusement en valeur les ressources expressives de Density 21.5. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 8 et 9 juin – Festival ManiFeste, jusqu’au 1er juillet : manifeste.Ircam.fr
(Photo : François Chaignaud et des musiciens de l'orchestre © Audouin Desforges)

Quatrième et ultime journée du Festival de Pentecôte dédié à l’esthétique du premier romantisme français à l’Orangerie du Château de Bois-Préau, avec un invité surprise au sein des formations de chambre, le hautbois, dont la facture instrumentale se développe à la fin du XVIIIe siècle. Autour du Quatuor en fa majeur K. 370 de Mozart, dédié justement à son ami le hautboiste Friedrich Ram, Neven Lesage, fidèle musicien des Arts Florissants et de Gli Incogniti, s’est associé au violoniste Louis Créac’h, à l’altiste Camille Rancière et au violoncelliste Gauthier Broutin, pour le « Projet Inefabula » centré sur ce répertoire méconnu avec hautbois soliste – qui fut très en vogue auprès d’un public friand de sa ligne plus spécifiquement vocale inspirée de l’opéra et de la romance. Familier de Malmaison – ses œuvres font partie de la Bibliothèque de Joséphine de Beauharnais –, le hautboiste, compositeur et éditeur Charles Bochsa « père » (1750-1821), originaire de Bohème, doit sa redécouverte à Neven Lesage qui a réalisé une première édition grâce à la BNF. Un style vif et alerte, perceptible dans le 3ème Quatuor Concertant en do majeur comme dans le Thème et variations « Les plus jolis mots » d’après une romance de Henri-Noël Gilles, aux tonalités pastorales. Quant au Trio à cordes op. 2 n° 3 de Jadin, dédié au violoniste Rodolphe Kreutzer en 1797, sa gravité, d’une lenteur apollinienne, offrait un contraste bienvenu au reste du programme, d’autant plus dans l’interprétation profonde de Projet Inefabula.
À 18h30, le concert de clôture retrouvait l’instrument fétiche du festival, le piano carré Erard de 1806, joyau de la collection de La Nouvelle Athènes, sous les doigts d’Olga Pashchenko. L’ancienne étudiante du pianoforte et moderne d’Alexei Lubimov (Conservatoire de Moscou) avait imaginé un récital dévolu à son instrument, entre les partitions de Dussek, favori de Marie-Antoinette pour qui le facteur Sébastien Erard conçut son piano carré en 1787, Louis Adam (1758-1848) et Beethoven, dont les innovations techniques d’un piano à queue de concert Erard de 1803 lui inspirèrent la Sonate Walstein op. 53. L’interprète n’a pas sa pareille pour détailler les notes tout en propulsant le rythme dans Dussek (Sonate op. 35 n° 2 et Mort de Marie-Antoinette op. 23) ou pour faire sonner l’instrument grâce aux quatre pédales exploitées par Adam dans la Pastorale en do mineur, extraite de sa Méthode de piano du Conservatoire de 1804. Une richesse sonore magnifiée par Beethoven dans sa Sonate n° 21 Waldstein, et vivifiée par Olga Pashchenko qui fait respirer et chanter l’Erard dans un éblouissement total. Rendez-vous l’an prochain, à coup sûr !
Franck Mallet     
 
Orangerie du Château de Bois-Préau, Parc de Malmaison, lundi 29 mai 2023 (Photo : Olga Pashchenko (piano)© DR)
 
Hauts lieux de divertissement pour l’impératrice Joséphine et Napoléon Bonaparte sous le Premier empire, le Château de Malmaison, ainsi que celui de Bois-Préau, racheté sous le Second Empire par la famille Rodrigues-Enriques, retrouvaient une partie de leur lustre musical d’antan grâce aux efforts conjoints d’Elisabeth Claude, leur Conservatrice, associée à Sylvie Brély, Présidente de La Nouvelle Athènes – Centre des pianos romantiques, à l’occasion de la première édition du Festival de Pentecôte dédié à l’esthétique du premier romantisme français. Si l’Histoire a retenu avec raison la figure de Beethoven, il s’agissait de redécouvrir, et même plus simplement de s’ouvrir, à celles, oubliées, de Devienne, Hortense de Beauharnais, Duport, Hérold, Garat, Wély, Jadin, Dussek, Grétry ou Adam, frottées au chant italien de Paisiello et Spontini.
La 3e journée débutait l’après-midi sur quatre quatuors à cordes de la fin du XVIIIe siècle par les excellents instrumentistes de l’Ensemble Infermi d’Amore, tous formés récemment par Amandine Beyer à la Schola Cantorum Basiliensis de Bâle. Certes, le soleil dardait à travers les baies vitrées de l’Orangerie et il n’était pas facile de garder l’accord sur des instruments aux cordes si sensibles aux températures, mais le style délicat et chantant du Quatuor op. 1 n° 3 de Jadin trouvait là des interprètes totalement passionnés. Avec Boccherini (Quatuor à cordes op. 2 n° 6), le jeu s’intensifie et se colore, avant le Quatuor op. 34 n° 1 de Pierre Baillot (1771-1842), vraie découverte aux accents plus dramatiques, avec les ritournelles « À l’Espagnole » de son « Menuetto ». Le Quatuor en sol mineur de Viotti offrait une conclusion brillante à ce récital.
Le second concert de 18h30 proposait un panorama éloquent des concerts donnés une fois par semaine dans son salon par Joséphine, concocté par Coline Dutilleul (mezzo-soprano), Aline Zylberajch sur piano Erard (celui de 1806 restauré par Christopher Clarke pour La Nouvelle Athènes) et Pernelle Marzotti (harpe Erard). Entre pièces solistes de Mehul, Paisiello, Pleyel et Nadermann (Sonate en do mineur pour harpe) et mélodies de Hortense, la fille de Joséphine (extraites des « 12 Romances »), airs d’opéras de Paisiello (Zingari in Fiera et Nina), Méhul (Ariodante transcrit par Jadin) auxquels s’ajoutaient des romances de Pierre-Jean Garat (Il était là) et Jadin (La mort de Werther), un air du Huron, opéra-comique de Grétry et la langueur sublime d’O nume tutelar, air tiré de La Vestale de Spontini (bien vu, Coline Dutilleul !), les interprètes révélaient tout le charme et l’attrait de ces œuvres à la fois joyeuses, tendres et ardentes. La Bibliothèque de Malmaison recèle encore bien des secrets – plusieurs opéras y furent créés avant Paris – et des partitions d’Hortense de Beauharnais y dorment encore.         
Franck Mallet

Orangerie du Château de Bois-Préau, Parc de Malmaison, 15h & 18h30, dimanche 28 mai 2023
(Photo : Coline Dutilleul © DR)
 
A l’Opéra de Paris-Garnier : Ariodante de Handel mis en scène par Robert Carsen. Jeu de piste maison : En 1999, Carsen monte in loco le très connu Alcina, deuxième création de Handel au tout nouveau Covent Garden de Londres (1735) après… Ariodante. Gros succès largement discuté (l’île enchantée devenue salon après orgie), spectacle plusieurs fois repris. En 2001, Ariodante fait son entrée à Garnier porté par le tandem Anne Sofie von Otter – Marc Minkowski, sur la foi de leur enregistrement très réussi de l’ouvrage (Archiv). Mais Von Otter en méforme ne passe pas la rampe et Jorge Lavelli rate sa mise en scène. Vingt-deux ans après, la revanche… perturbée pour les premières représentations par la grève du personnel maison ! Du longtemps oublié et tard redécouvert des deux opéras, drame psychologique tiré de l’Orlando Furioso de L’Arioste, sans féérie et à l’intrigue moins alambiquée que la plupart des livrets d’opera seria, Carsen accentue le contexte politique voire psychanalytique et le transpose dans un aujourd’hui où chaînes d’actualité et réseaux sociaux ne laissent rien ignorer des faits, gestes et même pensées des grands de ce monde. De l’aventure du noble Ariodante auquel le méchant Polinesso va tenter de voler sa fiancée - annonçant l’opéra romantique avec faux suicide et vraie folie -, il fait une plongée dans les coulisses d’une cour d’Ecosse (on ne saurait être plus d’actualité) où les smartphones remplacent les poignards, sombre histoire sur laquelle la succession des arias handeliens est censée agir à la fois comme un baume et un révélateur. Or les voix et les personnalités restent assez discrètes - la belle et bien-chantante Emily d’Angelo (Ariodante) en tête -, la scène ne s’embrasant vraiment que lorsque le formidable contre-ténor Christophe Dumeaux (Polinesso) vient jeter du vitriol sur ce monde de faux-semblants. Le spécialiste Harry Bicket à la tête d’un English Concert pas toujours très melliflue mise davantage, il est vrai, sur la sécurité que sur le panache dans cette suite ininterrompue de sauts de l’ange vocaux. 
François Lafon
Opéra National de Paris - Palais Garnier, jusqu’au 20 mai - En direct le 11 mai  sur la plateforme de l’Opéra national de Paris : Paris Opera Play - En différé le 27 mai sur France Musique à 20h (Photo © Agathe Poupeney / OnP)


lundi 1 mai 2023 à 15h21
Le décor tout d’abord (Barbara Hanicka) : un immeuble populaire dont la partie gauche est sans façade, laissant vue sur une chambre minimaliste, une salle de bain et des W.C, proches du délabrement, bien sûr. La scénographe (Barbara Wysocka) nous réserve quelques hardiesses, nommons-les ainsi, comme jeter la clé du jardin interdit dans les toilettes (qui ne sont donc là que pour cela) plutôt que dans la Volga, ou faire pleuvoir quand Katia s’écrie tak krásné ! (« que c’est beau ! »). La crainte d’excéder dans la poésie pourtant prégnante de l’œuvre de Janacek habite aussi Benedict Zehm pour les lumières (ce sera plein néons la plupart du temps) et Elena Schwarz pour la direction d’orchestre. Sa consigne est de jouer fort, ce dont, grâce à son talent, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon se déjoue avec élégance. Ces bémols importent peu, finalement, car l’exceptionnel est du côté du casting, exceptionnel en effet par sa qualité et par sa cohérence. Le jeu de Corinne Winters (Katia) entraine toute la troupe : pas un interprète qui ne dénote à ce niveau d’excellence ; et les spectateurs aussi, conquis par un tel abattage, une telle sensibilité à fleur de peau, qui justifient leurs applaudissements particulièrement nourris. 
Albéric Lagier
 
Opéra National de Lyon les 28 avril, 2, 4, 7, 9, 11 et 13 mai
(Photo © DR Opéra National de Lyon)

Une rareté à l’Athénée Louis-Jouvet, pour le spectacle annuel de l’Académie de l’Opéra de Paris : La Scala di seta (L’Echelle de soie) de Rossini. De cette farce en un acte, l’une des cinq composées par le jeune Rossini pour le théâtre San Moisé de Venise, on ne connait guère que l’ouverture, en bonne place dans la plupart des anthologies. On découvre une comédie en musique bien troussée, dont l’action caracole au rythme des crescendos (déjà) irrésistibles qui feront la fortune du compositeur, reprenant le thème à la mode du Mariage secret de Cimarosa, mais en plus concentré, en plus cru, voire en plus concret. Pour les académiciens, c’est une gageure : chanter Rossini est une question d’abattage et de virtuosité, avec dans la voix ce que la rossinienne émérite Marilyn Horne appelle « l’indispensable petit marteau-piqueur ». Ce soir, la première des deux distributions (trois représentations chacune) s’en sort haut la main, musique et théâtre, car il faut jouer aussi, et le metteur en scène Pascal Neyron (un ancien de l’Académie) n’épargne personne sur ce point. « Un jeu de transformation des corps, perruques, costumes, pour s’extirper de soi et s’occuper de l’autre », annonce-t-il, secondé en cela par Dominique Mercy, collaborateur historique de Pina Bausch. Dans un décor à chausse-trapes et à tiroirs, les portes claquent, les murs ont des oreilles, le lit apparait quand besoin est (c’est-à-dire souvent). On frôle la vulgarité sans y tomber, ce qui en l’occurrence est un record. On n’oubliera pas Marine Chagnon - qui l’année dernière était in loco une Poppée de Monteverdi feu et glace, dans sa grande scène de séduction sauvage - et l’on excusera le ténor Laurence Kilsby de ne pas avoir les aigus de Juan Diego Florez tant il est drôle en mari non déclaré d’une belle très convoitée (la pulpeuse, voix comprise, Margarita Polonskaia). Dans la fosse, de valeureux membres de l’Orchestre-Atelier Ostinato entretiennent la flamme sous la baguette précise (et il faut l’être dans un tel maelström) d’Elisabeth Askren.
François Lafon
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, jusqu’au 6 mai
Photo©C Vincent Lappartient-Studio j'adore ce que vous faites !/OnP

A l’Athénée Louis-Jouvet : Ô mon bel inconnu ! de Sacha Guitry (texte) et Reynaldo Hahn (musique), spectacle labellisé Palazzetto Bru Zane rôdé à Tours en décembre dernier. Une belle inconnue que cette comédie avec musique créé en 1933 aux Bouffes Parisiens, dans la foulée de la reprise triomphale au théâtre de la Madeleine du Mozart des deux compères. Paru en 2021, un enregistrement des seuls numéros musicaux (une heure mis bout à bout - voir ici) donnait une idée de l’atmosphère douce-amère que Reynaldo Hahn avait imprimé aux aventures du chapelier Prosper passant une petite annonce coquine et recevant des réponses… inattendues. Mais quid de la rencontre avec le texte boulevard-décomplexé de Guitry ? C’est ce que révèle ce spectacle mis en scène par l’actrice-chanteuse Emeline Bayart, laquelle s’amuse visiblement à jouer le rôle de la bonne (…du chapelier – rôle créé par Arletty), entourée d’une troupe de chanteurs-acteurs de haut niveau, dont ne subsiste de la distribution du disque que l'excellent Carl Ghazarossian dans un rôle essentiellement… muet. Ni actualisation ni même dépoussiérage, si ce n’est un jeu de… chapeaux assez malin : chacun y va franc-jeu, et si la partie parlée paraît longue (elle l’est : 2h30 de spectacle sans compter l’entracte), ce n’est la faute ni de l’impeccable Clémence Tilquin en épouse (du chapelier) aux faux airs de Julie Andrews, ni de  Marc Labonnette (le chapelier), lequel porte le spectacle sur des épaules taillées à la mesure du créateur Aquistapace, alter ego sachant chanter de Guitry lui-même. A la tête des toujours pimpantes Folies parisiennes, Samuel Jean fait mousser le champagne.
François Lafon

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris, 8 représentations jusqu’au 16 avril 
Tournée à Dijon, Rouen, Avignon (décembre 2023), Massy (mars 2024) (Photo © Marie Pétry)
 
A l’Opéra de Paris-Bastille : Hamlet d’Ambroise Thomas d’après Shakespeare ou plutôt d’après l’adaptation à la scène romantique qu’en a faite Alexandre Dumas, avec happy end en lieu et place de la mort du héros. A l’Opéra-Comique il y a quatre ans (reprise la saison dernière), le metteur en scène fan de vidéo Cyril Teste avait déromantisé l’ouvrage en adoptant la technique du « jeu transparent » (voir ici). Avec Krzysztof Warlikowski cette fois, c’est toute la structure du chef-d’œuvre qui bascule. Puisque Hamlet ne meurt pas, on le découvre vieilli dans un hôpital psychiatrique aux grilles en abyme, poussant sa mère encore plus diminuée que lui dans une petite voiture à roulettes, portant sempiternellement le poids de son malheur. Même décor pour le grand flash back qui suit : « L’hôpital psychiatrique ne signifie pas que Hamlet est fou. On y enfermait aussi ceux dont on voulait se débarrasser », précise le metteur en scène, qui recycle ainsi ses obsessions (cf. l’Iphigénie de Gluck à l’EHPAD) et ses accessoires (baignoire comprise) : trop fin donc pour décréter que Hamlet est vraiment fou, ce que Shakespeare et même Dumas s’étaient bien gardés de faire. Une façon en fin de compte de re-romantiser l’opéra à la mode d’aujourd’hui, avec ce spectre du père idéal en clown blanc auquel succédera le fils moins idéal en clown noir au visage blanc. Et puis au-delà des warlikowskismes avérés, de grands moments de théâtre creusant encore l’inépuisable mythe, et une direction d’acteurs superlative, culminant dans un affrontement mère (la Reine) – fils dont Lacan se serait délecté. Pour animer cette grande machine iconoclaste, un plateau sans faiblesse autour de Ludovic Tézier, Hamlet de luxe ovationné au rideau final, et comptant quelques-uns des meilleurs représentants du désormais riche vivier vocal francophone. Mention spéciale pour l’Américaine Lisette Oropesa en Ophélie (récemment médaillée des Arts et Lettres) et surtout pour la Suissesse Eve-Maud Hubeau, stealing the show en Reine coupable. Consécration enfin du jeune chef Pierre Dumoussaud dirigeant ce grand-opéra-à-la française contemporain du Don Carlos de Verdi d’un geste large, préférant le panache à la fascinante mise en valeur des trouvailles d’Ambroise Thomas (ah, ce saxophone !) opéré par Louis Langrée à l’Opéra–Comique. 
François Lafon 

Opéra National de Paris-Bastille, jusqu’au 9 avril - En direct le 30 mars  sur Arte concert, et avec le concours de FRA cinéma, dans les cinémas UGC, dans le cadre de leur saison « Viva l’Opéra ! » et dans des cinémas indépendants en France et en Europe, et ultérieurement dans le monde entier. Diffusion le 2 mai dans les cinémas CGR. Diffusion ultérieure sur Arte. En différé le 22 avril sur France Musique
(Photo © DR)

Au Théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet : Orphée et Eurydice d’après Gluck « dans une adaptation libre d’Othman Louati ». Une version chambriste et décalée d’un classique donc, dans la tradition de l’Athénée. On pourrait ajouter « élaguée » pour donner une idée de ce théâtre de l’entre-deux savamment minimaliste : entre deux mondes, entre cœur et raison, entre rêve et réalité, entre vie et mort, entre présence et absence. Visuellement, on oscille entre théâtre et oratorio, tant les mouvements sont rares et les tableaux irréels (mise en scène de Thomas Bouvet). Ce n’est que peu à peu que l’on entre dans cet univers de corps et de voix : quatre choristes en plus des trois solistes, tous voix de l’au-delà (ou de l’en-deçà), l’Amour qui assure le happy end de cette version du mythe qui finit bien n’étant qu’une grande silhouette longiligne au timbre électroniquement retravaillé. Car c’est là que prend place la magie, dans un autre entre-deux qui est le mélange ou l’opposition du son d’époque (huit musiciens de l’ensemble Miroirs Etendus dirigés par Fiona Monbet) et ceux du synthétiseur, auquel viennent s’ajouter les interventions musclées d’une guitare électrique. Cela pourrait être facile et systématique, mais Othman Louati a de l’imagination à revendre. On pourrait aussi trouver les voix un peu vertes, mais Claire Péron est si émouvante en Orphée non binaire (une mezzo chantant en français : hommage à la version Berlioz et à Pauline Viardot ?) et Mariamielle  Lamagat si naturelle en Eurydice. On reproche parfois son statisme à l’Orphée  de Gluck : cette fois, qui s’en plaindra ?
François Lafon

Théâtre de l’Athénéee-Louis-Jouvet, jusqu’au 18 février (Photo©Martin Noda)

A la Philharmonie de Paris, quatrième des dix concerts du 33ème festival Présences de Radio France. Compositrice d’honneur de l’édition : Unsuk Chin, grande dame née en Corée en 1961 et vivant à Berlin, dont la vie est un roman et l’art un palais aux cent portes, chacune ouvrant sur un monde surprenant. Ainsi le concert de ce soir s’articule autour de son 2ème Concerto pour violon « Scherben der Stille », joué par son créateur Leonidas Kavakos, et donné pour la première fois en France. « Un portrait subjectif du violoniste, explique Unsuk Chin, porté par sa musicalité qui est d’une brûlante intensité, et en même temps impeccable et complètement concentrée ». Une remarque qui pourrait aussi s’appliquer à elle : superbe partie de violon, s’inscrivant dans la grande tradition sans jamais en copier les chefs-d’œuvre. L’orchestre, ce soir le Philharmonique de Radio France impeccablement dirigé par Kent Nagano, suggère un voyage dans l’inconnu, entre rêve et réalité. En guise de préparation, rien moins que Bach avec le Ricercar à 6 de l’Offrande Musicale, non dans l’habituelle version Webern mais dans une nouvelle orchestration due à Thomas Lacôte, successeur d’Olivier Messiaen à l’orgue de l’église de la Trinité : une façon d’humaniser le chef-d’œuvre sans le vulgariser alla Leopold Stokowski. Après l’entracte, autre forme d’inconnu. Avec comme frontispice le motet Gerechte Kömmt UmLe Juste meurt et personne n’y prend garde ») revu et corrigé par Bach, Monumenta II ( Monumenta I date de 2013) de Yann Robin réunit chœur et soliste, orchestre, orgue et deux pianos, tous lancés dans la quête, « entre concerto et requiem », d’un « accès à la transcendance par l’art ». Un projet fou comme Berlioz les aimait, mêlant fureur et méditation, ferveur et ironie, idées hardies et procédés connus. Soutenus par un Nagano et un Philharmonique toujours impeccables, le Chœur de Radio France tient le cap, tandis que le duo de pianistes Jean-Frédéric Neuburger – Wilhem Latchoumia joue vaillamment des coudes et des doigts. Applaudissements nourris d’une salle où se pressent musiciens et compositeurs.  
François Lafon 
Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 10 février. Festival Présences, jusqu'au 12 février (Photo : Unsuk Chin et Kent Nagano © Radio France - Christophe Abramowitz)

Pour sa première « Carte blanche », le pianiste David Fray en complicité schubertienne avec le baryton Peter Mattei dans Le Voyage d’hiver. « Je vous chanterai un cycle de lieder effroyables… », aurait confié le compositeur à un ami, à la fin de l’année 1827 (…). D’après vingt-quatre poèmes de Müller, ce cycle passé à la postérité est devenu le passage obligé de nombreux chanteurs, ténors, barytons et contraltos. De la tristesse, et même de la mélancolie et de la désolation envahissent chaque poème, mais avec Peter Mattei et David Fray, rien d’effrayant pourtant comme le suggérait Schubert ; nous sommes dans l’aventure du récit. Tout est dosé avec naturel, chaque mot, chaque phrase, portés comme une confession. La voix s’élève à peine, entre parole et chant, tandis que le piano s’efface, réapparaît, pose un accord dans le silence. Une méditation à deux que porte le baryton face au public, du haut de ses deux mètres. Pas de théâtre, juste le texte, ni plus ni moins. Et lorsque le visage s’élève ou se cache, la colère est là, jetée comme un cri ou rentrée, étouffée. On a rarement entendu une telle liberté dans l’expression : la voix pleine, jaillissante. Si le premier lied "Bonne nuit" invite au voyage, serein et apaisé, Peter Mattei le révèle avec une douceur presque chuchotée, mais on entend tout, la poésie coule de source. Et lorsque le piano achève le cycle avec "Le Joueur de vielle", le chanteur retrouve cette douceur infinie qui préludait au cycle ; la voix se fait plus grave sur le chemin des glaces, elle console et cajole à la fois. Schubert, si secret et intime avec Peter Mattei et David Fray. 

Franck Mallet

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 26 janvier, 20h « Carte blanche à David Fray, I » Schubert, Wintereise D. 911
Peter Mattei (baryton) et David Fray (piano) (Photo : © DR)

• Prochains rendez-vous : le 31 mars (20h) : Schubert et Liszt par David Fray avec la participation de Jacques Rouvier ; 26 juin (20h) : Schubert par David Fray (piano) et Renaud Capuçon (violon)
dimanche 29 janvier 2023 à 19h41
La véritable vedette de Moïse et Pharaon, opéra biblique dans sa version française de 1827, et représenté cet été à Aix (voir ici), est sans nul doute son compositeur. Tout en puisant par-ci par-là, comme de coutume, dans son répertoire buffa ou seria, Rossini tourne le dos à ces deux genres pour mitonner une partition aux souffles impressionnants, métamorphosée par sa francisation : ici, nul bel canto, mais une sublimation du verbe déclamé. Cette capacité, pour un Italien, d’endosser le goût français fait penser à Lully tandis que, côté livret, Etienne de Jouy s’est élevé au niveau des Corneille et Quinault. Et cela, pour annoncer Nabucco…  Avec l’opulent orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par un Daniele Rustioni toujours aussi inspiré, Rossini ne pouvait être mieux servi, sans oublier les chœurs de ce même Opéra, décidemment à faire pâlir d’autres réputés plus grands. Les chanteurs forment un ensemble de haut niveau (avec une mention particulière pour le Moïse de Michele Pertusi et la Sinaïde de Vasilisa Berzhanskaya…), si l’on excuse Anaï et Aménophis, deux jeunesses pleines d’énergie, mais de là à en faire deux pantins gesticulant et tonitruant, c’est une limite qu’il n’était pas utile de franchir. Suivons maintenant le déroulement de ce Moïse main dans la main avec le metteur en scène, Tobias Kratzer, vaillant soldat de l’école allemande du Regietheater, laquelle, en un demi-siècle, de novatrice s’est muée en académisme. Au premier acte, l’ennui qu’il instille sur toute la moitié Cour de la scène gagne immanquablement le spectateur. Soulagement au début du deuxième acte (introduit avec cette élégante énergie qui fait la signature de Daniele Rustioni) car, dramaturgie oblige, il se passe dans la pénombre et la léthargie. Un moment de grâce. Le ballet du troisième acte ? Cela n’a aucun sens, déclare Kratzer. Heureusement, le chorégraphe Jeroen Verbruggen n’est pas de cet avis, et c’est un autre moment de grâce - il y en aura d’autres encore. A force de tant de conventions, on craint le pire pour le quatrième acte, le franchissement de la Mer Morte. Kratzer va-t-il nous servir zodiacs et gilets de sauvetage ? Eh bien, oui. Ce pourrait être une blague ? Non, pas du tout.  Las, il cède la place à la vidéo de Michael Braun, plaisante à voir, puis, dernier moment de grâce, au chœur dispersé au parterre.. Alors les privilégiés qui y siègent auront cette impression jouissive d’avoir assisté à une représentation mémorable, ce qui est vrai, mieux encore les yeux fermés (sauf pour le ballet, naturellement), sauvée par le gong.
Albéric Lagier
 
Opéra National de Lyon les 20, 22, 24,26, 28, 30 janvier et 1er février. Coproduction Opéra de Lyon, Festival d’Aix-en-Provence et Teatro Real de Madrid.  (Photo © DR Opéra National de Lyon)

vendredi 27 janvier 2023 à 01h43
Au Palais Garnier, première de Peter Grimes de Benjamin Britten dans la mise en scène de Deborah Warner créée à Barcelone entre deux confinements et passée par Londres, avec chaque fois dans le rôle-titre le ténor britannique Allan Clayton. Un historique qui a son importance, car c’est la première fois que le nom de la metteur en scène apparaît à l’affiche de l’Opéra de Paris, ce qui laisse rêveur eu égard à sa notoriété au théâtre et à l’opéra, quelques curieux devant se souvenir entre autres d’un fascinant Tour d’écrou (déjà Britten) exporté du Covent Garden à la MC 93 de Bobigny en 1998, avec le mémorable Ian Bostridge en revenant. Aucune huée – fait rare à l’opéra – au rideau final de ce Peter Grimes, peut-être parce que l’actuel académisme en est absent (pas de vidéo ni de réécriture du scénario à des fin d’actualisation). Qu’en est-il besoin d’ailleurs, l’histoire du pêcheur « différent » rejeté par ses contemporains étant intemporelle ?  Seule concession, justement : la transposition de l’action à notre époque, Deborah Warner tenant à « éviter une sentimentalisation dangereuse de la pauvreté du passé » façon Misérables (le musical bien entendu). Nous sommes donc bien de nos jours dans un petit bourg déshérité de la côte est de l’Angleterre, un univers alla Ken Loach où nous assistons à une démonstration terrifiante de l’effet de meute (le groupe contre un individu), thème récurrent chez Britten l’homosexuel doublé d’un objecteur de conscience. On pense aussi à Marcel Carné et à son « réalisme poétique », tant la crudité du propos est à la fois tempérée et exacerbée, ne serait-ce que par la paradoxale fragilité du massif Allan Clayton, lequel cumule les qualités des deux interprètes historiques de l’ouvrage : l’ambigu Peter Pears et le plus direct Jon Vickers. Etrange beauté de cette chasse à l’homme superbement chorégraphiée, survolée par un corps emporté par le vent (la vague ?) venant s’écraser au sol quand le cas de Grimes le (présumé) bourreau de petits mousses est réglé. Formidable direction d’acteurs, solide chœur (omniprésent), troupe sans point faible où se distinguent le grand Simon Keenlyside et la moins connue Maria Bengtsson en défenseurs du paria. Bonne direction du jeune chef britannique Alexander Soddy à la tête d’un orchestre de l’Opéra maître dans l’art de faire scintiller les couleurs et danser les rythmes de cette musique à la fois si proche et si mystérieuse.
François Lafon 
Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 24 février – En différé sur France Musique le 25 février

Photo : Vincent Pontet / OdP
jeudi 26 janvier 2023 à 00h29
Entre deux représentations de Tristan et Isolde à l’Opéra Bastille, Gustavo Dudamel se donne carte blanche au Palais Garnier. Salle comble, micros et caméras pour l’« Odyssée musicale » (la formule est de lui) que propose la star dans ses murs. S’attendait-on à retrouver le prodige à ses débuts, quand il dirigeait dans une atmosphère de fête son Orchestre Simón Bolívar, que l’on a déchanté. Il s’agit d’abord, avec l’Orchestre de l’Opéra, de mettre en valeur quelques membres de l’actuelle promotion de l’Académie maison lors d’un des « rites de passage » annuels consistant à affronter l’illustre salle. Quant au répertoire de ce voyage au bout de la latinité en musique, il est, jusqu’à l’entracte du moins, de qualité (superbes Granados, Obradors et Guastavino) mais pas très dansant, allant de Villa-Lobos (l’illustre 5ème des Bachianas Brasileiras pour voix et violoncelles, où la soprano Martina Russomanno affronte vaillamment le souvenir de … Joan Baez) à Granados via Piazzola (Oblivion arrangé pour orchestre, où se distingue la basse Alejandro Balinas Vieites) et se termine néanmoins sur un éclat de rire à six voix : le "Ice Cream Sextett" de Street Scene, musical à succès de Kurt Weill dans sa seconde vie américaine. Eclaircie après l’entracte avec Bernstein où la mezzo Marine Chagnon fait sourire (Trouble in Tahiti) et pleurer (belle Anita de West Side Story), le tout se terminant, après la découverte de l’Espagnol Barbieri et de l’Argentin Salgan, sur un message à six voix plein de sagesse : le sublime YoukaliC’est le pays de nos désirs ») de Weill en route vers l’exil. Ovation - ô combien méritée - pour l’orchestre et les chanteurs, le chef ne sortant de son rôle de faire-valoir que pour relancer, en bis, un "Ice Cream Sextett" encore plus goûteux. De la part d’un maestro dont la moindre levée de baguette vaut de l’or, on peut appeler cela la classe.  
François Lafon 
Opéra National de Paris, Palais Garnier, 25 janvier – Disponible sur Arte Concert, diffusion ultérieure sur Arte et la plateforme de l’Opéra de Paris – En audio le 6 février sur France Musique

Photo : Danny Clinch /OnP
Début d’année à l’Opéra-Comique : Le Voyage dans la Lune d’Offenbach. Lequel, puisque trois productions de cet opéra-féerie à grand spectacle se croisent actuellement ? Et pourquoi cet engouement pour l’Offenbach d’après l’Empire (1875), en partie privé de son principal moteur de recherche : la satire politique ? A posteriori, tout se justifie : prévue en 2021 mais filmée à huis-clos pour cause de pandémie, cette version enfin présentée en public donne la vedette à la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique. Et que raconte ce Voyage dans lequel les enfants sont rois ? L’aventure d’un jeune prince (bien) nommé Caprice qui, plutôt que de marcher dans les pas de son père le roi V’lan sur une terre devenue irrespirable, préfère demander la Lune et y aller à bord d’un obus fabriqué par l’ingénieur Microscope. Aux Sélénites (de Séléné, la Lune en grec), les Terriens apporteront le meilleur et le pire : l’amour. Plutôt que faire un clin d’œil à la Lune façon Méliès (option du metteur en scène Olivier Fredj, dont la version « Génération Opéra » tourne actuellement en France – voir ici), Laurent Pelly - offenbachien de longue date avec sa dramaturge-réécriveuse Agathe Mélinand - a joué au « jeu de l’envers » : « Quelle splendide fête, ici l’on apprête. Regardons, admirons ! Pour sûr, c’est nous qui la paierons », chantent les enfants-Terriens au milieu d’une décharge de plastique. La Maîtrise y fait preuve d’une belle… maîtrise scénique et musicale (chapeau à ses formateurs) autour du vétéran Franck Leguérinel (V’lan). A la tête des toujours impeccables Frivolités Parisiennes, la chef Alexandra Cravero donne toutes ces chances à cet Offenbach dernière manière au génie intact, revisité par les spécialistes Thibault Perrine et Jean-Christophe Keck.  
François Lafon

Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 3 février (Photo © Stéphane Brion)

dimanche 22 janvier 2023 à 18h59
Deux jalons du XXème siècle par l’Ensemble Intercomtemporain à la Philharmonie de Paris : Déserts d’Edgard Varèse (1954) et Jagden und Formen de Wolfgang Rihm (1995-2008). De la création de Déserts, on peut encore entendre, enregistré par la radio, le chahut égal à celui qui avait accueilli Le Sacre du printemps de Stravinsky au même Théâtre des Champs-Elysées un presque demi-siècle auparavant. Varèse n’ayant pas eu le temps de réaliser lui-même le film qu’il rêvait de voir accompagner sa pièce « pour vingt musiciens avec interpolations de bande magnétique », c’est le vidéaste américain Bill Viola qui s’en chargea en 1994. Dehors-dedans, terre et eau, haut et bas, déserts de sable mais aussi parking désert, maison qui brûle et artiste rêvant le (son) monde dans une chambre close, théière tombant au sol au ralenti dans un tsunami d’éclaboussures, le tout filmé « alla Viola », c’est à dire entre flou et net, monochrome et coloré : le film-concert est désormais un classique encore sujet à discussion au moment où  Tristan et Isolde mis en scène par Peter Sellars et vidéasté par Viola est repris à l’Opéra Bastille, l’évocation d’un état ou d’un sentiment par la musique et par l’image ne faisant pas toujours bon ménage, comme en fait foi l’actuelle mode du tout-écran à l’opéra. Impeccablement dirigée par Matthias Pintcher, l’œuvre étonne toujours par l’unité qui se dégage de la juxtaposition de quatre parties instrumentales (vents, percussions, piano) et de trois interpolations de bruits industriels savamment musicalisés). Lors de la création, le chef Hermann Scherchen avait prévu le chahut et programmé en seconde partie la Symphonie "pathétique" de Tchaikovski. Aujourd’hui, devant une Grande salle Pierre Boulez bien garnie, la vaste pièce de Rhim, plusieurs fois retravaillée par « surécriture ou peinture ajoutée » et témoignant d’une accession à lui-même de l’artiste, confirme le chemin parcouru par cette musique savante qui fait encore si peur.
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 22 janvier (Photo © DR)

On attendait beaucoup (trop peut-être) de cette première d’un ouvrage lyrique de Bernstein à l’Opéra de Lyon : créé plus d’un demi-siècle plus tôt sur la scène de Broadway (1956), Candide connut ensuite plusieurs transformations, ajouts et coupures… assortis de nouvelles représentations, jusqu’à sa récente édition publiée en 1989 – soit quelques mois avant le décès de son auteur. Cette « comic operatta », (« Opérette comique » ?) qui requiert néanmoins un grand orchestre d’opéra, jongle entre les genres – non sans habileté avec un tel compositeur –, entre jazz, classique et comédie musicale. Si Offenbach semble bien être le modèle comique de Bernstein, on pourrait tout aussi bien y voir l’influence de Weill, dont le style pénétra en profondeur la scène de Broadway – années 1930 et 40 –, lui insufflant ce mélange caractéristique des styles et une certaine conscience politique. Dans le contexte d’une Amérique rongée par le maccarthysme et la guerre du Vietnam, adapter ce conte de Voltaire, à la fois satirique, humaniste et philosophique, n’était certes pas anodin.
Créé en France (dans une traduction française) à Saint-Étienne en 1995, l’ouvrage connaît ensuite une nouvelle production à Paris – pétulante à souhait ! – grâce au metteur en scène Robert Carsen, en 2006, suivie d’une autre, par Sam Brown, non moins réussie, pour l’Opéra national de Lorraine, sept ans plus tard. Pour qui avait eu la chance de voir ces deux derniers Candide, le spectacle lyonnais avait de quoi désappointer, non que le chef d’orchestre, Wayne Marshall, distingué à juste titre dans le répertoire américain (Porgy and Bess, Gatsby le Magnifique, Dead man walking…) à la tête d’un impeccable orchestre, peine à la tâche, bien au contraire. En revanche, quelle idée  – pour une création revendiquée « de fêtes fin d’année » – de proposer un plateau entièrement nu, sans décor hormis une bulle gigantesque, mappemonde symbolisant le voyage de Candide de la « vieille Europe » vers le Nouveau  Monde ? Pour son premier ouvrage lyrique sur un scène française, l’Américain Daniel Fish se repose sur la chorégraphe Annie B. Parson – liée, elle, à l’avant-garde new-yorkaise, de Laurie Anderson à David Byrne, en passant par Spike Lee –, qui met en scène une cinquantaine de figurants, dont les choristes de l’Opéra, pour d’agréables poses plastiques à partir d’un jeu de chaises – pas si musicales d’ailleurs, tant mouvements et gestes semblent indifférents au récit. Jeune chanteur chevronné, le ténor Paul Appleby s’ennuie dans le rôle de Candide, clown triste désarçonné par un tel vide sidéral, tout comme sa partenaire, la soprano Sharleen Joynt (Cunégonde), qui souffre elle aussi d’une absence d’écrin pour sa voix, même si elle domine le redoutable air « Glitter and be gay », avec un aigu plus stratosphérique que charnu. Derek Welton, Tichina Vaughn et Pawel Trojak, respectivement Pangloss (« Columbus and his men… », « Well, the Moor… » et « Millions of rubles… »), La Vieille dame (« No doubt… », « I was one… », etc.) et Martin (« Chanson du rire ») s’en tirent beaucoup mieux avec des voix certes plus graves mais bien timbrées. Mention spéciale au Chœur de l’Opéra, sollicité généreusement par la partition, jusqu’à l’explosif final mené grand train par un Wayne Marshall à son affaire.
Franck Mallet
 
Lyon (Opéra) 16 décembre, 20h (Photo : © Bertrand Stofleth)
 
•Prochaines représentations : dimanche 18, mardi 20, Jeudi 22, lundi 26, mercredi 28 et vendredi 30 décembre, 1er janvier
 
samedi 10 décembre 2022 à 23h45
A l’Opéra-Comique pour préparer les fêtes  : La Petite Boutique des horreurs, comédie musicale d’Alan Menken, lyrics d’Hovard Ashman. Un titre qui parle aux cinéphiles : d’abord, en 1960, un film cheap mais culte du maître de l’épouvante Roger Corman, puis en 1982 un revival scénique et musical Off-Off-Broadway, lui-même adapté au cinéma en 1986 par Franck Oz, marionnettiste du Muppet Show et de Maître Yoda dans Star Wars. En France, retour sur scène : les fans se souviennent du spectacle fauché mais inventif d’Alain Marcel, gros succès en 1985 au théâtre Déjazet. C’est cette « VF Marcel » qui a aujourd’hui les honneurs de la salle Favart. Et quels honneurs : Maxime Pascal dirigeant avec son ensemble Le Balcon une révision symphonico-pop-rock signée Arthur Lavandier, un plateau mêlant chanteurs plus (Marc Mauillon, Judith Fa, Lionel Peintre, Damien Bigourdan) ou moins lyriques, et à la mise en scène le duo gagnant Valérie Lesort - Christian Hecq, tenant tête avec leurs folles marionnettes aux effets spéciaux du 7ème art ! Le sujet s’y prêtait, mettant en vedette une plante carnivore qui finira par engloutir l’humanité entière, poussant jusqu’à ses limites (écologiques avant l’heure) le mythe de Faust revu par Frankenstein. Et en plus, elle parle et chante, cette verdure fatale, ajoutant sa voix (d’homme) au chœur de ses victimes fréquentant ladite petite boutique et maniant sans retenue les styles et tendances musicaux hérités des années 1960. On se souviendra de la plante poussée en graine plus humaine que nature (Sami Adjali, formidable manipulateur), de Marc Mauillon aussi à l’aise en fleuriste coincé pactisant avec le diable (vert) qu’en Orfeo de Monteverdi sur la même scène, du multitâche Damien Bigourdan en Fregoli d’opérette (pardon, de comédie musicale), et d’un Balcon déchaîné, tous contribuant à faire oublier les quelques longueurs de la première partie, calme (relatif) avant la tempête sanglante et gloutonne menant le monde à sa perte et le spectacle au succès.
François Lafon

Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 25 décembre (Photo © Stéphane Brion)

jeudi 24 novembre 2022 à 10h13
Le Palazzetto Bru Zane produit en cette saison 2022/2023 quatre opéras de Jules Massenet, en commençant par son Hérodiade, qui fit scandale à sa création. A assister à cette version de concert avec l'Orchestre et les Choeurs de l'Opéra de Lyon sous la direction de Daniele Rustioni, on se dit que représenter Massenet en plaçant l’orchestre tout en haut de l’affiche, est un beau service à lui rendre. Le chef, facétieux et comme monté sur des ressorts, rivalise avec l’Amadeus de Milos Forman, il en a d’ailleurs le physique. Il électrise l’orchestre, les chœurs, les interprètes, la salle toute entière. Il pousse la partition dans ses retranchements, qu’il s’agisse des moments les plus exubérants, ou d’autres, plus subtils, comme l’admirable solo de flute du deuxième acte, une merveille qui vaut à lui seul le déplacement. Les voix sont techniquement de grande qualité, jusqu’aux seconds rôles dont la séduisante jeune babylonienne (Giulia Scopelliti), d’une grâce qui frustrera les auditeurs : cinq minutes à peine… Dans les rôles principaux, les six interprètes prennent un plaisir visible à être ensemble - leurs quatuors, quintette et sextuor en témoignent. La Salomé de Nicole Car domine par son autorité naturelle et son élégance, aux côtés d’Etienne Dupuis qui surjoue quelque peu un Hérode mâle alpha mâtiné de politicien roublard, mais finalement arroseur arrosé, et de Jean-François Borras, qui fait de Saint Jean-Baptiste un brave gars vraiment pas chanceux. Mais ces bémols passent face à l’énergie insufflée par Rustioni. Son Hérodiade est un moment à ne pas manquer, d’autant qu’il ne sera pas enregistré, contrairement aux trois autres Massenet du Palazzo Bru Zane (Ariane en janvier à Munich, Werther en février à Budapest Grisélidis en juin et juillet à Montpellier puis à Paris).
Albéric Lagier
 
Auditorium de Lyon le 23 novembre, Théâtre des Champs-Élysées le 25 novembre. Coproduction Opéra de Lyon, Théâtre des Champs-Élysées et Palazzetto Bru Zane (Photo :  © FSD 2017 / Ch. Fillieule)

dimanche 6 novembre 2022 à 01h37
A l’Opéra Comique, première représentation scénique d’Armide de Gluck à Paris depuis… 1913. Une date dans l’histoire du genre lyrique pourtant que ce pari fou du compositeur favori de Marie-Antoinette parant d’une musique nouvelle le livret de Philippe Quinault pour Lully, dont l’Armide, presque un siècle plus tôt, était devenu le mètre-étalon de la tragédie lyrique à la française. Plus encore qu’Orphée, Alceste et Iphigénie en Tauride dont la VF avait conquis Paris, la version Gluck d'Armide - à la fois hommage et adieu au passé - avait de quoi déranger les tenants du style français autant que ceux de l’opéra italien, résurgence de la Querelle des Bouffons devenant, une décennie avant la Révolution, la « Querelle des gluckistes et des Piccinnistes », du nom de Nicolo Piccinni, compositeur napolitain fêté par le parti des italianophiles. Plus d’alternance air-récitatif dans cette Armide, et une culture des affects plus que des postures : il ne s’agissait plus d’admirer, mais de s’émouvoir, faisant descendre les héros de leur piédestal. Le romantisme s’y annonce donc dans le fond, et dans la forme un discours pré-durchkomponiert (texte musical continu). Un bonheur pour Christophe Rousset à la tête de ses Talens Lyriques et du chœur Les Eléments, prompt comme jamais à chasser le moindre temps mort et insufflant à un plateau bien-disant autant que bien-chantant l’ampleur et le galbe de la période gluckiste. Somptueuse en magicienne prise au piège de ses sentiments, Véronique Gens poursuit avec lui le dialogue commencé avec le mémorable triptyque discographique Tragédiennes (Erato - voir ici). Face à elle, Ian Bostridge, seul non-francophone de la distribution, est un peu à la peine, sans rien perdre de son style ni de sa musicalité. Dommage aussi que la metteur en scène Lilo Baur ne soit pas aussi à l’aise dans l’évocation du jardin enchanté peuplé de démons tentateurs que dans l’analyse des sentiments contradictoires (la gloire vs l’amour, Bérénice n’est pas loin) sur lesquels Gluck a mis l’accent.
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu'au 15 novembre (Photo ©Stéphane Brion)

Les débuts wagnériens de Daniele Rustioni à l’Opéra national de Lyon étaient attendus. À en juger dès son Ouverture de Tannhäuser, ils sont fulgurants : battue alerte et claire, cordes cinglantes, vents opulents donnent une version lumineuse et dégraissée de cette partition riche en sucre. Et qui ne craint pas d’emmener Wagner sur les chemins battus de la musique de film, en écho avec les choix de David Herman, le metteur en scène. Ses choix, ceux d’un univers à la Star Wars, cultivant avec finesse les poncifs du genre S.F., se marient à merveille avec l’univers mythologique du 1er acte (aux effets lumineux de toute beauté), et ne s’en sort pas si mal ensuite dans celui judéo-chrétien, où le parallèle est loin d’être évident, surtout en l’absence d’un Jésus-Christ superstar. Sur le plateau, les femmes dominent, avec une Vénus (Irène Roberts) aux graves envoûtants, mêlant froideur et volupté, tandis qu’Élisabeth (Johanni Van Oostrum), tout aussi frêle en apparence et jouant elle aussi de contrastes entre suavité et hiératisme, est d’une impressionnante présence sur scène. Hommes et femmes du chœur ? Ils sont à faire pâlir les ensembles wagnériens les plus réputés. Côté hommes, Wolfram (Christoph Polh), Walter (Robert Lewis), Hermann (Liang Li) et les autres raviront même les plus exigeants. Alors, ce Tannhäuser, une totale réussite ? Hélas non, par le seul rôle titre (Stephen Gould), pour qui chanter est hurler, rustaud au-delà de toute mesure, et qu’on verrait bien troqué… contre Walter.
Albéric Lagier
 
Opéra national de Lyon, jusqu’au 30 octobre. Une coproduction avec le Teatro Real de Madrid. (Photo © DR ). 

dimanche 16 octobre 2022 à 00h08
Premier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra Bastille : Salomé de Richard Srauss. Difficile de ne pas comparer la mise en scène de l’Américaine Lydia Steier à celle d’Andrea Breth il y a trois mois au festival d’Aix-en-Provence (voir ici), elle en est l’exact opposé : à la rigueur néo-brechtienne de celle-ci répond l’efflorescence post-moderne de celle-là, à la vision de l’adolescente « submergée par quelque chose qu’elle ne connait pas », celle d’« une femme qui ne voit pas d’issue au système corrompu dans lequel elle vit (…), qui la pousse à devenir extrémiste ». « Certaines scènes présentant un caractère violent et/ou sexuel explicite peuvent heurter la sensibilité d'un public non-averti » prévient le site de l’Opéra. Un caractère qui est l’essence même de l’ouvrage de Strauss et de la pièce d’Oscar Wilde dont il est tiré, et que Lydia Steier traduit  dans une esthétique entre Marvel et Fellini, s’écartant de la lettre de l’œuvre en transformant la "Danse des sept voiles" en viol collectif duquel Salomé sort ensanglantée, quittant ce monde détesté en compagnie du prophète Jochanaan tandis qu’est achevé son corps terrestre martyrisé : un féminisme bon teint (si l’on ose dire) mais moins subtil que celui d’Andrea Breth. Sous la baguette compétente mais sans finesse particulière de Simone Young, un plateau de premier ordre emporte la mise, tandis que la metteure en scène reçoit son lot (attendu) de sifflets : si Karita Mattila fait preuve de son abattage habituel mais force le trait en Hérodiade d’heroic fantasy, John Daszak (Hérode) et Iain Paterson (Jochanaan) sont des partenaires de haut vol pour la franco-sud-africaine Elza van der Heever, engoncée dans une camisole blanche (jusqu’à la Danse…), mais grande voix aux accents juvéniles idéale pour le rôle de Salomé, dont elle est d’ores et déjà une des meilleures titulaires. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 5 novembre - En direct le 27 octobre sur L’Opéra chez soi et Medici.tv ainsi qu’au cinéma (Fra Cinéma, « Viva l’opéra » – En différé le 4 novembre à 21h sur Mezzo Live HD et le 30 novembre dans les cinémas CGR (Photo © Agathe Poupeney / OnP

A l’Opéra Comique, 1610ème représentation depuis sa création en 1883 de Lakmé de Léo Delibes. Sabine Devieilhe, qui y avait succédé à Natalie Dessay en 2014, reprend du service dans le rôle-titre, parangon de difficulté vocale s’adressant à une colorature stratosphérique comme il y en a peu par génération. C’est cette fois son époux Raphaël Pichon qui est au pupitre de son ensemble Pygmalion (chœur et orchestre), expliquant que « Lakmé pourrait être une première Mélisande, émanant d’un ailleurs fantasmé ». Même son de cloche du côté du metteur en scène Laurent Pelly, lequel s’est donné pour mission de représenter le choc des cultures faisant de l’ouvrage une œuvre charnière jonglant avec les codes lyriques de l’époque et ouvrant la porte à l’opéra du XXème siècle (Pelléas encore…), se réclamant du choix par Pichon de la version originelle avec dialogues parlés pour accentuer la dichotomie entre les Anglais bornés et les Hindous vivant « dans un monde léger, peut-être comme les pages d’un conte ». Le résultat est plus sage qu’on l’aurait espéré, laissant la première place à la « dramaturgie musicale » définie par le chef, que l’on n’attendait pas dans un tel répertoire et qui s’y révèle très à son aise. Et comme l’ouvrage est d’abord une affaire de voix, le public ravi est à la fête : toujours un peu distante dramatiquement mais maîtrisant mieux que jamais le Stradivarius qu’elle a dans la gorge, Sabine Devieilhe n’a pour rival à l’applaudimètre que son partenaire de luxe Stéphane Degout, lequel donne une épaisseur inaccoutumée au brahmane Nilakantha, tandis que face à ces étoiles de première grandeur l’élégant ténor Frédéric Antoun défend vaillamment le Britannique Gérald risquant sa vie à traverser le miroir accédant au monde spirituel des Hindous par amour pour la pure Lakmé. Mention spéciale à Mireille Delunsch poursuivant sa seconde carrière en Miss Bentson, Anglaise d’opéra-comique ne risquant pas, elle, de traverser ledit miroir. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 8 octobre (Photo © Stéphane Brion) - En direct sur Arte Concert le 6 octobre à 20h - Sur France Musique le 22 octobre à 20h

vendredi 9 septembre 2022 à 23h47
A la Philharmonie de Paris, ouverture de la saison de l’Orchestre de Paris. Programme osé : il reste des places ce vendredi, deuxième exécution du même programme. A l’affiche : Richard Strauss et Scriabine, mais aussi Kaija Saariaho, Jimmy Lopez Bellido et Pascal Dusapin. « C’est le festival Présences » remarque une dame avertie. Est-ce le signe qu’un cap est passé, que sous la direction du jeune Klaus Mäkelä, l’orchestre rejoint résolument son époque au risque de bousculer son public « tradi » ? Le chef, en tout cas, y est comme un poisson dans l’eau, suivi par les musiciens en forme des grands soirs. Toutatis (Saariaho), qui ouvre ce bal de la démesure ? Une pièce de cinq minutes, composée dans le sillage des Planètes de Holst, où l’on suit un astéroïde animé de mouvements contraires, mais aussi un prélude tout trouvé à Ainsi parlait Zarathoustra (Strauss), comme une rampe de lancement de la célèbre Introduction en do majeur/do mineur. Aino (création mondiale), « poème symphonique » du Péruvien Lopez Belindo inspiré du Kalevala, épopée nationale finlandaise ? Une transition généreusement illustrative entre Strauss et Scriabine, dont le Poème de l’extase, poème orgiaque (titre provisoire) où le grand Russe réconcilie Wagner et l’impressionnisme français, clôt le programme. Entre les deux vient une pièce solitaire (Dusapin), création mondiale elle aussi, astéroïde étincelant lancé tel un monde en transformation. Dans A linea, c’est-à-dire « allez à la ligne », « à la fin, rien ne ressemble au début », commente le compositeur. C’est là peut-être le fin mot de ce concert des extrêmes, où le chef fait plus que jamais figure de surdoué devant ses musiciens prêts à le suivre très loin. La soirée est dédiée à Lars Vogt, formidable pianiste et chef prématurément disparu cette semaine. Un signe aux étoiles, là encore.
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 9 septembre. Concert du 8 sur France Musique pendant un an, gratuitement en streaming sur Medici.tv pendant 90 jours et sur Philharmonie Live pendant 6 mois (Photo © DR)
 
Première en public à l’Opéra Bastille du Faust de Gounod mis en scène par Tobias Kratzer, créé à huis-clos et diffusé en direct sur France 5 en mars 2021 (voir ici). Salle unanime pour ce spécimen pourtant avéré de Regietheater, usant sans abuser de la vidéo et transposant l’action dans le Paris de notre temps et sa banlieue. Changements de perspective pour ce spectacle complexe, et pas toujours dans le sens que l’on croirait, le filmage télé de Julien Condemine débroussaillant par exemple les actions simultanées du 3ème acte (séduction de Marguerite), plus difficile à saisir et coordonner en « réel », entre effets de gros plans et allées et venues dans un immeuble présenté en coupe. Même sensation de rigueur cependant dans la conduite de l’action et de pertinence dans la transposition, même équilibre entre fantasmagorie alla Méliès (kermesse transformée en vol au-dessus de la ville, Nuit de Walpurgis entre rues désertes et Notre-Dame en feu) et cauchemar alla Rosemary’s baby, telle cette séance d’IRM (« Scène de la chambre » dans la version traditionnelle) où l’on comprend que l’enfant de Marguerite sera un petit diable. Sous la direction de Thomas Hengelbrock, plus tragique, moins preste que celle de Lorenzo Viotti la saison dernière, changements de perspectives vocales aussi, Christian Van Horn (Méphisto) se révélant plus impressionnant et Florian Sempey (Valentin) raffinant davantage, jusqu’à une « scène de la mort » très réussie. Accord pas gagné d’avance enfin entre la voix « grand opéra » d’Angel Blue (révélée au festival d’Aix en Tosca – voir ) et celle, plus « musique de chambre », de Benjamin Bernheim, ce dernier confirmant un art de la nuance et une musicalité comme on en rencontre rarement.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 13 juillet (Photo © Charles Duprat / OnP

Depuis son obtention d’un Grand Prix à Evian en 1978 et au Printemps de Prague l’année suivante, le Quatuor Prazak est reconnu comme une des plus prestigieuses formations de ce genre. Il brille dans tous les répertoires, classique, romantique, tchèque, Seconde Ecole de Vienne, sans oublier les compositeurs tchèques victimes de l’Holocauste. Sa composition s’est modifiée au fil des ans, seul l’altiste Josef Kluson est depuis les origines resté fidèle au poste, Jana Vonaskova en est le premier violon depuis 2015, la seconde violoniste et le violoncelliste en font partie depuis deux ans. Le quatuor vient de faire sa rentrée à Paris, avant une tournée qui le mènera notamment dans le Sud de la France. Organisé par l’association des Amis de Marie Laure, ce concert de rentrée programme deux œuvres incontournables du romantisme allemand. Le quatuor de Schubert « La jeune fille et la mort » est abordé en demi-teinte, presque en un murmure, comme s’il fallait ménager ses forces, et avec l‘énoncé du lied au début du deuxième mouvement, on franchit le seuil fatal. Dans le finale tout explose. Pour le Quintette avec piano opus34 de Brahms se joint aux Prazak le pianiste François Dumont. Comme il se doit, conclusion toutes forces déployées. Moment de haute émotion avec le bis : le Lento con molto sentimento central du quintette de Franck, ouvrage tout juste enregistré par François Dumont et les Prazak.
Marc Vignal
 
Salle Gaveau, 22 juin (Photo © Prazak Quartet)

Fin de saison à l’Athénée Louis-Jouvet : Mon Amant de Saint-Jean par Stéphanie d’Oustrac (mezzo-soprano) et Vincent Dumestre  avec  Le Poème harmonique. Un ancêtre baroque de la célèbre valse musette créée par Lucienne Delyle (1942) ? Non, la chanson elle-même, clôturant un programme ouvert avec le Prélude et Passacaille en mi mineur de Marin Marais, et où la diva-divette-diseuse-goualeuse, il y a peu (voir ici) Périchole d’Offenbach à l’Opéra-Comique, raconte ses débuts provinciaux avec… Dumestre et ses acolytes tout en brouillant nos repères chronologiques, J’ai perdu ma jeunesse (tiens, Damia) voisinant avec Les Petits pavés (tiens, Cora Vaucaire), séparés par un Lamento d’Arianna de Monteverdi grand format, où la divette etc. troquant la salopette noire contre une somptueuse robe baroque accède au statut de diva. Une fois compris que les murs entre musique savante et succès populaires ne demandent qu’à tomber, la diseuse etc. égrène les grivoises Nuits d’une demoiselle (tiens, Colette Renard) et la goualeuse etc. le déchirant Où sont tous mes amants (tiens, Fréhel), nous offrant le pendant du mémorable diptyque Cocteau-Poulenc (La Voix humaine – Le Bel indifférent) qu’elle a donné à deux reprises sur la même scène (voir ). Et quel plaisir de voir et d’entendre Dumestre and co. (formidable accordéoniste Vincent Lhermet) passer eux aussi de la cour à la ville avec la tenue stylistique qu’on leur connaît ! Une fois resserrés quelques boulons (rythme général, textes d’enchaînements, tendance de Stéphanie d'Oustrac à surligner chaque style), le concert-spectacle aura tout pour devenir un must. 
François Lafon 

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, 20 juin (Photo © Ph. Delval) - Au Midsummer Festival de Hardelot le 23 juin

Ouverture à la Cité de la Musique, de ManiFeste 2022, le festival de l’Ircam. Une sortie de crise (sanitaire) en forme de résurrection avec la réouverture de l’Espace de projection sous le plateau Beaubourg - palais de sons à l’acoustique modulable accueillant une réplique du Polytope de Cluny (en lien avec l’exposition Xenakis – voir ici) -, et la célébration du compositeur Philippe Manoury (pour ses soixante-dix ans) autant que du savant Turing, précurseur persécuté. Trois visions de l’orchestre (…de Paris dirigé par la cheffe Chinoise Lin Liao) pour cette ouverture, façon d’affirmer haut et fort qu’« on a exploré jusqu’ici qu’un seul modèle, celui de Mannheim vers 1750 que l’on a simplement agrandi, alors qu’il peut en exister beaucoup » (Manoury) et qu’il s’agit d’ « émettre vers des publics diversifiés et très éloignés » (Frank Madlener, directeur de l’Ircam). Manoury donc ouvre le ban avec Ring pour orchestre spacialisé, premier volet d’une Trilogie Koln (création en 2016 à Cologne) : instrumentistes dans la salle, jeux vertigineux de timbres, de masses, de références tentant de « briser les hiérarchies globales entre les musiciens ». Trois quarts d’heure où l’on traverse l’enfer et le paradis, l’incompréhensible chaos du monde et l’ordre retrouvé de la musique. Le choc est moindre avec Intrusions de la Japonaise Misato Mochizuki, où d’étranges fantômes (électronique Ircam) traversent l’orchestre, parasites incongrus, fascinants ou terrifiants venant faire … intrusion dans un monde donné comme ordonné. Retour enfin aux grands desseins avec Come play with me (poème de Yeats), chant d’amour et de souffrance pour une utopie déchue, pour électronique solo et orchestre de Marco Stroppa, concerto pour « totem frissonnant », colonne de sept haut-parleurs recomposant un concerto déconcertant, sorte de 4ème pour piano de Beethoven savamment vandalisé. Plus encore que chez Manoury et Mochizuki, l’auditeur pour ne pas s’y perdre a intérêt à avoir en mémoire les chefs-d’oeuvre du répertoire. Accueillant pour l’occasion cinq musiciennes issues des grandes formations ukrainiennes, l’Orchestre de Paris, qui officiait déjà lors du premier ManiFeste, traverse cette triple remise en question avec un aplomb et une précision qui en disent long. 
François Lafon 

Philharmonie de Paris - Cité de la Musique, salle des concerts, 8 juin - En différé sur France Musique le 22 juin, puis en streaming pendant trois ans - Festival ManiFeste, du 8 juin au 2 juillet : manifeste.ircam.fr (Photo © Bertrand Desprez)

Ouverture de Festival Palazzetto Bru Zane 2022 au Théâtre des Champs-Elysées avec Hulda, opéra en quatre actes et un épilogue (1879-1885) de César Franck, dont on commémore le bicentenaire de la naissance. Un chef-d’œuvre enfin réhabilité ? De Franck le sérieux, le pape de la musique « pure », on n’attendait pas de révélation lyrique, même si l’on savait qu’il avait tâté de ce genre « impur » à plusieurs reprises, à commencer par ce drame nordique inspiré d’une pièce du Norvégien Bjornstjerne Bjornson, créé en 1894 à Monte-Carlo sous une forme abrégée quatre ans après sa mort, l’Opéra de Paris l’ayant refusé. Effectif maximum pour cette version de concert : Orchestre Philharmonique Royal de Liège (ville natale de Franck), Chœur de Chambre de Namur, treize solistes en rang d’oignon. Impression étrange lorsque débute cette tragédie de la vengeance, guerre des clans et transfiguration par l’amour, opus majeur parmi les nombreuses tentatives d’acclimatation française de l’univers wagnérien : on reconnait de nombreux traits de l’écriture de Franck - celui qui répétait à ses élèves « Modulez, modulez ! » - mais l’on dirait par moments un « à la manière de » confié à l’un desdits élèves, comme si Franck s’était retenu de faire du Franck. Ce n’est – significativement – que lorsque le compositeur se lance dans un (double) duo façon Tristan et Isolde que l’on tient le chef-d’œuvre annoncé, compromis par un ballet obligé un rien trop long mais transfiguré par une grande demi-heure finale (sur deux heures trois quarts de musique) qui fait presque oublier le scénario conventionnel et les vers de mirliton du librettiste Charles Grandmougin. Autour de Jennifer Holloway, voix solide et interprète flamboyante du très musclé rôle-titre, le ténor Edgardas Montvidas et la soprano Judith van Wanroij défendent vaillamment des parties vocalement exigeantes, entourés de comprimari de la classe de Véronique Gens ou Matthieu Lecroart, tous galvanisés par le jeune directeur musical de l’Orchestre Gergely Madaras. Un enregistrement est prévu dans la collection Palazzetto Bru Zane « Opéra français ». 
François Lafon 

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 1er juin. César Franck au Festival Palazetto à Paris jusqu’au 19 juin. Opéra en concert : Phryné de ... Saint-Saëns le 11 juin à l'Opéra Comique (Photo © DR)

A l’Opéra-Comique, première en « relaxe » (accueil de personnes psychologiquement atypiques) de La Périchole d’Offenbach, mis en scène par Valérie Lesort et dirigé par Julien Leroy. Un ouvrage ambigu - le préféré souvent des offenbachophiles mais réputé moins drôle que les autres –, décalque trompeusement souriante de Carmen (mêmes librettistes, Meilhac et Halévy, même époque) surfant sur la vague hispanisante, parant d’une musique irrésistible et plus complexe qu’il n’y paraît la peinture d’un monde sous tutelle (Napoléon III), où règnent les réseaux (« Il grandira car il est espagnol », suivez le regard… de l’Impératrice), où l’artiste - a fortiori féminine - doit se compromettre pour survivre. Dans un esprit « opérette » évoquant lointainement Maurice Lehmann (1969, Théâtre de Paris, décors « exotiques » de Jean Carzou) ou plus récemment (et in loco) Jérôme Savary, Valérie Lesort, manieuse très douée de trompe-l’œil scénique (souvent avec marionnettes) ne cherche pas à intellectualiser l’objet, se reposant sur les standards (on pourrait dire les poncifs, ballets compris) du genre tout en dérapant savamment dans un too much qui est sa signature. C’est frustrant au début, la seconde partie démentant ce parti-pris, où le vieux prisonnier, sorte d’abbé Faria burlesque « qui ne se souvient même pas de quoi on l’a accusé » contribue à remettre les pendules à l’heure. Plateau adéquat autour de Stéphanie d’Oustrac (tiens, une Carmen – voir ici), Philippe Talbot, ténor « de caractère » à la française, et Tassis Christoyannis (le mieux chantant sinon le plus naturellement truculent des Vice-rois), tous grossissant le trait dans la partie théâtre mais se rattrapant dès que la machine musicale offenbachienne décolle, pilotée sans faiblir par Julien Leroy à la tête du Chœur Les Eléments et d’un impeccable Orchestre de Chambre de Paris. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 25 mai (Photo © Stefan Brion)

Molière 400ème anniversaire à l’Athénée Louis-Jouvet, avec George Dandin ou le mari confondu mis en scène et joué par Michel Fau. Philippe Beaussant, théoricien (et praticien) du mouvement dit « baroqueux », rêvait de voir cette « comédie grinçante » dans son intégralité, avec les intermèdes et le grand final composé par Lully pour sa création lors du « Grand Divertissement royal de Versailles », (1668). « Cela ne sera possible, disait-il, que lorsque cette pièce considérée comme un « petit Molière » échappera aux néo-brechtiens, eussent-ils le talent de Roger Planchon ou de Jean-Paul Roussillon, qui en gauchissent le sens et en font un traité didactique sur la lutte des classes ». Voilà chose faite avec ce spectacle, où Fau et le chef Gaétan Jarry assument les apparentes contradictions de l’œuvre. « Quand la comédie parle d’infidélité, la pastorale parle de fidélité. Quand l’une se moque des nobliaux provinciaux, l’autre idéalise la noblesse de cour » note le metteur en scène. Et quand Dandin, paysan enrichi marié à une chipie titrée, parle de « s’aller jeter dans l’eau la tête la première », les bergers chantants viennent remonter le moral du cocu désespéré, affirmant que « le soleil chasse l’ombre » (le roi est dans la salle) et que « rien n’est plus doux que Bacchus et l’amour ». Fidèle à l’esthétique anti-réaliste de ses précédents Molière (Le Misanthrope, Tartuffe), Fau (très sobre, mais oui) vit cette histoire pleine de contradictions comme un cauchemar éveillé, où des pantins enrubannés (somptueux costumes de Christian Lacroix) jaillissent d’un castelet baroque sur fond de tapisserie à fleurs de lys, tandis que les huit musiciens et quatre chanteurs de l’Ensemble Marguerite Louise font briller la musique riche et complexe de Lully. Loin d’appauvrir le propos, cette remise en perspective musico-historique l’enrichit encore, achevant de rappeler que George Dandin n’est pas un « petit Molière » et encore moins un « petit Lully ».
François Lafon
Athénée, théâtre Louis-Jouvet, jusqu’au 29 mai.  Tournée en juin à Chambéry (1er et 2), Berne (9), Caen (14 au 17), Arles (24). A Versailles les 23, 24, 25 septembre (Photo © Marcel Hartmann)

dimanche 1 mai 2022 à 20h35
Suite du parcours Bach entamé par Benjamin Alard à l’orgue et au clavecin à l’occasion de la sortie du volume 6 de son intégrale pour le label Harmonia Mundi – dix-huit sont d’ores et déjà programmés. Ce dimanche 1er mai, arrêt en fin d’après-midi au Temple d’Orléans pour des extraits du 1er Livre du Clavier bien tempéré, dans le cadre de l’Orléans Bach Festival dirigé un temps par le violoniste Patrick Cohën-Akenine. Sur le clavecin du conservatoire, un Hudbard et Dowd de 1957, le jeune musicien fait respirer le Prélude et Fugue n° 1 BWV 846, pour ensuite mieux célébrer la lenteur élégiaque du 11 BWV 856, puis la sagesse contemplative du XII BWV 857. Légèreté du Prélude VI BVW 851 enchaîné à l’architecture savante de sa Fugue. Plus loin, Alard restitue avec une égale maîtrise la virtuosité du Prélude et Fugue X BWV 855. Pour la seconde partie de son récital, à la tribune de l’orgue du facteur Alfred Kern – jadis apprécié par Leonhardt puis par son élève Bob van Asperen, à l’époque du Festival de musique ancienne –, il enchaîne avec six autres Préludes et Fugues du Clavier – et un bis chaloupé, où Bach rencontrait Vivaldi.
        Franck Mallet

• prochains concerts Bach le 21/05 à Paris (Temple du Foyer de l’Âme) et le 31/05 à Ivry-sur-Seine (Médiathèque Antonin Artaud). (Photo © DR)

Création française, au Palais Garnier, de Fin de partie de György Kurtag, reprise du spectacle mis en scène par Pierre Audi en 2018 à la Scala de Milan. Le titre complet de l’ouvrage, Samuel Beckett : Fin de partie - scènes et monologues, pose le problème, et expose sa résolution. Car Beckett, par ailleurs musicien dans l’âme et pianiste doué, a toujours mis les compositeurs à distance : « Il s’agit d’une parole dont la fonction n’est pas tant d’avoir un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence et d’y renvoyer. Je la vois donc difficilement partie intégrante d’un monde sonore », écrivait-t-il à l’un d’eux, inspiré par sa pièce En attendant Godot. Quid donc de Kurtag, connu pour son esthétique fragmentaire et son génie des petites formes, relevant à quatre-vingt-dix ans passés le défi d’un premier opéra, forme longue par essence ? Les silences du texte (didascalies rythmées par de nombreux « Un temps ») rejoignent, il est vrai, son rythme personnel et son expérience des voix (Roger Blin, créateur de Fin de partie en 1957, avait d’ailleurs une « musique vocale » très affirmée, tout comme son successeur Michel Bouquet). Dès la « pantomime de Clov » qui ouvre le spectacle, on se dit que la partie est gagnée, que le silence est pris en compte, l’humour aussi, fût-il très noir, que cette pièce qui commence par « Fini, c’est fini » et met en scène un aveugle paraplégique, ses parents culs-de-jatte vivant dans des poubelles suite à « un accident de tandem dans les Ardennes » et son serviteur souffre-douleur difficultueusement ingambe a trouvé un musicien qui aurait - peut-être - convaincu Beckett. A mesure qu’avance le spectacle (deux heures tout juste) pourtant, les affects prennent le dessus et les dernières scènes, quoique musicalement superbes, donnent en partie raison… à Beckett. Pierre Audi, qui a eu la belle idée de placer ces icônes du « théâtre de l’absurde » (dénomination récusée par Beckett) dans un univers d’ « enfermement dehors » (maisons gigognes interdisant tout échappatoire), prévient la réticence : « Kurtag, à sa manière, a réussi ce que Verdi avait fait avec Otello : il en a repensé le message sous-jacent et amplifié le lyrisme en permettant à la musique de traduire la psyché des personnages, ce qui supprime le cryptage qui tient les émotions à distance quand on assiste à Fin de partie dans sa version théâtrale ». Belles performances du chef Markus Stenz et des quatre chanteurs, chacun paré par le compositeur d’un style personnel et rendant justice à une écriture vocale privilégiant le texte (en français) sans jamais tomber dans la facilité très répandue consistant à réciter sur fond musical, avec mention spéciale au baryton Leigh Melrose, serviteur dégingandé retrouvant toute l’étrangeté des grands acteurs beckettiens.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 19 mai – En différé sur France Musique le 1er juin (Photo © Sébastien Mathé / OnP)
 
A la Philharmonie de Paris, Esa-Pekka Salonen place l’Orchestre de Paris sous le signe de la féérie. C’est plutôt sous celui du souvenir que débute le concert dédié aux trois disparus du week-end pascal (voir ici) avec une Pavane pour une infante défunte infirmant plus que jamais les auto-reproches de Ravel en pointant « l’influence de Chabrier et la forme assez pauvre » (l’œuvre sera un de ses plus gros succès, pas loin du Boléro). Hiatus savamment orchestré avec la « version de concert » (c’est à dire raccourcie du dernier tiers) du Mandarin merveilleux de Bartok. Rien d’une féérie chinoise dans ce ballet mettant en scène des malfrats, une prostituée et un mandarin (quand même) qui ne meurt qu’une fois la jouissance venue, le tout au son d’une musique « urbaine » aussi évocatrice que complexe, troisième sommet d’un triangle déjà occupé par Le Sacre du printemps (Stravinsky) et Amériques (Varèse), témoins d’un entre-deux guerres qui n’annonçait rien de doux et dont Salonen s’est fait une spécialité. Formidable travail de l’Orchestre et direction au cordeau pour ce brûlot dont Bartok disait « Si ça marche, ce sera une musique infernale » … et qui fit un scandale digne de celui du Sacre. Hommage au « prédécesseur » Berlioz après l’entracte avec la Symphonie fantastique, œuvre fétiche de l’Orchestre et reflet, elle aussi, d’une époque troublée (1830). De Salonen, on attendait une mise à nu des rouages de ce bad trip symphonique, aussi loin de la tradition maison que du « comme au premier jour » d’un John Eliot Gardiner ou d’un François-Xavier Roth. Est-ce la richesse sonore de l’Orchestre ajoutée à la tradition (encore elle) ? L’édifice est impressionnant mais en léger déficit de paradis, fussent-il artificiels. Après Le Mandarin merveilleux, la « descente » ne pouvait-elle être que frustrante ? 
François Lafon  

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 21 avril - En différé sur Radio Classique le 8 mai à 21h (Photo © Annick Ramp)

A l’Athénée Louis-Jouvet : Eurydice (une expérience du noir), opéra pour soprano, piano et électronique, musique de Dmitri Kourliandski, poème de Nastya Rodionova. On ne peut dire « sur un poème de », puisque le principe de ce énième ouvrage sur le sujet (depuis l’Euridice de Jacopo Peri, 1600) est justement la dissociation, théâtre d’ombres où l’épouse d’Orphée erre dans la ville, entourée de sons aléatoires venus d’un monde auquel elle n’appartient plus. Pour corser le tout et y mettre un peu de théâtre, le metteur en scène Antoine Gindt recrée la dissociation fondatrice du mythe en invitant Orphée, aussi muet que son épouse est loquace, invisible pour elle comme elle l’est pour lui, et interprété par Dominique Mercy, alter ego de Pina Bausch dont il a créé en 1975 le ballet Orphée et Eurydice (version Gluck), depuis entré au répertoire de l’Opéra de Paris. Sur un plateau tendu d’un noir creusé encore par de parcimonieuses barres lumineuses, Madame Orphée (l’excellente Jeanne Crousaud) manie un récitatif plutôt inventif et dit quelques belles choses, tandis que Monsieur Orphée mène une vie de tous les jours trouée d’abandons révélateurs, drame de l’incommunicabilité traversé de « hasards réfléchis ». La musique (« système de notation plein de trous : pas de portée ni de clés ») étant savamment insidieuse, la science du geste de Dominique Mercy étant comme toujours imparable (un bras devant les yeux et tout est dit), on se dit que cet Orphée à rebours n’est peut-être pas l’Orphée de trop. Le spectacle, retardé d’une année pour cause de pandémie, clôt les vingt-huit saisons de programmation de l’ex-directeur Patrice Martinet. Radical, comme toujours. 
François Lafon 

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, jusqu'au 15 avril (Photo © Xavier Lambours)

samedi 26 mars 2022 à 14h07
Créée à Broadway en 1949 – gros succès ! – seulement quatre ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique, cette comédie musicale signée Rodgers & Hammerstein, par ailleurs auteurs du non moins célèbre Oklahoma (1943), s’inspire des Contes du Pacific Sud du chroniqueur James Michener. Sur une île des Nouvelles Hébrides administrée par le régime de Vichy, l’armée américaine essaie de contenir l’invasion japonaise avec le concours des Anglais, qui partagent avec les Français le contrôle de tout l’archipel, sur fond d’affrontements maritimes et aériens, romances et désillusions des expatriés et des soldats. Lié à la fibre patriotique américaine, l’ouvrage n’a pas joui d’une considération égale en Europe, au point que l’Opéra de Toulon pouvait s’enorgueillir d’en assurer la création française – d’autant plus que son adaptation cinématographique par Joshua Logan en 1958 n’avait guère laissé de souvenirs, avec son improbable couple de vedettes Rossano Brazzi et Mitzi Gaynor. Tout le contraire sur la scène toulonnaise grâce à la mise en scène du fidèle Olivier Bénézech – à qui l’Opéra doit, entre autres, Street Scene de Weill (2010), Follies de Sondheim (2013) et Wonderful Town de Bernstein (2017) – un orchestre ad hoc rompu au style léger et un chef d’orchestre, Larry Blank, dans son élément, la comédie musicale. À juste titre, le metteur en scène évite le côté « chromo » (du film) avec une esthétique plus sobre, des couleurs tamisées et un décor stylisé du plus bel effet, « plus proche du cinéma d’Humphrey Bogart que de celui d’Esther Williams ». Mais le secret de ce spectacle n’est pas tant dans la finesse d’écriture des airs de Richard Rodgers – sur un canevas très fleur bleue d’Oscar Hammerstein : le divertissement selon Broadway – que dans la troupe rassemblée pour l’occasion. L’Américain William Michals assure de son beau timbre de baryton le rôle du Français (Belge ?) Émile de Becque, tandis que Mike Schwitter, nouvelle coqueluche de Broadway, apporte profondeur et sentiment à celui du Lieutenant Joseph Cable, et que Thomas Boutilier, énergique Wreck dans Wonderful Town sur cette même scène en 2018, retrouve un personnage presque équivalent en Seabee Luther Billis – même travesti en danseuse Papou ! La palme revient à l’Écossaise Kelly Mathieson qui, forte de ses rôles mozartiens, notamment, ainsi qu’offenbachiens, apporte un charme, une élégance et une empathie suprêmes à son personnage de Nellie Forbush. Comme quoi la comédie musicale aura toujours un bel avenir, pour peu que ses interprètes en transcendent le sujet.   
        Franck Mallet
• Le 25/03/2022 à l’Opéra de Toulon ; prochaines représentations les dimanche 27 (14h30) et mardi 29 (20h).

dimanche 20 mars 2022 à 19h51
Clôture - en matinée devant un public clairsemé (le beau temps ?) - du week-end Iannis Xenakis à la Philharmonie de Paris, parallèlement à l’exposition présentée jusqu’à fin juin (voir ici) : Alax « pour trente musiciens divisés en trois ensembles » par François-Xavier Roth et Les Siècles. Après les instrumentistes mobiles de Terretektorh (en ouverture du week-end), c’est aux sommets d’un triangle que se retrouvent lesdits ensembles. Alax signifiant en grec « par échanges », nous assistons à la construction d’un édifice sonore qu’avec un peu d’imagination nous croirions voir, dans un ordre inexorable mais sans cesse remis en question alternant acier et velours. Beau travail de Roth et de ses musiciens, n’oubliant jamais qu’avec ce compositeur-architecte-mathématicien, l’œil écoute et l’oreille regarde. Association éclairante en complément (si l’on peut dire) que Xenakis et Stravinsky, dont le Concerto pour violon et la suite tirée du ballet L'Oiseau de feu (3ème mouture - 1945) complètent le programme. Deux visages du compositeur, clin d’œil à Bach et adieu à son maître Rimsky-Korsakov, mais dans les deux cas génie de la mise en scène sonore dont Roth fait ses délices, accompagnant le violon vif-argent d’Isabelle Faust ou sublimant l’envol de l’Oiseau, soulignant le contraste qu’aurait aimé Xenakis avec la "Danse infernale de Kastcheï".  
François Lafon 
Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 20 mars (Photo © DR)

dimanche 20 mars 2022 à 23h54
En quelques jours, Louis Langrée, le directeur, et ses équipes de l’Opéra Comique avaient conçu un programme en faveur des enfants ukrainiens et de leurs familles, à l’initiative de l’Unicef (*) ; le théâtre parisien affichait complet avec des places à tarif unique (10€), dont la somme serait intégralement reversée à l’organisation humanitaire. Les couleurs du drapeau ukrainien flottaient déjà sur la façade, tandis qu’à 18h15 le public attendait sagement sur le parvis… avant qu’avec un peu de précipitation, il se rue sur les portes d’entrée – les places n’étant pas numérotées. Sabine Devieilhe, en habituée du lieu, donnait d’emblée le ton de ce concert de solidarité avec la mélodie ukrainienne Oy Budu ya Zhdati, accompagnée au piano par Mathieu Pordoy – par ailleurs chef de chant de l’Opéra Comique. Rejointe par Thomas Dunford (luth) et Théotime Langlois de Swarte, elle enchaînait avec un air d’Alcina de Haendel. Extraits d’opéras encore, avec une première au Comique pour le baryton Huw Rendall Montague – superbes Avant de quitter ces lieux (Faust de Gounod) et Mein Sehnen, mein Wähnen (Die Tote Stadt de Korngold), ainsi que pour la mezzo Eugénie Joneau dans Werther de Massenet. Aude Extrémo remportait un franc succès dans le célèbre Mon cœur s’ouvre à ta voix de Samson et Dalila de Saint-Saëns, tandis que la pianiste Lise de la Salle — elle aussi pour la première fois au Comique – s’emportait avec fougue dans la Ballade n° 4 de Chopin. Complices au sein de l’ensemble Jupiter, Thomas Dunford et Théotime Langlois de Swarte nous régalaient de plusieurs pièces de leur répertoire : Marin Marais, Matteis et un extraordinaire duo du Britannique John Eccles, gravé récemment pour leur album « The Mad Lover ». La mezzo Lea Desandre les rejoignait pour un air de Xerxès de Haendel, tandis qu’avec le concours de Sabine Devieilhe, elle terminait la soirée avec le duo final Pur ti miro du Couronnement de Poppée de Monteverdi. Entre-temps, le Centre Culturel l’Ambassade de l’Ukraine à Paris (avenue de Messine, www.france.mfa.gov.ua) révélait par la voix de son Attachée, Viktoriia Gulenko, que plusieurs artistes, peintres, musiciens, écrivains et intellectuels seraient présents à l’occasion d’un « Printemps Ukrainien ».      
        Franck Mallet
 
• Dimanche 20 mars, 19h à Paris (Opéra Comique) : Haendel, Gounod, Korngold, Marais, Matteis, Eccles, Brahms, Massenet, Chopin, Saint-Saëns et Monteverdi par Sabine Devieilhe, Lea Desandre, Aude Extrémo, Eugénie Joneau, Lise de la Salle, Huw Rendall Montague, Thomas Dunford, Théotime Langlois de Swarte, Mathieu Pordoy et Louis Langrée.
(*) www.unicef.fr/urgence
Reprise à l’Opéra de Paris – Bastille du Wozzeck d’Alban Berg, dans la mise en scène de William Kentridge et Luc de Wit, créée au festival de Salzbourg 2017. Formidable travail de Kentridge, plasticien multitâche, le plus impressionnant peut-être (à l’opéra) depuis sa mise en scène célèbre du Nez de Chostakovitch d’après Gogol (Aix-en-Provence - 2011), achèvement de son concept d’« animation du pauvre » (c’est lui qui le dit) consistant à filmer un dessin dans ses divers états et à détailler image par image la « danse mentale » qui en résulte. En vidéo (DVD Harmonia Mundi - voir ici), le filmage s’ajoutant à ladite « danse », on a tendance à se noyer dans la tête du pauvre soldat poussé au crime. En « vrai », les chocs sont plus ciblés, éclairs récurrents engendrant des visions qui conduiront à la violence individuelle et à la catastrophe collective. Berg termine son œuvre en 1922 : une catharsis jamais dépassée, comme le prouve l’actuel retour de la guerre en Europe. Pas plus d’actualité frontale, de transposition réaliste façon regietheater dans ce spectacle : le subliminal est tellement plus efficace, et l’enfant marionnette manipulé à vue sur son cheval de bois tellement plus impressionnant (au sens propre) ! Belle distribution autour de Johan Reuter, Wozzeck moins halluciné que Matthias Goerne à Salzbourg, mais d’autant plus émouvant, et d’Eva-Maria Westbroek, épouse-victime rappelant la grande Anja Silja dans ce rôle qu’elle a marqué, usant (trop ?) généreusement de sa faculté à passer d’un « parlé » confidentiel à un « chanté » d’une puissance phénoménale, avec une mention spéciale pour le vétéran wagnérien Falk Struckmann en Docteur délirant. Mention très spéciale pour Susanna Mälkki, qui montre - en notre époque où « chef » s’accorde enfin au féminin - son talent à marier - à la tête d’un orchestre en grande forme - le lyrisme et la cérébralité qui font le génie de Berg. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 30 mars (Photo © Agathe Poupeney / OnP

Débuts de Leonard Bernstein-compositeur à l’Opéra de Paris  (Palais Garnier) : A Quiet Place. Une presque création aussi que cette version de chambre remodelée et réorchestrée pour grande formation de cet ultime opus scénique du maestro, d’abord  donné comme un sequel à l’opéra bouffe "de jeunesse" Trouble in Tahiti (1951), lequel se retrouvera inclus comme un flash back dans la version « définitive » jouée et enregistrée (1986 - DG) à Vienne sous la direction de Lenny himself, puis en sera exclu dans la déjà citée version de chambre due à Garth Edwin Sunderland (vice-président du Leonard Bernstein Office) en 2013 et enregistrée par Kent Nagano pour Decca. Compliqué ? Pas si simple non plus le livret de l’écrivain Stephen Wadsworth, nous jetant dans la vie d’une famille américaine en butte aux tabous, préjugés et décorticages psy des années d’après-guerre, dont les dramaturges Arthur Miller et Tennessee Williams ont entre autres fait leur miel. Un sujet rêvé en revanche pour le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, maître dans l’art de débrouiller les écheveaux domestiques les plus enchevêtrés et de jongler avec le mélange de tragique et de dérisoire, de fines analyses et de grands sentiments que les Européens ont beau jeu de qualifier de « typiquement américain ». Un mélange que l’on retrouve dans la musique de Bernstein, mariant la polytonalité héritée de Stravinsky et la veine mélodique qui a fait son succès à Broadway, mais toujours en situation, sans complaisance ni bavardage, infirmant l’idée reçue que cette Quiet Place témoigne de la perte d’inspiration qui a gâché ses dernières années. Direction à la pointe sèche et vitaminée à la fois de Kent Nagano, élève du maître, et distribution adéquate de chanteurs-acteurs entourant le fantôme muet mais éclairant (si l'on peut dire) de la mère - ex-héroïne de Trouble in Tahiti - dont l’incinération (brûlantes images filmées) occasionne ces cathartiques retrouvailles. Inclusion warlikowskienne qui ravira les bernsteinophiles : un extrait des légendaires Young People Concerts télévisés, où le maître explique comment l’émotion vient dans la musique … à propos de la 4ème Symphonie de Tchaïkovski. 
François Lafon
Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 30 mars – En différé le 23 avril à  20h sur France Musique (Photo © Bernd Uhlig / OnP)

Au théâtre de l’Athénée, spectacle annuel de l’Académie de l’Opéra de Paris : Il Nerone, Il Coronazione di Poppea de Monteverdi, confié à Vincent Dumestre (direction) et Alain Françon (mise en scène). Un Couronnement de poche, inspiré de cet hypothétique Nerone (titre plus « vendeur », déjà ?) donné à Paris en 1646 par une troupe italienne, en remplacement d’un Orfeo de Rossi dont les répétitions avaient pris du retard. Un retour aux sources pour ce chef-d’œuvre dont les deux partitions originelles multiplient les variantes et dont la musique résulte en partie - comme cela se faisait à l’époque - d’un travail d’atelier supervisé par Monteverdi. Mais quelles sources donc ? Dans le cadre intime de l’Athénée, Alain Françon, dont on connait la rigueur au théâtre, gomme les grands effets, et même le mélange des genres qui a fait qualifier l'ouvrage de shakespearien. Il parle de l’« insaisissable », de la « déconcertante pureté de l’amour » qui émane de cette galerie de monstres, et exige des jeunes chanteurs de l’Académie le plus difficile : la violence immobile et la sensualité à distance. Racine plutôt que Shakespeare. Soutenus par un Poème Harmonique réduit à une dizaine d’instrumentistes – loin des versions très orchestrées alla René Jacobs – les interprètes font preuve d’une discipline vocale et d’une tenue scénique impressionnantes : formidable Néron néo-David Bowie du contre-ténor Fernando Escalona, graves sépulcraux contrastant avec la jeunesse d’Alejandro Balinas Vieites en Sénèque, Nourrices arrivistes plus pince sans rire que truculentes (la mezzo Lise Nougier et le contre-ténor Léo Fernique). Coup d’éclat au milieu des nombreuses coupures, resserrements et déplacements de scènes pour lesquels chef et metteur en scène ont travaillé main dans la main : le célèbre duo final, postérieur à Monteverdi et dont on sait qu’il n’est pas de lui, se retrouve avant l’entracte, l’ouvrage se terminant plus traditionnellement par le…. couronnement de Poppée. Une expérience à tenter, mais démontrant a contrario le génie dramatico-musical de celui ou ceux qui ont attendu la fin pour illuminer cette sombre histoire d’un ciel étoilé qui en relève les ambiguïtés. 
François Lafon 
Il Nerone, L’Incoronazione di Poppea, Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 12 mars – Opéra de Dijon, du 20 au 26 mars – Maison de la culture d’Amiens, 1er avril (Photo © Vincent Lappartient-Studio J'adore ce que vous faites !)

Il y a quatre ans, Raphaël Pichon et Pygmalion inscrivaient la Passion selon saint Jean dans un programme de sept concerts autour des cantates de Bach, donnés à la Philharmonie de Paris. Cette année, elle est au cœur d’un triptyque, Christus, trilogie sacrée, qui évoque, en trois soirs, la Nativité, la Passion et la Résurrection. Encore une fois, Raphaël Pichon imagine plus qu’un concert : c’est l’esprit Bach qu’il cherche à restituer, l'expression musicale de la foi profonde du Cantor. C’est ainsi qu’il complète la Passion par des œuvres qui faisaient partie de l’environnement de Jean Sébastien : le cantique anonyme O Traurigkeit, O Herzeleid qui ouvre le concert, chanté par une soliste seule éclairée tout en haut de la salle, avant d’être repris par le chœur a cappella, la cantate BWV159 « Voici que nous montons à Jérusalem », chemin du Christ vers sa mort qui assurera notre Salut, le choral de Luther, « Christ, du Lamm Gottes », et le motet de Joseph Handl « Voyez comment meurt le juste sans que personne ne le remarque. » Subtilement placés au fil du récit, ces passages ajoutent à la force de la Passion, déjà magnifiée par la direction de Raphaël Pichon. Par ses élans, il sublime la partition, par ses gestes, il entraîne le chœur et l’orchestre dans ses envolées, montre une attention particulière à chaque intervention des solistes et laisse le temps au temps. Sa rigueur et sa précision sont loin de toute raideur, la musique est vivante, sensible. Quant à la mise en lumière de Bertrand Couderc, elle accompagne finement les déplacements des choristes dans une succession de tableaux chargés d’émotion, tandis que l’orchestre et les chanteurs sont d’une extraordinaire pureté. Huw Montague Rendall est un Jésus poignant, et Julian Prégardien, un évangéliste totalement habité, capable de s’attrister, de s’indigner, de s’insurger même, avec une fluidité et des nuances vocales qu’on n’oublie pas.
Gérard Pangon
 
Philharmonie de Paris 20 février (Photo © DR)

mercredi 16 février 2022 à 18h26
1672 : début de la Guerre de Hollande menée par Louis XIV contre les Provinces Unies, l’Angleterre et la Suède. 350 ans plus tard, quel programme musical pour illustrer ces six années de conflit ? Du Lully, du Philidor ou du Corrette, certes, du côté français, mais on peut faire plus subtil, aller chercher des compositeurs moins connus et, par exemple, fouiller du côté des « parties adverses. » C’est ce qu’ont choisi de faire les programmateurs de la Saison musicale des Invalides. Au programme du 15 février, donc, Jacob Cats, David Petersen, et Jean-Baptiste Verrijt pour les Provinces Unies, Christian Geist, Gustav Düben et Vincenzo Albrici pour la Suède, accompagnés de Buxtehude, et de Purcell pour l’Angleterre. La découverte de ces baroqueux du nord vaut le détour. Ils sont aussi inventifs dans les musiques royales que dans la musique sacrée, et c’est à travers cette dernière qu’ils expriment de manière allégorique les préoccupations politiques : dans le Quis hostis de Christian Geist, les anges (du roi de Suède) luttent contre les démons ; dans un lied écrit par Jacob Cats, célèbre poète néerlandais du XVIIème, sur une musique de François Richard, luthiste et compositeur, admiré par Louis XIII, la foi est l’arme ultime face à la violence. Luth, percussions, violons, violes, orgue ou clavecin, l’Orkester Nord est dirigé avec conviction et générosité par Martin Wåhlberg, dont on a déjà pu apprécier le talent (voir ici et ). Les chanteurs de Vox Nidrosiensis ne mettent pas moins de cœur, avec peut-être une mention particulière pour le ténor Jan van Elsacker. Accompagné au luth, il raconte, dans une sorte de Sprechgesang avant l’heure, une histoire dont seuls les néerlandophones peuvent saisir le sens de cette prière. Mais avec son regard, son port de tête, son timbre et son phrasé, il électrise l’atmosphère, subjugue les auditeurs et crée l’émotion.
Gérard Pangon
 
Saint-Louis des Invalides 15 février (Photo © DR)
 
mardi 15 février 2022 à 00h00
A l’Opéra Comique, découverte de Coronis, zarzuela baroque de Sebastian Duron. Une résurrection même : conservé sans nom d’auteur à la Bibliothèque Nationale d’Espagne, puis attribué à Antonio Literes, récemment rendu à Duron via l’identification du copiste du manuscrit, l’ouvrage a  revu le jour à Caen … en novembre 2019. Quelques annulations plus tard, le voici à Paris. Ovation du public, qui n’a rien perdu pour attendre. On connaissait (de nom souvent) la zarzuela « romantique », faussement surnommée opérette espagnole, réunissant plutôt les ingrédients du genre léger tout en conservant un style et un parfum aussi inimitables que difficilement exportables, mais ce chef-d’œuvre de la période antérieure (1705, Duron est contemporain de Scarlatti, de Campra et de Purcell) donne envie d’en connaître davantage sur une tradition et un répertoire récemment révélés en France par une éclairante étude de Pierre-René Serna. Entièrement chanté (rare dans le genre) essentiellement par des femmes (les hommes étaient voués au service sacré), mêlant le grotesque et le sublime  comme l'avait fait Monteverdi mais n’évoquant les modèles étrangers que pour mieux affirmer sa spécificité, l’ouvrage met en vedette Coronis, nymphe irrésistible prise entre les feux d’Apollon, les tempêtes de Neptune et les ardeurs du vilain Triton pour finir par faire triompher le Soleil (les Bourbon d’Espagne ?). Du pain bénit pour Omar Porras, metteur en scène à l’univers très personnel basé en Suisse mais originaire de Bogota, qui mène un bal évoquant Orphée aux enfers passé par le carnaval de Rio, jonglant brillamment avec les ruptures de ton qui caractérisent la musique de Duron. Formidable aussi le travail de Vincent Dumestre et de son Poème Harmonique, restituant la constante énergie de cette musique (castagnettes comprises) et animant un plateau vocal sans faiblesse autour de Marie Perbost (Coronis) et d’Isabelle Druet (Triton). 
François Lafon 
Opéra Comique, Paris, jusqu'au 17 février (Photo © Stefan Brion)
 
Pierre-René Serna : La zarzuela baroque, Bleu Nuit éditeur, collection « Horizons » (voir ici). Vient de paraître, du même auteur chez le même éditeur : la zarzuela romantique.

Folle soirée à la Philharmonie de Paris, et pas seulement parce que Mozart y est à l’honneur. Dirigé par son jeune directeur Klaus Mäkelä et avec, Konzertmeister invité, l’électrisant Raphaël Christ (fils de Wolfram, l’altiste « de » Karajan), l’Orchestre de Paris explore l’art de la fugue, avec Johann Adolf Hasse, compositeur de théâtre jusque dans ce Fugue et Grave où les cordes jouent avec le feu, avec Mozart - Adagio et fugue (ombre et lumière toujours !), datant de l’époque où celui-ci transcrivait des extraits du Clavier bien tempéré de Bach -, avec enfin deux monuments : le Concerto pour violon de Brahms et l’ultime Symphonie de Mozart, la « Jupiter ». Tout naturellement - fruit apparemment d’un travail exemplaire - le jonglage d’un orchestre symphonique « traditionnel » (entendez non baroqueux) avec les styles, chez lui dans la forêt brahmsienne comme dans le jardin mozartien. Chez Brahms justement, Isabelle Faust jongle elle aussi : archet sûr, couleurs choisies, abandon contrôlé et embrasement fulgurant, donnant un "Allegro" final vraiment "giocoso", orchestre et soliste déchaînés. Survolté aussi le "Molto allegro" géant qui clôt la « Jupiter », après un andante et un menuet où le théâtre n’est jamais oublié. Double ovation, avec pour récompense avant l’entracte, un bis de luxe d’Isabelle Faust : un arrangement pour violon et orchestre de la « Romance », cinquième des six Klavierstücke op. 118 de Brahms.
François Lafon
Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 10 février - A écouter sur Arte Maestro pendant un an, sur Radio classique le 19 février, puis en streaming pendant 3 mois (Photo © DR)

Version de poche, au théâtre de l’Athénée, de la songplay de John Adams (musique) et June Jordan (livret) I was looking at the ceiling and then I saw the Sky, un quart de siècle après sa création à Berkeley dans une mise en scène de Peter Sellars. Il y a à peine dix ans, lors de sa reprise au Châtelet dans une version « grand format » de Giorgio Barberio Corsetti (voir ici), cet « hymne à l’amour » (Sellars) d’un groupe humain socialement et culturellement composite confronté à une catastrophe collective (le tremblement de terre de Los Angeles en 1994) péchait par ses côtés bien-pensants, voire convenus. Une pandémie mondiale et une vague d’idéologie woke plus tard, les perspectives ont bougé. La mise en scène discrète autant qu’efficace d’Enrico Bagnoli et de Marianne Pousseur (dont la Trilogie de éléments - voir - a fait trembler l’Athénée), sept très jeunes et très doués comédiens/chanteurs issus du Conservatoire Royal de Bruxelles (compagnie Khroma), des projections savamment décalées pour évoquer les rêves et la réalité, et ces saynètes brechtiennes façon Broadway prennent une consistance inattendue, trouvent des résonances étrangement prémonitoires. Dirigée par le chef belge Philippe Gérard à la tête d’un impeccable petit ensemble, la musique en est aussi revigorée, dépassant pour exsuder toute son ironie la performance consistant à mêler en chansons pop, rock, gospel et « musique sérieuse » sans que l’on oublie une seconde que John Adams en est le compositeur. 
François Lafon 
Théâtre Athénée – Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 10 février (Photo © Henri Amiel)

samedi 22 janvier 2022 à 01h24
En montant Les Noces de Figaro au Palais Garnier, la Britannique Netia Jones tente un essai que Christophe Marthaler lui-même n’avait que partiellement transformé en 2006 : ne pas disparaître dans l’ombre de la version « culte » de Giorgio Strehler, à l’affiche de 1973 à… 2012. De cette metteuse en scène/scénographe/vidéaste, on attendait (redoutait ?) une relecture déconstruite et militante, dans la lignée de Lotte de Beer au festival d’Aix-en-Provence (voir ici) ou de Lydia Steier à Hanovre.  Féminisme tout de même : « Je me tiens sur une ligne très fine entre réalité et fiction », avait-elle déclaré. Promesse tenue en effet, entre « Mise en abîme, se dit d’une œuvre qui en contient une autre de même nature » et « Femme, réveille-toi » d’Olympe de Gouges. Les Noces donc ou le jeu subtil de l’entre-deux : entre-deux époques, deux sexes, deux classes sociales, deux révolutions. Lieu du débat : un théâtre ... où l'on monte Les Noces de Figaro, palais de l’illusion où se disent des choses réelles. Où nous emmène-t-on ? Un studio de danse, un plateau de télévision, une loge d’artiste, un atelier de costumes, une cabine de régie. Mais là où les relectrices précitées soulignaient, surlignaient et épaississaient le trait, Netia Jones suggère, déconcerte, fait rêver. Qui joue, qui regarde, où s’arrête le théâtre, y-a-t-il une vraie vie ? Une façon plus sûre de rejoindre Mozart. Cela avec un sens certain de la direction d’acteurs ! Un mouvement, un regard, un frémissement, une façon de claquer une porte (et il en claque beaucoup) suffisent à définir un caractère. Dans la fosse, Gustavo Dudamel part d’un même principe : si Les Noces de Figaro est la quintessence de l’opéra, c’est parce que cette musique… parle. Et il la fait parler, quitte à faire prendre tous les risques à un orchestre qui en a vu d’autres. Quand la Folle journée se termine, en apesanteur sur un plateau nu où la Comtesse pardonne à son mari volage, apparaît… Non, ne spoilons pas. Disons seulement qu’on sort heureux après avoir applaudi la troupe savamment composée, d’où se détachent le formidable duo Luca Pisaroni – Peter Mattei (déjà dans le Don Giovanni « de » Michael Haneke sur la même scène), la non moins formidable Lea Desandre, Chérubin plus ado que nature, et la jeune Anna El Khashem, Suzanne au pied (presque) levé en cette période d’annulations forcées. 
François Lafon
Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 18 février. En direct sur France.tv/Culturebox (3 février) et dans les cinémas. Ultérieurement sur France 5. En différé sur France Musique le 26 février (Photo © Vincent Pontet / OnP)

Doublé Mozart à l’Opéra de Paris – Palais Garnier : ce soir, veille de la première des Noces de figaro new-look, concert de gala des artistes de l’Académie maison. Un rituel annuel consistant à lâcher les lionceaux de la nouvelle promotion dans la savane, à savoir la scène foulée depuis cent-cinquante ans par les grands lions du lyrique. Version de concert mais orchestre dans la fosse - le plus masqué possible - tandis que, habilement réglé par l’académicienne Victoria Sitja, le ballet des impétrants se déroule sur le plateau dans la distanciation sociale la plus stricte. Plus impressionnant, voire réfrigérant que jamais, donc. Au final, belle ovation d’une salle bondée, plus bonne enfant que de coutume in loco. On aura vu et entendu, sous la direction plus solide qu’enlevée de Vello Pähn - chef principal de l’Opéra d’Estonie mais aussi maestro attitré du ballet de l’Opéra de Paris - l’Italienne Martina Russomano, voix à fort potentiel et allure conquérante, mettre la salle dans sa poche dans Idomeneo (Ilia), et le Vénezuélien  Fernando Escalona (issu, tel Gustavo Dudamel, de l’école du « Sistema ») montrer dans Mitridate (Farnace) que la vastitude des lieux ne fait plus peur à un contre-ténor. On aura admiré, malgré son masque (qu’il est seul sur le plateau à porter), l’art de l’expression du baryon moscovite Alexander Ivanov et l’on aura été rassuré d’entendre la superbe basse américaine Aaron Pendleton prendre le pouvoir en Commandeur de Don Giovanni après un air de Sarastro (La Flûte enchantée) plus en retrait. Et tout cela sans oublier la remarque définitive de la grande Julia Varady (qui avait fait ses débuts parisiens à Garnier en remplaçant Kiri Te Kanawa en Elvira de Don Giovanni) : « Mozart est le seul à qui l’on ne peut rien cacher ».  
François Lafon 
Opéra National de Paris – Palais Garnier, 20 janvier (Photo : Martina Russomanno © DR)

samedi 18 décembre 2021 à 19h18
On a beau adorer le baroque, les interprétations « historiquement informées » et les compositeurs méconnus de la Renaissance, entendre les Symphonies de Brahms dirigées par Herbert Blomstedt, ça remet le romantisme en place, et ça fait du bien. Pas forcément parce que le chef de 94 ans a connu Furtwängler et Bernstein, non, c’est juste une question de tempérament, une manière de faire chanter l’orchestre, de mener les thèmes à leur épanouissement, de laisser respirer les solos d’instruments à vent. Dans chacune des Symphonies de Brahms, qu’on connaît presque par cœur, on a ses repères, les passages qu’on dévore avec avidité, ceux qu’on (re)découvre, qui jaillissent au milieu des sonorités brahmsiennes des cordes. Dans la Troisième, le mouvement le plus attendu est peut-être le troisième, celui d’Aimez-vous Brahms : Herbert Blomstedt le dirige tout en ondulations, en clarté (magnifique solo de cor) avant un finale d’un dynamisme fou où l’Orchestre de Paris donne sa pleine mesure. Après l’entracte, la Quatrième, avec ces tierces délicatement posées, envoûtantes, comme le ressac de la mer. D’emblée, on est pris. Et on le sera jusqu’au bout. Herbert Blomstedt se penche vers les violoncelles pour mieux les faire dialoguer avec les cors, joue magnifiquement sur les nuances et les contrastes, dirige ample, soigne les phrasés, avec naturel : il a Brahms en lui. Et l'Orchestre de Paris le suit comme un seul homme. Accueillie par une formidable ovation, cette Quatrième de Brahms est digne de figurer dans une anthologie. 
Gérard Pangon
 
Philharmonie de Paris 16 décembre (Photo © DR)
 
Retour à l’Opéra Comique d’un succès-maison (426 représentations) : le Roméo et Juliette de Gounod. Originalité du projet, Eric Ruf y adapte sa mise en scène à la Comédie Française (2015) de la pièce de Shakespeare : une « seconde main » économique et même écologique (mêmes décors et costumes, ces derniers signés Christian Lacroix). Loin de la Vérone Renaissance, nous voilà dans l’Italie paupérisée et livrée aux mafias des années 1930-1950, entre Le Parrain 2 et  le cinéma néo-réaliste. Le spectacle revient de loin : exit d’abord Jean-François Borras (Roméo), testé positif au Covid, remplacé au pied levé par le ténor polynésien Pene Pati, après l’avoir été à la pré-générale par Ruf lui-même… en version parlée. Exit ensuite Julie Fuchs (Juliette) pour la même raison, doublée in extremis par Perrine Madoeuf. Idem dans la fosse pour les trompettes et trombones de l’Orchestre de l'Opéra de Rouen – Normandie. Du coup les solistes, annoncés masqués, ne le sont pas, chœurs, danseurs et musiciens le restant. L’œuvre, elle, s’en tire bien, la sombre tonalité du spectacle au théâtre se trouvant adoucie par Gounod entendant Shakespeare d’une oreille romantique, sa musique elle-même remusclée par la crudité de situations. Ainsi transposé le bal (masqué) où se rencontrent les deux amants se pare de couleurs alla West Side Story (merci Lacroix pour les robe virevoltantes), ajoutant une « couche fictionnelle » à l’ensemble. Annoncée par Louis Langrée, nouveau directeur-maison, comme (forcément) exceptionnelle, la soirée réserve en plus une divine surprise : sous la baguette très sûre de Laurent Campelonne et aux côtés de la valeureuse Perrine Madoeuf et d’un plateau confirmant la solidité et la diversité de l’actuelle école de chant française, Pene Pati fait exploser l’applaudimètre par son style raffiné, sa voix supérieurement conduite et son impeccable diction, avec le petit quelque chose en plus qui fait les stars. 
François Lafon 
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 21 décembre (Photo © Stéphane Brion)

jeudi 9 décembre 2021 à 22h43
Pour trois soirs au Théâtre de l’Athénée : La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt, dirigé par Julien Masmondet, chorégraphié et dansé par Léonore Zurflüh et mis en images vidéo par Patrick Laffont De Lojo, avec Cyril Teste en « collaborateur artistique ». Un copieux générique pour cette Salomé-ballet pour dix-sept musiciens surfant sur la vague (1907) de l’opéra de Richard Strauss, créée par la Loïe Fuller et plus connue (ou moins inconnue) sous sa forme postérieure de suite symphonique. Avec son ensemble Les Apaches (en référence aux jeunes loups réunis dans le sillage de Ravel ) Masmondet a étoffé l’œuvre originale d’un double prologue musical (prélude salle allumée puis rampe de lancement de la musique de Schmitt) dû à notre contemporain Fabien Touchard, musique à la fois bruitiste et enveloppante, introduction au monde d’ailleurs dans lequel nous allons pénétrer,  tandis que la vidéo sur  double écran en images superposées achève de nous faire perdre nos repères visuels, équivalent moderne des voiles, miroirs et lumières qui ont fait le succès de la Loïe Fuller. Le tout fonctionne bien, d’autant que la danseuse-chorégraphe a de l’idée et de la présence, et que le filmage nous fait habilement entrer dans la tête et voir avec les yeux d’Hérode subjugué. Voir et entendre, car la musique de Schmitt est organique sans perdre de son charme, directe avec une pointe de distance, très française et comme venue d’ailleurs, se terminant par une « Danse de l’effroi » qui avait beaucoup plu à Stravinsky (dédicataire de la version symphonique de 1910). Masmondet et ses Apaches-2021 la jouent avec tout le feu et l’élégance requis, achevant de démontrer qu’elle a sa place aux côtés des grands ballet du XXème siècle.
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, jusqu’au 11 décembre (Photo © Patrick Laffont De Lojo)

samedi 4 décembre 2021 à 23h50
A l’Opéra Bastille, débuts lyriques (après concerts et ballet) de Gustavo Dudamel en tant que directeur de l’Orchestre dans une Turandot de Puccini mise en scène par Bob Wilson, créée à Vilnius et passée par Madrid. Un choix symbolique, sa mémorable Bohème in loco (voir ici) n’ayant probablement pas été étrangère à sa nomination. Un grand écart cependant : tout en finesse avec Mimi et Rodolphe (même dans la mise en scène "Startrek" de Claus Guth), il est ici tout en énergie, style de l’ouvrage oblige : gros succès public, et tant pis pour les « connaisseurs ». Un texte du programme, signé du musicographe Jacques Amblard et titré Romantisme modernisé, éclaire pourtant sa démarche : « Si Puccini reste verdien et lyrique, voire une machine de guerre médiatique qui sait ce que le public apprécie, il reste discret héraut des diverses tendances de son temps » (les années 1920). C’est bien ainsi que Dudamel nous fait entendre l’ultime opéra inachevé du compositeur de Tosca, emphatique mais sans pathos, clins d’œil à Debussy et Stravinsky, comme une révolution de velours. Les images léchées voire glacées de Bob Wilson, la gestique orientalisante et antiréaliste qu’il impose aux chanteurs, insistant par nature sur le côté rituel de l’ouvrage, vont opportunément dans ce sens. Que manque-t-il alors pour que cette Turandot, plus que jamais « princesse de glace », ne nous laisse sur notre faim ? Des timbres probablement, là où les plus grands, à la scène comme au disque, ont laissé leur empreinte. Non que le plateau soit indigne, mais ni l’athlétique Elena Pankratova (Turandot) ni Dwyn Gughes Jones (Calaf) ne sortent du lot, l’emblématique « Vincero » final de « Nessun Dorma » tombant dans un silence indifférent. Mention quand même pour la Liu entre ciel et terre de de Guanqun Yu et pour les trois ministres sautillants, et bravo aux Chœurs fortement sollicités et à l’Orchestre tout beau devant son nouveau directeur. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 30 décembre. En différé sur France musique le 8 janvier 2022 à 20 heures dans le cadre de l'émission "Samedi à l'Opéra" (Photo © Charles Duprat/OnP)

Escale au théâtre de l’Athénée - après une première à Caen et avant  tournée - de Cupid and Death (1653), mask de Christopher Gibbons et Matthiew Locke (musique) sur un texte de James Shirley d’après Esope. Forcément un drôle de spectacle, puisqu’on ne sait pas exactement de quoi avaient l’air ces oeuvres typiquement britanniques où se mêlaient théâtre, musique, danse et grands effets décoratifs. Ce mask-ci a beau être le seul dont on ait retrouvé le livret et la musique intacts, il n’en sollicite pas moins un art du contre-pied dans lequel le metteur en scène Jos Houben et sa complice Emily Watson sont passés virtuoses. Panneaux de contre-plaqué et costumes pêchés au grenier donc, atmosphère de joyeux monôme et clins d’œil au public, le luxe inhérent au genre étant confié aux bon soins d’une troupe où comédiens, chanteurs et instrumentistes de l’Ensemble Correspondances dirigé par Sébastien Daucé se révèlent encore une fois multitâches, véritables Fregoli du spectacle. Le sujet s’y prête, où l’on nous raconte l’histoire d’un chambellan facétieux intervertissant les flèches de l’Amour (Cupid-on) et de La Mort (Death), entraînant un tête-à-queue planétaire où les ennemis se tombent dans les bras les uns des autres, où les jeunes sont voués à mourir tandis que les vieux ne pensent qu’à courir le guilledou, Mercure lui-même devant intervenir pour rétablir l’ordre. Et tout cela offert par le très puritain Cromwell à l’ambassadeur du Portugal à Londres… Davantage que dans le déjanté scénique (on en a vu d’autres, le délirant Crocodile trompeur, Didon et Enée - voir - tenant toujours la palme) c’est dans la musique que réside la révélation : que de belles choses imaginées par le duo Gibbons/Locke, superbement mises en valeur par Daucé et ses troupes avec des solistes tels que la toujours stupéfiante Lucile Richardot, parfaite en Dame Nature n’y retrouvant pas ses petits. 
François Lafon

Théâtre de l'Athénée Louis-Jouvet, Paris, jusqu'au 27 novembre. Tournée jusqu'au 1er octobre 2022 (Photo © Alban Van Wassenhove)

lundi 8 novembre 2021 à 00h15
Au Théâtre des Arts – Opéra de Rouen : La Vie parisienne mis en scène, décoré et habillé par Christian Lacroix. Un événement qui en cache un autre car l’opéra-bouffe que les offenbachiens croient connaître dure ici trois heures et révèle une autre envergure que l’habituel enchaînement de tubes transcendant un livret gentiment bâclé. C’est qu’à la création en 1866 (dans la perspective de l’Exposition universelle de 1867), le compositeur et ses librettistes Meilhac et Halévy ont dû s’adapter : contrainte de la censure et  couplets adaptés aux moyens vocaux et musicaux limités des comédiens du Théâtre du Palais-Royal. Des coups de ciseaux et adaptations diverses, qui n’ont pas empêché l’ouvrage de remporter un triomphe, lequel, de reprise en reprise, a contribué à aggraver le massacre. A la Bibliothèque Nationale et (entre autres) dans les fonds des Théâtres du Palais-Royal et des Variétés dormait, en kit, l’ouvrage rêvé par ses auteurs, aujourd’hui reconstitué par les experts du Palazzetto Bru Zane. Le résultat est impressionnant car les passages ressuscités ne sont jamais inférieurs au reste (grande polémique, cela dit, sur le bien-fondé de ce travail avec le spécialiste d’Offenbach Jean-Christophe Keck). Les incohérences du livret disparaissent aussi, mais au prix du (relatif) ralentissement d’une action qui doit galoper au rythme de la musique. Pour ses débuts de metteur en scène, Christian Lacroix mise sur deux univers : le cirque et le cabaret, prenant Eiffel comme référence picturale et restituant le côté « dépliant publicitaire » (touristes, venez à Paris !) de l’ouvrage, mais laissant paraître en filigrane la face cachée de la Ville lumière, hôtel géant chassant les « vrais » habitants (suivez mon regard…), et épinglant une société où les maîtres ne sont plus que la caricature de leurs domestiques… et vice-versa. Distribution introuvable, où chacun joue aussi bien qu’il chante, autour formidable duo de fêtards Marc Mauillon – Flannan Obé (Bobinet et Gardefeu), avec mention spéciale à Aude Extrémo  (Métella la demi-mondaine) et Franck Leguérinel (savoureux Baron suédois venu s’encanailler), sous la direction tout feu tout flamme du jeune Romain Dumas à la tête du Chœur Accentus et  de l’excellent Orchestre de l’Opéra de Rouen – Normandie. 
François Lafon 
Opéra de Rouen – Normandie, jusqu’au 13 novembre – Opéra de Tours, du 3 au 7 décembre – Théâtre des Champs-Elysées (Paris), du 21 décembre au 9 janvier. Double distribution, 3 Choeurs et 3 Orchestres (à Paris : Les Musiciens du Louvre et Chœur de Chambre de Namur) (Photo : Guillaume Benoit/Opéra de Rouen Normandie)

Création à l’Opéra Comique de Les Eclairs, « drame joyeux » (« dramma giocoso », comme Don Giovanni ?) de Philippe Hersant sur un livret (et d’après le roman) de Jean Echenoz. C’est l’histoire pas si joyeuse du savant fou Nikola Tesla (1856-1943), développeur entre autres du courant alternatif, se donnant à juste titre comme bienfaiteur de l’humanité mais incapable de faire fructifier ses idées, lesquelles seront exploitées par plus réalistes que lui, le peu scrupuleux Thomas Edison en tête. Un sujet dans l’air du temps, alors que la pièce La Machine de Turing (autre génie « différent » et méconnu) tient l’affiche à Paris depuis plusieurs saisons. Un projet peu commun en plus, le livret étant antérieur à la musique, elle-même composée par Philippe Hersant durant le premier confinement en 2020. Mais l’ensemble se tient et témoigne - après tant d’années de déconstruction de l’opéra - de l’actuel retour aux fondamentaux du genre, fussent-ils revisités : citations bien choisies et échos de Broadway pour Hersant, esthétique alla Patrice Chéreau revue par Hergé pour la fluide mise en scène de Clément Hervieu-Léger, montage cinéma (on croirait un scénario) pour le livret d’Echenoz. Air du temps là encore, dans le sillage - toutes proportions gardées - du très cinématographique Innocence de Kaija Saariaho (voir ici). Bravo à Hersant cela dit, que l’on savait musicien-dramaturge depuis son Château des Carpathes d’après Jules Verne en… 1992 : pas une note qui ne soit expressive, sens des timbres (une de ses spécialités) et des masses orchestrales (jamais les chanteurs ne sont couverts), naturel des phrasés (on ne perd pas un mot) et jeu des voix et des instruments évoquant plus d’une fois le meilleur Poulenc. La scène finale, où la musique semble se dématérialiser tandis que Tesla (devenu Gregor, comme dans L’Affaire Makropoulos de Janacek) coupe définitivement les amarres et se perd dans ses rêves d’oiseaux et d’extraterrestres, est un modèle du genre. Plateau sans faille sous la direction vif-argent d’Ariane Matiakh à la tête du Philharmonique de Radio France, avec mention spéciale pour Jean-Christophe Lanièce (Tesla/Gregor), André Heyboer (le méchant Edison) et Marie-André Bouchard-Lesieur (la femme qui tente vainement de faire redescendre le héros sur terre). 
François Lafon 
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 8 novembre. En différé sur France Musique le 1er décembre, et ultérieurement sur TV5 et sur le site d’Opéra Vision (Photo © Stéphane Brion)

Sur le vaste plateau du Châtelet : Intérieur, variation sur la pièce de Maurice Maeterlinck (1894) par Silvia Costa (mise en scène) et Joan Magrané Figuera (musique). « Ce n’est certainement pas un opéra. Personne ne chante et nulle hybridation disciplinaire n’est recherchée. C’est même le contraire, nous avons cherché à juxtaposer les arts » explique ce dernier. De ce texte bref, on garde en mémoire le fascinant rituel qu’il avait inspiré à Claude Régy en 1985, repris avec une troupe japonaise trente ans plus tard. Après dix ans de compagnonnage avec Romeo Castellucci, autre créateur d’images entre ciel et enfer, Silvia Costa se place dans son sillage, mieux à son affaire qu’elle ne l’était avec Combattimento, la théorie du cygne noir (voir ici) au dernier festival d’Aix-en-Provence. Pour évoquer la fable du Vieillard et de l’Inconnu venus annoncer à des gens heureux la mort d’une de leurs filles - malheur de l’extérieur, intérieur des âmes -, le musicien et la metteur en scène recherchent « l’envers des destinées » (Maeterlinck, Pelléas et Mélisande), le premier en juxtaposant deux groupes instrumentaux, un sur scène, l’autre dans la fosse, la seconde en confiant à un seul acteur (l’excellent Michel Vuillermoz de la Comédie-Française) et à une danseuse (Flora Gaudin) le soin de « raconter » la pièce. Sans s’écarter des canons contemporains habituels, la musique est efficace, comme le sont les images, parfois redondantes mais souvent étranges jusqu’aux frontières du kitsch (danse avec la chevelure… de Mélisande ?). Belle interprétation de Matthias Pintscher avec l’Ensemble Intercontemporain, jonglant lui-aussi avec l’intérieur/extérieur, et contribuant à laisser le spectateur entre dedans et dehors.
François Lafon 
Châtelet, Paris, 22 et 23 octobre (Photo © Maia Flore)

vendredi 15 octobre 2021 à 23h08
Etape n° 2, après le remarquable Words and Music (voir ici), de la saison du Balcon à l’Athénée : Au Coeur de l’océan, opéra à deux compositeurs - Frédéric Blondy et Arthur Lavandier - et un librettiste-metteur-en-scène – Halory Goerger – dirigé (et plus que cela, la partie improvisée étant importante) par Maxime Pascal, projet de l’Opéra de Lille coréalisé par l’Athénée et retardé par la pandémie.  Un opéra sans chanteurs lyriques mais à sept corps et voix produisant de sons rarement entendus, en tout cas en aussi grands nombre et de façon si rapprochée. C’est l’histoire d’un oligarque finançant la recherche d’un espace sous-marin à investir, la vie sur la terre ferme devenant problématique. De l’enthousiasme initial à l’apaisement final (« Du vide dans lequel il y a de la lumière »), secoués par la rencontre entre fantastique et horreur d’une force des abysses s’opposant à la présence humaine, on nage dans les sortilèges sonorisés du Balcon et l’on résiste (ou  non) à l’hystérie des voix. Beau travail de lumière (Annie Leuridan) et vidéo (Jacques Hoepffner), évoquant - à l’instar de la musique - l’attrait et l’étouffement des grands fonds sans effets platement réalistes. Amateurs de bel canto s’abstenir, nostalgiques d’Alien bienvenus. 
François Lafon 
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 17 octobre (Photo © JB. Cagny)
jeudi 14 octobre 2021 à 00h11
Changement de programme à la Philharmonie. Au départ : la Symphonie n° 7 « Leningrad » de Chostakovitch - la plus grand public des quinze - par Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris. Conséquence d’une méchante grippe du jeune chef : Daniel Harding, prédécesseur de Mäkelä à la tête de l’Orchestre, dirige L’Oiseau de feu de Stravinsky (suite n° 2 - 1919) et La Mer de Debussy. Plan sécurité, tradition au lieu de découverte avec deux œuvres (surtout la seconde) que l’Orchestre peut jouer les yeux fermés. Non que Harding soit neutre, ou trop directif. Il connait ses (ex-)musiciens et tient la bride sans la serrer. Dans L’Oiseau de feu, cela donne un superbe travail d’orchestre, mais le relatif assèchement par rapport au ballet originel (1910) de cette musique encore influencée par Rimski-Korsakov n’est pas compensé par un assez net aiguisement des angles. La Mer en revanche déferle et miroite sans contrainte, et l’on croirait retrouver chez les musiciens les timbres et respirations de leurs lointains prédécesseurs inaugurant l’orchestre avec Charles Munch. C’est pourtant pour la première partie - rescapée du programme originel - que l’essentiel du public est venu : Renaud Capuçon jouant le Concerto pour violon d’Erich Wolfgang Korngold. Un retour à la « grande » musique, en 1945, du prodige que Mahler qualifiait de génie et qui – la faute à la guerre – avait fait carrière à Hollywood comme musicien de cinéma. Heureux équilibre entre la sentimentalité de Capuçon et l’objectivité de Harding : inspirée par les soundtracks à succès du compositeur (Another Down, Anthony Adverse, Le Prince et le Pauvre) sans pourtant générer de tubes immortels, l’œuvre n’en demande pas plus. 
François Lafon 
Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 13 et 14 octobre
(Photo © DR)

dimanche 10 octobre 2021 à 22h08
Joyeuse bonne action à l’Opéra-Comique : le 2ème concert solidaire du Fonds de dotation Unisson, créé en mars 2020 en plein confinement, destiné à aider à long terme les artistes lyriques, du choriste à la diva, victimes des annulations en chaîne. Le milieu étant loin d’être réorganisé, un Fonds Unisson junior est en projet. Quatre-vingt voix sur scène en cette fin d’après-midi devant une salle conquise. Judicieuse idée pour éviter un concert de quatre heures : il n’y a que des ensembles, du duo à la « quatre-vingtaine », accompagnés à tour de rôle par trois pianistes tous terrains, dont l’excellent Selim Mazari. Petit jeu : reconnaître les célébrités. Facile lorsqu’il s’agit de Julie Fuchs et Stanislas de Barbeyrac nous délectant de "Tea for two" ou de Jodie Devos dans Le Comte Ory de Rossini, plus difficile dans des ensembles complexes, où chacun doit se fondre dans le groupe sans abdiquer sa personnalité, tel le quatuor « From the gutter » de Peter Grimes (Britten). On apprécie en groupe les huit Walkyries et les sept fêtards de La Veuve joyeuse, et en particulier la prometteuse Cyrielle Ndjiki Nya face à la confirmée Clémentine Margaine dans une Gioconda de Ponchielli façon fight de divas, et l’on applaudit la « quatre-vingtaine » finale, qui n’est autre que le grand chœur du Concours des Maîtres-chanteurs de Wagner, un titre en l’occurrence bien trouvé. 
François Lafon
Opéra-Comique, Paris, 10 octobre. Fonds Unisson c/o Philippe Do, 4 rue Copernic, 75016 Paris (Photo © Concert Fonds Unisson)

Nouvelle création du Balcon au théâtre de l’Athénée : Words and music. Quels mots ? Ceux de Samuel Beckett, théâtre pour l’oreille écrits pour la BBC en 1961. Quelle musique ? Pas l’originale, signée John S. Beckett, et que son cousin l’écrivain a désavoué, ni celle du plus connu Morton Feldman, déjà donnée par Le Balcon, mais celle du Colombien Pedro Garcia Velasquez, collaborateur attitré de l’ensemble. Mis en scène par Jacques Ozinski, dont les Beckett (Cap au pire, La dernière bande) ont fortement impressionné à l’Athénée, Words est incarné (en VO anglaise) par l’acteur belge Johan Leysen, auquel répond la musique, petit ensemble dans la fosse dirigé par Alphonse Cemin, augmenté de machines à son et à (faible) lumière disposés sur scène et dans la salle. Mais il y a aussi Croak (Croassement), une troisième entité animée par Jean-Claude Frissung, maître du jeu que Words appelle respectueusement Mylord, et qui va, armé d’une masse, faire passer mots et musique dans une dimension supplémentaire, tissant, entre et autour de trois thèmes (amour, vieillesse, visage) une gaze de de silence et saupoudrant le tout d’un humour entre chair et cuir typique de Beckett. En cela, la musique de Velasquez, à la fois bruitiste et lyrique, est en situation, dans ce théâtre d’ombres où les présences sont esquissées. Cela dure à peine une heure, et l’on a l’impression - autre typicité de Beckett - d’avoir traversé une vie. 
François Lafon
Théâtre de l’Athénée- Louis-Jouvet, jusqu’au 10 octobre (Photo © Pierre Grosbois)

 
A l’Opéra Comique : Fidelio de Beethoven mis en scène par Cyril Teste et dirigé par Raphaël Pichon. Avec le premier, on s’attend à de la vidéo en direct : on l’a. Avec le second, à un retour aux premières versions de l’ouvrage, plus proches de Mozart : on ne l’a pas, le mélange des moutures s’étant avéré stylistiquement et dramatiquement tiré par les cheveux. C’est donc l’habituel Fidelio dernière manière (1814) que nous entendons, mais joué par l’Orchestre Pygmalion (instruments historiques) et dans un esprit de chambre justifié par la taille des théâtres de l’époque, plus proches de la salle Favart que de l’Opéra Bastille. Comme au théâtre (sa Mouette de Tchékhov alimente la chronique) et déjà à l’Opéra Comique avec Hamlet d’Ambroise Thomas, Teste fait donc éclater l’unicité des sources et travailler l’œil du spectateur. Problème qui tendrait à faire croire que le hasard est un coquin : la soprano Siobhan Stagg, physiquement crédible en Fidelio/Leonore travesti, est tombée aphone le jour de la première. Qu’à cela ne tienne, une doublure chante dans la fosse – samedi 25 Katherine Broderick, aujourd’hui Jacquelyn Wagner, formidables toutes les deux - pendant que la dame mime son rôle. Gênant ? Non, éclairant, d’autant que Mrs Stagg peut assurer les passages parlés, réduits au minimum et finement sonorisés pour ne pas rompre l’atmosphère. Que dire, sinon, du spectacle ? Que pour ne pas être une nouveauté (depuis la mise en scène de Jorge Lavelli à Toulouse en… 1977) la transposition contemporaine, dans une prison ripolinée prenant le contrepied de la tradition « cul de basse fosse suintant », passe bien sans chercher (ce qui est sage) à unifier les divers tons et styles (singspiel, grand mélo, oratorio final) ni les divers thèmes dramaturgiques (liberté, justice,  condition féminine) lesquels se heurtent de toute façon à l’optimiste final de l’ouvrage, si éloigné du sombre relativisme de notre époque. Enthousiasme pourtant d’une salle bondée applaudissant la double Leonore, le vétéran Albert Dohmen (Rocco), la fraîche Mari Eriksmoen (Marzelline) et l’élégant Christian Immler (Don Fernando), et réservant une ovation au décidément phénoménal Michael Spyres, le premier Florestan peut-être – avec des moyens opposés – à tenir tête au souvenir de Jon Vickers, tant les « moutons à cinq pattes » (super-héros de l’opéra selon Régine Crespin) sont rares sur les scènes actuelles. En sortant de sa zone de confort baroque, Raphaël Pichon gagne du galon, en dépit des rugosités de son orchestre.
François Lafon
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 3 octobre. Diffusion sur Arte Concert le 1er octobre (Photo © Stefan Brion)

A propos de super-héros, ne pas manquer la journée (colloque, masterclass, concert) consacrée le 6 octobre à l’Opéra Comique par le Centre Européen de Musique à la légendaire Pauline Viardot, dont Berlioz écrivait qu’en Leonore de Fidelio, « elle tenait toute la salle haletante sous le feu de son regard, par la véhémence de sa voix, l’énergie menaçante de son attitude ».

vendredi 24 septembre 2021 à 01h08
Premier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra Bastille : Œdipe de Georges Enesco sur un livret d’Edmond Fleg. « 11ème représentation à l’Opéra de Paris, 1ère dans cette mise en scène », indique le programme. C’est-à-dire que depuis sa création en 1936, l’ouvrage a été oublié par sa maison-mère, premier de la liste pas si courte des chefs-d’œuvre méconnus du répertoire français, ex-aequo avec Guercoeur d’Alberic Magnard. Voilà en tout cas une séance d’initiation, pour ne pas dire de rattrapage, qu’apprécieront ceux qui n’ont pu courir l’Europe, de Bruxelles à Salzbourg, pour entendre cet unique essai lyrique de l’éclectique Enesco. Au Palais Garnier en 1936, le public a dû sentir vaciller ses certitudes musicales. Aujourd’hui, on y entend du Strauss (celui de Salomé), du Debussy (Pelléas bien sûr), du Stravinsky (Oedipus Rex), mais aussi une façon qui n’est qu’à Enesco de marier avant-garde et archaïsme, traditions roumaine et française, pour offrir deux heures trois quarts de lave et de feu, couronné par un récitatif dont s’inspirera Olivier Messiaen pour son Saint François d’Assise. Roboratif donc, ou indigeste ? Plutôt l’un que l’autre, ayant mieux vieilli en tout cas que le livret versifié de Fleg, lequel a pour originalité de suivre Œdipe de sa naissance à sa surnaturelle disparition à Colone. Pour mieux tenir la main du spectateur néophyte, le metteur en scène Wajdi Mouawad remonte même plus loin dans un prologue de sa plume, où il nous rappelle (nous apprend ?) que la malédiction d’Œdipe (« Il tuera son père et épousera sa mère ») est consécutive  au viol perpétré par ledit père sur un enfant. Le reste du spectacle n’en suit pas moins la fable à la lettre, Mouawad s’étant cette fois gardé de réécrire celle-ci comme il l’avait à Lyon pour L’Enlèvement au sérail de Mozart (voir ici). Belle idée que ces costumes et coiffures renvoyant à un univers où l’humain participe du végétal, du minéral  et de l’animal, bonne idée aussi que de créer dans le chœur des rapports de masse intéressants, même si (manque d’habitude ?) on assiste par moment à des défilés rappelant l’opéra… en 1936. Bonne distribution (avec Anne Sofie von Otter en guest star) dominée par Christopher Maltman, Œdipe super-héros plus extraverti mais non moins impliqué (et quelle diction française !) que José van Dam au disque (EMI-Warner), sous la direction superlative d’Ingo Metzmacher, grand chef trop peu connu en France, lequel a déjà enflammé l’Opéra Bastille en 2019 dans la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch.
François Lafon 
Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 14 octobre. En direct le 14 octobre à 19h30 sur Medici.tv et sur la plateforme numérique de l’Opéra national de Paris « l’Opéra chez soi ». En différé sur Mezzo Live HD le 17 octobre à 21h et sur France Musique le 30 octobre à 20h (Photo © Elisa Haberer / OnP)

mardi 21 septembre 2021 à 23h00
Ouverture de la saison au Théâtre de l’Athénée nouvelle direction (encore mâtinée de l’ancienne) : Concerto contre Piano et Orchestre, conçu par Samuel Achache, Florent Hubert et quelques complices perpétuant le nonsense très sensé lancé aux Bouffes du Nord par Crocodile trompeur (voir ici) et Orfeo, je suis mort en Arcadie. Soit un jeune orchestre, baptisé La Sourde (tel Beethoven) se réunissant autour (?) d’une soliste pour jouer le Concerto pour clavier Wq 43/4 de Carl Philipp Emanuel Bach, abondant en surprises et se singularisant par son style déroutant. Mais l’essentiel est ailleurs, exposé en prélude par un conférencier qui se révélera percussionniste, et qui pose en un discours drôle, fin et assez fumeux les questions cruciales : qui dirige quoi, qui est avec ou contre qui dans un concerto, pourquoi et comment ? C’est ce même orateur-musicien qui fera (toujours drôlement) dérailler le cérémonial du concert, où l’on assistera, de longueurs (à gommer) en raccourcis (pertinents), à l’histoire de la musique (plus ou moins) concertante de CPE Bach à nos jours. Chemin faisant, on pensera à Prova d’orchestra et au Concerto pour tuyau d’arrosage et cordes, tout en reconnaissant qu’il n’y a ici ni allégorie sociale comme dans le film de Fellini ni détournement d’instruments et effets de cirque comme dans la pièce de Gerard Hoffnung, que tout y est plus allusif et que ces fausses routes et dérapages sont d’autant plus délectables qu’ils sont exécutés avec le plus grand sérieux, voire le plus grand calme. Il va sans dire que, venus de divers horizons musicaux (et prenant un malin plaisir à y retourner), les membres de La Sourde sont remarquables de discipline et de virtuosité.
François Lafon
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, jusqu’au 25 septembre (Photo © Joseph Banderet)

Ouverture précoce de la saison à l’Opéra de Paris-Garnier en même temps que lancement du Festival d’Automne 2021 : 7 Deaths of Maria Callas par Marina Abramovic. Nombreux points communs, outre une certaine ressemblance physique, entre la diva assoluta du lyrique et celle de l’« art corporel » (le corps comme matériau de l’acte artistique), à commencer par un jusqu’auboutisme dépassant la souffrance. De celle qui déclare : « Je suis intéressée par l’art qui dérange et pousse la représentation du danger », on attendait, à travers ces sept airs célèbres convoquant sept héroïnes sacrifiées sur l’autel du sublime, du sang et des larmes, débouchant - pourquoi pas? - sur une déconstruction/reconstruction du mythe Callas. Or c’est d'abord, commentée par elle-même d’une voix off nimbée de mystère, à une autocélébration de la performeuse que l’on assiste, au terme d’un défilé de valeureuses jeunes cantatrices (dont la Française Adèle Charvet) évoquant Tosca et Lucia, Carmen et Violetta devant un lit où repose Maria/Marina, le tout sur fond de projections géantes où, entre deux passages nuageux, la double diva accomplit son destin en compagnie du charismatique acteur Willem Dafoe. Rideau, applaudissements d’une salle justement ravie de ce digest de l’ « opéra où l’on pleure ». Mais voilà que viennent des loges des chœurs intrigants (musique de Marko Nikodijevoc), tandis que le rideau se relève sur la copie conforme de la chambre parisienne où Maria/Marina va vivre pour de vrai (plus vrai que les autres ?) ses derniers instants, reparaissant enfin en diva transfigurée. Double contentement du public (re)découvrant Maria et/ou Marina, ainsi que le chef Yoel Gamzou, dernier élève de Carlo Maria Giulini. Un signal en tout cas de l’ouverture de la maison à un nouveau public, que le nouveau directeur Alexander Neef appelle de ses voeux. 
François Lafon 
Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 4 septembre (Photo © Charles Duprat/OnP)

samedi 26 juin 2021 à 00h11
Au théâtre de l’Athénée, fin de saison et fin d’une ère – celle du directeur Patrice Martinet, auquel va succéder le tandem Olivier Mantei et Olivier Poubelle : Salomé, d’Oscar Wilde, Richard Strauss et quelques autres par le collectif berlinois Hauen und Stechen, connu in loco pour un Notre Carmen qui n’était effectivement pas celle de tout le monde (voir ici) mais laissait une impression d’inachevé, rappelant la théorie d’Antoine Vitez selon laquelle pour jouer un fou, il ne suffit pas de faire des folies, auquel cas on ne voit pas un fou, mais un monsieur qui fait n’importe quoi. De la folie aussi dans cette Salomé, mais contrôlée et donnant à réfléchir autant qu’à réagir. Certes, il faut suivre, et accepter une esthétique trash typique de la scène germanique. Il faut aussi lire la note d’intention du collectif, où l’on parle de « célébrer l’obsession de Salomé pour le Mystère » et où l’on apprend que la partition de Strauss sera librement adaptée pour petit ensemble et augmentée « d’autres matériaux », le texte de Wilde, en allemand et français (l’original) étant confronté à l’Hérodias de Flaubert ou aux Moralités légendaires de Jules Laforgue. Il nous est rappelé aussi que c’est à La Comédie Parisienne - qui allait devenir l’Athénée - que la pièce a été créée et que la Loïe Fuller (très drôlement représentée ici) a dansé sa version du mythe, tous voiles déployés. Pourquoi tout cela, qu’on ne trouverait pas (ou trop enfoui) dans le chef-d’œuvre de Strauss ? Franziska Kronfoth (metteure en scène), Roman Lemberg (direction musicale) et la troupe (puisqu’il s’agit d’une « écriture de plateau ») se gardent bien d’en donner le fin mot (ou d’en choisir un), mettant Wilde en exergue (« Le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort ») au terme d’une "Danse des sept voiles" plutôt originale, où il nous est rappelé, geste à l’appui, que l’Apocalypse (en français la Révélation) mène à la « chose dévoilée ». Au Moyen Age, on croyait que la représentation d’une tête sur un plat guérissait les maux de tête et de gorge. Raison de plus pour tenter l’expérience. 
François Lafon 

Athénée Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 30 juin (Photo © Christina Schmitt)

Rescapé de la crise sanitaire, filmé à Bordeaux sans public, V’lan dans l’œil arrive au Châtelet : salutaire pour un spectacle qui n’est que surenchère d’énergie entre scène et salle. Une forme de justice aussi pour le Palazzetto Bru Zane, qui avec Les Chevaliers de la Table ronde (voir ici) et Mam’zelle Nitouche entre autres, a beaucoup œuvré pour rendre sa place à Hervé, rival malheureux d’Offenbach aux yeux de l’oublieuse postérité. D’autant que ce premier succès du « Compositeur toqué » montre aussi bien sinon mieux que ses ouvrages postérieurs son génie à dynamiter de l’intérieur le grand style et ses prétentions. Car, V’lan dans l’œil, qui s’appelait au départ L’œil crevé - titre rendant mieux compte d’un aveuglement généralisé mais probablement moins vendeur – n’est autre qu’une parodie délirante du Freischütz de Carl Maria von Weber, prototype de l’opéra romantique allemand défendu en France par Berlioz en personne. Le public moderne n’ayant pas forcément les références adéquates, les candidats à sa résurrection doivent trouver d’autres points d’ancrage. Pierre-André Weitz y poursuit sa réflexion rôdée sur les ouvrages précités, d’autant mieux à sa place que si elle pouvait parler (ou chanter), la scène du Châtelet aurait beaucoup à dire sur la question. Epuisants ce surjeu permanent, voire cette hystérie généralisée - facilités et trivialités comprises - valeureusement soutenus par sa troupe habituelle où l’on reconnait les excellents Damien Bigourdan, Flannan Obé et Olivier Py en personne – se distrayant en marquise de cabaret de ses lourdes responsabilités directoriales (le festival d’Avignon !) ? Certainement, mais témoin aussi d’une époque où ce n’est qu’avec le « trop » que l’on rend compte d’une société. Celle d’Hervé ou la nôtre ? A vous de choisir, ou non… En attendant, chapeau à l’Orchestre (Pasdeloup), au chef Christophe Grapperon et aux chanteurs-acteurs, car pour en être la parodie, V’lan dans l’œil requiert à peine moins de qualités que Le Freischütz lui-même. Dommage seulement que les nombreux dialogues parlés ne soient pas captés avec plus de clarté. 
François Lafon 

Théâtre du Châtelet, Paris, jusqu’au 23 juin, dans le cadre du 8ème festival Palazzetto Bru Zane  (8 juin – 31 juillet) – Captation sur le site Opera on video (Photo©Eric Bouloumié)

En alternance au théâtre de l’Athénée : Pelléas et Mélisande et Powder her Face, venus du Nouvel Opéra de Fribourg et mis en scène par Julien Chavaz. Debussy vs Thomas Adès par la troupe sans complexes à laquelle nous devons in loco un sarcastique Moscou-Paradis (Chostakovitch – voir ici) et une acidulée Importance d’être Constant (Gerald Barry d’après Oscar Wilde - voir ) ? Pas vraiment car si ce « Poudrez ce visage » (ou réduisez-le en poudre) est bien le premier ouvrage lyrique (1995) du futur compositeur de La Tempête (d’après Shakespeare) et de L’Ange exterminateur (d’après Luis Bunuel - voir ), c’est, avec Pelléas, à un « théâtre musical » d’après la pièce de Maurice Maeterlinck que nous sommes conviés, Debussy n’apparaissant que sous forme de citations sporadiques dans une partition omniprésente et multi-directionnelle de l’Helvéto-Britannique Nicholas Stücklin.  Dans les deux spectacles c’est cependant la même question qui se pose : jusqu’où peut-on aller dans la mise en pièce(s) du genre opéra ? Exotisme, minimalisme, onirisme et psychédélisme sont, selon Stücklin, Chavaz et sa collaboratrice Nicole Morel les maîtres-mots de ce Pelléas pour deux chanteurs, deux comédiens, un danseur et un claviériste, bouclé en une heure et vingt minutes et suivant la trame de la pièce, mais dans une atmosphère comico-cauchemardesque, où dans et sur les bords d’une piscine sans eau, une naïade aux faux-airs d’Arielle Dombasle subit la loi de créatures mi-chair mi-poisson et vivra un amour « accompli sans un mot ». « Qui es-tu Pelléas ? » se demandent les auteurs. On n’aura pas de réponse : a-t-on envie de savoir pourquoi la Joconde sourit ? On aura en revanche reçu en pleine face la scène où Yniold (un barbu plus enfant que nature) est questionné jusqu’à la torture par Golaud (une femme). Pas de réponse non plus : « Que font-ils ? » – « Ils ne font rien ». En pleine face aussi, et tout aussi radical sous des aspects "opéra anglais" hérité de Britten l’ouvrage d’Adès, portrait lyrique à la Francis Bacon de la duchesse d’Argyll, l’aristocrate aux quatre-vingt-huit amants, contre-héroïne d’un scandale sexuel comme la gentry britannique en aura peu connu (et pourtant…) et érigée en Traviata ou en Lulu moderne à travers cet ouvrage « de chambre » (et pour cause…) où sont convoqués le jazz et le tango, Berg et Schönberg, Bernstein et Stravinsky, le cabaret berlinois et la comédie musicale façon Broadway. A moins que cette mise à mort ne consacre la « défaite des femmes » sans laquelle, selon Catherine Clément, l’opéra perd sa raison d’être. C’est bien ainsi que Chavaz la présente, poursuivant le propos de son Pelléas en la cernant à différentes périodes de sa (longue) vie dans une chambre aux murs mouvants où trône un lit tournant, hanté par un trio chantant représentant un monde qu’elle a cru dominer avant qu’il ne la broie. Interprètes investis, direction sans faille de Jérôme Kuhn à la tête de l’excellent Orchestre de chambre Fribourgeois. Un couronnement - en cette saison aux trois quarts annulée - de la politique artistique ludique, innovante et volontiers radicale poursuivie un quart de siècle durant par Patrice Martinet à l’Athénée. 
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, Paris. Pelléas et Mélisande, Powder Her Face, en alternance jusqu’au 20 juin (Photo © Magali Dougados)

vendredi 4 juin 2021 à 23h35
Retour aux sources pour la réouverture de l’Opéra Comique : L’Orfeo de Monteverdi, associant chef consacré (Jordi Savall) et metteure en scène en devenir (Pauline Bayle). Comment se démarquer, en ces temps de surinterprétation exponentielle et de Regietheater généralisé ? En faisant le contraire, si l’on en croit ce qu’on voit : scène vide, costumes neutres, gestique quotidienne, symboles parcimonieux, comme ces fleurs (du bonheur ?) qui désertent le plateau quand survient le malheur, et qui reviennent former un cercle magique dont Orphée ne sortira que pour suivre Apollon au royaume des dieux. L’invention de l’opéra, le passage du madrigal (le bonheur) au drame (déjà) lyrique n’en apparaissent-ils que mieux ?  On ne se pose pas vraiment la question, tant l’oreille est sollicitée. A la différence de René Jacobs, l’autre incontournable en matière d’Orfeo, Savall pratique la synthèse plutôt que l’analyse. Porté par un Concert des Nations et une Capella Reial de Catalunya plus que jamais à sa main, il conduit un plateau « introuvable » à se surpasser. Passage de relais haut la main entre Sara Mingardo et Furio Zanasi - déjà bouleversante Messagère et Orphée de référence dans l’enregistrement de 2002 (Alia Vox), ce dernier montant en grade (dans l’ordre divin) en devenant Apollon – et Marianne Beate Kielland, imposante Speranza, mais surtout Marc Mauillon, entré, depuis sa prise de rôle à Dijon il y a cinq ans (voir ici) dans le cercle restreint des Orphée mémorables. Notes et mots indissociables, il éclaire la Seconda pratica montéverdienne, corde sensible  du genre lyrique à venir, et assume tout naturellement l’aspect christique du personnage, en filigrane dans l’œuvre comme en témoigne l’apothéose finale remplaçant de la mise à mort « mythologique » d’Orphée par les Ménades. 
François Lafon
Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 10 juin. En direct sur Mezzo le 10 juin, en différé sur France Musique le 3 juillet.
(Photo © Stefan Brion)

Sous le titre Qui oserait encore se retourner ? le collectif Wipplay et l’Opéra Comique proposent du 5 mai au 16 juin un concours photo. « Sortir des enfers en juin 21 : quelles images pour en parler aujourd’hui, quel Orfeo serez-vous après ces mois reclus ? » Exposition des lauréats en septembre sur les grilles du théâtre. Pour tout savoir, c'est ici.

Au théâtre de l’Athénée, Les sept Péchés capitaux des petits bourgeois de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Un sujet d’actualité pour une réouverture des théâtres « en présentiel » que ce ballet-cantate créé à Paris en 1933, ultime collaboration des duettistes de L’Opéra de Quat’sous et de Mahagonny sur le chemin de l’exil. Sujet de réflexion (et de distanciation brechtienne) : sept biens (?) pour un mal, à travers l’histoire d’Anna la chanteuse et de sa sœur Anna la danseuse. Délaissant la tradition « cabaret berlinois » entretenue par la grande Lotte Lenya (épouse de Weill), le metteur Jacques Osinsky et le vidéaste Yann Chapotal nous entraînent au présent dans un road movie évoquant le cinéma de Jim Jarmusch ou Au fil du temps de Wim Wenders, un  voyage en sept étapes et sept villes américaines, où voulant empêcher Anna-danse de céder au(x) péché(s), Anna-chant, toute à son rêve petit bourgeois (c’est la partie du titre qu’on oublie trop souvent), va pousser sa sœur à en commettre bien d’autres. Une opération de retournement des valeurs typiquement brechtienne, rendue plus grinçante encore par la présence sporadique du quatuor vocal familial, lequel trouve bien longue cette quête d’un argent-roi forcément vertueux. Efficace idée : l’insert entre deux stations des tubes parisiens de Weill (La Complainte de la Seine - Je ne t’aime pas – Youkali), chansons entêtantes soulignant la bascule entre l’avant-gardiste de l’époque allemande et le futur roi de Broadway. Un écran et un simple vestiaire pour l’œil, un Orchestre Pelléas réglé au petit point par le chef Benjamin Levy et un plateau vocal oscillant tout naturellement entre « petite » et « grande » musique s’entendent à nous mener très loin dans ce « monde d’après » dont les pièges ont, en notre époque incertaine, de quoi nous faire réfléchir.  
François Lafon 
Théâtre de l’Athénee-Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 5 juin (Photo © Pierre Grosbois)

vendredi 21 mai 2021 à 23h21
Jamais deux … Après Trompe-la-Mort de Luca Francesconi (voir ici) et la plus contestée Bérénice de Michaël Jarrell (et ), la série « Créations mondiales à partir de chefs-d’œuvre de la littérature française » initiée par Stéphane Lissner se poursuit (se termine ?) avec Le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie, marquant la réouverture « en présentiel » de l’Opéra. Un projet monstre, lointaine onde de choc (selon le compositeur) de la pièce de Paul Claudel mise en scène dans son intégralité (dix heures !) par Antoine Vitez au festival d’Avignon 1987, oeuvre-monde, « pari fou égal à La Recherche du temps perdu » (Vitez), où se rencontrent les langages scéniques les plus divers pour conter « la légende chinoise des deux amants stellaires qui chaque année après de longues pérégrinations arrivent à s’affronter sans jamais pouvoir se rejoindre ». « Si l’ordre est le plaisir de la raison, le désordre est le délice de l’imagination » prévient Claudel, ajoutant « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle ». Dalbavie, sa librettiste Raphaèle Fleury et son metteur en scène Stanislas Nordey - lequel avait déjà tenté le Diable (si l’on ose dire !) à l’Opéra Bastille en se mesurant au Saint-François d’Assise de Messiaen (2004) - ont eu soin de conserver l’efflorescence baroque de la pièce tout en rendant l’intrigue la plus lisible possible. Mais la jonction ne se fait pas toujours entre les tragiques et les grotesques évoluant au milieu d’un ballet de grandes toiles - référence à la peinture espagnole de l’époque en même temps que théâtre de tréteaux -, et la grande affaire reste la « musification » du verbe claudélien, déjà musical et ô combien lyrique. Tout en induisant que Le Soulier de satin est un opéra qui s’ignore, Dalbavie semble sans cesse se demander à partir de quel moment la parole ne peut plus faire autrement que laisser la place au chant, risquant de ravaler sa partition au rang de musique de scène. Un travail au petit point cependant, où se distingue l’Orchestre de l’Opéra dirigé par le compositeur lui-même : passages parlés soutenus par un ensemble riche auquel viennent s’ajouter des instruments « non classiques », récitatifs toujours soucieux de l’intelligibilité du texte, rares ensembles s’enchaînent, unis par une houle orchestrale en situation (nous sommes au temps des caravelles). Un mélange des genres qui pour les interprètes confine à l’acrobatie, la palme revenant au contre-ténor Max Emmanuel Cencic (Ange gardien stratosphérique), mais aussi aux protagonistes Eve-Maud Hubeau, superbe Prouhèze, et Jean-Sébastien Bou en Camille le renégat. Moment de rêve : l’intervention de la Lune, à laquelle, planant au-dessus d’un bruissant tapis sonore, la voix sans pareille de Fanny Ardant (hélas ! enregistrée) prête d’insondables prolongements. Public encore plus clairsemé que ne le réclame l’actuelle jauge de 35% pour cette traversée de six heures donnée en matinée à cause du couvre-feu. En attendant la mise en place de MORE (Mon Opéra Responsable et Engagé), vigoureux programme de désenclavement groupant trois objectifs : créer, s’ouvrir et préserver/transmettre.
François Lafon 

Opéra National de Paris Palais Garnier, jusqu’au 13 juin. Diffusion gratuite le 13 juin à 14h30 sur la plateforme maison L’Opéra chez soi et pendant 48h sur medici.tv. En différé sur France Musique le 19 juin
(Photo © Elisa Haberer/OnP)

lundi 26 avril 2021 à 12h13
Le second concert de l’édition confinée du Festival de Pâques de Deauville, filmé Salle Élie de Brignac et diffusé gracieusement en direct sur ConcertHall, réunissait comme à l’accoutumée de jeunes et méritants interprètes dans des œuvres rares – combinaison gagnante d’un festival qui cultive ainsi sa raison d’être depuis un quart de siècle. Ingéniosité et tonalités allègres ou mystérieuses avec l’Introduction et Allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes de Ravel pour débuter, avec la harpiste Coline Jaget bien entourée par un quatuor mené par le violoniste Shuichi Okada, ce soir-là transfuge du Trio Arnold.
Lyrisme ensuite avec Psyché de Falla qui n’a rien à envier à la Lyrique japonaise de Stravinsky, a fortiori dans cette configuration qui associe à la voix un ensemble constitué d’une flûte, d’une harpe, d’un violon, d’un alto et d’un violoncelle. À peine sortie des brumes de sa Mélisande debussyste rouennaise – c’est à côté, ou presque ! – la mezzo Adèle Charvet apporte une chaleur idéale à cette partition si pulpeuse – et quel dommage qu’on ne lui ait pas demandé le cycle entier des Siete Canciones espagnolas du même Falla, nous gratifiant seulement de deux, Jota et Nana, nimbées d’une clarté paradisiaque, avec pour seul accompagnement les arpèges de la harpe de Coline Jaget. Comble de l’expressionnisme cru de Falla ensuite, avec le Concerto pour clavecin et cinq instruments de 1926. Œuvre géniale, « inexpressive » au sens romantique, arcboutée sur l’entrelacs de ses rythmes percussifs et ses timbres frottés, confiée au claveciniste Justin Taylor, qui, dans la lignée de Wanda Landowska, commanditaire et dédicataire du Concerto pour clavecin, s’illustre aussi bien dans le répertoire baroque que contemporain. Un chef-d’œuvre succède à un autre, avec les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé de Ravel qui voit le retour sur le plateau d’Adèle Charvet, dont le timbre grave se confond élégamment avec les modulations étranges et quasi baroques de l’ensemble instrumental (piano, quatuor à cordes, piccolo, flûte et clarinette basse) dirigé par Romain Dumas.    
 
Stravinsky aurait pu parfaire ce beau programme, mais le succès de la seconde partie n’était pas moins assuré avec, autre rareté, les trois Danses andalouses de Manuel Infante (1883-1958) pour deux pianos, par Ismaël Margain et Clément Lefebvre. Andalou de Paris – il se fixa en France en 1909 pour ne plus retourner dans son pays natal – Infante s’inspire largement du répertoire traditionnel pour composer sur près d’un quart d’heure de capiteuses Danses dédiées à la Princesse de Polignac en 1922. En conclusion, les quatre volets de la Rhapsodie espagnole magnifient ce mélange de rêverie et d’ardeur qui caractérise l’écriture de Ravel lorsqu’il évoque la danse et son Espagne adorée, surtout lorsqu’elles s’animent du feu pianistique d’un tel duo.
   Franck Mallet
• Salle Élie de Brignac, Deauville, 24 avril 2021, 20 h 30
Prochains concerts les 1er (Mahler, Grief et Schubert) et 8 (Saint-Saëns, Chabrier, Hahn et Ravel) mai, également diffusés en direct sur France 3 Normandie, facebook, RecitHall et Music.Aquarelle
Photo : Adèle Charvet et Mathilde Cadérini : ©Claude Doaré

lundi 22 mars 2021 à 16h22
Une représentation maintenue à l’Opéra de Lille qui tient « du miracle » pour sa directrice Caroline Sonrier, eu égard à la motivation des artistes comme du personnel : deux représentations réservées aux professionnels (20 et 22 mars) pour l’unique ouvrage lyrique de Debussy mis en scène par Daniel Jeanneteau et dirigé par François-Xavier Roth à la tête de son ensemble sur instruments d’époque. La scène s’ouvre sur le décor unique d’un trou béant à l’avant du plateau, flanqué de deux murs très hauts. À la fois source, précipice, fontaine et gouffre (où viendra basculer de manière saisissante le corps de Pelléas, au final de l’Acte IV), le théâtre de Maeterlinck va tourner tout autour comme un manège selon une mécanique d’attraction-répulsion des corps, fidèle à l’esprit du texte : cette distance entretenue entre les différents personnages, qui surgissent de l’obscurité pour y disparaître – ce que le metteur en scène nomme le jeu : « des rapports entre les êtres, l’édifice complexe et mouvant  de leurs relations familiales, amoureuses et psychiques ». Cette distanciation, Covid-19 oblige, s’exerçait aussi à l’orchestre, avec dans la fosse les cordes et, derrière le chef, les vents, installés sur un parterre débarrassé de plus de la moitié de ses sièges et pourvu d’écrans relayant ses indications. Reconnu pour son travail de recherche sur les partitions, en particulier celles du début du XXe siècle (Stravinsky, Debussy, Ravel…), François-Xavier Roth se fonde sur une nouvelle édition critique de 2020 (XXI Music Publishing), les conseils de son collègue Louis Langrée, qui a dirigé plusieurs fois Pelléas, et les « partis pris artistiques » de son mentor Pierre Boulez. Un enjeu artistique d’autant plus important pour lui, puisque le premier opéra qu’il dirigea à Caen, en 2002, était ce même ouvrage… Vingt ans plus tard, et à la tête des Siècles, ensemble qu’il a fondé, il offre une version sensiblement différente de ce que les maisons d’opéras nous proposaient jusque-là. C’est moins le soyeux des cordes que le nerf de l’orchestre debussyste que Les Siècles mettent en valeur : comme si les brumes mystérieuses de la forêt faisaient place à la clarté expressive des contrastes d’une Mer en devenir – dont la création viendra trois ans plus tard. Roth ne verse pas pour autant dans un orchestre grandiloquent ni dans une réserve exagérée – la leçon de Boulez, peut-être ? Forts de leur expérience sur les partitions réévaluées du Sacre du printemps et de Petrouchka de Stravinsky, les instrumentistes des Siècles appliquent une méthode similaire en cultivant une sonorité plus détaillée et franche. Prise de rôles pour le couple vedette, le ténor Julien Behr et la soprano Vannina Santoni. Behr interprète un Pelléas trop effacé, à la voix souvent couverte par l’orchestre – souhaitons qu’à l’occasion de la captation vidéo et audio (un enregistrement CD est prévu) ce problème soit résolu ! – ce que compense une certaine  aisance scénique. Pieds nus, « bête blessée, proie ou chasseresse, victime et bourreau, mue par des injonctions contradictoires » (Jeanneteau) la Mélisande tour à tour apeurée, naïve et féline de Vannina Santoni, est d’autant plus en osmose avec le spectacle qu’elle offre une interprétation mûrement réfléchie de son personnage, apparition échouée sur les rives d’un monde en décomposition. Son timbre égal et assuré domine la distribution et vibre à l’unisson avec l’impérieux Golaud du baryton Alexandre Duhamel, tout aussi vif à restituer la variété de son caractère, de la fermeté à la lâcheté, jusqu’à la folie. Le reste du plateau ne démérite pas, bien au contraire, avec la Geneviève de Marie-Ange Todorovitch, l’Arkel de Jean Teitgen, le médecin de Damien Pass et l’Yniold d’Hadrien Joubert, jeune garçon issu de la Maîtrise de Caen – tous d’une diction parfaite. Ce Debussy, certes différent, nerveux, contrasté et quasi convulsif fera date ; le voilà capté et préservé, donc à revoir.      
   Franck Mallet
• Opéra de Lille, 20 mars 2021, 17h.
Diffusion sur OperaVision [www.operavision.eu] à partir du 9 avril et sur la chaine de télévision régionale Wéo.
Photo : Alexandre Duhamel (Golaud) et Vanina Santoni (Mélisande)© Frédéric Lovino

lundi 8 février 2021 à 11h02
Un plateau de concert aujourd’hui, ça ressemble à du gruyère : c’est plein de trous. Avec des violonistes masqués à un mètre les uns des autres, des flûtistes qui s’évertuent à ne pas envoyer d’air vers leurs voisins et des trombonistes qui peuvent allonger leur coulisse sans craindre de taper l’épaule de celui qui est devant eux, on se demande parfois comment les musiciens font pour résister aux courants d’air. Dimanche dernier à l’Opéra de Zurich, en direct sur Arte et sans public, bien sûr, ils ont fait encore plus fort que du… gruyère : des grands trous, des grands trous, toujours des grands trous. Pour Un Requiem allemand, le chef Gianandrea Noseda était au fond de la scène, l’orchestre déployé jusqu’à l’avant-scène, les sopranos et les altos disséminées dans la salle, un rang sur deux, les ténors et les basses répartis dans les deux étages de loges, un chanteur par cellule. Quant aux solistes, Lydia Teuscher et Konstantin Shushakov, ils se tenaient tout au fond de la salle, à quelques quarante mètres du chef. Résultat ? Un Brahms superbe et prenant dans une atmosphère extraordinaire : bravo les ingénieurs du son, bravo la réalisation (Michael Beyer, pas le premier venu) et bravo les interprètes. A dévorer à pleines dents sur Arte Concert, par ici.
Gérard Pangon

vendredi 8 janvier 2021 à 14h57
Un chœur lointain au détour d’un sujet-TV lors de la panthéonisation, le 11 novembre dernier, de Maurice Genevoix, auteur de Ceux de 14, puis de nouveau le silence. Aujourd’hui et en espérant la réouverture pas trop lointaine des musées et monuments, Pascal Dusapin présente In Nomine Lucis, sa musicalisation du temple laïc commandée par l’Etat parallèlement à la subtilement cauchemardesque installation d’Anselm Kiefer honorant lui aussi "les morts pour la France de la Première Guerre Mondiale". Soixante-dix hauts parleurs, cent-vingt-huit pistes « pour transformer le lieu en poumon vocal », un « cubicube » recomposable à l’infini de pièces chorales interprétées par dix-sept membres du Chœur Accentus créent un espace sonore mouvant et imprévisible, tandis que des colonnes et statues sourdent les noms des héros disparus chuchotés par les comédiens Florence Darel (Madame Dusapin à la ville) et Xavier Gallais : « Durant toutes ces nuits d’entre deux confinements passées à travailler sous la coupole, j’étais obsédé par le Pendule de Foucault revenu dans son cadre d’origine et rendant sous mes yeux perceptibles les mouvements de la Terre. Ma musique s’en est imprégnée », remarque le compositeur. Pour le promeneur-auditeur, une étonnante impression d’équilibre et de continuité se dégage de cette expérience de haute technologie : « J’ai dû faire des simulations de systèmes harmoniques, en binaural, avec mon ami et ingénieur Thierry Cauduys pour vérifier les sensations produites ». Un certain sentiment religieux aussi (les choeurs sont en latin), bien que Dusapin précise qu’il a toujours eu en tête la laïcité du lieu. Une laïcité de toute façon contredite par la fresque christique surplombant les effigies républicaines, souvenir de la vocation première du Panthéon. 
François Lafon 

Panthéon, place du Panthéon, Paris (Photo © DR)
Pascal Dusapin, invité du 31ème festival Présences de Radio France : 12 concerts du 2 au 7 février avec ou sans public (selon situation sanitaire) retransmis en direct et en différé sur France Musique

jeudi 31 décembre 2020 à 16h02
Que le Messie de Haendel fasse l‘actualité au moment de Noël, rien que de très normal. C’est la saison. Mais la morosité engendrée par la pandémie lui confère un regain de popularité : le célèbre Alléluia semble jouer le rôle d’un exorcisme pour tenter d’éloigner le Covid et ses mauvais démons. L’année nouvelle les verra-t-elle disparaître ? On peut en douter, mais on peut aussi espérer. Après le Messie de New-York (voir ici), l’Alleluia de Barcelone donne le moral : 352 choristes d’Espagne et du Portugal se sont réunis virtuellement, filmés de chez eux pour interpréter ce tube de Haendel. L’Orquestra Barocca Catalana et la chorale Barcelona Ars Nova ont ensuite pris le relais pour « habiller » cet enregistrement et le faire résonner dans la basilique Santa Maria del Mar. Et les choristes apparaissent petit à petit sur les murs de l’église gothique pour un concert virtuel et spectaculaire qui vaut le détour.
Gérard Pangon
 
La vidéo, c’est par ici
 
mercredi 23 décembre 2020 à 17h37
Fondée en 1873, The Oratorio New-York Society est l’une des plus anciennes organisations musicales aux Etats-Unis. Son cinquième président, un certain Andrew Carnegie, fit construire une salle de concert dont l’inauguration eut lieu en 1891. Dès 1874, The Oratorio New-York Society, composée de professionnels et d’amateurs, prend l’habitude d’interpréter chaque année à Noël le Messie de Haendel, au Carnegie Hall, bien sûr, depuis son ouverture, ce qui constitue un événement populaire new-yorkais. La salle est aujourd’hui fermée pour cause de Coronavirus, mais The Oratorio New-York Society n’aurait pour rien au monde manqué à la tradition. En octobre, musiciens et chanteurs ont décidé d’interpréter des extraits du Messie en respectant toutes les précautions sanitaires. Pour lancer un Hallelujah optimiste, on en bien besoin. 
Gérard Pangon
La vidéo, c'est par ici.

mercredi 9 décembre 2020 à 14h36
3 décembre Invalides. Etrange concert des Révélations des Victoires de la musique. Pandémie oblige, l’atmosphère est fantomatique : une douzaine de spectateurs masqués dans l’immensité de la cathédrale, dont les musiciens doivent domestiquer l’acoustique, ce qui n’est pas une mince affaire. Est-il possible dans ces conditions difficiles qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, alors que ce concert est justement fait pour les laisser s’épanouir ad libitum ? Ils ont la chance, en tout cas, d’avoir pour marraine Claire Désert, accompagnatrice attentive, souriante et rassurante.

Le ténor Kevin Amiel et la soprano Marie Perbost ne sont déjà plus des débutants, ils chantent extraverti, jouent sur leur présence efficace, ce qui séduit dans l’opéra italien (Donizetti) mais n’est pas toujours ad hoc ailleurs : on attend parfois un peu plus d’intériorité et de tempérance vocale (chez Massenet pour lui, chez Debussy pour elle).

Les trois nommés dans la catégorie Soliste instrumental complètent le plateau. Théotime Langlois de Swarte, si éblouissant dans le répertoire baroque (voir ici), se trouve un peu étouffé chez Mozart par le hautbois de Gabriel Pidoux : dans des transcriptions de La Flûte enchantée par Wolfgang himself (air de Papageno, deuxième air de la Reine de la nuit), celui-ci occupe magnifiquement un espace dont les résonances le favorisent. Et il récidive dans la Sonate pour hautbois de Saint-Saëns, pièce rare, où il fait merveille. Quant à la violoniste Raphaëlle Moreau, chez Chostakovitch (Pièces pour deux violons) comme dans un Nocturne de Lili Boulanger ou dans l’Elégie de Massenet, elle fait preuve d’une superbe musicalité et d’un caractère affirmé. Elle rayonne. 
Gérard Pangon
 
Ce concert, dont on imagine que l’enregistrement aura gommé les bugs acoustiques, est diffusé le 12 décembre à 21 heures sur Radio-Classique. Le prochain concert aux Invalides, le 17 décembre, en jauge réduite, est consacré à Puccini.
 
En direct de l’Opéra Comique sur Arte Concert et France Musique, unique représentation d’Hippolyte et Aricie de Rameau. Un spectacle emblème, maintenu coûte que coûte après l’annulation in loco du Bourgeois Gentilhomme pour cause de Covid, annoncé comme tel par la ministre de la Culture en personne au moment où, réduits au silence, théâtres et artistes exsangues ne donnent plus signe de vie (mais avec abondance et imagination) qu’en streaming, replay et images d’archives (à la même heure, l’Ensemble Intercontemporain, lui aussi relativement protégé, proposait depuis la Philharmonie de Paris déserte son concert Music Box). Deux moments : la salle Favart vide de spectateurs, soudain ranimée par la musique de Rameau, et la même salle une fois la musique tue, la troupe déployée à la corbeille, face à la scène. Entre les deux, filmé en plans serrés par les caméras de François Roussillon et dirigé dans le même esprit par Raphaël Pichon, un quatuor de luxe - Stéphane Degout (Thésée), Sylvie Brunet-Grupposo (Phèdre), Reinoud van Mechelen (Hippolyte), Elsa Benoit (Aricie) -  affronte comme si sa vie en dépendait (comme au théâtre ?) l’étrangeté de la situation. Pas trop grave que la mise en scène de Jeanne Candel,  si disparate, si peu ludique (plus de ballets ou presque) ne retrouve qu’à de rares moments la folie éclairante de son Crocodile trompeur, Didon et Enée aux Bouffes du Nord (voir ici). On reste sur le passage final de Lea Desandre en randonneuse à vélo, demandant au « Rossignol amoureux » de « répondre à nos voix » avant de se perdre dans le silence. Une version retravaillée de la captation sera diffusée sur Arte et éditée en DVD. Tout y sera dit, mais avec cette intensité ? 
François Lafon 
Disponible sur Arte Concert jusqu’au 13 mai 2021 
mardi 13 octobre 2020 à 23h55
Trop courte escale (quatre représentations) au théâtre de l’Athénée (après Compiègne et … La Nouvelle Eve à Paris) de Normandie, « musical transatlantique » de Paul Misraki (musique), Henri Decoin (scénario) et André Hornez (lyrics), heureuse (re)trouvaille de l’excellente compagnie Les Frivolités Parisiennes. Une opérette embarquant en 1936 le public ravi des Bouffes Parisiens sur le plus luxueux paquebot de l’époque récemment mis à flot et que l’on pensait (à tort) promis à une longue carrière (réquisitionné en 1942 par les Etats-Unis, il ira à la casse après avoir brûlé). Salle masquée mais tout aussi ravie ce soir, savourant ce moment de bonheur dans un monde tout aussi incertain, intrigue d’opérette rebattue (les pères sont riches, lourdauds et américains, les prétendants français, débrouillards et sans le sou) mais truffée de sous-texte et de non-dit, se parant de troublants pré-échos quand vient la morale de l’histoire : « Ca vaut mieux que d’attraper la scarlatine », chanson chorale pas si innocente immortalisé en son temps par Ray Ventura et ses Collégiens. D’une danse sur un volcan à une autre, le metteur Christophe Mirambeau s’est bien gardé de souligner le parallèle, s’en tenant à la charte des Frivolités (pas si loin de celle des baroqueux) : retrouver le ton et le son de l’époque, et en tirer les conclusions que l’on voudra. La troupe et l’orchestre sont montés sur ressorts, et le spectacle tout entier - savoureuses vidéos animées « alla Sempé » de la scénographe Casilda Desazars comprises - épouse à merveille le rythme franco (Messager n’est pas loin) – américain de la musique de Misraki. Par les temps qui courent, cela vaut le plus vitaminé des régimes.
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, jusqu’au 16 octobre

jeudi 1 octobre 2020 à 20h48
Quel étrange Traumgörge, troisième opéra de Zemlinsky, qu’aurait dû diriger Mahler, son commanditaire, à Vienne, en octobre 1907, si ce dernier n’avait quitté son poste quelques mois plus tôt. Créé tardivement, à Nuremberg, en 1980, l’ouvrage connaît un certain succès, suivi d’un premier enregistrement dirigé par Gerd Albrecht (Capriccio). À Nancy, on apprécie Zemlinsky au point que ces dernières saisons virent à l’affiche pas moins trois de ses ouvrages : Une Tragédie florentine, le Roi Candaule et Le Nain. Nouvelle surprise avec en ouverture de saison ce Görge le rêveur dont l’Opéra assurait la création française. Proche de Schoenberg et professeur de Korngold,  le compositeur fut marqué autant par Richard Strauss que par Mahler. À trente-cinq ans, il commence par une sorte de conversation en musique dans l’esprit de Strauss : sonorités raffinées et élégance du chant – excellemment préservés dans cette réduction pour une vingtaine d’instrumentistes – covid oblige – par Jan-Benjamin Homolka, auteur également d’une version de chambre du Nain. Görge, c’est un peu Zemlinsky, l’artiste rejeté par la société qui choisit, guidé par une princesse, de vivre dans un royaume enchanté où il trouvera Gertraud, l’âme sœur. Dans l’épilogue, le voici de retour dans son village natal… mais cette fois apprécié de tous. Voix puissante, forçant systématiquement les aigus – ça s’arrange un peu au 2e acte –, le ténor Daniel Brenna wagnérise outre mesure son personnage de Görge. En revanche, le reste de la distribution se coule dans le langage tout en nuance du compositeur, en particulier le double rôle de la Princesse / Gertraud de la soprano Helena Juntunen, déjà appréciée à Nancy – entre autres dans la Marietta de La Ville morte de Korngold (2010 et 2015) et Donna Clara, du Nain du même Zemlinsky (2013). C’est elle la vraie vedette de l’opéra, bien entourée par le reste des chanteurs. Moins empourpré et plus retenu que le postromantisme de son élève Korngold (Violanta, La Ville morte…), le style de Zemlinsky nécessite à la fois une transparence et des couleurs en demi-teintes, mais aussi des coups de griffe pour évoquer la souffrance existentielle des personnages. Un fantastique mahlérien que restitue avec panache la chef d’orchestre hongroise Marta Gardolinska, tandis que le metteur scène Laurent Delvert parvient à suggérer la violence sous-jacente du conte avec ses aubes irréelles, ses êtres mystérieux et ses feux démoniaques. Un spectacle à revoir le mois suivant à Dijon, coproducteur.    
                                                                      Franck Mallet

Prochaines représentations : 2, 4 et 6 octobre, Opéra national de Lorraine, Nancy ; 16, 18 et 20 novembre, Opéra de Dijon.

Photo : Görge le rêveur@Jean-Louis Fernandez
mercredi 2 septembre 2020 à 23h00
Longtemps on n’a retenu de Bayreuth que la colline verte gravie par les wagnérophiles pour aller se recueillir quelques heures durant au Festspielhaus. Cette année, la vedette de Bayreuth, c’est le Théâtre des Margraves, un bijou baroque de 1748, réouvert depuis 2018 après cinq ans de travaux. C’est là – et dans quelques autres salles de la ville - qu’a lieu du 3 au 13 septembre, le premier Bayreuth Baroque Opera Festival qui réunit quelques vedettes du répertoire dans une alternance d’opéras (Porpora, Vinci) et de récitals (Delphine Galou, Vivica Génaux, Joyce di Donato, Jordi Savall, Franco Fagioli, Marc Emmanuel Cencic, Julia Lezhneva…). Difficile de se précipiter à Bayreuth ? Pas d’inquiétude : le festival sera visible à partir du 8 septembre sur la page Facebook de Total baroque, cette chaîne de diffusion sur le Net riche de quelques concerts d’anthologie, qui a déjà naguère fait le bonheur des confinés.
Gérard Pangon
 
 
jeudi 27 août 2020 à 18h27
Des plus connus jusqu’aux plus modestes, les festivals ont déployé cet été des trésors d‘imagination pour ne pas rester musique morte, et les diffusions sur Facebook, Youtube et nombre de sites festivaliers ont permis de garder le fil avec les musiciens. A Versailles, le Centre de Musique Baroque propose, lui, des ateliers bien réels pour entrer dans les coulisses d’un spectacle en participant à la construction de décors ou à la confection de costumes, en apprenant quelques refrains avec les chanteurs, en répétant avec les comédiens ou en dansant à la manière baroque. A l’issue de ces ateliers, vous voilà dans le spectacle lui-même durant une demi-heure à l’Hôtel des Menus Plaisirs. De quoi assouvir une passion ou susciter des vocations.
 
Samedi 28 et dimanche 29 août, 9 h 30 – 12 h 30 ou 14 h 30 – 17 h 30.
Hôtel des Menus Plaisirs 22 avenue de Paris 78000 Versailles
Réservations au 01 39 20 78 10 ou sur www.cmbv.fr
 
mercredi 1 avril 2020 à 18h31
Contre vents, marées et virus, le Festival de Saintes prépare sa 49ème édition sous le signe des deux B : B comme Bach, un habitué, et B comme Beethoven, généralement plus discret dans cette Abbaye où le baroque sonne si bien, mais le 250ème anniversaire de sa naissance ne pouvait pas laisser indifférent. Au programme, entre autres, deux de ses symphonies (la 1 et la 7), deux de ses quatuors (le 10 et le 15) et la Missa Solemnis par l’Orchestre des Champs Elysées sous la direction de Philippe Herreweghe.
Côté Bach, des cantates of course, des Concertos pour trois et quatre clavecins avec Bertrand Cuiller, Violaine Cochard, Pierre Gallon et Olivier Fortin (rien que ça), et en clôture, la Passion selon Saint-Jean par Vox Luminis qui, depuis quelques années, s’épanouit bien dans l’Abbaye.
Et les autres ? Gli angeli avec un bouquet de Stabat Mater (Palestrina, Scarlatti, Pergolese et Pärt), Le Banquet céleste de Damien Guillon avec un oratorio de Stradella, Les Talens lyriques dans les Quatre Saisons de Vivaldi (une première) et puis, et puis... une vingtaine d’autres programmes, de quoi frissonner de plaisir pendant 8 jours.
Gérard Pangon
 
Festival de Saintes 2020, du 18 au 25 juillet à la cité musicale de l’Abbaye aux Dames. Pour tout savoir : https://www.festivaldesaintes.org
(Photo : Philippe Herreweghe © Michel Garnier)
 
mercredi 11 mars 2020 à 12h43
Quand Louis XIV inaugure les Invalides, on joue le Te Deum de Michel-Richard de la Lande. Pour célébrer le 350ème anniversaire de cette institution, celui de Marc-Antoine Charpentier fait l’affaire, du moins le plus connu, en ré majeur. Pour renforcer le côté majestueux de ces pompes et circonstances à la française, Hervé Niquet et son Concert Spirituel commencent par les deux Marches avec timbales et trompettes prévues à l’origine par le compositeur, mais la plupart du temps passées sous silence depuis que le début de ce Te Deum est devenu un tube mondial grâce à l’Eurovision. Dans ce répertoire, l’Ensemble est à son affaire : l’orchestre caracole, les bois (superbes) se frayent un joli chemin, les solistes et le chœur s’en donnent à cœur joie et le chef se livre à son numéro favori de bateleur. Hervé Niquet se compare parfois à l’une de ces figurines qu’on trouve dans les bazars chinois et agitent le bras de manière mécanique, il n’en est rien ici : ses moues, ses regards, ses frémissements de la main et l’envolée de ses bras donnent le ton, le tempo (vif), et assurent la réussite de cette interprétation.
Avant ce Te Deum, le concert débute avec des motets de Charpentier composés lorsqu’il était au service de la duchesse de Guise. Destinés à célébrer, eux aussi (la Vierge, quelques saints et un mariage...), ils donnent à entendre les subtilités de Charpentier, son sens des contrastes et de la mélodie. Après les avoir entendus, la duchesse de Guise se précipitait, paraît-il, chez son confesseur pour avouer qu’elle avait succombé à leur suavité. La suavité n’est pas le principal caractère du Concert spirituel, mais on a succombé nous aussi.
Gérard Pangon
 
Cathédrale Saint-Louis des Invalides 10 mars 2020 (Photo © DR)

vendredi 21 février 2020 à 01h12
A l’Opéra Comique, nouvelle production et 1694ème représentation de La Dame blanche de François-Adrien Boieldieu, quatrième ouvrage le plus joué dans la maison après Carmen, Manon et Mignon. Créé un demi-siècle avant Carmen, mais son antipode justement, pour ne pas dire son antidote : tout ici est souriant et bien pensant, en phase avec le lieu et l’époque - et même d’actualité, puisque le livret de Scribe d’après Walter Scott (à la mode du temps lui aussi) glorifie, un an après le couronnement de Charles X, la « restauration » d’une famille exilée. Quant à la musique, troussée en trois semaines (pour remplacer une création d’Auber) par un Boieldieu au faîte de son savoir-faire, elle rossinise beaucoup (les deux hommes étaient voisins, et pas seulement par l’adresse), mais rend habilement hommage aux grands anciens, à commencer par Grétry. Wagner lui-même la louait, alors que Berlioz y voyait plus cyniquement une machine à cash. Mais que faire de cette « Gentille dame » (un des nombreux tubes de l’œuvre), si proche de son public qu’on y assiste même, cent-vingt-six ans avant le Rake’s Progress de Stravinsky, à une vente aux enchères « en temps réel », point culminant d’une intrigue où l’argent et la propriété (XIXème siècle, siècle bourgeois) sont des motifs récurrents ? Rien de plus que ce qu’elle est, démontre la metteur en scène Pauline Bruneau - dont La Bohème, notre jeunesse restait déjà sur la même scène (voir ici) au plus proche de l’imagerie puccinienne. Pas de transposition donc (une forme d’originalité de nos jours), mais des effets vidéo bien placés (apparitions et disparitions de cette Dame blanche qui est en l’occurrence un faux fantôme) et quelques clins d’œil dans le jeu d’acteurs pour faire passer des dialogues parlés qui, eux, ont fait leur temps. Une troupe musicalement haut de gamme, où le ténor Philippe Talbot et la soprano Elsa Benoit (une formidable Française détachée à l’Opéra de Munich) se jouent des acrobaties vocales à eux demandées, dirigée avec l’élégance requise par le très doué Julien Leroy. Ovations pour tous aux saluts : cette si convenable Dame blanche serait-elle aussi de notre temps ?
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 1er mars (Photo © Christophe Raynaud de Lage)

Moment fort du Festival Présences à la Philharmonie de Paris : Written on skin de George Benjamin – invité de l’année (voir ici) – dirigé par lui-même. Dans Musikzen (voir ) à propos de la création (mise en scène de Katie Mitchell) : « Prochain test : une autre équipe, une autre vision. Si l’ouvrage en sort victorieux, il sera un classique ». Mieux encore ce soir : l’ouvrage, est donné en version de concert comme un pilier du répertoire, sa structure même (répliques à la troisième personne, inclusion des didascalies dans le dialogue) se prêtant idéalement au jeu. Pas tout à fait en concert d’ailleurs : discrètement mis en espace par Dan Ayling, il révèle une autre dimension, l’intimisme. Un couple – le Protecteur (c’est tout dire) et son épouse l’innocente et illettrée Agnès -, trois anges dont l’un va sortir du groupe pour devenir « le Garçon », enlumineur (qui « écrit sur la peau » - le parchemin) et révélateur de la femme à elle-même au risque de sa propre vie, nous font voyager immobiles du Moyen-Age provençal à notre temps pour une nouvelle variation sur le thème du « Cœur mangé », motif shakespearien que le « texteur » Martin Crimp (il n’aime pas le terme librettiste) pare de sa prose inimitable mixant l’ailleurs et le quotidien et dont Benjamin magnifie l’étrangeté avec une violence et une délicatesse qui font de lui l’héritier de Debussy et de Britten. Plateau superbe et renouvelé, Georgia Jarman remplaçant – comme elle l’avait fait à Lyon dans Lessons in Love and Violence des mêmes auteurs (voir ) - la créatrice Barbara Hannigan, entouré du contre-ténor Tim Mead (le Garçon) et du baryton Ross Ramgobin (le Protecteur), Philharmonique de Radio France - augmenté d’une viole de gambe et d’un harmonica de verre - applaudissant en connaisseur le chef-compositeur aux saluts. Avant le concert : rencontre publique avec Crimp et Benjamin. Savoureux dialogue dans un français imaginatif ("Entre nous, nous sommes sucrés", dit Benjamin) sur une collaboration que le présentateur Arnaud Merlin compare à celles de Mozart et Da Ponte ou de Strauss et Hofmannsthal (sourire des intéressés), d’où il ressort que sur les références littéraires (Walter Benjamin), picturales (Klee), psychanalytiques et symboliques dont les commentateurs ont fait leur miel depuis la création de l’ouvrage en 2012, prend le pas pour les créateurs le  souci  de rester clair, d’éviter tout didactisme, de ne pas faire ce qui est attendu, de mettre les chanteurs vocalement à l’aise (rare dans l’opéra contemporain) et de ne pas surligner les affects. Mozart et Da Ponte ne les auraient certainement pas désavoués. 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 14 février - 30ème Festival Présences, jusqu’au 16 février - Disponible sur www.francemusique.fr (Photo © Chris Christodoulou)

vendredi 14 février 2020 à 20h03
Créé au printemps 1995 à Berkeley (Californie) et repris dans la foulée en France, à la Maison de la Culture de Bobigny (Seine-Saint-Denis), le troisième ouvrage lyrique du compositeur américain surprit quelque peu à l’époque. Ni opéra ni comédie musicale, I Was looking at the ceiling and then I saw the sky lorgnait en réalité du côté du rock, comme Gershwin et Weill, cinquante ans plus tôt, intégraient le langage populaire de leur époque. Repris un quart de siècle plus tard par l’Opéra de Lyon, l’ouvrage s’est plutôt bonifié et les « louables » intentions du livret, écrit par June Jordan, qui évoquait – pas toujours avec finesse, il est vrai – à la fois les brutalités policières, le racisme, l’émigration et les problème sociaux, à l’aune du tremblement de terre de Los Angeles, en 1994, trouvent hélas encore des correspondances avec le monde actuel. S’appuyant sur son « ressenti d’immigré », le metteur en scène d’origine roumaine Eugen Jebeleanu offre une interprétation d’une lisibilité immédiate – ce qui n’était pas le cas pour les spectateurs de la création, plongés dans un spectacle sombre et d’une gravité pesante, avec en outre des personnages dédoublés par des danseurs (…).
L’homme de spectacle joue à fond la carte musicale : il épouse le rythme soutenu de la partition, renouvelant la scénographie pour chacune des chansons (au total, vingt-trois), à partir de la scène sur le devant, et des trois pièces d’un appartement éclaté au-dessus de l’orchestre. Deux guitaristes, un batteur, un saxophoniste, une clarinettiste, un contrebassiste et trois claviers, dont deux synthétiseurs et un piano : l’ensemble instrumental et les solistes du Studio de l’Opéra de Lyon swinguent avec une justesse et une clarté sonore grisantes sous la baguette de Vincent Renaud. Nul temps mort pour cette partition destinée avant tout – et surtout ! – à des chanteurs et comédiens familiers de la pop, de la soul et du jazz.
Il n’empêche que la partition gagnerait à être allégée d’une bonne vingtaine de minutes, sur une durée originale d’une heure cinquante : La poétesse a voulu « trop bien faire » et le musicien a beau fourbir une grande variété de numéros, plusieurs frisent le cliché. Et ce n’est peut-être pas un hasard si le premier enregistrement de cet ouvrage, sous la baguette du compositeur, opérait une sélection, passant de vingt-trois à quinze numéros… Mais qu’importe, car la palme revient sans hésiter à la formidable équipe vocale réunie pour l’occasion, féminine, avec Axelle Fanyo (Leila), Clémence Poussin (Consuelo) et Louise Kuyvenhoven (Tiffany) et masculine, avec Alban Zachary Legos, Aaron O’Hare et Christian Joel.   
 
   Franck Mallet

Le 13 février 2020, à Lyon 4e, Théâtre de la Croix-Rousse (Photo © Opéra de Lyon-Blandine Soulage)

Prochaines représentations : 15, 16, 18, 19, 20, 22 et 23 février, Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon, 4e

Ouverture à l’Auditorium de Radio France du 30ème festival Présences, consacré cette année à Sir George Benjamin, lequel fête son 60ème anniversaire. Pas d’autre trace de numérologie dans ce programme confrontant en dix journées quatre-vingt-deux œuvres de cinquante-sept compositeurs, parmi lesquelles une douzaine de Benjamin lui-même, à commencer par les deux premiers des trois ouvrages lyriques qui ont achevé de consacrer celui que son maître Olivier Messiaen appelait "le Petit Mozart anglais" : Into the Little Hill (2006) et Written on skin (2012). Une ombre opératique qui plane sur ce premier concert, qu’il dirige lui-même à la tête de l’Orchestre National. Son Palimpsests, dédié à Pierre Boulez en 2002, installe déjà une atmosphère théâtrale, une superposition d’atmosphères faisant sens à la manière de ces textes accumulées au moyen-âge sur des parchemins plusieurs fois réutilisées, et dont les bribes forment de véritables cadavres exquis. Avant cela la Toccata efflorescente de la compositrice franco-suisse Claire-Mélanie Sinnhuber fait valoir (c’est son rôle de toccata) la pianiste Vanessa Benelli Mosel, que l’on aura entendue en première partie dans un autre moment de théâtre crypté, le concerto Duet de Benjamin (2008), réflexion sur l’incompatibilité pourtant si compatible du piano et de l’orchestre (les sons du premier mourant sitôt émis tandis que le second remplit durablement l’espace), lui-même mis en regard d’un autre concerto paradoxal pour piano: Left, Alone (plusieurs traductions possibles) du Danois Hans Abrahamsen, morceau de bravoure pour main gauche et orchestre joué avec autorité par son dédicataire Alexandre Tharaud. Mais de ce programme soigné, c’est bien la pièce d’ouverture, Ravel à son âme de Gérard Pesson (2013) qui éveille le mieux l’imagination de l’auditeur, six minutes de bonheur au cours desquelles des envolées d’orchestre que l’on jurerait ravéliennes débouchent sur des paysages inattendus peuplés de chants d’oiseaux et de boites à musique échappées de la chambre de L'Enfant (et les sortilèges),  palimpseste là encore en forme de tombeau du grand Maurice, où l’on se prend déjà à rêver que Benjamin-chef et le National se retrouvent plus souvent. 
François Lafon 

Festival Présences, Maison de Radio France, Philharmonie de Paris, du 7 au 16 février. Concerts en direct sur France Musique, disponibles en www.francemusique.fr (Photo © Christophe Abramowitz)

Ah si Louis XIV avait pu imaginer ça ! L’insolence de la clarinette dans le Trio de Beethoven, les tourments romantiques de Brahms, les hésitations de Schubert, voilà sans doute qui l’aurait fait sauter au plafond, lui qui était plutôt habitué aux musiques plus policées. Dans le Grand Salon de l’Hôtel des Invalides, le Roi-Soleil n’est pas au plafond mais au mur, et c’est sous son portrait (une copie du célèbre tableau par Hyacinthe Rigaud), que Beethoven, Brahms et Schubert se sont succédés avec des musiciens venus de France ou de Corée, réunis pour l’occasion. Dans un contexte où la complicité n’est pas évidente, les interprètes jouent plutôt à l’énergie, ce qui donne parfois des climax ébouriffants. Dans le Trio n°3 de Brahms, en revanche, Akiko Nanashima, Philippe Muller et Jacques Gauthier, qui ont déjà joué ensemble, régalent par leurs sonorités très « brahmsiennes » fougueuses ou mélancoliques, et leur façon d’évoluer dans les méandres du plus difficile des Trios de Brahms. En clôture de ce concert, une Truite de Schubert, quintette irrésistible, où se distingue, au violoncelle, le Coréen Young-Chang Cho.
Gérard Pangon
 
Paris - Hôtel des Invalides 3 février (Photo : les interprètes de Brahms © DR)

dimanche 2 février 2020 à 19h34
Paris, salle Gaveau : Orphée en quête de son Eurydice chante son désespoir et laisse couler ses larmes. Pour l’accompagner dans sa douleur, ils sont une petite vingtaine, issus de deux ensembles complices, A nocte temporis et Vox Luminis, qui après leur magnifique enregistrement tout juste paru (voir ici) donnent vie à la musique de Marc-Antoine Charpentier. Sur scène, leur connivence est palpable, ils échangent des regards, des sourires, des gestes furtifs : Louis Creac’h au violon et Myriam Rignol à la viole se lancent un coup d’œil et soulignent d’un petit coup d’archet leur bonheur d’avoir franchi un passage délicat ; Reinoud van Mechelen (Orphée) et Lionel Meunier (Apollon), les deux chefs de bande, se regardent dans les yeux pour sceller leur complicité vocale. Entre les deux pièces de Marc-Antoine Charpentier, Orphée descendant aux Enfers, en forme d’élégie pour trois voix, et La Descente d’Orphée aux Enfers, un opéra de chambre, les musiciens interprètent la Sonate a huit du même, petit bijou de la musique instrumentale baroque. Cette suite à la française aux parfums italiens jongle avec les timbres des huit instruments, les fait jouer tous ensemble, puis associe les flûtes et les violons ou laisse à la viole une belle partie de soliste ou donne au théorbe un rôle prépondérant. C’est un jeu de cache-cache ou de colin-maillard, parsemé de retrouvailles et de chassés-croisés, où se mêlent confidences et instants de partage avec, à l’évidence, le plaisir, ô combien communicatif, de jouer tous ensemble.
Gérard Pangon
 
Paris, salle Gaveau 30 janvier (Photo : L. Meunier © Robert Buckland et R. Van Mechelen © Senne Van der Ven)
 
Création parisienne à l’Athénée – huit jours après la création mondiale à Compiègne – des Bains Macabres, opéra comique d’Olivier Bleys (livret) et Guillaume Connesson (musique). Un opéra comique en guise de premier ouvrage lyrique, rien que de logique de la part de ce dernier, souvent qualifié de « néo » par les gardiens du temple (néo-)Darmstadtien. Du néo- actualisé tout de même que cette fantaisie fantastico-policière, où l’on file la romance avec les morts via Internet, et où l’on utilise des baignoires magiques pour passer d’un monde à l’autre, subterfuge que n’auraient désavoué ni Cocteau ni Fellini. Pas d’effets Ircam bien sûr pour repousser les frontières de l’impossible, mais une « formation Mozart » (les excellentes Frivolités Parisiennes) enchaînant airs, duos, trios et chœurs, avec dialogues parlés comme au bon vieux temps. Une musique savante et volontiers volubile – orchestration riche « à la française » et ligne de chant empruntant à Debussy autant qu’à Messager -, alternant (et même superposant) le bouffe et le sérieux, parsemée de « à la manière de… », amadouant le texte de Bleys à la fois quotidien et savamment contourné (clin d’œil, là aussi, aux librettistes du passé ?). Tout cela mis en scène par Florent Siaud entre Meliès et Branquignols, bonne farce pas si drôle donnant le ton de ces bien nommés « Bains Terminus » où se frôlent l’en-deçà et l’au-delà sous la houlette d’un directeur plutôt occupé à harceler (#Me Too ?) sa jolie donneuse de soins. Plateau impeccable et monté sur ressorts mené par le couple Sandrine Buendia - Romain Dayez en amoureux inter-mondes, chœur Les Eléments ajoutant au sérieux de l’entreprise, direction elle aussi « label-qualité » d’Arie Van Beek. 
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 6 février. Le 15 février au Théâtre à l’Italienne de Saint-Dizier (Photo © Nicolas Descoteaux)
 
Enclave lyrique dans la programmation désormais éclectique du Châtelet : Saul de Handel mis en scène par Barrie Kosky, créé au festival de Glyndebourne 2015. Un spectacle précédé d’une plus que flatteuse réputation, passé par Houston (Texas) et Adelaïde (Australie) et filmé en 2016 (DVD Opus Arte). Une escale parisienne inespérée donc, en attendant (dans quel théâtre ?) une reprise des Boréades de Rameau (voir ici), merveille plus aboutie encore et relevant de la même esthétique (Kosky est volontiers inattendu : cf le récent Prince Igor à l’Opéra Bastille – voir ). Une gageure a priori que cet oratorio, même si le propos (la jalousie morbide du roi d’Israël vis-à-vis du jeune David qui sera son successeur, cercle affectif infernal incluant les deux filles de Saül et son fils Jonathan, ami de cœur de David) et le style musical (séquences rapides, structure plus souple que l’alternance air - récitatif) se prêtent davantage à la scène que bien des opéras du même Handel. Un tour de force tout de même, ponctué d’images folles (l’orgue de chambre jaillissant d’un champ de chandelles) et de grands moments de théâtre, telle l’invocation shakespearienne (on pense à Macbeth) de l’esprit du prophète Samuel prédisant la mort de Saül et de Jonathan. Formidable direction d’acteurs, génie des groupes et des mouvements, chœurs et danseurs mêlés peuplant un espace vide alla Peter Brook, sable noir au sol et double table géante où l’on festoie et se torture. Plateau mené par le grandiose baryton Christopher Purves (anthologiques « I am the king » à la fin du deuxième acte !) et le faussement frêle contre-ténor Christopher Ainslie - tous deux de la distribution originelle -, duo féminin équilibré (Karina Gauvin la méchante soeur, Anna Devin la gentille), autre duo on the edge (David Shaw remplaçant au pied levé Benjamin Hulett en Jonathan et le choriste Daniel Mullaney prêtant sa voix en play back au fellinien Stuart Jackson, aphone ce soir), chœur impeccable formé pour l’occasion et Talens Lyriques à la hauteur de leur réputation, sans Christophe Rousset mais avec le très haendelien Laurence Cummings dosant savamment la noblesse du genre et l’hystérie du sujet.
François Lafon 

Châtelet, Paris, jusqu’au 31 janvier (Photo © Patrick Berger)

9ème Biennale de quatuors à cordes à la Cité de la Musique/Philharmonie de Paris. Fil rouge : Beethoven, 250ème anniversaire oblige. Passage de relais ce soir, avec le déjà aguerri Quatuor Goldmund (Amphithéâtre) et le désormais historique Quatuor Danel (Grande salle de la Cité).  Pas de Beethoven pour le premier, mais Haydn (prospectif Quatuor op. 76, au célèbre "Largo") et Mendelssohn (Quatuor n° 6 op. 80, écrit sous le coup de la disparition de sa sœur Fanny) reliés par l’habile Smile of the Flamboyant Wings, inspiré à Dobrinka Tabakova (née en 1980) par le tableau de Joan Miro. Sûreté rythmique, souplesse stylistique, sonorité d’ensemble travaillée, déchaînement d’énergie, fût-elle du désespoir (Mendelssohn) : beau succès à l’applaudimètre pour cette formation adoubée par un nombre impressionnant de grands aînés. Plus uniment sombres les Danel, avec le 8ème Quatuor de Chostakovitch (« Aux victimes du fascisme et de la guerre », suivez son regard…) et le 14ème de Beethoven, « éléments volés de-ci de-là et recollés ensemble » débouchant sur de prémonitoires rapprochements, tous deux précédés du 4ème Quatuor de Pascal Dusapin (créé en 1997 par les Prazak), impressions funambulesques sur un passage de Samuel Beckett (« Un va-et-vient allait de plus en plus vite, puis s’arrêtait. Bientôt son corps serait tranquille, bientôt il serait libre » - Murphy). Choc accentué des humeurs dans Beethoven, expressivité maximale (surjouée presque) dans Chostakovitch (une spécialité, cf. leur intégrale discographique chez Alpha), Dusapin rejoignant ce dernier par son maniement (beckettien) de l’ironie qui fait mal. Le passage de relais - pluriel - intervient à la fin, quand Raphaël Paratore, violoncelliste du Quatuor Goldmund, se joint aux Danel pour l’"Adagio" du Quintette en ut de Schubert (un des compositeurs favoris de… Beckett), jouant l’instrument (pas encore verni) construit en public durant la Biennale par le CLAC (Collectif de Lutherie et d’Archèterie Contemporaines), et qui sera étrenné deux ans durant par le jeune Dimitri Berlinski, petit-fils du fondateur de l’illustre Quatuor Borodine. Un "Adagio" en suspension, plus lent encore que ne le jouait le non moins illustre Quatuor Amadeus, parrain des Danel. Ultime passage de relais ? 
François Lafon 

9ème Biennale de quatuors à cordes – Cité de la Musique/Philharmonie de paris, jusqu’au 19 janvier (Photo : Quatuor Goldmund © Gregor Hohenberg)


jeudi 9 janvier 2020 à 22h25
Premier événement 2020 dans... le parking du Centre Pompidou avec Fosse, « spectacle en continu » signé Christian Boltanski, Jean Kalman et Franck Krawczyk, co-production Opéra Comique/Beaubourg. Une suite à Pleine Nuit (2016 - chantier de la salle Favart) reprenant les trois mêmes règles : ni début ni fin, espace déterminant le livret, public déambulant à sa guise, faisant écho cette fois à la spectaculaire exposition Christian Boltanski - Faire son temps à la Galerie 1 du Centre. Lumières savamment parcimonieuses (Kalman), installation énigmatique (Boltanski), musique éclatée (Krawczyk) jouée en direct par treize violoncellistes (dont Sonia Wieder-Atherton), six pianistes, deux percussionnistes, un guitariste et le Chœur Accentus avec la soprano Karen Vourc’h. Atmosphère de mélodie en sous-sol, mondaine au demeurant, les cinq-cents spectateurs continuant leurs conversations tout en découvrant que l’endroit est hanté, que les quelques voitures bâchées aux phares-projecteurs ont de fantomatiques occupants voilés de tulle, que les box de côté sont eux aussi habités et qu’à la musique peut venir se mêler la sirène d’alarme. « Tel Dante ou Orphée, le visiteur erre dans un lieu indéterminé, immergé dans ce qui se passe au-dessous, sous la surface, sous la scène, déplaçant l’enjeu sur ce qui ordinairement tend à être dissimulé », explique le programme. Impression en effet de « jeu de l’envers », où l’oreille cherche machinalement à réunir les éléments musicaux, où l’on a la sensation d’entrer dans une fable dont on ne saisit pas les fins dernières, voire – si l’on a visité l’exposition – de faire partie d’un Boltanski, structures-prise de conscience des duretés du monde. Chapeau aux musiciens emmitouflés (il ne fait pas chaud au sous-sol) enchantant l’espace des harmonies à la fois melliflues et anxiogènes qui prolongent le théâtre d’images boltanskien.  
François Lafon 

Fosse, Centre Georges Pompidou, Paris, les 10 et 11 janvier de 19h à 22h, 12 janvier de 17h à 20h (Spectacle en continu, durée de chaque cycle musical : 50 minutes) (Photo © Hervé Véronèse-Centre Pompidou)

vendredi 13 décembre 2019 à 01h03
A l’Opéra Comique, reprise dix ans après d’un succès maison : Fortunio d’André Messager dans la mise en scène de Denis Podalydès et sous la baguette de Louis Langrée, avec une distribution (presque) entièrement renouvelée. Un spectacle indémodable à force d’être classique, si ce n’est que le sociétaire Podalydès, qui connait ses classiques et en particulier Le Chandelier d’Alfred de Musset d’où l’ouvrage est tiré, a tenté de retrouver, sous l’aimable musique de Messager et le livret mélancolico-boulevardier des rois du boulevard Caillavet et Flers, un peu du sourire  douloureux qui est la signature de Musset. Il a pensé aussi (déclare-t-il) au cinéma de Jean Renoir et de Max Ophuls, dont cette histoire de timide clerc de notaire amoureux de la femme de son patron, que celle-ci et le militaire qui la courtise vont utiliser comme "chandelier" (on dirait aujourd’hui "fusible") vis-à-vis du mari jaloux, sort revigorée. Revigorée aussi par Langrée et l’Orchestre des Champs-Elysées la « conversation en musique » - ou « comédie lyrique », créée in loco en 1907 - que Messager, roi de l’opérette raffinée mais aussi grand chef « sérieux », a parsemée de fugaces évocations sans abdiquer son sens de l’air que l’on retient et du rythme qui vous obsède. Avec Jean-Sébastien Bou, toujours savoureux en séducteur trop sûr de lui, les nouveaux venus Cyrille Dubois et Anne-Catherine Gillet forment le trio dont Langrée a dû longtemps rêver, depuis ses premières armes dans l’œuvre en… 1987 sous la houlette de John Eliot Gardiner (Lyon – CD Erato). Acclamations d’une salle pleine, bravant la grève des transports et les intempéries. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 22 décembre. Diffusion ultérieure en différé sur France Musique (Photo © Stéphane Brion)

jeudi 5 décembre 2019 à 11h39
A chaque stage du Jeune Orchestre de l’Abbaye, qui rassemble à Saintes des étudiants en dernière année d’un conservatoire, le défi est de taille : une semaine pour travailler une œuvre, avant de la donner en concert. Cette fois-ci, c’était Un Requiem allemand de Brahms, sous la direction de Raphaël Pichon, avec la Maîtrise de Notre-Dame de Paris, le jeune chœur de Paris, et un concert de clôture à La Seine musicale à Boulogne-Billancourt. D’emblée, on sent, chez Raphaël Pichon, sa passion pour les voix : il les dirige comme s’il les sculptait, à mains nues, penché vers les choristes, avec un moment de silence avant et après chaque partie, comme sil voulait suspendre le temps. Le chœur déploie ainsi avec ferveur les sonorités funèbres de ce Requiem poignant dont les ténors et les basses accentuent la gravité. Parmi les musiciens de l’orchestre, quelques pupitres semblent parfois ne pas parvenir à la sérénité (les bois par exemple), mais, dans cette partition difficile, le Jeune Orchestre se montre à son avantage, même si certaines respirations auraient pu gagner en clarté. Quant aux solistes, ils illuminent cette interprétation de leur talent : Edwin Fardini est un baryton au phrasé d’une grande finesse, capable de puissance et de nuances ; Jeanine de Bique, avec son timbre magnifique, susurre les inquiétudes de Brahms d’une manière prenante. L’ovation finale et les sourires des musiciens en train de se photographier sur scène montrent que le pari a été gagné.
Gérard Pangon
 
La Seine musicale 2 décembre. (Photo © DR)
 
Grand amateur d’opéra au point d’en parsemer tous ses films, l'Américain James Gray réalise ici sa première mise en scène lyrique. Dès l’ouverture, le tempo est donné : incisif, rapide, pétillant, coloré rendant parfaitement l’agitation et l’esprit de cette folle journée qui oscille entre la comédie, le drame et la colère. En suivant à la lettre les intentions dramatiques du livret de Da Ponte sans jamais y imprimer ses propres mécanismes, James Gray réussit une mise en scène limpide, animée jamais ennuyeuse. Par le soin qu’il attache aux gestes et aux attitudes de chaque chanteur il met en lumière l’enjouement et la sincérité de Susanne et de Figaro, la mélancolie et la détresse de la Comtesse, la raideur et la jalousie du Comte comme son mépris des paysans, la rouerie de Basilio…
La distribution vocale parfaitement homogène place cette production des Noces de Figaro au rang des meilleures : la ligne de chant de Stéphane Degout traduit remarquablement la noblesse et la grandeur, même dans les situations où Almaviva se couvre de honte c’est à dire quasiment en permanence. Ses prestations scénique et vocale dominent l’ensemble d’une distribution brillante au sein de laquelle Robert Gleadow, Figaro aussi enjoué que rusé et Anna Aglatova, Susanne espiègle et vive au timbre chaleureux, affichent leur joie de chanter d’un bout à l’autre de l’opéra. Et l’état psychologique dans lequel se trouve chaque personnage est traduit avec acuité par Paolo Zanzu qui improvise au pianoforte.
Dans le foisonnement des ensembles et des passages d’orchestre seul, Jérémie Rhorer excelle : son discours respire toujours, même dans l’effervescence, et le mouvement qu’il imprime cette œuvre ne faiblit pas d’un bout à l’autre. La justesse de sa direction nous entraîne dans les méandres de l’émotion pure.
François Piatier
 
Paris Théâtre des Champ-Elysées, 1er décembre 2019 (Photo © Vincent Pontet)
 
3, 5, 7 et 8 décembre 2019 au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
Du 31 janvier au 9 février 2020 à l'Opéra national de Lorraine (Nancy)
Retransmission au MK2 Bibliothèque, MK2 Quai de Loire et MK2 Odéon le 6 décembre à 20h
Diffusion sur France 5 le samedi 14 décembre 2019 à 22h30
Diffusion sur France Musique le samedi 28 décembre à 20h
 
Entrée au répertoire de l’Opéra de Paris (Bastille) du Prince Igor de Borodine, pas entendu dans la maison (Garnier) depuis la grande tournée du Bolchoï de Moscou en 1969. A chaque production « sa » version de cet opéra inachevé dont Glazounov a comblé les manques et Rimski-Korsakov orchestré ce qu’il pensait devoir l’être, connu surtout pour ses "Danses Polovtsiennes" immortalisées par les Ballets Russes. Celle-ci est radicale : pas d’acte III (option communément admise : il n’est – presque – pas de Borodine) mais réapparition à l’acte IV d’un monologue… moussorgskien du Prince que Rimski n’a pas retenu, et déplacement de l’ouverture (reportée par Glazounov à qui Borodine l’avait jouée au piano) entre les actes II et IV. Mais surtout radicalité de la mise en scène de Barrie Kosky pour ses débuts in loco : de cet ouvrage-manifeste du slavophile Groupe des Cinq (dont Borodine était membre) inspiré d’une épopée nationale (Dit de la campagne d’Igor - 1185) où s’affrontent l’Est et l’Ouest, il fait une réflexion sur la guerre, le déracinement, les réactions d’un peuple dont le chef a failli. « La captivité est pire que la mort, sachant qu’on est la cause de tout », chante Igor, ce à quoi Kosky ajoute : « Que pourra-t-il faire une fois revenu chez lui ? » Plus grand-chose d’un sauveur de la patrie chez cet homme seul pris d’épilepsie à l’idée de partir en guerre, capturé et humilié par les nomades polovtsiens semant la ruine sur leur passage, et qui reviendra tel un clochard beckettien sur un tronçon d’autoroute après avoir assisté du fond de sa prison de béton modèle KGB à des "Danses polovtsiennes" évoquant Le Sacre du printemps dans La Maison des morts (chorégraphie Otto Pichler). Sifflets (mais aussi applaudissements) nourris de la part d’un public pourtant habitué à Tcherniakov et Warlikowski, auxquels Kosky semble rendre hommage en très doué Fregoli de la mise en scène qu’il est.  Triomphe unanime en revanche pour les voix (superbe plateau de basses, avec Ildar Abdrazakov très investi dans le rôle-titre) et mention spéciale pour la toujours stupéfiante Anita Rachvelishvili en princesse barbare aux graves abyssaux filant un amour forcément compliqué avec le fils du Prince (excellent ténor Pavel Cernoch), sans oublier la non moins valeureuse Elena Stikhina en épouse héroïque. Succès aussi pour Philippe Jordan décidément chez lui dans ce répertoire (écoutez ses Symphonies de Tchaïkovski – voir ici), donnant une salutaire unité à cette musique sporadiquement inspirée à la tête d’un orchestre et d’un chœur au meilleur de leur forme. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 26 décembre. En direct au cinéma, sur Mezzo et Culture Box le 17 décembre, en différé le 25 janvier sur France Musique et ultérieurement sur France Télévisions (Photo © Agathe Poupeney / OnP)

mercredi 27 novembre 2019 à 14h46
Soirée Ravel à la Philharmonie de Paris. En point d’orgue, les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, dans une version révisée de 2019, partant de la partition d’origine orchestrée par Ravel en 1922, des annotations de Koussevitzky, le créateur de l’œuvre, et des éditions russes pour orchestre ou piano. En prime, la projection d’un film du pianiste Mikhail Rudy, créé à partir des dessins du peintre Vassili Kandinsky pour une mise en scène des Tableaux en 1928. Si le concert était superbe, cette animation n’a guère d’intérêt : Kandinsky a fait beaucoup mieux, et l’association de figures abstraites sur une musique descriptive frôle le contresens. En revanche, dans ce programme qui permet d’admirer les prodigieuses orchestrations de Ravel, les magnifiques couleurs de l’orchestre Les Siècles, dirigé par François-Xavier Roth, illuminent la soirée, en particulier dans Une barque sur l’océan, tout en nuances, et dans la Rapsodie espagnole, où les musiciens prennent un plaisir manifeste à alterner délicatesse et vigueur. Le sommet de ce concert, on le doit à Isabelle Druet : elle chante les trois poèmes de Shéhérazade de manière sublime, elle articule avec justesse, se joue des ruptures de tempo, évoque avec gourmandise les fééries orientales chères à Maurice Ravel.
Gérard Pangon
 
Philharmonie de Paris 26 novembre (Photo © DR)
 
Du Sanctus, daté de 1724, au Credo et à l’Agnus Dei, achevés un an avant sa mort, Bach a mis vingt-cinq ans avant d’assembler les différentes pièces de sa Messe en si. Ce puzzle impressionnant tient sa renommée du mystère qui entoure sa genèse, de sa durée (bien loin de celle d’une messe ordinaire), de la variété des timbres et des instruments utilisés, et, surtout, de la magnifique synthèse qu’il représente, comme si Bach avait rassemblé le meilleur de ce qu’il savait faire. L’aborder est pour les interprètes un immense défi : ils doivent être aussi bien jongleurs que coureurs de fond, méditatifs qu’expansifs. Dans une tournée-Messe en si qui l’a mené d’Utrecht à Moscou, tel un marathonien, l’Ensemble Vox Luminis faisait étape le 22 novembre à l’Eglise Saint-Roch à Paris. Petit effectif (trois voix par pupitre), recherche de la couleur et de l’émotion autour des mots, les chanteurs sont dans leur élément pour dérouler ce patchwork où les airs jubilatoires avec timbales et trompettes succèdent aux instants de recueillement. Duos, trios, chœurs à quatre voix, puis à cinq, instruments solistes ou orchestre au complet, les obstacles ne manquent pas. Tantôt les musiciens doivent jongler avec l’acoustique d’un lieu où les fugues parviennent parfois à s’échapper, tantôt ils doivent oublier que le cor n’est pas au mieux de sa forme, tantôt ils inventent un petit ballet afin de moduler les plans sonores. Mais les grands moments sont sublimes : au centre du Credo, Et incarnatus est est empreint d’une profondeur émouvante, comme le Crucifixus qui le suit ; dans l’Agnus Dei, le solo du contre-ténor atteint des sommets, l’Osanna vivace est réjouissant et le crescendo final totalement poignant. Basse parmi les basses, Lionel Meunier, comme toujours, dirige sans diriger, mais communique en ondulant son énergie et son humanité.
Gérard Pangon

Eglise Saint Roch Paris le 22 novembre (Photo © DR)

À l’occasion de l’installation du Studio Pierre Henry au Musée de la musique (voir ici), le premier des deux concerts consacrés au compositeur par la Philharmonie donnait en première audition parisienne son Carnet de Venise. Partition remisée aussitôt après son unique exécution lors de la Folle Journée de Nantes consacrée à la musique baroque italienne (24 janvier 2003), pour cause d’interdiction par l’un des chanteurs qui, à l’époque, n’avait pas apprécié que sa voix soit ainsi manipulée, ce carnet vénitien renaissait en public – l’interprète ayant enfin accepté… Cette « promenade dans Venise en compagnie de Monteverdi » révèle un aspect profondément méditatif de Pierre Henry, à l’écoute des bruits de la cité lacustre : ressac, glissement de câbles métalliques, bois frotté des barges et des gondoles, échos lointains des cloches des nombreuses églises glissant à la surface de l’eau, etc. Tout un univers sensible, recueilli et enregistré en compagnie de son assistante Bernadette Mangin, auquel s’ajoutent des voix d’enfants ainsi que des fragments de pages de Monteverdi – madrigaux, Couronnement de Poppée et Combat de Tancrède et Clorinde), que le compositeur a organisés en dix stations, de l’île de Torcello à l’Arsenal, en passant par San Giorgio Maggiore, La Fenice, San Marco, La Giudecca et le ghetto. Ici, le rythme se dilue dans l’espace, se fracasse contre la pierre, disparaît sous l’eau puis réapparaît, émoussé et transformé, tandis que le chant s’élève et retombe, imprégné et gémissant dans cette vaste chambre d’écho qu’est Venise, rendue supérieurement sonore et spectrale par l’écoute attentive et précieuse de Pierre Henry.
C’est Thierry Balasse, disciple et compositeur de musique électroacoustique, qui assurait la direction sonore de ce beau Carnet de Venise… que Pierre Henry aurait peut-être fait entendre avec plus de puissance au sein de la forêt de haut-parleurs. Un volume sonore qui, heureusement, se retrouvait au cours de la seconde partie du concert avec la reprise du spectacle chorégraphié par Hervé Robbe, en janvier 2016, pour cette même Cité de la musique. D’abord, les Jerks de la célèbre Messe pour le temps présent (1967) calqués sur la danse originelle de Béjart, pour le Festival d’Avignon. Un classique, intemporel de la musique (les jerks cosignés avec Michel Colombier), du disque « classique » et de la danse, d’autant plus rajeuni par la nouvelle promotion (2018-2021) des Étudiants de l’École supérieure du Centre national de la danse contemporaine d’Angers. Grand manipulateur et remixeur devant l’Éternel depuis son enthousiasmante 10ème Remix de 1988, Pierre Henry repassait une couche sur la Messe pour le temps présent devenue Grand Remix, à l’invitation d’Hervé Robbe, en 2015. Les Jerks électroniques se trouvent de nouveau propulsés sur scène, augmentés, accélérés et dopés de rythmes actuels, empruntés à la techno comme au style drum and bass – où les fréquences basses secouent avec le corps encore plus d’impact. Une danse pour laquelle le chorégraphe a saisi les moindres soubresauts d’un mouvement démultiplié, où le timbre agit comme un signal lumineux pour un nouvel échange entre les danseurs, une confrontation, une direction, un geste… Succès pour l’École d’Angers, de nouveau très applaudie pour ce spectacle, dont on peut toujours revoir celui de la création du 9 janvier 2016, sur le site de la Philharmonie (ici):
Franck Mallet

Paris – Cité de la musique, 20 novembre (Photo © Philharmonie de Paris)
Prochain concert 23 novembre, Cité de la musique, 20 h 30, création de la version symphonique de La Dixième Symphonie – Hommage à Beethoven par L’Orchestre philharmonique et le Chœur de Radio France, l’Orchestre du Conservatoire et le Jeune Chœur de Paris, direction Pascal Rophé, Bruno Mantovani et Marzena Diakun.
• Associée à Harmonia Mundi, la Philharmonie devrait faire paraître prochainement un enregistrement du Carnet de Venise, et Decca réédite le CD de la 10ème Symphonie remix.

A l’Auditorium de Radio France : première soirée de la finale « concerto » du Concours Long-Thibaud-Crespin 2019, cette année consacrée au piano. Jury de luxe - présidente Martha Argerich, directeur Bertrand Chamayou – six finalistes de quinze à trente ans (cinq garçons et une fille, où est la parité ?) dont deux Français, deux Japonais (dont un formé à Paris), une Russe et un Arménien jouant l’un des deux concertos qu’ils ont choisis eux-mêmes, après une épreuve solo mettant l’accent sur le répertoire français. Un choix qui est déjà une épreuve, révélant les personnalités et testant la faculté de chacun à montrer son meilleur profil. Ainsi le Français Clément Lefebvre - jeu intime, sûre musicalité, a priori plus solo que concerto - concourt-il dans le 1er (chronologiquement le 2ème) de Beethoven. Sans le jouer comme un hypothétique 28ème de Mozart (piège bien connu), il ne déchaîne pas non plus d’anachroniques foudres romantiques. Après lui, le Japonais Kenji Miura - beau son, riche tempérament, personnalité en devenir – paraît presque exubérant dans le 2ème (chronologiquement le 1er) de Chopin (cheval de bataille de la présidente Argerich). Keigo Mukawa, l’autre Japonais (élève de Frank Braley au Conservatoire National de Paris) - se dépense sans compter dans le 5ème Concerto « Egyptien » de Saint-Saëns (un succès du directeur Chamayou). A musique à effets, interprète sûr de ses effets : gros effet sur le public, ne présageant bien sûr en rien des décisions du jury. Idée fantasque : et si les oeuvres avaient été tirées au sort, si Lefebvre avait hérité du Saint-Saëns ou Mukawa du Beethoven ? Tous trois – en déjà grands professionnels – se sont en tout cas accommodés d’un Orchestre National scrupuleux mais dirigé sans finesse particulière par son chef assistant Jefko Sirvend. 
François Lafon 

Concours Long-Thibaud-Crespin 2019. - Palmarès 16 novembre en fin de soirée : www.long-thibaud-crespin.org › concours › piano-2019 (Photo : Kenji Miura © DR)


mardi 12 novembre 2019 à 23h08
Au théâtre Déjazet : Molly S., d’après Molly Sweeney de Brian Friel, mis en scène et joué par Julie Brochen. « D’après », c’est-à-dire que la structure en « monologues enchâssés » chère au dramaturge irlandais (la pièce a été montée à Paris par Jorge Lavelli jadis et Laurent Terzieff naguère) éclate pour devenir un étonnant « récit polyphonique » entraînant le spectateur dans la tempête sous un crâne telle qu’analysée par le neurologue Oliver Sacks (l’auteur de L’Homme qui… porté au théâtre par Peter Brook). Pas de décor mais quelques objets signifiants, un éclairage très travaillé évoquant la « lumière noire » pour entrer dans le monde d’une aveugle qui retrouve la vue et… voit chamboulé son univers physique, mental et sensoriel, mais surtout la partition parlée et chantée (via Britten, Vaughan Williams et même Beethoven) par les comédiens-chanteurs (le ténor Olivier Dumait et le baryton Ronan Nédélec) jouant l’époux de la patiente et l’ophtalmologiste qui lui rend la vue, soutenus par le pianiste Nikola Tako. Créé au théâtre Trévise en 2016 et remarqué lors du festival off d’Avignon l’année suivante, le spectacle tient l’affiche au Déjazet jusqu’au 30 novembre. Il serait bien dommage de le manquer. 
François Lafon 

Théâtre Déjazet, Paris, jusqu’au 30 novembre (Photo © DR)

mardi 5 novembre 2019 à 02h23
A l’Opéra-Comique : Ercole Amante de Francesco Cavalli. Un Hercule amoureux très politique qui n’est autre que le jeune Louis XIV, à qui Mazarin, pour le « remercier » d’avoir épousé l’infante espagnole Marie-Thérèse, a offert cet opéra - genre qui n’existait pas encore en France - commandé au plus illustre successeur de Monteverdi. Mais entre la commande et la réalisation (1660-1662), Mazarin est mort et Louis a oublié la reine dans les bras de Louise de La Vallière. L’ouvrage sera entrelardé de ballets signés Lully, dans lesquels le roi dansera en Apollon, le Soleil remplaçant l’historique « Hercule Gaulois » (force + éloquence = roi de France). L’ex-Florentin Lulli ne tirera pas moins les leçons de cet Ercole pariso-vénitien – où Cavalli n’abandonne pas son lyrisme personnel mais met en valeur « à la française » le texte… en italien -  lorsqu’il « inventera » la tragédie lyrique. En 1981, à Lyon puis à Paris (Châtelet), le metteur en scène Jean-Louis Martinoty avait joué la carte politique, piste que Valérie Lesort et Christian Hecq ont abandonnée pour ce nouveau spectacle, au prétexte que « Si nous nous engagions dans une lecture métaphorique, nous pouvions égarer une partie du public ». Ils ont surtout suivi leur pente personnelle, amorcée in loco dans Le Domino noir d’Auber (voir ici) et la formidable Petite balade aux enfers (repris cette saison – voir ) : un univers proche de la bande dessinée, à la fois littéral (Junon et son paon) et surréaliste (inénarrables « marionnettes habitées ») sans oublier les clins d’œil historico-humoristiques (les machines baroques repensées). On aimerait un peu plus d’animation encore, mais l’œuvre est longue, et la musique de Cavalli n’est jamais plus belle que quand elle plane. De celle-ci Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion négocient superbement les pleins et les déliés, soutenant un mélange de « natures » et de très belles voix, telles la basse Nahuel di Pierro (Hercule) et la mezzo Anna Bonitatibus (Junon).   
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 12 novembre - Versailles, Opéra Royal, les 23 et 24 novembre – En direct le 8 novembre sur Arte Concert, en différé ultérieurement sur France Musique (Photo © S. Brion)

jeudi 24 octobre 2019 à 14h02
Que  Saint-Louis des Invalides résonne des accents du cor ne surprend pas : les cuivres ont toute leur place au cœur d’un établissement militaire. En ouverture de concert, dans des extraits de Water Music, les cornistes de l’Orchestre de la Garde Républicaine font preuve de plus de nuance que de puissance, ce qui annonce bien un programme intitulé Echos de chasse, mais dont le côté chasseur fier à bras est gommé au profit de l’élégance. De l’élégance, Jean-Marc Luisada n’en manque pas : dans  l’ultime Concerto pour clavier de Haydn, le onzième en ré majeur, il égrène l’adagio avec délicatesse avant le tourbillon final du Rondo all’Ungarese. Son toucher est plus subtil encore dans le neuvième Concerto pour piano de Mozart, sous-titré Jeunehomme, à tort, d’ailleurs, car il a été écrit pour Victoire Jenamy, et ce sont les incertitudes de l’orthographe qui ont transformé son nom. Dans cette œuvre d’un Mozart de vingt-et-un an, Jean-Marc Luisada trouve un habile équilibre entre sagesse et frivolité, renforcé par une belle entente avec l’orchestre dirigé par François Boulanger, son complice déjà au Conservatoire National Supérieur de Paris il y a… quelques décennies. Au programme également, la Symphonie de chasse de François-Joseph Gossec, qui exhale tranquillement quelques parfums d’automne.
Gérard Pangon
 
Saint-Louis des Invalides 15 octobre (Photo © DR)
 
dimanche 20 octobre 2019 à 14h09
Epris de littérature russe, ce dont témoigne notamment son opéra Katia Kabanova (1921), Janacek compose en 1918 sa rhapsodie pour orchestre Tarass Boulba, d’après Gogol. Il s’est enthousiasmé à la lecture de son ouvrage glorifiant les indomptables cosaques et leur chef, et en tire cette rhapsodie en trois parties, son chef-d’œuvre orchestral. Il use d’un langage passionné et heurté pour décrire cette fresque, jusqu’à l’apothéose terminale sorte d’hymne, moins patriotique que spirituel, soutenu par l’orgue et les cloches. Cette page trop rarement donnée inaugurait le concert de l’Orchestre National de France, sous la baguette du chef tchèque Tomas Netopil. Suivait le troisième concerto pour piano de Bartok, sa dernière œuvre (1945). Plus qu’auparavant chez lui, règnent ici la clarté et la transparence, dès les premières notes du soliste, et en particulier dans l’Adagio religioso central, d’une sérénité intemporelle. Jean-Efflam Bavouzet interprète ce concerto avec un grand souci des nuances, des pianissimi à la limite du silence, en mimant en quelque sorte son déroulement, ses péripéties, ce que l’auditoire apprécie fortement. Après l’entracte, on se trouve en terrain plus familier : tout d’abord trois extraits du cycle Ma patrie de Smetana : Vysehrad, Vltava (La Moldau) et Sarka, dont le deuxième, rien d’étonnant, récolte à lui seul des applaudissements nourris. Inscrites au programme, les deux Danses slaves opus 46 n°1 et 8 de Dvorak sont perçues comme autant de bis, le concert prend ainsi fin dans une atmosphère festive.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 16 octobre (Photo : Jean-Efflam Bavouzet © DR)

A la Philharmonie de Paris, l’Orchestre de Paris poursuit sa première saison sans chef attitré, passage en revue (paraît-il) des baguettes éligibles. C’est justement sans baguette que dirige François-Xavier Roth, maestro très occupé (Les Siècles, Cologne, Londres, bientôt l’Atelier lyrique de Tourcoing), enchaînant la Passacaille du jeune Anton Webern (forme ancienne mais déjà musique nouvelle) et les Quatre derniers Lieder de Richard Strauss (adieu au monde d’avant), suivis de Petrouchka de Stravinsky (ballet du futur, mélange des genres) : le XXème siècle – deux pas en avant, un pas en arrière. Guest star : la soprano norvégienne Lise Davidsen, à peine la trentaine et déjà la carrière internationale, suite à ses trois prix au concours Operalia de Placido Domingo. Une voix wagnérienne, comme pour rappeler que les Quatre derniers Lieder ont été créés par Kirsten Flagstad avant qu’Elisabeth Schwarzkopf n’en révèle d’autres aspects, plus intimistes. Après un Webern stylistiquement prudent, l’Orchestre y déploie ses plus riches couleurs, sans cependant conférer un supplément d’âme au chant plus athlétique que sensible de la diva. Dans la foulée, Roth ne retrouve que partiellement l'esprit du Petrouchka qu’il a enregistré avec Les Siècles, déjà la version originelle de 1911 et non la révision dégraissée de 1947 qui aurait peut-être été plus appropriée ici. En début de soirée, minute de silence à la mémoire de Jessye Norman : un silence profond, à la mesure d’une voix sans pareille.
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 16 octobre (Photo © DR)

Nouvelle session de master classes à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille : le baryton Ludovic Tézier succède au chef Philippe Jordan. Salle bondée, beaucoup de jeunes (et de moins jeunes) prennent des notes. Pour les non-professionnels, l’exercice parle de lui-même, clé d’un monde auquel le public n’a généralement pas accès. « Je dois parler ? » demande Tézier, doté d’un humour frappant juste sous ses airs réservés. Il va poursuivre avec six chanteurs de l’Académie de l’Opéra accompagnés de leurs pianistes un étonnant dialogue commencé dans le secret des salles de répétition, où le non-dit et l’à peine esquissé côtoient « trucs » (selon ses termes) et très concrètes indications techniques. A Alexander York, baryton américain présentant l’air du Comte (acte 3) des Noces de Figaro : « Plus de texte, moins de voix ». A Kseniia Proshina, soprano russe techniquement parfaite dans « Caro nome » de Rigoletto (acte 1) : « Joli, nous sommes au bord d’aller plus loin. La justesse est dans la respiration, avant la note ». A Timothée Varon, baryton français surinterprétant l’air de Valentin de Faust (acte 1) : « Si tu n'essaie pas d'imaginer une note précédant le « ô » ... venu de nulle part qui commence le récitatif, rien ne viendra. Si tu ne débloques pas les genoux, non plus ». A Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, mezzo française passionnée dans l’air « des lettres » de Werther (acte 3) : « Attention au « trop ». Si tu es précise, l’émotion sera là ». A Andrea Cueva Molnar, soprano suisse et Ki Up Lee, ténor sud-coréen rivalisant de vitalité dans le duo « O Soave fanciulla » de La Bohème (acte 1) : « Gérez les sons ouverts et les sons fermés. N’aplatissez pas le sens, c’est une musique « de rien » mais qui est fantastique ». Tout cela menant habilement et en douceur ces six voix belles et « prêtes à l’emploi » à chercher la musique dans les mots et le sens dans les notes et à remettre en question les trompeuses évidences véhiculées par l’habitude. « Chanter, c’est un vrai travail, pour arriver à la simplicité », conclut Ludovic Tézier. Durée estimée  1h30. Durée effective : 2h50. C'est tout dire. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Amphithéâtre Bastille, 8 octobre (Photo © Cassandre Berthon)

lundi 7 octobre 2019 à 11h04
Guillaume Tell, l’ultime ouvrage lyrique de Rossini a décidément le vent en poupe, puisqu’à peine trois mois après Orange (voir ici), l’Opéra de Lyon affiche une nouvelle production confiée à l’Allemand Tobias Kratzer, inconnu en France mais habitué des scènes germaniques – son précédent spectacle étant le Tannhäuser de cet été, à Bayreuth. 
 
En revanche, sur scène, il s’agit de retrouver le baryton Nicola Alaimo, pour qui le rôle titre n’a plus de secret ; ici plus encore qu’à Orange, on goûte ses qualités. La capacité, les notes, certes, tout est là – mais en outre la dimension spirituelle du héros s’incarne dans une expression riche et subtile. Adieu folklore helvète, ses forêts, ses vaches et ses costumes folklo : nous sommes ici face à une immense photo noir et blanc des Alpes en fond de scène, qui va peu à peu s’obscurcir de coulées sombres au fur et à mesure des avancées de l’occupant habsbourgeois, jusqu’à devenir un « outrenoir » à la Pierre Soulages. D’un côté les Helvètes, sobrement vêtus… de noir et blanc, de l’autre, les mauvais garçons chargés de propager la terreur, en salopette beige tachée, croquenots et chapeaux ronds noirs – revisitant le look des « Droogs » d’Orange Mécanique. Le seul moment où la couleur apparaîtra, c’est à l’acte III, scène où les Suisses sont malmenés par l’envahisseur qui les oblige à se déshabiller pour endosser des costumes folkloriques aux couleurs criardes : l’une des images fortes de cette mise en scène épurée. 
 
Le metteur en scène, assisté de Demis Volpi pour la chorégraphie, maîtrise avec esprit les différents ballets, confiés à trois couples de danseurs, et sollicite avec efficacité le Chœur de l’Opéra, qu’il plie à une scénographie amplement renouvelée à chaque scène ; il s’en sort magnifiquement, d’autant plus que Rossini ne le ménage pas, lui non plus. En revanche, on apprécie moins l’affèterie qui fait mettre dans leurs mains des instruments de musique qu’ils transforment en pseudo arbalètes au moment du soulèvement ; mais il lui sera pardonné, car l’idée magique de Kratzer est d’avoir dédoublé le personnage du fils de Guillaume, Jemmy. D’un côté, la soprano Jennifer Courcier, de l’autre un figurant de la Maîtrise de l’Opéra (ce soir-là, Martin Falque), petit bonhomme dont la présence – l’omniprésence ! – ajoute une émotion incomparable au spectacle. Ce personnage sans parole volerait presque la vedette aux deux femmes qui l’entourent et le cajolent : Enkelejda Shkoza (Hedwige, sa mère) et Jane Archibald (Mathilde). Le ténor John Osborn (Contes d’Hoffmann à Lyon, en 2012) reprend le rôle écrasant d’Arnold, auquel il apporte une diction parfaite – même si, çà et là, la voix manque d’ampleur. Direction d’orchestre idoine de Daniele Rustioni, chef principal de l’Opéra de Lyon, qui fait respirer la partition en en magnifiant la dynamique. Chef et metteur en scène devraient d’ailleurs se retrouver prochainement, à Lyon, autour d’une trilogie Massenet (Thaïs, Hérodiade et Werther), ainsi qu’à Aix, avec de nouveau Rossini : Moïse, en 2023.
Franck Mallet
 
Lyon, Opéra, 5 octobre (Photo © Bertrand Stofleth)
Prochaines représentations : Lundi 7, mercredi 9, vendredi 11, dimanche 13, mardi 15 et Jeudi 17 octobre.
 
dimanche 29 septembre 2019 à 15h53
« Schumann poète » au festival de Royaumont, marathon type de la manifestation de début d’automne (26 concerts et spectacles, 4 week-ends du 7 septembre au 6 octobre) témoignant du travail de ruche développé à la Fondation-Abbaye par son directeur Francis Maréchal en quatre décennies d’(hyper)activité. Pour sa dernière saison in loco avant de poursuivre à Paris sa mise en valeur du piano romantique, Sylvie Brély, responsable du « programme Claviers », a vu grand, réunissant quatre superbes instruments d’époque restaurés par le facteur-collectionneur Edwin Beurk, fil rouge d’un programme de quatre concerts, autant de tentatives pour cerner l’incernable Schumann. But du parcours : la « Nuit musique de chambre », autour de l’expérimental Andante et Variations pour deux pianos, deux violoncelle et cor, matrice d’œuvrenon moins expérimentales tel l’Adagio et Allegro pour cor et piano, où brillent le pianiste Edoardo Torbianelli et I Giardini, en résidence à la Fondation, ensemble moderne s’essayant au jeu et aux instruments historiques. Une ascèse musicale de deux heures dans le grand réfectoire des moines bondé, préparé l’après-midi par trois programmes originaux :  mots et notes d’abord (Schumann a longtemps hésité entre musique et littérature) à travers un portrait parlé (la comédienne Sophie Launay) et joué (le pianiste Paulo Mereilles), plongée dans l’univers sonore (Weber, Schubert et Mendelssohn mais aussi Ries et Hummel) où Schumann est devenu Schumann par Luca Montebugnoli  au piano et son Ensemble Hexaméron, enfin – le plus audacieux -  « La vocalité au piano », aboutissement d’une recherche menée par la formidable pianiste Laura Fernandez Granero avec le Marie Soldat Ensemble, s’attachant aux influences croisées entre voix et instruments et prenant comme champ d’expérimentation Genoveva, l’unique opéra de Schumann, pour terminer avec une très parlante transcription pour clavier et cordes du bien connu Concerto pour piano. Une bonne partie du quotidien de Royaumont (cours, ateliers, interviews) est sur le web. Ne vous en privez pas. 
François Lafon 

Abbaye de Royaumont, Val d’Oise, 28 septembre (Photo : Laura Fernandez Granero © DR)

samedi 28 septembre 2019 à 01h51
Nouvelles Indes Galantes de Rameau à l’Opéra Bastille, premier ouvrage baroque sur la grande scène, tandis que le Palais Garnier affiche… La Traviata (voir ici). A l’origine (2017) : un court métrage sur la 3ème Scène (Web) de l’Opéra signé du jeune plasticien-vidéaste Clément Cogitore, où des danseurs de Krump (ghettos de Los Angeles) mettent littéralement le feu aux « Sauvages » (4ème « entrée » de l’opéra-ballet). L’idée : dans la mégapole occidentale mondialisée, plus besoin de se transporter aux Indes (nom de convention) pour rencontrer « les autres ». Mais ces Indes à domicile ne sont pas le pays de Cocagne dont rêvait le XVIIIème siècle, glorification de la domination française au-delà des mers. Relevant le défi de monter l’ouvrage entier, Cogitore remarque que pour l’homme des Lumières - maître de la connaissance en proie à un ennui métaphysique -, l’opéra-ballet était une « machine à divertir », mais que « le spectacle demeure hanté par la guerre, la souffrance et la mort ». Il y a bien sûr tout cela dans la musique de Rameau, mais aussi son contraire et bien d’autres choses encore, géniale cosmogonie sonore transcendant le faible livret de Fuzelier. Dans la fosse donc, la fête, sur scène la réalité, monde obscur où passent les très actuelles notions de « relecture décoloniale », d’« appropriation culturelle » et de « représentation du corps racialisé sur une scène institutionnelle ». Jusqu’à l’entracte (Prologue et deux premières entrées, « Le Turc généreux » et « Les Incas du Pérou »), l’équilibre tient à la chorégraphie de la grande prêtresse hip-hop Bintou Bembelé, qui montre (on le savait au moins depuis Les Paladins – 2004 – par Montalvo et Hervieux au Châtelet) que les énergies cumulées des danses de rue et des rythmes ramistes peuvent donner un résultat détonnant. Mais la seconde partie monte en puissance, plus inventive, plus ironique, jusqu’à la battle des « Sauvages » qui déclenche un tonnerre d’applaudissements comme on en entend peu à l’opéra, jusqu’aux rappels chorégraphiés (pendant la grande chacone!), où la standing ovation s’adresse aux artistes autant qu’à la façon dont ils viennent saluer. Il s’agit, il est vrai, du gotha actuel du chant baroque, affrontant victorieusement la vastitude du lieu sous la direction électrique de Leonardo Garcia Alarcon à la tête de sa Cappella Mediterranea : trio de dames (Sabine Devieilhe, Jodie Devos, Julie Fuchs), duo de ténors (Stanislas de Barbeyrac, Matthias Vidal), voix graves (Alexandre Duhamel, Edwin Crossley-Mercer) à égalité, Chœur de Chambre de Namur céleste dans l’Hymne au soleil, autre tube de l’ouvrage. 
François Lafon

(Photo © Little Shao / OnP)
 
Stravinsky et Prokofiev, Debussy et Ravel : programme pas commun pour la rentrée du Philharmonique de Radio-France à l’Auditorium de la Maison de la Radio.  Clou du concert : Nikolaï Lugansky affrontant le redoutable 2ème Concerto pour piano de Prokofiev, contemporain en date (1913) et en scandale du Sacre du Printemps. « Affronter » se révèle inadéquat dès le premier mouvement, où le pianiste ose – à juste titre – se souvenir de Rachmaninov là où nombre de ses confrères ne pensent qu’à faire table rase du passé. L’acrobatique cadence elle-même, sorte d’Himalaya pour les doigts, révèle des trésors de musicalité, et les grands emballements du scherzo, le rimski-korsakovien clin d’œil final à la musique populaire célèbrent eux aussi les noces de la tradition et de la modernité, formidablement coachés par Mikko Franck et un orchestre en grande forme. Ovation méritée, récompensée, en bis, par un ineffable Prélude en sol majeur de … Rachmaninov. Commencé par un test réussi du haut niveau de la Maîtrise maison (Quatre Chants paysans russes pour chœur de femmes et quatre cors :  les Soucoupes de Stravinsky - soucoupes au-dessus desquelles les Gitanes lisaient les lignes de la main), le concert marque un peu le pas après l’entracte avec la rare Damoiselle élue, envoi de Rome du jeune Debussy sur un texte du préraphaélite anglais Rossetti, mi-prémonition du futur Pelléas mi-tentative de concilier Wagner et Massenet, où l’orchestre et la Maîtrise sont dans leur élément mais dont les solistes (Emanuela Pascu et Melody Louledjian) peinent à se faire comprendre. Succès assuré enfin avec le Boléro de Ravel (prélude d’un cycle « minimalismes »), main de fer et gant de velours pour Franck et les solistes de l’orchestre, éclat de rire au bis, qui  se réduit à la modulation finale tant attendue, que l’on aura – chose rare – entendue deux fois.   
François Lafon 

Maison de Radio France, Auditorium, 20 septembre. Disponible 30 jours sur francemusique.fr (Photo © DR)

samedi 14 septembre 2019 à 00h49
Réouverture après deux ans de travaux du Châtelet (« Théâtre Municipal de Paris ») relooké et animé par Ruth Mackenzie et Thomas Lauriot dit Prévost, successeurs de Jean-Luc Choplin. Volonté de renouveau : « dynamique collaborative », « changer la relation entre le public et le théâtre », « s’inspirer de l’histoire du théâtre pour inventer des fruits nouveaux » sont à l’ordre du jour, comme pour rompre une bonne fois avec la politique de la ville au temps où – municipal vs national - le Châtelet se posait en (trop ?) élitiste concurrent de l’Opéra. Spectacle d’inauguration : Parade, hommage à Erik Satie débutant place de l’Hôtel de Ville avec un cortège mené par les Marionnettes géantes de Mozambique au son d’une armée de tambours, se poursuivant partout dans les espaces du théâtre où prend vie le fol univers satiesque (fontaine de pianos à queue comprise), se terminant par un grand show (payant, le reste étant destiné à ouvrir « leur » théâtre aux Parisiens), où l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher accueille le public au son de… Parade ? Non, Mercure, un autre ballet du maître (arrangé par Harrison Birtwistle), l’originalité de l’événement consistant justement à s’intituler Parade sans qu’on n’en entende une note (mais en conservant le principe : la bataille/parade des circassiens annonçant le spectacle est le spectacle). On y retrouve donc les Marionnettes de la… parade flanquées de la Cocteau Machine du décorateur Francis O’Connor (grande bicyclette chevauchée par un Jean Cocteau mécanique armé d’une paire de ciseaux), suivies de plusieurs numéros d’équilibristes au son du chant rugueux du groupe ukrainien DakhaBrakha, Pintscher et l’Intercontemporain revenant à la fin accompagner d’une création de Pierre-Yves Macé (L’Algèbre est dans les arbres, poème d'Aragon) un numéro de voltige de Sreb Extrême Action se terminant en action painting. Populaire donc (nombreux ateliers en amont), mais n’oubliant pas la branchitude parisienne, et s’affichant international autant que multiculturel. Prochain spectacle : Les Justes d’Albert Camus (où il est question de terrorisme) mis en opéra rap-slam par Abd Al Malik ; artiste en résidence : le chef Teodor Currentzis, idole des happy few ; clou classique de la saison : Saül de Handel mis en scène par le très recherché Barrie Kosky. « Nous devons lutter ensemble contre tout ce qui peut entraver l’accès à la musique », déclare Ruth Mackenzie. Paris sera toujours Paris. 
François Lafon
Parade, Châtelet, Paris, 13, 14, 15 septembre (Photo © Thomas Amouroux)

vendredi 13 septembre 2019 à 01h01
Nouvelle Traviata à l’Opéra de Paris, enterrant la version Benoit Jacquot à la Bastille (traditionnel figé – 2014), sur les brisées plutôt de la relecture de Christoph Marthaler (actualisation distancée – 2008), et pas seulement parce qu’elle est, elle aussi, donnée au Palais Garnier. Expert en analyse de l’univers féminin, le metteur en scène suisso-australien Simon Stone, dont l’élisabéthaine Trilogie de la vengeance (Odéon, Paris – 2019) a fait son effet à l’Odéon la saison dernière, transporte la Dame aux camélias dans notre monde numérique : si camélias il y a, c’est sur écran géant, et Violetta accumule les « like » sur les réseaux sociaux, lanceuse de modes et croqueuse d’amants eux aussi soumis aux diktats de la Toile. Le premier acte et le premier tableau du deuxième vont bon train, où l’on passe – scène tournante aidant – de la boite de nuit côté pile (fêtards et paillettes) et face (domestiques et poubelles) aux joies de la campagne, avec vraie vache à traire et vrai raisin dans le fouloir. L’attention faiblit un peu par la suite, où Violetta se fait humilier par Alfredo dépité au milieu d’une partie fine façon Disneyland, et où  elle disparaît dans un halo d’éternité après avoir jusqu’au bout arpenté ladite tournette, retrouvant (effet plutôt réussi) les lieux devenus cauchemardesques de sa gloire passée. Entourée d’une distribution en majorité française, où brille l’impeccable Benjamin Bernheim et où Ludovic Tézier réitère son somptueux père (pas si) noble, la belle Pretty Yende, qui évoque Whitney Houston comme Christine Schäfer rappelait Edith Piaf dans le spectacle de Marthaler, est à la hauteur de l’enjeu, belle prestance et voix brillante, et l’on ne lui reprochera pas de ne distiller l’émotion qu’au dernier acte, jusque-là reine d’un univers pas si éloigné des romans glacés de Brett Easton Ellis. Direction vivante plus que poétique de Michele Mariotti, comme un antidote à ce monde formaté qui est le nôtre. Triomphe pour tous au rideau final, même pour Simon Stone, dont la mise en scène, il est vrai, transpose sans les mettre à mal les codes du mélodrame verdien. 
François Lafon 
Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 16 octobre. En direct au cinéma et sur Medici TV le 24 septembre (captation de François Roussillon). Diffusion ultérieure sur Radio Classique (Photo©Charles Duprat/OnP)

jeudi 5 septembre 2019 à 01h56
Ouverture de la saison à la Philharmonie de Paris et rentrée de l’Orchestre de Paris (phalange maison) : Wagner, Ravel et Bartok par Karina Canellakis (chef) et Dorothea Röschmann (soprano), un double dames emblématique -  de l’aveu du directeur Laurent Bayle -, pour débuter cette année sans directeur musical suite au départ de Daniel Harding.  Un programme grand format mettant en valeur l’orchestre et ses solistes, et un grand oral pour cette maestra adoubée par Simon Rattle et son professeur Alan Gilbert (ex-directeur du New York Philharmonic), nouvellement nommée principal conductor des Orchestres de la Radio Néerlandaise et de la Radio de Berlin. Geste souple et néanmoins précis pour un prélude de Lohengrin et des Wesendonck-Lieder (Wagner) sans lourdeur, portant la voix pas tout à fait wagnérienne et le talent de diseuse de Dorothea Röschmann, sens de phrasé dans une 2ème Suite de Daphnis et Chloé (Ravel) où le choeur et l’orchestre se retrouvent « à la maison » (superbe petite harmonie, entre autres), architecture maîtrisée du Concerto pour orchestre, première œuvre de Bartok exilé aux Etats-Unis et porte d’entrée de son œuvre tout entière, joute en forme d’arche des divers groupes d’instruments face à la masse orchestrale. Tout cela sans aspérité, voire sans effort, là où l’on attendrait un peu plus de magie (Lohengrin), d’ironie (Daphnis), d’ombre et de lumière (Concerto). La mariée n’est jamais trop belle, mais serait-elle parfois trop sage ? 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 4 septembre. Diffusé en direct sur Mezzo, Arte Concert et philharmonielive.tv  (en streaming pour 6 mois) et sur Radio Classique (en streaming pour 3 mois) (Photo : Karina Canellakis © Mathias Bothor)

Dernière au Grand Théâtre de Provence de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill et Bertolt Brecht. L’acmé annoncée de Pierre Audi an 1 à Aix.  Presse unanime : déception. La faute au metteur en scène Ivo van Hove, plus heureux au théâtre (Les Damnés à la Comédie Française, Vu du pont à l’Odéon) qu’à l’opéra, après un terne Boris Godounov à Bastille (voir ici) et un Don Giovanni controversé à Garnier (voir ). Avec Mahagonny, pas besoin pourtant de psychanalyser les auteurs : tout y est dit de notre époque à travers la métaphore du capitalisme façon théâtre épique / déconstruction du genre opéra, suite de scènes didactiques se terminant par « On ne peut rien pour personne ». Puisque de déconstruire il est question, Van Hove met à nu son très mode arsenal personnel : scène vide, machinerie à vue, action filmée en direct, incrustations sur fond vert, ventilateurs géants pour la scène du typhon, point de bascule de l’histoire édifiante de cette ville-piège fondée par trois escrocs et inféodée à l’argent-roi, où le « tout est permis » remplaçant le « défense de… » mènera à la catastrophe. Mais le travail semble avoir été abandonné en chemin, à moins que ce ne soit là qu’une ultime démonstration de ladite déconstruction. On souffre pour les chanteurs (pas les moindres pourtant : Karita Mattila, Nikolai Schukoff, Annette Dasch, Willard White, Thomas Oliemans) tentant de se faire entendre sur ce plateau ouvert à tous les vents, pour Esa-Pekka Salonen peinant à trouver le lien entre la fosse et la scène en dépit (ou à cause ?) des somptuosités du Philharmonia Orchestra, et l’on admire la pertinence musicale et la disponibilité scénique du Chœur Pygmalion, moins attendu ici que dans le Requiem de Mozart auquel il participe au Théâtre de l’Archevêché. 
François Lafon 

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 15 juillet (Photo © DR)

En cinq dimanches et douze concerts, le Festival de l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache (et son légendaire orgue historique) servit pour sa trente-troisième édition d’écrin à la musique ancienne et baroque. La formule, ô combien éprouvée, séduit autant les spectateurs que les musiciens : au concert de 11h30 succédait un grand déjeuner associant public et artistes (accueillis à grand renfort d’applaudissements !), tandis qu’en ce dernier dimanche de juin, la manifestation se terminait sur un ultime concert, à 16h30.
Vincent Dumestre, de retour à Saint-Michel, y fêtait le vingtième anniversaire de son Orchestre du Poème Harmonique avec un programme exceptionnel Monteverdi, Marazzoli, Rossi et Mazzochi – intitulé « Anamorfosi » –, constitué de pages issues de la Contre-Réforme, époque où l’église demandait aux musiciens de remplacer les paroles de leurs œuvres profanes par des textes sacrés. Ainsi, la passion amoureuse qu’exprimaient les madrigaux, ou les scènes de disputes de héros légendaires, se commuaient en messages apostoliques, où saints et pécheurs révélaient le tourment de leur âme. En réunissant un quintette vocal de premier ordre – les fidèles du Poème comme Claire Lefilliâtre (Bourgeois Gentilhomme, La Vita Humana, Cadmus et Hermione…) et Camille Poul (Cadmus et Hermione) associées au ténor Nicholas Scott (l’Orfeo d’Ambronay, en 2017 !) et aux basses Benoît Arnould (Jésus dans la St Jean du Banquet Céleste, en 2019) et Thomas Kral (Bach, avec Pygmalion) –, le chef met pleinement en lumière ces métamorphoses ambiguës. La plainte de la Vierge chez Monteverdi (Maria quid ploras) y paraît d’une douceur infinie, tandis qu’une cantate sur la mort d’un roi devient une scène de la Passion avec Luigi Rossi dans Un allato messaggier. Programme magnifique, à retrouver en septembre prochain, pour le label Alpha.
Révélé dans l’Erismena de Cavalli, en 2017, Jakub Jozef Orlinski est devenu du jour au lendemain une vedette du baroque. En tournée avec Il Pomo d’Oro, le contre-ténor défendait son premier CD « Anima Sacra » (voir ici), qui rassemble un répertoire d’airs sacrés rares, dénichés chez Heinichen, Zelenka et Fago. Mais le concert serait-il aussi probant ? À la direction, Maxim Emelyanychef a laissé sa place en tournée à l’Italien Francesco Corti, qui fit ses débuts au sein des Musiciens du Louvre, en 2007, avant de jouer également avec les Talens Lyriques, Pulcinella et Le Concert des Nations. Orlinski répond à toutes les attentes dans un tel répertoire : sa voix est ample et délicate, aussi chaleureuse et pétillante que son physique : costume noir, pochette rouge… et chaussettes assorties ! Avec un tel chanteur, Jésus au Calvaire de Zelenka resplendit de son expression la plus juste et les Alléluia sont d’une grâce inouïe –Tam non splendet sol creatus de Fago. Applaudissements à tout rompre, plusieurs bis et nouvelle étape d’une série de douze concerts donnés en vingt jours, rien qu’en France, pour ce contre-ténor et cet ensemble si brillants.
Franck Mallet
30 juin, Festival de l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache (Photo © Fest. de l’abbaye de St. en Thiérache)
Extraits des deux concerts à retrouver en ligne sur Facebook : https://www.facebook.com/404662460129143/videos/413046199420872/
Clôture à la Cité de la Musique du festival Manifeste (Ircam – voir ici) : création française de Samstag aus Licht, deuxième volet de l’intégrale du grand œuvre en sept journées de Karlheinz Stockhausen entreprise par Maxime Pascal et Le Balcon à l’Opéra Comique en novembre dernier (voir ). Après Donnerstag (jeudi), où était présentée la trinité cosmique Michael - Lucifer - Eva, Samstag (samedi), jour de Saturne, est dédiée à Lucifer. Rien de faustien, pas de pacte ni de damnation, plutôt une « guerre entre Michael et Lucifer sur le défilement du temps, le premier voulant le développer, le second le comprimer », métaphore d’un univers dont la musique serait le principe. Là encore, mais poussée à son point extrême, une volonté de « rendre visible l’invisible ». Rude travail pour les metteurs en scène (une équipe par « journée »), cette fois le duo Damien Bigourdan - Nieto (vidéo) qui, après Benjamin Lazar (Donnerstag), ont pour tâche de donner corps à cette cosmogonie complexe et au fond assez naïve (« le désir enfantin de se prendre pour Dieu »). Gageure tenue : la présence, effective ou latente, de l’Ange déchu à travers les quatre scènes dont l’ouvrage est fait (environ 3h15 de musique), tenant compte de l’accumulation des références mais aussi d’une série de clins d’œil diaboliquement distribués, telle la grève de l’orchestre venant interrompre la "Danse de Lucifer" (scène 3), dont chaque section anime un visage géant perdant ainsi toute harmonie. Réussie aussi l’incarnation des personnages par des instruments (la flûte de Claire Luquiens figurant le Chat noir Kathinka face aux six sens représentés par des percussionnistes), le tout dans une esthétique de space opera tétralogique, où le seul soliste chantant est Lucifer lui-même, (excellent Damien Pass, déjà impressionnant dans Donnerstag), engagé dès la première scène dans un fatal jeu de séduction/domination avec le pianiste Alphonse Cemin, inattendu en créature du Diable transgenre. Selon la volonté du compositeur (impossible à satisfaire lors de la création à la Scala de Milan en 1984), l’Adieu final a lieu dans une église proche (Saint-Jacques-Saint Christophe), rituel énigmatique pour trente-neuf chanteurs (dont treize basses), sept trombones et orgue, combat final entre Lucifer et Saint François d'Assise se terminant sur le parvis par l'envol d’un oiseau noir et le massacre d’une cargaison … de noix de coco. Gros succès - devant les passants justement étonnés - pour les Balconiens (augmentés du Chœur de l’Armée française et de l’Harmonie du Conservatoire régional de Paris), décidément experts dans l’art de faire apparaître les résonnances actuelles de ce monument mal compris en son temps. 
François Lafon

Cité de la Musique, église Saint-Jacques-Saint Christophe, Paris, 29 et 30 juin – Disponible ultérieurement sur medici.tv et internet live.philharmoniedeparis.fr (Photo © Nieto)

A la salle Favart : Madame Favart, première in loco, cent-quarante et un ans après sa création, de l’opéra comique d’Offenbach se terminant par la nomination par Louis XV (péripétie inventée) de Monsieur Favart à la tête de… l’Opéra Comique. Un ouvrage longtemps oublié, emblématique, avec La Fille du Tambour-Major, de l’Offenbach d’après l’Empire dont Les Contes d’Hoffmann seront l’apothéose inachevée. Un rôle aussi, celui de Justine Favart (1727-1772), comédienne charismatique dont les librettistes Duru et Chivot font une véritable meneuse de revue, un Fregoli en jupons utilisant ses dons d’actrice à transformation pour échapper aux ardeurs du Maréchal de Saxe (qui aura eu plus de chance avec Adrienne Lecouvreur, autre actrice… puis héroïne d’opéra) et rester fidèle à son Favart de mari. La metteur en scène Anne Kessler, comédienne elle-même (de la Comédie Française), joue la mise en abyme en plaçant l’action dans l’atelier de costumes de l’Opéra Comique (l’actuel), faisant peut-être allusion aussi au fait que Justine Favart fut la première star de la scène à adopter le costume « réaliste » (consistant par exemple à ne porter ni bijoux ni gants de soie quand on joue une gardeuse d’oies). Pour le reste, elle s’en tient au vocabulaire classique de l’opérette, entre boulevard et music-hall, croquant des personnages gentiment caricaturaux, les interprètes ayant beaucoup à chanter mais aussi à dire (n’aurait-on pu couper un peu dans le texte, qui a moins bien vieilli que la musique ?). Tous s’en tirent bien, de première classe comme chanteurs, plus inégaux comme acteurs, la palme revenant côté « gentils » à la pétillante Anne-Catherine Gillet (au grand écart inattendu) et côté « grotesques » au ténor Eric Huchet en Gouverneur libidineux. Dans le rôle-titre, jadis illustré par la divette Fanély Revoil et dans lequel on aurait rêvé de voir une Suzy Delair à sa grande époque, la mezzo Marion Lebègue fait mieux qu’assurer, voix adéquate et présence sympathique (très drôle déguisée en fausse douairière traînant un mini-toutou agressif). Révélation enfin (le spectacle fait partie du festival Bru Zane) d’une musique typique du dernier Offenbach, moins sarcastique mais capable encore de mettre le feu au théâtre, dirigée avec un art consommé par le spécialiste Laurent Campellone à la tête de Chœurs de l’Opéra de Limoges et d’un Orchestre de Chambre de Paris particulièrement motivés. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 30 juin (Photo © S. Brion)

7ème festival Palazzetto Bru Zane aux Bouffes du Nord : Offenbach colorature, avec Jodie Devos et l’Ensemble Contraste. A première vue, la version live du CD homonyme paru chez Alpha au début de l’année (voir ici). Mais tout est dans le(s) Contraste(s), remplaçant l’orchestre et ménageant la (les) surprise(s).  La voix de Jodie Devos est égale à elle-même, précise, fruitée, parfaitement placée (une colorature qui articule), portée par un sourire craquant et une personnalité sans afféterie. Elle ironise dans Vert-Vert, charme dans Fantasio, émeut dans Le Roi Carotte, électrise en bis dans Le Voyage dans la Lune : des airs peu connus, souvent éclipsés par ceux dévolus à la mezzo en titre, mais qui ne sont pas pour rien dans les effets 100 000 volts dont Offenbach était le roi (on n’ose dire l’empereur). Mais on découvre aussi que la clarinette (Jean-Luc Votano) n’est pas moins colorature dans Orphée aux Enfers, que de pizzicatos de violoncelle (Antoine Pierlot) concurrencent avantageusement le Brésilien de La Vie parisienne (savoureux arrangements de Johan Farjot, pianiste de l’Ensemble) et que pour remonter la Poupée des Contes d’Hoffmann, la manière forte n’a pas que des défauts. Atmosphère bon enfant, salle comble et conquise, accompagnant le Galop infernal d’Orphée (à quatre) de battements de mains convaincus.
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, 17 juin (Photo © DR)

Nouveau Don Giovanni au Palais Garnier mis en scène par Ivo van Hove, succédant à la version « tour de la Défense » signée par Michael Haneke en 2006 (voir ici). Sans gommer - à la différence de ce qu’avait fait son prédécesseur - la dimension métaphysique de la fable, van Hove s’est donné pour principe de retourner aux sources du mythe : plus de Don Juan libérateur, voire révolutionnaire tel que l’ont récupéré les romantiques, mais un violeur et un assassin, le « dissoluto punito » (premier titre de l’ouvrage) dénoncé par Mozart dès les premières scènes, anticipant l’actuelle dénonciation par les femmes de la domination masculine et la crainte des hommes de voir leurs privilèges remis en cause. Des options fortes, mais abstraites et souvent exploitées, oubliant que c’est l’ambiguïté qui fait les grands mythes. Mais van Hove va plus loin, et trompe habilement son monde. Pas d’empathie possible : tout est gris, le décor façon Piranèse bétonné, les costumes (modernes) sans grâce, l’orchestre massif. Don Giovanni (Etienne Dupuis) a des allures de haut fonctionnaire, méchant homme même pas grand seigneur, flanqué d’un Leporello qui, lui, a tout d’un Don Juan (Philippe Sly, ailleurs Don Giovanni vif-argent). Tout est dans ce duo à l’envers : on comprendra à la fin que c’est le monde entier qui, via le petit groupe de survivants, s’est révolté contre le séducteur/prédateur/dominateur (lecture politique, en atteste une séance de poings levés), et que ce n’est que sans lui que les fleurs peuvent de nouveau pousser (clin d’œil décoratif). Un dénouement un peu schématique, mais dans le sens des moralités d’époque. Plateau de qualité mais légèrement déséquilibré, où dominent, outre le duo maître-valet précité, Elsa Dreisig (Zerlina) et Stanislas de Barbeyrac, Ottavio classieux, sous la baguette sérieuse et millimétrée de Philippe Jordan. Opération réussie donc, frustration comprise. 
François Lafon

Opéra National de Paris - Palais Garnier, du 11 juin au 13 juillet – En direct sur Culturebox, Radio Classique et au cinéma le 21 juin (Fête de la musique) – Ultérieurement sur France 2 (Photo © Charles Duprat/OnP)

Au Théâtre Marigny : Mam’zelle Nitouche d’Hervé (production Palazzetto Bru Zane) mis en scène par Pierre André Weitz, étape finale de la tournée commencée en octobre 2017 à l’Opéra de Toulon. Même logique que Les Chevaliers de la Table Ronde par les mêmes donné à l’Athénée pour les fêtes 2016 (voir ici), si ce n’est qu’à la référence aux Monty Python (Sacré Graal) succède une variation loufoque sur la Sainte Trinité de l’opérette à succès : la nonne délurée, la théâtreuse capricieuse et le bidasse bas du képi. Trois silhouettes croquées par Olivier Py (Miss Knife pour les rôles travestis) dont Weitz est le scénographe attitré, trois styles de jeu qui résument le spectacle tout entier : cabaret transformiste pour la supérieure de couvent, kitsch débridé pour la diva jalouse, comique troupier pour le soldat. Pour être le seul de ses titres passé à la postérité (et pérennisé au cinéma par les frères Allégret - Marc en 1931, Yves en 1954), ce « vaudeville-opérette » où Hervé puise dans son propre passé (organiste sérieux le jour, « compositeur toqué » le soir) pose la question récurrente : jusqu’où peut-on en faire trop dans ce répertoire qui a paru si fou à nos grands-parents ? Pas de limite, répond ce spectacle cultivant savamment le second degré qui justifie tout. La musique en tout cas y est servie avec finesse : chanteurs-acteurs (et éventuellement danseurs) impeccables, sous la baguette experte de Christophe Grapperon.
François Lafon

Théâtre Marigny, Paris, jusqu’au 15 juin (Photo © Frédéric Stéphan)

Ouverture au Centquatre-Paris du festival ManiFeste-2019 (Ircam) : Lullaby Experience, « expérience scénique pour ensemble instrumental et électronique » de Pascal Dusapin mis en scène par Claus Guth, frontispice d’une manifestation de plus en plus tournée vers la fusion des genres, « rendez-vous de la création musicale dans le concert des autres disciplines » selon son directeur Frank Madlener. « Imaginez que l’on vous demande de chanter la mélodie qui a le plus marqué notre enfance » : du « nuage chantant » collecté via une application smartphone, retraité par les virtuoses de l’Ircam (Thierry Coduys, Jérôme Nik) et « mis en œuvre » par Dusapin, est née cette « Expérience berceuses » créée à Francfort en février dernier, mêlant, selon l’alchimie des contes de fées, nostalgie de l’enfance et terreurs profondes. Car si Dusapin penche plutôt vers la nostalgie (« Je me suis absolument refusé à retoucher ces mélodies, par transformation ou traitement électronique »), Guth « a pris une certaine distance vis-à-vis de l’univers de l’enfance, au travers du prisme psychanalytique notamment ».  A la fois douillet et pas très rassurant, le lieu sombre dans lequel le spectateur est invité à déambuler, mer de plumes d’où émerge un lit géant où dort d’un sommeil agité une adolescente serrant une peluche, chambre acoustique traversée de voix en suspension et peuplée de musiciens fantômes (excellent Ensemble Modern) et de figures familières (clown, ballerine, mère et maître) aux attitudes inquiétantes. Idem pour la partition, où les berceuses de tous les pays évoquent rêve ou cauchemar se rejoignant dans un somptueux unisson (son Ircam toujours saisissant de présence), avant que la dormeuse ne se réveille dans son petit monde agencé selon sa volonté. On pense à l’Alice de Lewis Carroll, à l’Enfant (et les sortilèges) de Colette et Ravel, et l’on évoquerait même Chucky la poupée maléfique tant le « nuage » formé par Dusapin  possède, telles les mélodies dont il est fait, « la capacité très particulière de s’imprimer dans notre mémoire, dans notre chair même, jusqu’à jouer un rôle dans notre relation au réel et au symbolique ».
François Lafon 

Manifeste 2019, du 1er au 29 juin. Lullaby Experience, les 1er et 2 juin (Photo © Quentin Chevrier)

Cycle "30 ans de musique" à l’Auditorium du Louvre : carte blanche à la violoncelliste allemande Marie-Elisabeth Hecker. Quatre concerts en quatre jours, avec quatuor à cordes, avec piano et violon, avec piano (son époux Martin Helmchen) et même sans elle (Helmchen seul). Avant dernière soirée : Haydn, Brahms et Schumann avec le pianiste italien Gabriele Carcano (élève d’Aldo Ciccolini et de Nicholas Angelich au CNSM de Paris) et le jeune (vingt-trois ans) et multi-primé violoniste américain Stephen Waars. Un siècle de musique en une heure et demie, de l’équilibre classique selon Haydn (Trio n° 42 - 1796) jusqu’au concentré d’idées brahmsien (Trio n° 3 - 1886), en s’arrêtant sur la fièvre romantique schumanienne (Trio n°1 - 1847). Légère frustration pour les fans du "son Hecker", soyeux et opulent : en chambriste exemplaire, la lauréate du Prix Rostropovitch 2005 ne se met jamais en avant. Comme ses partenaires en font autant, les trois univers sonores ressortent d’autant mieux : « Tous pour un, un pour tous » pour Haydn le maître des surprises, conversation secrète pour Schumann le littéraire, tout un orchestre dans un trio chez Brahms. Et quelle maîtrise, rythmique, dynamique, spatiale ! Vrai bis : le Scherzo du Schumann, « Animé mais pas trop rapide », où les deux archets ne s'en livrent pas moins à une fascinante joute  oratoire arbitrée par le piano. Comme pour emporter la magie de la soirée…
François Lafon 

Auditorium du  Musée du Louvre, 24 mai (Photo © DR)

samedi 18 mai 2019 à 21h33
Bad Boy de l’interprétation wagnérienne depuis sa malheureuse aventure à Bayreuth, le baryton-basse Evgeny Nikitin, avec son look  hard-rock, a servi incontestablement de modèle à la jeune metteur en scène Julia Burbach pour sa nouvelle Walkyrie de l’Opéra de Bordeaux. Sa queue de cheval se retrouvait dans chacune des longues tresses ornant la coiffure des Walkyries… Plus sérieusement, ce  spectacle révélait une fois encore l’extraordinaire adéquation entre l’ONBA (l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine) et ses chanteurs, grâce à un Auditorium qui dispose d’une fosse d’orchestre située à quelques mètres sous la scène. Certes, le plateau est étroit et, hélas, il n’y a pas de cintre en hauteur pour suspendre un décor comme dans une cage d’opéra, mais le chef d’orchestre Paul Daniel obtient un tel équilibre sonore et une telle clarté des timbres, qu’on est aussitôt transporté au cœur du drame wagnérien… Enfin une vraie salle moderne conçue pour l’acoustique, et non un hall de gare ! Cerise sur le gâteau, la distribution vocale, qui mêle découvertes absolues et gloires établies, comme Nikitin en Wotan, bien sûr, corbeau noir hérissé d’une houppelande, qui peine un peu dans le grave lorsqu’il paraît au deuxième acte, avant que sa voix ne s’échauffe pour atteindre l’ampleur requise – ce qui n’empêche nullement le chanteur russe d’apporter la sensibilité et la douceur blessée que réclame son rôle. La Brünnhilde, peut-être trop incandescente, d’Ingela Brimberg, convainc néanmoins (elle reprendra le rôle à Madrid en février 2020), tout comme le Hunding vaillant de Stefan Kocan. La surprise vient des interprétations intenses du couple Sieglinde / Siegmund – Sarah Cambidge et Issachah Savage (photo), deux jeunes chanteurs au palmarès solide, qu’on devrait retrouver en France –, et celle de la superbe Fricka de la Française Aude Extrémo. Plans inclinés et grand écran où défilent des images assez subtiles (Tal Rosner), du moins à l’acte I, les forêts irisées et le frêne sacré aux éclats lumineux  – qui n'est pas sans rappeler celui de la production de la Fura dels Baus, à Valencia, mais bon… –, car à l’acte II, ça se gâte avec un inutile ballet de sigles géométriques, et au III, le feu allumé par Wotan manque d’envergure. Tout cela est négligeable, face au jeu des chanteurs qui, malgré l’espace limité, offrent un spectacle réjouissant, d’autant plus somptueux sous la baguette de Paul Daniel.  

Franck Mallet

16 mai, Auditorium, Bordeaux (Photo © Éric Boulimié) Prochaines représentations 20 & 23 mai
Première française à l’Opéra de Lyon de Lessons in love and violence de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp. Même mise en scène (Katie Mitchell), même plateau à une exception près (Georgia Jarman remplace Barbara Hannigan) que lors de la création londonienne, où l’ouvrage affrontait – tel le deuxième film redouté des cinéastes – le souvenir intimidant de Written on skin, premier opéra grand format du tandem Benjamin-Crimp après le prometteur essai de chambre Into the little hill. Une œuvre à quatre mains là encore, à l’exemple des illustres duos du passé tel Richard Strauss et Hugo von Hoffmannsthal (sans aller chercher Mozart et Da Ponte, comparaison osée par Olivier Messiaen lorsque le jeune Benjamin, 16 ans, était son élève au Conservatoire de Paris). Brillamment intemporelles, ces leçons d’amour et de violence (tout est dans le titre) assenées au roi d’Angleterre Edouard II selon l’élisabéthain Christopher Marlowe, transposées dans un univers clos alla Stanley Kubrick (une chambre où le lit tient lieu de trône, lieu de lutte entre passions et pouvoir). Cette fois encore, le texte de Crimp, mystérieux en même temps que quotidien, et la musique de Benjamin, complexe mais suscitant une émotion très directe (on pense à Bernard Herrmann, ce qui n’a rien d’injurieux) engendrent une efficace machine dramatique à l’anglaise, dans la foulée de Britten ou de Tippett. Facile, diront les sceptiques, rappelant les réticences du duo, à l’époque d’Into the little hill (2006), envers l’opéra bourgeois. Pas tant que cela, si l’on considère que le propos n’est pas affadi et que ce roi voué au malheur (le sien et celui des autres) continue d’exercer sa délétère fascination. Mise en scène à l’avenant, académique en surface, assez extravagante au fond, jouant sur le temps (effets simultanés d’accéléré et de ralenti) et maniant la dérision (couronne sur chariot, tel un dessert convoité), distribution anglophone impeccable autour du non moins adéquat Français Stéphane Degout, Orchestre de l’Opéra de Lyon en grande forme, dirigé d’un geste généreux par le jeune et doué Alexandre Bloch. 
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 26 mai. DVD disponible chez Opus Arte, capté lors de la création au Covent Garden de Londres sous la direction de George Benjamin (Photo © Stofleth)

dimanche 12 mai 2019 à 15h51
Né en Bohême et mort à Los Angeles, le compositeur Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) débute comme enfant prodige. A moins de dix ans, il enthousiasme Mahler (« Un génie ! »), et en 1914, après avoir entendu sa Sinfonietta en si majeur, Sibelius voit en lui un « jeune aigle ». Il cultive les genres traditionnels, y compris l’opéra, mais sa notoriété repose beaucoup sur ses musiques de film (Robin des Bois et autres, avec Errol Flynn). Sa comédie musicale Die stumme Serenade (La Sérénade silencieuse, ou muette) - création radiophonique en 1951 à Vienne, scénique en 1954 à Dortmund - vient de connaître sa première française, grâce à Opera Fuoco et à son chef David Stern. L’œuvre (une dizaine de personnages) est à la fois pastiche et hommage à un monde révolu, celui de l’opérette viennoise. On est dans une Italie de carte postale, plus précisément à Naples, avec un atelier de couture et son personnel froufroutant, un couturier donnant en rêve un baiser passionné à Silvia, la fiancée du Premier ministre. Ce dernier est visé par un poseur de bombes, le couturier Andrea est faussement accusé avant de prendre provisoirement la place du Ministre détesté, renversé par le peuple, etc.  On entend à distance, Korngold n’ayant rien d’un imitateur, Richard Strauss ou Kurt Weil, des rythmes de jazz ou de tango, avec pas de danse et sonorités orchestrales à l’avenant. Dialogues parlés en français, morceaux chantés en allemand (paroles malheureusement peu compréhensibles), mise en scène endiablée dans des décors évoquant le Crystal Palace londonien. Tout cela pour un ouvrage chaleureusement applaudi, sans doute destiné à demeurer une rareté mais dont on ne peut que saluer la redécouverte.
Marc Vignal
 
Salle Ravel, Levallois, 11 mai (Photo © DR)
 
samedi 11 mai 2019 à 00h25
A la Philharmonie de Paris : les quatre Concertos de György Ligeti par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher, deuxième volet du diptyque Ligeti commencé en décembre dernier avec le Requiem et des extraits de l’opéra Le Grand Macabre. Un opéra en quatre actes aussi que ces monuments dont la composition s’étend sur une trentaine d’années (1966-1999), où le compositeur se mesure aux richesses et aux contraintes du genre, depuis la contestation des années 1960 (le Concerto pour violoncelle, distique sans pathos avec « cadence chuchotée ») à l’accomplissement des années 1990 (le Concerto pour violon, coups d’archet virtuoses, labyrinthe borgésien et emprunts variés), des « dissolutions de structures élémentaires dans une structure globale » du très rythmique Concerto pour piano (1985-1988) aux combinaisons harmoniques hardies du tardif (1998-1999) Concerto Hambourgeois (remarquez l’allusion) pour cor solo confronté à quatre cors naturels changeant d’accord à chaque mouvement. Quatre façons d’affronter l’orchestre et de déjouer ses pièges, quatre essais sur les « illusions acoustiques » qui fascinaient Ligeti et qu’il a si bien apprivoisées. Quatre occasions aussi pour l’Ensemble et ses formidables solistes (le pianiste Sébastien Vichard, le violoncelliste Pierre Strauch, la violoniste Hae-Sun Kang, le corniste Jens McManama) de saisir l’insaisissable et d’exalter les mille facettes de ce génie protéiforme. Grande salle Pierre Boulez comble : le magicien cher à Stanley Kubrick (2001, The Shining, Eyes Wide Shut) serait-il devenu un classique? 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 10 mai. Disponible trois mois sur live.philharmoniedeparis.fr. Diffusion le 15 mai sur France Musique et disponible trois ans sur francemusique.fr (Photo : Matthias Pintscher © Frank Ferville)

mercredi 8 mai 2019 à 01h47
A l’Opéra Comique, Manon de Massenet dans la mise en scène d’Olivier Py créée à Genève il y a bientôt trois ans et revue à Bordeaux le mois dernier, 2158ème représentation de l’ouvrage dans son cadre d’origine. Triomphe pour tous au rideau final, quelques huées pour Py. Celui-ci a pourtant transmué le plomb en or, musclant l’action, balayant les conventions 3ème République du livret et retrouvant l’esprit subversif du roman de l’abbé Prévost par un raccourci que ratent bien des metteurs en scène « actualisateurs » (Coline Serreau en tête, à l’Opéra Bastille). En la jetant dès le début dans un monde de luxure où les hôtels sont forcément de passe et où le ciel étoilé ne peut venir que d’une boule de boite de nuit (Eros, amour pulsion, vs Agapé, amour idéal), il rapproche Manon de Carmen telle qu’il l’avait montrée à Lyon en 2012, rappelant implicitement que ces deux portraits de filles perdues ont été les plus grands succès de la si familiale salle Favart. Formidable direction d’acteurs aussi, où chaque intention, chaque mouvement sont pertinents, tout cela relayé musicalement par Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre, lesquels jettent de l’acide dans le sirop massenéien tout en illustrant la remarque du critique du Journal des Débats lors de la création en 1884 : « Savez-vous ce qui déroute dans Manon ? C’est cet orchestre qui murmure de si jolies phrases, dans la demi-teinte, voilé, presque insaisissable (…). Vous n’avez plus de dialogues prosaïques, vous n’avez plus non plus le récitatif qui donnait des allures de grand opéra ». Dans l’intimité de son cadre d’origine, l’ouvrage redevient du théâtre, n’obligeant plus les chanteurs à forcer le trait : Patricia Petibon et Frédéric Antoun, Manon et Des Grieux en état de grâce, entraînent un plateau sans fausse note, où Lescot (Jean-Sébastien Bou) et Guillot (Damien Bigourdan) perdent leur bonhomie « opéra comique » pour retrouver leur statut de prédateurs. Détail significatif : on n’a jamais besoin de regarder les surtitres, ce qui ne prouve pas seulement que Massenet était un orfèvre en la matière. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 21 mai (Photo © Stefan Brion)

samedi 4 mai 2019 à 19h56
Raretés vocales et chefs-d’œuvre intemporels, l’édition du 23ème Festival de Pâques de Deauville offrait à nouveau son lot de surprises, d’autant plus qu’on nous promet très prochainement la retransmission intégrale des concerts sur le site www.music.aquarelle et que, depuis plusieurs années, certains d’entre eux font l’objet d’éditions discographiques sur le label B Records.
L’avant-dernière manifestation rassemblait Lekeu, Chausson, Ravel et Debussy, avec notamment un arrangement de l’Adagio du premier – commande du Festival –, sous la forme d’un septuor à cordes, par Julien Giraudet, ancien élève de Thierry Escaich. Pour l’occasion, au jeune Quatuor Hanson s’ajoutaient l’altiste Raphaël Pagnon, le violoncelliste Adrien Bellom et le contrebassiste Simon Giudicelli. Plus qu’un banal arrangement, il fallait apprécier dans cette nouvelle version non pas une extension quelque peu sentimentale et ronflante des cordes, mais un rééquilibre des forces, entre les violons s’élançant vers le firmament des notes aiguës et les nuages sombres émergeant des deux violoncelles coiffés de la contrebasse… Julien Giraudet, un nom à retenir ! Le pianiste Théo Fouchenneret, 1er prix au Concours international de Genève, en 2018, s’illustrait dans les plutôt méconnues Quelques danses pour piano, op. 26, de Chausson, dont il faisait ressortir l’esprit tempétueux. En revanche, il manquait à la mezzo Ambroisine Bré une certaine ampleur vocale pour restituer la sombre Chanson perpétuelle du même Chausson (pour voix, quatuor à cordes et piano) – à moins que la Salle Élie de Brignac ne soit pas l’écrin le plus adéquat pour son timbre ? Plus investie dans Chansons Madécasses de Ravel, elle portait haut et fort son célèbre et terrible refrain « Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage ! ». Pour mezzo, flûte (Mathilde Caldérini), violoncelle (Adrien Bellom) et piano (Pierre Fouchenneret), ce triptyque tapageur du Ravel des années vingt frappe encore comme un coup de poing avec des interprètes aussi zélés. Conclusion majestueuse avec le Quatuor de Debussy par « les » Hanson, qui n’hésitent pas à y imprimer leur marque – un je ne sais quoi d’encore plus chaloupé et dégingandé –, avec un troisième mouvement plutôt osé, investi d’une tendresse inouïe, à la fois élevée, languide et cristalline, avant l’emportement passionné du 4ème et dernier mouvement. Magique Hanson !           
Franck Mallet

3 mai, Salle Élie de Brignac, Deauville (Photo © DR)
Aux Bouffes du Nord : Funeral Blues, the missing cabaret, textes de Wystan Hugh Auden, musique de Benjamin Britten, ou l’œuvre que ceux-ci auraient peut-être écrite si la vie et leurs egos n’en avaient décidé autrement. Une fiction à plusieurs degrés imaginée et mise en scène par Olivier Freidj, créée la saison dernière au Luxembourg mais bien dans la tradition des kits musico-dramatiques dont les Bouffes se sont fait une spécialité, quelques semaines après le non moins kaléidoscopique Zauberland (voir ici). Sur scène donc, un décor double où voisinent le duo Britten-Auden (atmosphère masculine de salle de sport) et, seule dans son rêve, la comique Gipsy Rose Lee (tapis moelleux et abat-jour rose), colocataires à New York (les deux premiers, objecteurs de conscience, ayant fui l’Angleterre) dans la réalité, ici chanteur (Laurent Naouri), acteur (Richard Clothier) et pianiste (Cathy Krier) jonglant avec les mélodies de l’un -  les Cabaret Songs entre autres - et les poèmes  de l’autre - dont le magnifique Funeral Blues, internationalement connu depuis le film Quatre Mariages et un enterrement. Un numéro de haute voltige parfaitement calibré, où le musicien et son librettiste s’affrontent à fleurets mouchetés - l’un dans ses textes, l’autre dans la musique que ceux-ci lui inspirent -, le second « sorti du placard » et amoureux du premier,  celui-ci beaucoup moins frontal dans l’affirmation de son homosexualité. Surtitres opportunément explicatifs, rappelant entre autres que Britten avait détesté le livret d’Auden pour le Rake’s Progress de … Stravinsky et qu’Auden avait durement critiqué l’opéra Billy Budd, où Britten se livrait plus qu’ailleurs. Succès mérité pour les interprètes - à commencer par le décidément éclectique Laurent Naouri - tous trois donnant corps et âme à ces personnages avançant masqués. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 27 avril (Photo © Bohumil Kostohryz)

Tandis qu’à l’Athénée la contralto galloise Hilary Summers chante Purcell et Debussy, Chostakovitch et Ravel avec Alphonse Cemin au piano, à La Scala-Paris Maxime Pascal dirige le concert des soixante-dix ans de Michaël Levinas. Le Balcon sur tous les fronts donc, alors que l’ensemble vient de fêter son dixième anniversaire et que Cemin prend la baguette pour diriger (encore à l’Athénée, maison mère) Into the little Hill, le « conte lyrique » de George Benjamin créé à Paris en 2006 avec … Hilary Summers. Une nouvelle donne pour la musique dite vivante, une façon efficace de débarrasser la « contemporaine » du label « pour spécialistes ». A la souplesse et la pertinence de Cemin épousant l’éclectisme très british (on pense à Janet Baker) d’Hilary Summers répond le sens du récit et de la couleur de Maxime Pascal, particulièrement bienvenu dans l’univers de son maître Levinas. En une grosse heure de musique et peu de discours (rare dans ce genre d’exercice), beaucoup est dit de ce qui pourtant n’est pas simple : rencontre en forme de fight du Balcon et de L’Itinéraire (dont Levinas a été le directeur) dans D’Eau et de pierres pour deux groupes instrumentaux (tout est dans le titre) de Gérard Grisey, union des deux ensembles pour Préfixes de Levinas - version revue vingt-sept ans plus tard par le compositeur à la lumière de ses expériences lyriques -, le tout mis en lumière par Etude sur un piano espace (version avec électronique jouée par Trami Nguyen, créée en 2010 par … Alphonse Cemin) et par le bref Poème battu pour voix, piano, percussions et électronique sur un texte de Ghérasim Luca, aperçu fulgurant de l’inspiration originale de Levinas compositeur d’opéra (« J’ai toujours pensé qu’il existe des possibilités d’hybridation de transitoires d’attaque entre familles instrumentales, voix humaine et instruments par exemple »). Cadre (et électronique) adéquat de La Scala comme sont adéquats les ors de l’Athénée, là aussi histoire de continuité. 
François Lafon

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, Paris – La Scala-Paris, 15 avril (Photo © Pierre Grosbois)

A l’Opéra de Paris-Bastille : Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch dans une nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Entreprise risquée, les deux précédentes représentations (André Engel, 1992 – Martin Kusej, 2009) ayant laissé un grand souvenir, l’ouvrage - idéal pour une salle de ce style et de ces dimensions - ayant d’ailleurs été précédemment envisagé pour inaugurer le bâtiment en 1990. Hormis l’inévitable actualisation de l’action (nous sommes chez les propriétaires d’un abattoir industriel, métaphore efficace de la tragédie), Warlikowski n’a pas cherché à réécrire la fable inspirée de Nikolaï Leskov, la frustration bovaresque (on pense aussi à Katia Kabanova d’Ostrovski/Janacek) de cette Lady Macbeth de province étant loin d’être caduque. Tout juste se permet-il un intermède music-hall (justifié par la musique) en guise de fête au commissariat de police, grinçante prémisse de la déportation en Sibérie des amants meurtriers.  Pour le reste, il est dans son élément : chambre-vitrine de tous les désirs cernée des murs d’acier de l’abattoir sur lesquels ruissellera le sang des victimes, meurtres en direct et scènes de sexe hyperréalistes (et pas seulement celle qui a suscité l’ire de Staline et l’interdiction de l’opéra en 1936), le tout comme un grand flash-back amorcé par le film de la noyade de l’héroïne trahie par son Macbeth-coq de village. Belle idée que de faire précéder la catastrophe finale du 8ème Quatuor à cordes (1er mouvement orchestré par Rudolf Barshaï) que Chostakovitch considérait comme un « auto-requiem », ajout emblématique de la direction d’Ingo Metzmacher, spécialiste actuel de l’œuvre. Orchestre et Chœurs de l’Opéra à leur meilleur (et effet imparable des cuivres aux balcons) sous sa baguette ultra-précise, opérant comme peu (Mariss Jansons ?) le mariage chostakovitchien de l’ironie et du lyrisme, de l’écrasant et du planant, donnant tout leur relief aux moments où le compositeur se confie en direct, telle la sublime passacaille suivant … l’empoisonnement aux champignons du beau-père honni. Plateau de grand luxe dominé par la soprano Ausriné Stundyté – forte présence et voix inépuisable – et le ténor Pavel Cernoch, formant - formidable direction d’acteurs aidant - un très crédible couple funeste. Acclamations unanimes au rideau final, même pour Warlikowski, ce qui n’a pas dû manquer de l’étonner. 
François Lafon  

Opéra National de Paris-Bastille, jusqu’au 25 avril. En direct au cinéma le 16 avril (réalisation Stéphane Medge), diffusion ultérieure sur Mezzo. En différé sur France Musique le 12 mai (Photo © Bernd Uhlig / OnP)

Aux Bouffes du Nord : Zauberland (Le Pays enchanté), une rencontre avec Dichterliebe de Schumann, mis en scène par Katie Mitchell. Cela commence comme un récital « normal » : soprano en lamé noir, pianiste en smoking. Mais d’autres men in black viennent troubler le cérémonial, ballet incessant entraînant la chanteuse dans un kaléidoscope de souvenirs. On comprend – notes de programme aidant – que celle-ci, enceinte, a fui l’enfer syrien pour gagner l’Allemagne, « Pays enchanté » où (croit-elle) on peut se repaître de musique et de poésie, et qu’elle rêve ce concert au moment où meurt son époux resté au pays. Par les interstices laissés par Schumann lorsqu’il a supprimé, sans expliquer pourquoi, deux fois deux poèmes de Heinrich Heine de son célèbre cycle, se glissent dix-neuf lieder de notre temps – textes du dramaturge anglais Martin Crimp, musique du compositeur, organiste et directeur d’opéra Bernard Focroulle. Redoutable gageure que de « relire ces Amours du poète à la lumière de notre temps », exil intérieur vs migration de masse. Double écueil : la métaphore politico-humanitaire (la forteresse culturelle occidentale poreuse malgré elle au grand vent de l’Histoire) et la redondance scénique (dans le lied, art de l’évocation, son et image) risquent de se tuer l’un l’autre. Non moins périlleuse : la greffe Schumann/Heine – Focroulle/Crimp. A force de fluidité, d’élégance, d’étrangeté, la mise en scène déjoue pour l’essentiel les deux premiers pièges, de même que la musique plus interrogative que démonstrative de Focroulle et le texte elliptique de Crimp offrent un subtil contrepoint au chef-d’œuvre schumannien sans chercher à rivaliser avec lui. Et pourtant - question de tempo ou imperfection structurelle ? - on a, pendant le dernier quart d’heure de ce spectacle court (1h15) une impression de déjà dit et de déjà entendu. Performance de Julia Bullock (révélée par Focroulle au festival d’Aix dans le Rake’s Progress de Stravinsky) et de Cédric Tiberghien au piano, tous deux passant d’un monde à l’autre sans solution de continuité, secondés par un très virtuose quatuor de comédiens-tortionnaires-accessoiristes.
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 14 avril. Tournée (France, Allemagne, Etats-Unis, Royaume-Uni, Russie, Belgique) jusqu’en mai 2020 (Photo © DR)

dimanche 31 mars 2019 à 00h31
A l’Opéra Comique, 570ème représentation du Postillon de Longjumeau d’Adolphe Adam, la 569ème datant de 1894. Du prolifique Adam, les balletomanes connaissent la musique de Giselle, et un public beaucoup plus large a en tête celle du cantique Minuit chrétien … sans savoir qu’elle est de lui. Ce Postillon aux accents faciles mais attrayants, joué partout et en particulier en Allemagne où Wagner lui-même se le chantait en boucle, aurait perdu son aura par la faute du chemin de fer, lequel a sonné le glas des diligences et de leurs cochers, « Oh qu’il est beau, qu’il est beau, qu’il est beau le postillon de Longjumeau » sonnant mieux en effet que « Oh qu’il est beau, qu’il est beau, qu’il est beau le chef de gare de Longjumeau ». C’est son côté théâtre dans le théâtre qui, selon ses dires, a inspiré Michel Fau, maître d’œuvre de cette résurrection. Une mise en abîme assez profonde : « A l’inimitable Lully, dont nous ne connaissons plus que le nom, a succédé l’inimitable Rameau, dont nous n’avons jamais entendu une note », écrivait Adam en 1857. L’ouvrage, censé se passer sous Louis XV, est donc un fantasme XVIIIème, une fantaisie sur la France bourbonnienne vue depuis celle de Louis-Philippe, roi bourgeois issu de la branche cadette d’Orléans. Comme toujours Fau fait dans le trop, mais un trop raffiné, parodiant l’opéra baroque en même temps que l’opéra-comique de nos grands-parents, avec des embardées dans le burlesque hollywoodien lorsqu’il apparaît lui-même en double (dans tous les sens du terme)/dame suivante de l’héroïne, subterfuge bien venu dans cette improbable histoire de postillon abandonnant son épouse le jour de ses noces pour devenir ténor d’opéra et se remariant avec elle dix ans plus tard sans la reconnaître, celle-ci s’étant muée en grande dame à la suite d’un héritage. Dans des toiles peintes baroco-flashy d’Emmanuel Charles et des costumes non moins fous (mais chics, signés Christian Lacroix), sous la direction elle aussi « too much contrôlé » de Sébastien Rouland à la tête du Chœur Accentus et de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen, une distribution sans faute entoure la pétulante Québécoise Florie Valiquette en double épouse et le ténor oiseau rare sans lequel Le Postillon est impossible : le phénoménal Michael Spyres - désormais un habitué de la maison -, dont le très attendu contre-ré ne sort pas très droit ce soir, mais dont la présence, le style … et les suraigus de rattrapage font à juste titre crouler la salle. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu'au 9 avril. En différé sur France Musique le 28 avril (Photo © Stéphane Brion)

Festival Rachmaninov et la musique russe à la Scala-Paris, seconde semaine après Chopin and co (voir ici) des 18h30 dédiés à la nouvelle génération d’interprètes. Quatre jeunes pianistes encore, quatre façons d’écouter Rachmaninov et ses pairs. Quoi de commun entre Clément Lefebvre (28 ans – France) et Ilya Rashkovskiy (34 ans – Russie) ? L’un joue français, l’autre russe, dirait M. de La Palisse. Pas si simple. Indices : le premier adjoint au 5ème Moment musical et à six Etudes-Tableaux (n° 1, 2, 4, 5, 6, 9) la 3ème Sonate de Scriabine, passage en quatre mouvements intitulés « Etats d’âme » du postromantisme à un univers sans repères connus, le second confronte la 2ème Sonate de Rachmaninov aux Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Lefebvre, champion au disque de Couperin et Rameau (voir ), fait entendre le jeu permanent, dans les prouesses techniques des Etudes-Tableaux, entre tradition, virtuosité et (tout de même) prospective, débouchant tout naturellement sur Scriabine prêt à basculer dans un autre monde. Rashkovskiy fait flamber la 2ème Sonate, comme il va peindre chez Moussorgski des paysages hallucinés, n’hésitant pas à martyriser le piano tout en rappelant dans les passages doux qu’il est capable d’un toucher arachnéen. Deux façons en tout cas de montrer que Rachmaninov n’est pas (seulement) un nostalgique hors-temps comme il a été hors-sol. Superbe acoustique de La Scala, conçue pour la musique autant que pour le théâtre, mais qui sert moins le toucher souple de Clément Lefebvre. Public de plus en plus nombreux dans cette salle que les mélomanes curieux (et, espérons-le, un nouveau public) commencent à inclure dans leurs circuits.
François Lafon

La Scala-Paris, jusqu’au 30 mars. A lire : L’Intégrale des ombres, d’Olivier Schmitt, histoire mouvementée du lieu depuis Aristide Bruant (« A la Scala » – 1877) jusqu’aujourd’hui. (Photo Ilya Rashkovskiy © DR)

dimanche 24 mars 2019 à 22h37
A l’Opéra-Auditorium de Dijon : Les Boréades de Jean-Philippe Rameau. Une forme d’accomplissement dans la ville natale du compositeur que cette ultime tragédie lyrique frappée deux siècles et demi durant d’un sort étrange : annulation de la création en 1764 pour cause de décès de Rameau ou/et parce que l’ouvrage posait  trop de problèmes techniques, en réalité parce que des formules telles « Le bien suprême, c’est la liberté » (livret non signé mais presque sûrement de Louis de Cahusac) ne passait déjà pas vingt avant Le Mariage de Figaro, polémique fortement médiatisée un peu plus de deux siècles plus tard due à des complications juridico-artistiques, les droits d’exploitation de l’ouvrage ayant été confiées - selon la loi française, mais pas internationale -  par la Bibliothèque Nationale à un éditeur privé. Toutes tempêtes calmées, reste un chef-d’œuvre en forme de bilan, celui de Rameau vis-à-vis de la tragédie lyrique qu’il aura défendue jusqu’au bout, géniale démonstration que pour corseté qu’il soit, le genre permettait bien des innovations. Pas facile, même habillés d’une musique somptueuse, de mettre en scène le Vent du Nord (Borée) et ses fils (les Boréades), ceux-ci prétendant selon la coutume ancestrale soumettre une belle insoumise. Le justement adulé Barrie Kosky, directeur du Komische Oper de Berlin (coproducteur du spectacle) dont la relecture du Castor et Pollux de Rameau a laissé un grand souvenir à Dijon, a évité les pièges : pas de transposition ni d’actualisation attendues (la scène se passe en Bactriane, c’est-à-dire en Afghanistan), mais une « boite magique » s’ouvrant par le milieu, où une princesse rêve d’un amour libre de toute contrainte pour se retrouver seule après que le monde ancien (« Ne vous souvenez de vos peines que pour mieux sentir vos plaisirs ») aura été balayé par le vent de l’histoire. Gestique virtuose (chacun poussé par les vents contraires), ballets électrisés par six danseurs mi-baroques mi-Tex Avery entraînant des choristes déchaînés eux-aussi, plateau vocal équilibré dominé par le couple Hélène Guilmette - Mathias Vidal – ce dernier vrai haute-contre "à la française" – et par l’éclectique Emmanuelle De Negri dans un quadruple rôle, tous dirigés de main de maître par Emmanuelle Haïm à la tête de son Concert d’Astrée (orchestre et chœurs), autant à son affaire dans les grandes envolées dont l’ouvrage est généreux que dans la tendre autant que célèbre « Entrée de Polymnie ».
François Lafon

Opéra de Dijon - Auditorium, jusqu’au 28 mars - A venir sur Culturebox et Mezzo - DVD Warner en 2021 (Photo © Gilles Abegg - Opéra de Dijon)

jeudi 21 mars 2019 à 23h13
Festival International Chopin à la Scala-Paris, précédant Rachmaninov et la musique russe (la semaine prochaine). Deux fois quatre récitals-cartes blanches à de jeunes pianistes, Tanguy de Williencourt (29 ans – France) ouvrant le bal mercredi 20 devant une salle comble et sur fond de toile d’araignée géante, décor du spectacle de James Thierrée Raoul, lui aussi sold out dans ce lieu où il faut être, bien qu’ouvert depuis peu. La règle du jeu étant Chopin et ce qu’il vous inspire, Williencourt fait précéder la 3ème Ballade de la Fantaisie en ut mineur de Mozart et intercale la Vallée d’Obermann de Liszt (Première Année de Pèlerinage) entre les trois Valses op. 64 et le 4ème Scherzo. Bien vu, d’autant que ladite Fantaisie a déjà des couleurs romantiques et que Liszt a magistralement théorisé (et paraît-il imité au piano) le rubato selon son ami Chopin (« Le vent joue dans les feuilles mais l’arbre ne bouge pas »). Un rubato que le pianiste manie avec un charme indéniable, au risque de mettre sous le boisseau la forte personnalité dont il fait preuve ailleurs. Le lendemain Ismaël Margain (27 ans – France) lui aussi passé (entre autres) par la classe de Roger Muraro au Conservatoire, manie le concept de manière plus cérébrale, panachant les quatre Impromptus de Chopin (ou les trois Impromptus plus la Fantaisie-Impromptu, page justement célèbre restée inédite du vivant du compositeur) et les six de Fauré, le tout mettant en valeur sa vélocité digitale et le ton improvisant qui est sa signature, qualité que l’on retrouve dans deux bis très personnels et pince-sans-rire où apparaît un naturel plus jazz, annoncé dans sa petite allocution initiale par l’aveu qu’il ne connaissait jusqu’ici La Scala et son excellente acoustique que pour y avoir assisté à une concert électro.
François Lafon

La Scala-Paris, Festival international Chopin jusqu’au 23 mars.
Festival Rachmaninov et la musique russe, du 27 au 30 mars
(Photo:Ismaël Margain, Joseph Moog, Leonardo Pierdomenico, Tanguy de Williencourt©B. Millot, Thommy Mardo, DR)

Ouverture au Théâtre de l’Athénée du Festival Le Balcon - deux semaines d’événements variés pour fêter dans sa maison-mère le dixième anniversaire de l’ensemble à nul autre pareil dirigé par Maxime Pascal : Jakob Lenz, opéra de Wolfgang Rihm d’après la nouvelle de Georg Büchner. Entre Rihm, Büchner et Lenz, d’étranges corrélations, des histoires croisées de jeunesse tourmentée : le premier a vingt-sept ans quand son opéra est créé à Hambourg. D’emblée, c’est le succès, on loue cet ouvrage qui ne ressemble qu’à lui-même tout en revendiquant une glorieuse hérédité. Büchner, en 1835 (il avait vingt-deux ans), avait, lui, rendu hommage à Jakob Lenz dans une nouvelle hallucinée, où l’ami de Goethe, le héros du Sturm und Drang mort fou à quarante-et-un ans était recueilli par un pasteur bien intentionné et torturé par un « visiteur » sadique. En créateur protéiforme qu’il était déjà, Rihm a fait entrer ces deux univers dans l’heure et quart que dure son opéra, comme Büchner avait fait de Lenz un personnage de son propre théâtre : on retrouve Woyzeck (Büchner) et ses tortionnaires, Le Précepteur (Lenz) et son malheur socialo-sentimental. Sa musique, pour onze instrumentistes, trois voix solistes et un sextuor vocal, parvient tel Alban Berg dans … Wozzeck (d’après Büchner) mais avec des moyens tout différents, à nous faire entrer dans la tête du poète schizophrène. Chemin suivi, visuellement, par le vidéaste Nieto, collaborateur fidèle du Balcon, transformant le plateau de l’Athénée en abîme - forêt, cerveau malade, dessins fous – dans lequel sombre le baryton Vincent Vantyghem - d’autant plus à son affaire qu’il est aussi psychiatre -, entouré des excellents Michael Smallwood et Damien Pass (déjà remarqué avec Le Balcon dans Donnerstag aus Licht de Stockhausen – voir ici).  Après, sur la même scène, les mises en abyme théâtre/musique que sont Ariane à Naxos de Strauss, Le Balcon de Peter Eötvös (d’après Genet) et La Métamorphose de Michaël Levinas d’après Kafka (dont la captation est projetée dans le cadre du festival), Le Balcon montre une fois de plus qu’il a de la suite dans les idées. 
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris. Festival Le Balcon jusqu’au 30 mars. Jakob Lenz les 22 et 29 mars (Photo © Le Balcon)

A la MC 93 de Bobigny : La Chauve-souris de Johann Strauss fils, par l’Académie de l’Opéra de Paris. En guise d’introduction, la metteur en scène Célie Pauthe explique en voix off qu’elle ne savait trop quoi faire de l’opérette préférée des Viennois, jusqu’à ce qu’elle découvre que celle-ci avait été montée par les prisonniers du camp « modèle » de Terezin, promis à la mort après avoir été utilisés par la propagande nazie. Deux questions donc : pourquoi La Chauve-souris, là et à ce moment ? , et comment La Chauve-souris aujourd’hui, avec une troupe de jeunes chanteurs venus de tous les pays ? Elément de réponse pour le première (extrait du premier acte) : « Heureux celui qui oublie ce qu’on ne peut changer ». La seconde est plus pragmatique mais non moins abyssale : « Quelle meilleure machine de théâtre que cette histoire débridée, où chacun joue un personnage qu’il n’est pas ? » Une façon donc d’évoquer la danse sur un volcan dont les Viennois se sont fait une spécialité, et de faire apparaître le double sens d’un texte pas si innocent, tel « Ce cher pays où j’étais si heureuse » évoqué par la fausse Magyare Rosalinde dans sa Czardas du 2ème acte. Dans la pièce de Sarah Berthiaume Yukonstyle comme dans Des Arbres à abattre de Thomas Bernhard (Théâtre de la Colline), Célie Pauthe avait trouvé la juste distance pour explorer les confins du monde et de la conscience. Ici, elle insiste : longs panoramiques d’une visite filmée de Terezin, poème du déporté Robert Desnos (« Or, du fond de la nuit… ») en surimpression, extraits du célèbre documentaire nazi « Le Führer offre une ville aux juifs », commenté au troisième acte par Frosch, le geôlier porté sur la bouteille. Cela fait baisser le tonus du spectacle, comme si les déportés n’avaient pas eu besoin, face au pire, de  « faire comme si …» en se mesurant justement au symbole le plus frivole du monde d’avant. Les académiciens de l’Opéra se dépensent en tout cas sans compter dans l’exercice de haute voltige consistant à jouer (en français) et à chanter (en allemand) une musique vocalement aussi exigeante que celle de  bien des opéras « sérieux », accompagnés par un petit ensemble (membres de l’Académie et de l’Orchestre-Atelier Ostinato) évoquant les valses de Strauss adaptées par Schönberg ou Webern (réduction Didier Puntos), plus important que le duo piano-harmonium utilisé - selon le compositeur déporté Viktor Ullmann - à Terezin, mais trop discret pour relancer la perpetuum mobile straussien.
François Lafon 

MC 93, Bobigny, jusqu’au 23 mars - Les 2 Scènes, Besançon, du 3 au 5 avril – Théâtre Impérial de Compiègne le 26 avril – Maison de la culture d’Amiens, du 15 au 17 mai – MC2 Grenoble du 22 au 24 mai. Deux distributions en alternance (Photo © DR)

Aux Bouffes du Nord : En silence, opéra de chambre d’Alexandre Desplat (livret, musique, direction) et Solrey (livret, mise en scène, vidéo), d’après la nouvelle éponyme de Yasunari Kawabata (in Première Neige sur le mont Fuji). Drôle de titre pour un opéra, drôle de sujet aussi, drôle de projet pour un compositeur de cinéma multi-césarisé et oscarisé : trois espaces (verger, maison, lieu du réel), trois personnages (un narrateur, deux chanteurs), musiciens par groupes de trois pour raconter l’histoire d’un illustre écrivain paralysé, incapable de parler ni d’écrire, veillé par sa fille dans une maison proche d’un crématorium, au-delà d’un tunnel où rôde le fantôme d’une jeune femme. Rien que de naturel dans l’imagination japonaise, mais pas évident pour des occidentaux à représenter et mettre en musique que cette nouvelle d’un maître de l’irrationnel, traitant de la mémoire et de l’oubli, du passé et du présent, du réel et de l’au-delà, de l’apparition et de la disparition. « Un acte de résilience en écho à la blessure profonde du silence de mon violon, » explique Solrey, dans une autre vie Dominique Lemonnier, violoniste renommée devenue hémiplégique du bras gauche à la suite d’une opération. Et de la part de Desplat, un passage du miroir rêvé par nombre de ses confrères « habilleurs de films », de Bernard Herrmann à George Delerue. Pari en grande partie gagné. Mouvements millimétrés, éclairages irréels, costumes épurés, musiciens alignés en fond de scène comme passeurs d’un autre monde : pas de japonaiseries, mais accès pourtant à une dimension tout orientale où le temps est aboli, où le silence est l’ultime étape du parcours de toute une vie. La musique est à l’avenant, exempte de folklore, comme en apesanteur, orchestralement très travaillée et évocatrice (on sent l’homme de spectacle), vocalement exigeante (larges écarts pour la soprano et le baryton), plus originale cependant dans le jeu voix parlée-instruments que dans le récitatif-litanie hérité du théâtre musical des années 1980. Deux représentations parisiennes seulement après la création au Luxembourg en février, public « festival de Cannes » où l’on remarque d’autant plus la haute silhouette de Pascal Dusapin. 
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, 2 et 3 février (Photo © Silvia Delmedico/Les Théâtres de la Ville de Luxembourg)

Lundis de l’Athénée 2019 n°3 : mélodie française par Stéphane Degout et Alain Planès. Duo de solistes, Debussy, Fauré, Chabrier et Duparc n’ayant pas prévu de hiérarchie entre le chanteur et le pianiste (Il y a deux ans, même lieu, même série, c’était avec Cédric Tiberghien que Degout faisait équipe pour un mémorable récital Ravel-Poulenc – voir ici). Alliage réussi que cette voix égale sur toute la tessiture et ce piano évocateur et coloré. On pense à les écouter à Roland Barthes, non pas tant à l’article célèbre de Mythologies comparant le chant « bourgeois » de Gérard Souzay à celui, « essentiel », de Charles Panzéra, mais à la comparaison qu’il fait, dans Sur Racine, de Maria Casarès et Alain Cuny dans Phèdre (TNP, 1958), la première jouant la tragédie « comme si elle était personnellement concernée », le second « n’intervenant dans son propre discours que pour manifester clairement ses plus grands changements ». C’est bien par pans – on pourrait dire par paysages – que Degout fait avancer le discours – diction précise, musicalité irréprochable, implication totale mais non intrusive, évitant l’explication de texte à laquelle se livrent tant d’interprètes, au cas où l’on n’aurait pas compris que Verlaine (Debussy, Fêtes galantes – Fauré, Mandoline) et Catulle-Mendès (Chabrier, Chanson pour Jeanne) ne planent pas dans les mêmes cieux. Ce n’est - après la récréation Chabrier - que chez Duparc, où le lyrisme fait partie de l’expression, que l’on retrouve en partie Degout chanteur d’opéra, sans rien de démonstratif cependant, après un splendide Promenoir des deux amants (Debussy – Tristan L’Hermite). Bis savoureux - où Ravel fait une apparition fugitive -, Planès, en grand artiste, sachant suspendre le son comme  Degout suspend le sens. 
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, 23 février (Photo : Stéphane Degout©DR)

Ouverture à l’Auditorium de Radio France du 29ème Festival Présences, consacré cette année à Wolfgang Rihm. Pas facile pour ce premier concert (sur quinze), d’imaginer un programme emblématique de ce compositeur prolifique, dont Pascal Dusapin - qui le dit son « frère allemand » - décrit la musique comme « une rivière, laquelle peut se faire grand fleuve ou petit ruisseau ». Bertrand Chamayou, pianiste en résidence-maison et ordonnateur de la soirée, a joué la parenté instrumentale : une oeuvre du maître (piano seul) pour commencer, L’Eclair d’Hugues Dufourt d’après Rimbaud (deux pianos, deux percussions) ensuite, Refrain de Karlheinz Stockhausen (piano, vibraphone, célesta amplifié, woodblocks) après l’entracte, Atomization, Loop & Freeze de Martin Matalon enfin, autre création mondiale de la soirée. Parenté de style plus relative, même si les formations requises par les pièces de Dufourt et Matalon évoquent chacune à sa façon la Sonate pour deux pianos et percussions de Bela Bartok, celle de Dufourt, en frontispice de laquelle le pianiste Sébastien Vichard se fait récitant rimbaldien, requérant la même formation, celle de Matalon faisant appel à trois pianistes et trois percussionnistes dirigés par le compositeur lui-même, comme un final à grand spectacle de ce concert commençant en solo par le brûlant (définition par Rihm de … Schönberg) Klavierstücke n° 6 (remplaçant la pièce nouvelle que la maladie a empêché Rihm de composer), dont Chamayou contribue à faire, en pianiste multitâche aux doigts infaillibles qu’il est, un big bang rihmien dont le reste découlera. Sans faute pour l’« All Star Band » réuni, avec entre autres la pianiste Vanessa Benelli Mosell et le percussionniste Florent Jodelet. Restent, en cinq jours encore, quatorze concerts et une cinquantaine d’œuvres de trente-huit compositeurs pour achever le portrait de Rihm en démiurge de son temps. 
François Lafon

Présences, festival de création musicale de Radio France, du 12 au 17 février (Maison de la Radio, cinéma le Balzac). Concerts retransmis par France Musique (Photo Wolfgang Rihm © DR)

A l’Opéra du Rhin : La Divisione del Mondo (1675) de Giovanni Legrenzi. Un « chef-d’œuvre inconnu », selon Christophe Rousset, d’un compositeur pas assez connu, figure pourtant après Monteverdi et Cavalli de la troisième génération des grands de l’opéra vénitien. La partition de cette "Division du monde" n’était pourtant pas loin, dormant à Paris sur un rayonnage de la Bibliothèque Nationale et éditée en l’an 2000 seulement par le chef Thomas Hengelbrock. Une musique superbe en effet, et efficacement théâtrale, remplaçant le recitar cantando de ses prédécesseurs par un montage virtuose d’arias éclairs reliés par des récitatifs non moins fulgurants, épousant le rythme fou de l’histoire. Car s’il met en scène les dieux de l’Olympe, c’est – toute chronologie gardée – à la manière d’Offenbach que Legrenzi et son librettiste Corradi le font, quatre générations d’immortels se retrouvant entraînés dans vaudeville érotico-familial dont Vénus et Discorde (4ème génération) sont les dei pas du tout ex machina, la très mode metteur en scène néerlandaise Jetske Mijnssen remplaçant (qui ne le fait maintenant ?) machines baroques et Jupiter en jupette par les fastes faux luxe du soap opera, moderne mythologie. Cela fonctionne à plein dans la première partie, menée à un train d’enfer (si l’on peut dire), un peu moins dans la seconde, où la musique prend de l’ampleur jusqu’au grand air (de Vénus bien sûr) et où dieux et déesses – passablement sonnés à l’instar du décor dévasté - prennent une dimension plus humaine (si l’on peut dire, bis). Rousset jongle en chef de théâtre aguerri avec ce panaché folie-failles cachées, menant à la tête de ses impeccables Talens Lyriques une troupe de chanteurs-acteurs aussi brillamment dirigés musicalement que scéniquement. 
François Lafon 

Opéra du Rhin : Strasbourg jusqu’au 16 février, Mulhouse les 1er et 3 mars,  Colmar le 9 mars. Nancy, Opéra, du 20 au 24 mars. Versailles, Opéra Royal, les 13 et 14 avril (Photo © Klara Beck)

Aux Bouffes du Nord, Heptaméron  - récits de la chambre obscure, de Marguerite de Navarre, agrémenté de madrigaux de Monteverdi, Marenzio, Gesualdo, Pallavicino et Rossi. Un spectacle ouvert comme les cultive Benjamin Lazar, associé cette fois à Geoffroy Jourdain et à son ensemble Les Cris de Paris. A partir du recueil inachevé de la sœur de François Ier, où cinq hommes et autant de femmes se retrouvent isolés du monde durant sept jours de pluie diluvienne (Hepta : sept - méron : partie du tout – référence au Décaméron de Boccace), se racontant  des histoires d’amour et de mort qu’ils ont vécues, entendues ou imaginées, Lazar a mêlé les sources et les époques, les huit chanteurs-acteurs-instrumentistes et les trois comédiens réunis passant de Marguerite de Navarre à … eux-mêmes, du français Renaissance au parler le plus contemporain, selon le style très mode du « jeu transparent » (costumes de tous les jours, déguisements improvisés, interprétation des personnages tout en restant visibles en tant qu’individus). Cela donne des « moments de théâtre », comme les confidences récurrentes en franglais (mais pas seulement) du comédien Geoffrey Carey, mais frôle la monotonie quand se répète l’alternance récits-madrigaux. Question d’espace (un sol nu avec trous et trappes, inspiré de Vinci et Dürer), d’éclairage (rien d’une « chambre obscure », fût-elle celle de l’âme) ? On ne sent pas vraiment cet univers protégé et dangereux à la fois, suggéré par des projections de très actuels accidents et attentats, si ce n’est au détour de quelques madrigaux formidablement réanimés, moments de grâce où apparaît la « dramatisation de la disparition du désir, l’autodestruction de la forme par son sujet même » caractéristiques du genre selon Geoffroy Jourdain. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 23 février. Opéra de Reims, 1er et 2 mars, Théâtre de Caen, 12 et 13 mars. Le Trident, Cherbourg, 18 et 19 mars. Théâtre d’Angoulême, 22 et 23 mars. Théâtre de Liège (Belgique), du 31 mars au 4 avril (Photo © Simon Gosselin)

samedi 26 janvier 2019 à 02h10
Suite du cycle Berlioz à l’Opéra Bastille et production de luxe pour les cent-cinquante ans de la mort du compositeur : Les Troyens, dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Dmitri Tcherniakov. Ovation générale quand le rideau tombe (comme un voile jeté, alla Patrice Chéreau) sur La Prise de Troie (actes 1 et 2). Pas besoin de montrer le Cheval : la ville bombardée (référence à Beyrouth photographié par Raymond Depardon), les puissants aveuglés trônant dans un palais coupé du monde, la mort par le feu, l’exil forcé nous parlent en direct, le tout commenté - société du spectacle oblige - par des bandeaux déroulants façon chaînes d’info. On a conscience d’assister à la recréation de l’ouvrage, selon notre époque et pour elle (et là aussi l’on pense à Chéreau). La musique elle-même en est transfigurée, shakespearienne comme jamais en dépit de la tendance de Jordan à en lisser les contrastes. Huées nourries en revanche quand, deux heures plus tard, se termine Les Troyens à Carthage (actes 3-5), une partie du public n’ayant pas supporté de se retrouver dans un centre de soins en psycho-traumatologie militaire dont la directrice Didon - proclamée Reine (couronne de carton et traîne en papier-crépon) par les pensionnaires - va accueillir un groupe de migrants dont le chef lui déclare son amour par-dessus une table en Formica. Pas facile en effet de passer de la vérité crue au jeu volontiers pervers du regietheater, où l’on se demande comment le metteur en scène va faire entrer l’œuvre dans la fable parallèle par lui imaginée. Beau succès en revanche pour les chanteurs, confrontés - quel qu’en soit le cadre - à des héros tragiques plus grands que nature et formidablement coachés par le grand directeur d’acteurs qu’est Tcherniakov : Stéphanie d’Oustrac en Cassandre plus déterminée que possédée, Brandon Jovanovich triomphant de la tessiture tueuse d’Enée, Stéphane Degout en militaire refusant d’imaginer l’inimaginable, Cyrille Dubois céleste dans la mélodie de Iopas, Ekaterina Semenchuk peu flatteusement vêtue d’une liquette jaune canari, mourant en beauté après avoir fait craindre qu’elle ne confonde Didon avec Amneris dans Aida. Orchestre et chœurs superlatifs en dépit de quelques décalages, ne faisant tout de même pas oublier les coupures « dramaturgiques » (à commencer par le savoureusement décalé "duo des Sentinelles", impossible en effet dans ce contexte) privant les puristes de Troyens en version enfin intégrale à l’Opéra de Paris.

François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 12 février. En léger différé le 31 janvier sur Arte et Arte Concerts. En différé le 10 mars sur France Musique (Photo © Vincent Pontet / OnP)

Au Palais Garnier : Il Primo Omicidio, oratorio à six voix d’Alessandro Scarlatti (1707). En scène, Adam, Eve et leurs enfants Abel et Caïn - celui-ci commettant le premier homicide en tuant celui-là - Dieu et le Diable, pas de chœur. Aux commandes : Romeo Castellucci (mise en scène, scénographie, costumes, éclairages) et René Jacobs (direction), le premier annonçant une réflexion sur « le mystère de la présence du Mal chez Dieu », le second décrivant la musique comme « volontairement pas dramatique ». Un spectacle rien moins qu’austère pourtant, justifiant pour une fois la théâtralisation d’une œuvre conçue pour le concert. En 1998, Jacobs avait ressuscité au disque (comme chef et soliste : il était la voix … de Dieu) cet opus oublié dans la riche production de Scarlatti (trente oratorios, une centaine d’opéras, entre autres). En Castellucci, maître de l’immatériel scénique, il a trouvé le partenaire rêvé pour faire avec cet ouvrage ses débuts (à soixante-douze ans !) dans la fosse de l’Opéra de Paris. Première partie littérale mais très référentielle, dans le style castellucien : fonds mouvants, symbolique des couleurs, gestique descriptive renvoyant à la rhétorique baroque en peinture, agneau sacrifié par Abel symbolisé par une grande poche de sang, le tout sous une immense Annonciation de Simone Martini tête en bas, comme une guillotine menaçant les chanteurs : « Ave-Eva, Marie croit en l’Ange, Eve au Serpent ». Il faudra cependant attendre le meurtre primordial pour que frappe l’Idée sans laquelle Castellucci ne serait pas Castellucci : les protagonistes disparaissent dans la fosse, remplacés sur scène par des enfants à leur image. « On se retrouve brutalement confrontés à l’innocence », explique le maître. Ambiguïté non moins castelluccienne pour finir, lorsque lesdits enfants couvrent la terre d’une grande bâche de plastique, tandis que la voix divine annonce la Bonne Nouvelle : « Il pourrait s’agir d’enfants qui jouent à re-faire la création, comme un jeu de rôle ». Tout cela porté, transcendé par une musique inspirée, dont Jacobs, selon son habitude, a enrichi l’orchestration « sans céder à la vanité » pour le grand espace du Palais Garnier, dirigeant son bien-aimé B’Rock Orchestra (créé en 2005 à Gand) et des solistes impeccables (« Je dois inviter mes chanteurs à trouver une forme de chasteté ») avec le mélange de somptuosité et de recueillement qui le caractérise. 
François Lafon 

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu'au 23 février. En différé sur France Musique le 17 mars (Photo © Bernd Uhlig / OnP)

Ouverture de la 4ème saison des « nouveaux » Lundis de l’Athénée, résurgence de la série - devenue culte - créée par Pierre Bergé en 1977. Récital dans l’air du temps (le nôtre) de Julie Fuchs (soprano) avec Alphonse Cemin (pianiste et directeur artistique de ce revival), soirée de mélodies conçue comme un tour de chant, échappant au style « lèvres pincées » naguère épinglé par l’humoriste anglaise Anna Russell. Commentant le programme, annonçant les oeuvres (musiciens et poètes) un peu à la façon Juliette Gréco, Julie Fuchs enchaîne Barbara (Une petite Cantate) et Debussy/Verlaine (Ariettes oubliées), Björk (The sun in my mouth, poème de E.E. Cumings) et George Crumb, dont elle chante le superbe cycle Apparition (poèmes de Walt Whitman) avec un sérieux dans l’étrangeté qui rappelle Cathy Berberian  à l’époque Bergé des Lundis, formidablement secondée par Cemin maîtrisant en virtuose le piano amplifié. Timbre lumineux, jonglant avec les styles et les époques, elle marie aussi Francis Poulenc-Louise de Vilmorin (formidable Aux Officiers de la garde blanche, indirectement adressé à André Malraux) et Cole Porter, affirmant l’éclectisme dont elle s’est toujours réclamée, alors que Deutsche Grammophon annonce son album de bel canto "Mademoiselle". Cinq Lundis encore jusqu’en juin, avec entre autres les barytons Stéphane Degout et Thomas Oliemans, respectivement accompagnés par Alain Planès et Malcolm Martineau.   
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, 21 janvier. Diffusion ultérieure sur France Musique (Photo © Sarah Bouasse)

Revelge (Réveil), un des derniers lieder de Mahler sur un poème tiré du recueil « Des Knaben Wunderhorn » (Le cor merveilleux de l’enfant), est un défilé de fantômes après la bataille, une procession de squelettes, une marche implacable que la mort elle-même n’a pu interrompre. On est en 1899, et Mahler trouve ici des accents qui glacent et qui, dans leur diversité, auront chacun leur contrepartie dans l’œuvre symphonique : le côté fantastique  de Revelge dans la Septième, son côté réaliste dans la Sixième (1904). De l’ensemble sortira Wozzeck d’Alban Berg. Malgré ses points de rencontre avec (et ses citations de) Revelge, la Sixième Symphonie est celle de Mahler où le recul de l‘élément lied est le plus net. Dense, énergique, solidement structurée, elle est témoin de luttes furieuses. A la tête de son Orchestre philharmonique  de Radio France, Mikko Franck a fait ressortir sa violence, par une lecture âpre, linéaire, aux sonorités pointues. Mais de ces luttes, l’issue jusqu’au dernier moment ou presque reste indécise. Le finale de la Sixième (une demi-heure à lui seul) est - surtout en son centre - une alternance kaléidoscopique de situations négatives et positives. D’où l’importance, en l’occurrence bien mise en évidence, du dernier épisode, qui entérine la défaite.  La Sixième est la seule symphonie de Mahler qui se termine  « mal », par un chant funèbre des trombones puis par un simple pizzicato qu’on a comparé à une dernière pelletée de terre sur une tombe encore fraîche. Reste que le héros est mort debout.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 18 janvier (Photo © Christophe Abramowitz)

samedi 19 janvier 2019 à 00h43
4ème saison, salle Cortot (Ecole Normale de Musique), du Centre de Musique de chambre de Paris : Beethoven Labyrinthus. Même principe que l’ébouriffant Parlez pas de Mahler ! l’année dernière (voir ici) : un concert-spectacle d’une heure, pédagogique mais pas scolaire, utilisant les outils de notre temps – numérique compris – pour nous faire entrer dans la tête d’un compositeur. Fil conducteur : un film en 3D façon séries décalées d’Arte et une bande son clinique faisant entendre l’évolution de la surdité du musicien, jusqu’à une 9ème Symphonie réduite à un cauchemardesque bourdonnement. Ponctuations musicales : du classique Trio opus 1 n° 3 pour violon, violoncelle et piano à la géniale "Grande Fugue" op. 133 pour quatuor à cordes, « labyrinthe initiatique aussi difficile à jouer qu’à comprendre » selon Jérôme Pernoo, initiateur et metteur en scène du projet, lequel ajoute, parlant pour Beethoven via la voix off du film : « Ma vie, en quelque sorte ». Signature maison : les instrumentistes jouent par cœur et investissent le plateau entier, chorégraphiant la musique avec une bluffante pertinence. Tous seraient à citer … même les sédentaires, tels le pianiste Kojiro Okada (superbe 1er mouvement de la Sonate « Appassionata ») ou le violoncelliste Jean-Baptiste Maizières, autour duquel s’organise l’éclairant ballet de la "Grande Fugue". Autre principe maison : un mini-concert en début de soirée, cette fois un bouquet de Lieder de Richard Strauss par deux lauréats de l’Académie Philippe Jaroussky (voir ) : la soprano kazakhe Anara Khassenova – voix scintillante alla Lucia Popp – pertinemment accompagnée par le pianiste français Vincent Mussat. Autres alléchants programmes de la saison : Bach and breakfast (chantez Bach avec les musiciens), Bœuf de chambre et Souvenir de Tchaïkovski
François Lafon 

Ecole Normale de Musique, Salle Cortot, jusqu’au 26 janvier (Photo : Kojiro Okada © DR)

samedi 12 janvier 2019 à 00h56
Ouverture du premier (sur deux) Week-end Berlioz à la Philharmonie de Paris, avec François-Xavier Roth et Les Siècles (instruments français de 1830). Programme festif, confrontant l’ouverture de l’opéra Benvenuto Cellini et celle du Carnaval romain - géniale extrapolation dudit opéra -, toutes deux encadrant celle de l’opéra-comique Béatrice et BénédictUn caprice écrit avec la pointe d’une aiguille »), le tout suivi de « Roméo seul » et de la « Grande Fête chez Capulet », extraits de la symphonie dramatique Roméo et Juliette. Musiciens survoltés, talent du chef à rendre sensible à nos oreilles modernes le mélange de classicisme et d’étrangeté de ces pièces servant trop souvent de chauffe-orchestre en début de concert. Ex-assistant de Colin Davis et de John Eliot Gardiner - écoles complémentaires d’authenticité berliozienne -, Roth pourrait ajouter le patriarche Charles Munch à ses inspirateurs quand - comme dans la « Fête chez Capulet » - il fait passer l’expression avant la précision. Une expression qui fait merveille en seconde partie dans Harold en Italie, voyage byronien au pays de l’orchestre de l’« alto principal », ce soir celui de Tabea Zimmermann parcourant du murmure aux grands épanchements le spectre des émotions. En bis, la "Marche hongroise" de La Damnation de Faust, désignée par Roth comme le tube berliozien de You Tube (la version De Funès dans La grande Vadrouille ?) Vœu pieux du chef : « Que cet anniversaire marque l’entrée de Berlioz au Panthéon ». Qu’il marque aussi, ajoutera-t-on, la résolution des problèmes financiers qui mettent en péril l’avenir des Siècles. 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 11 janvier. Concert disponible pendant six mois sur live.philharmoniedeparis.fr (Photo : Tabea Zimmermann © Marco Borgreve)

dimanche 6 janvier 2019 à 02h04
Aux Bouffes du Nord, Songs, nouvel opus du collectif La Vie brève, frère pas si jumeau de Demi-Véronique (même lieu - voir ici), peut-être parce que celui-ci a été mis en scène par Jeanne Candel et celui-là par Samuel Achache, tous deux rassembleurs d’idées de la compagnie. Ce sont cette fois les Consort songs anglais du XVIIème siècle qui font spectacle, portés par une trame dramatique rien moins que rationnelle, où un orchestre et des voix revivent hors du temps les états d’âme et peines d’amour mis en musique par Blow, Locke, Purcell, Bannister ou Coperario. Tout cela se passe en fait dans la tête d’une jeune mariée promise à la mort (métaphorique?) : bel effet, au début, de noyade dans sa robe blanche entraînant l’apparition de son monde intérieur, sorte de cimetière d’instruments où fondent et se transforment les tablettes de cire sur lesquelles, selon Platon, s'impriment les paroles et les sensations passées. Une fable métaphysique vécue comme un film des Marx Brothers, la logique émergeant des dialogues (un peu longs) et des mouvements (à peine moins fous que dans les autres spectacles du collectif) relevant du coq-à-l’âne généralisé. Au centre : la mère de la mariée, qui chante alors que celle-ci (et sa sœur – les surréalistes Margot Alexandre et Sarah Le Picard) parlent. Et comme il s’agit de Lucile Richardot, voix d’alto phénoménale accompagnée par Sébastien Daucé et son non moins excellent ensemble Correspondances (le CD est sorti au printemps – voir ici), l’oreille est à la fête, chaque Song trouvant son cadre et sa couleur dans un contexte où il devrait logiquement se perdre. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 20 janvier. A Quimper les 21 et 22 mars, et Tarbes le 27 mars (Photo © Jean-Luis Fernandez)

A l’Auditorium de la Seine Musicale (Ile Seguin), concert des Jeunes Talents de l’Académie Philippe Jaroussky – deuxième promotion « Vivaldi ». Défi de l’année : marier des instrumentistes (et des instruments) modernes avec un ensemble baroque, le très en vue Concert de la Loge dirigé par Julien Chauvin. Au programme Vivaldi bien sûr, mais aussi Bach, parce qu’il était admirateur et adaptateur du Prêtre roux, mais aussi et surtout pour donner sa place au piano, constitutif de l’institution au même titre que le chant, le violon et le violoncelle. Autre défi pour les quatre fois six académiciens : se retrouver, pour un baptême de scène, face à la plus abyssale et à la plus virtuose des musiques, certains morceaux cumulant les deux caractéristiques. Au long de ce marathon de trois heures d’horloge en dix-neuf œuvres ou extraits, les maîtres se mêlent aux élèves : Jaroussky lui-même - voix en apesanteur dans un air d’Il Giustino (Vivaldi) -, Christian-Pierre La Marca jouant le Concerto pour deux violoncelles RV 531 (idem) avec l’excellent élève Thibaud Reznisek, David Kadouch se réservant, seul, un rafraîchissant « Schafe Können sicher weiden » (Bach). Barre haut placée, donc, obligeant l’auditeur à relativiser ses « J’aime » ou « Je n’aime pas » et à se méfier du côté Speed Dating de l’exercice. Peu d’inquiétude cependant pour les sopranos Julie Prola et Amélie Raison, possédant leur Vivaldi jusqu’au bout de la voix, ou pour le contre-ténor Paul-Antoine Benos-Dijian, et applaudissements devant l’assurance d’Hector Burgan (violon) ou la musicalité d’Ingmar Lazar (piano). 
François Lafon

Seine Musicale, Boulogne-Billancourt, 21 décembre (Photo : Julie Prola © DR)
 
A l’Opéra Comique : Hamlet d’Ambroise Thomas. « On peut violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants, » disait Alexandre Dumas, dont l’adaptation rien moins que philologique de la pièce de Shakespeare a servi de modèle aux librettistes Barbier et Carré.  Résultat : un grand opéra à la française, histoire d’amour (malheureux) et de famille (criminelle) où en lieu et place de « The rest is silence », on chante en guise de (presque) happy end « Vive Hamlet ! Vive notre roi ! » A ce beau monstre remis à la mode par des barytons auxquels on ne refuse rien (Thomas Hampson en tête), le metteur en scène Cyril Teste a appliqué la recette qui lui a réussi la saison dernière dans Festen (une autre histoire de famille, d’après le film de Thomas Vinterberg) : raccords virtuoses entre extérieur (filmé en direct) et intérieur (la scène comme un studio), « jeu transparent » (les acteurs, habillés comme tous les jours, restant eux-mêmes tout en interprétant leurs personnages), le tout faisant appel à une technologie si pointue qu’en ce soir de première, les interférences dues à des mobiles mal éteints ont retardé de dix minutes le début du spectacle. Que de sophistication et d’effets-mode pour un drame romantique paré d’une musique qui fonctionne à défaut d’être mémorable, est-on tenté de se dire. Mais l’ensemble lui aussi « fonctionne », le pirandellisme techno (théâtre dans le théâtre dans le … cinéma) collant tout compte fait mieux au sujet qu’une tentative de réinjection d’une dose de Shakespeare dans un organisme qui l’a si soigneusement édulcoré. Cela va aussi dans le sens du chef Louis Langrée, lequel, avec un Orchestre des Champs-Elysées à sa main, met en valeur les finesses (effets stéréo hardis, première utilisation du saxophone à l’opéra) de cette musique réputée académique. Et puis Stéphane Degout et Sabine Devieilhe forment un couple Hamlet-Ophélie crédible et suprêmement bien-chantant, entouré en particulier de la toujours émouvante Sylvie Brunet-Grupposo en Reine fourvoyée et de l’impressionnant Jérôme Varnier, Spectre du roi assassiné surgissant du public et se perdant dans la foule une fois la justice rendue.
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 29 décembre (Photo © Vincent Pontet)

jeudi 13 décembre 2018 à 15h15
Le Purcell Choir (Chœur Purcell) et l’Orfeo Orchestra (Orchestre Orfeo) sont fondés à Budapest par le chef d’orchestre György Vashegyi, en 1990 et 1991 respectivement, pour faire entendre l’un Didon et Enée de Purcell, l’autre Orfeo de Monteverdi, un opéra qui n’avait jamais été donné intégralement en Hongrie. Ces deux formations comptent maintenant parmi les plus respectées du pays et sont les principales à s’y consacrer au répertoire baroque et des alentours de 1800, sans oublier ni Gesualdo (avant) ni Mendelssohn (après). Elles ont créé en Hongrie d’innombrables opéras et oratorios, et ont produit avec leur fondateur des enregistrements remarqués de Charpentier, Rameau (Les Fêtes de Polymnie - voir ici - et Naïs), Mondonville, Michael Haydn ou encore Méhul. On vient de les entendre à Paris dans l’Oratorio de Noël de Bach, plus précisément dans quatre des six cantates qui composent l’ouvrage. Ces cantates ne sont pas simplement juxtaposées, il s’agit bien d’une seule et même histoire, débutant par le recensement à Bethléem et se terminant par l’adoration des Rois Mages. Bach prévoyait  une exécution non pas d’un seul tenant, mais répartie sur les six jours de la fête de Noël, du 25 décembre au 6 janvier. On a pu apprécier une interprétation aux sonorités transparentes (trompettes et timbales à la fois  présentes et  discrètes), combinant la légèreté avec l’élan (chœur initial de la cantate V pour le Nouvel An), fervente et d’un beau sentiment intérieur dans les chorals, servie par un chef dirigeant des deux mains et aux gestes expressifs, de bons solistes et un chœur d’une trentaine de chanteurs. Un Bach chargé d’humanité, proche de la congrégation des fidèles.
Marc Vignal
 
Eglise Saint-Roch, 12 décembre (Photo © DR)

mardi 11 décembre 2018 à 10h02
Aux Bouffes du Nord, dans le cadre de La belle Saison, Roger Muraro joue Debussy, Albeniz et Messiaen. Un crescendo : les 1ère, 3ème et 5ème des douze Etudes du premier, dont il vient d’enregistrer l’intégrale pour Harmonia Mundi, sont comme il se doit (mais le but est rarement atteint) techniques, référentielles et ironiques vis-à-vis desdites références. Cela fait entendre différemment le premier des quatre cahiers d’Iberia (qu’il a enregistrés il y a une quinzaine d’années pour Accord. Les réenregistrera-t-il ?), la rêveuse Invocacion initiale et le cocktail explosif/langoureux d’El Puerto débouchant une Fête Dieu à Séville plus colorée et imagée que jamais, sorte de point de non-retour des possibilités du piano (mais pas du pianiste, qui en a encore « sous les doigts »). Reste (si l’on peut dire) après l’entracte à tendre à la fin du temps selon Messiaen. Avec Fanny Robillard (violon), Raphaël Perraud (violoncelle) et Patrick Messina (clarinette), célestes dans leurs illustres solos, il tient le cap : « suggérer le sens de l’éternité, tout en restituant l’exactitude des rythmes, des couleurs, des plans sonores, et enfin de garder une ligne avec l’émotion le plus pure et intense ». Cela donne un Quatuor pour la fin du temps qui - s’il est lui aussi enregistré - restera « de référence ».
François Lafon
 
Bouffes du Nord, paris, 10 décembre. Tournée, jusqu’au 18 avril, à Cherbourg, Saint-Omer, Bézier, Coulommiers (Photo : Roger Muraro © Bernard Martinez)
 
samedi 8 décembre 2018 à 02h10
A Morsang-sur-Orge (Essonne), salle Pablo Neruda : Beethoven, Lalo, Dujoncquoy par l’Orchestre des Concerts de Poche. Flash back : en 2005, la pianiste Gisèle Magnan s’inspire du Livre de Poche (transport facile) et du Théâtre de Poche (Small is beautiful) pour apporter la musique là où elle ne va pas. Devise : « Pas de concerts sans ateliers, pas d’ateliers sans concerts ». Objectif : « Mettre chacun en position de créateur ». Succès rapide : 13 concerts et 21 ateliers au départ, cette année 100 concerts et 1 500 ateliers, 350 artistes visitant 260 villages et quartiers de la France entière, 41 000 participants et spectateurs, le financement étant partagé à parts égales entre subventions publiques, mécénat et recettes propres. Du socio-culturel, mais avec quelque chose en plus, tenant à la personnalité de Gisèle Magnan, élevée en tant que soliste dans la cour des grands (elle a renoncé à sa carrière pour s’occuper à temps plein des Concerts de Poche), et ayant tout naturellement maintenu le niveau. A l’affiche cette année, Karine Deshayes, Michel Dalberto, Henri Demarquette, Augustin Dumay, Thomas Enhco, le Quatuor Ebène et beaucoup d’autres, auxquels, dans le même esprit, s’ajoute le tout nouvel Orchestre « de Poche » : treize musiciens, mais pas n’importe lesquels (le Quatuor Aquilone pour les cordes, le Quintette Artecombo pour les vents), dirigés par David Walter, hautboïste, compositeur, transcripteur et pédagogue. Salle comble à Morsang pour une 1ère Symphonie de Beethoven finement transcrite (par le chef) et une Symphonie espagnole de Lalo où la charismatique Vassilena Serafimova (une habituée de l’institution) remplace le violon solo … au marimba (gros succès auprès des jeunes), le tout commenté par un guide-présentateur et précédé d'Etude/Monochrome, une pièce austère et exigeante de Paul Dujoncquoy (29 ans, compositeur en résidence avec Christian Lauba) que ce public largement néophyte écoute avec une attention dont ne font pas toujours preuve les abonnés des ensembles de musiques nouvelles. En prélude : Falla (El Pano moruno), Dujoncquoy (Le Manoir) et Beethoven (La « 9ème de poche », pliée en dix minutes) impeccablement chantés (et avec orchestre) par les très jeunes participants à l’atelier local. Une manière de renouer le dialogue entre France des villes et France périphérique.
François Lafon

Les Concerts de Poche, Morsang-sur-Orge, 7 décembre

 
A La Scala Paris (voir ici) : An Index of Metals de Fausto Romitelli. Tardive première parisienne de cette « narration abstraite et violente, épurée de tous les artifices de l'opéra, rite initiatique d'immersion, transe lumino-sonore » créée à Cergy-Pontoise en 2003, testament artistique du compositeur italien disparu l’année suivante à trente-neuf ans. Difficilement descriptible en effet cet objet sonore de cinquante minutes pour chanteuse, piano/synthétiseur, ensemble instrumental, dispositif électronique et guitares électriques, overdose acoustique avec doubles lumineux (« Composer visuellement le son, filmer acoustiquement l'image »), œuvre-synthèse de cet élève de Francesco Donatoni et compagnon de route de Tristan Murail et Hugues Dufourt, pensant le son comme une « matière à forger ». Comme un palimpseste sonore alla Luciano Berio, où les Pink Floyd côtoient Ligeti, où la soprano Donatienne Michel-Dansac (qui était de la création) trouve des accents rauques façon Björk pour chanter des « Hellucinations » dont le seul titre décrit l’œuvre tout entière, cet Index of metals résume tout un monde violent et composite : pas étonnant qu’il soit devenu culte pour toute une génération de musiciens (salle bondée, beaucoup de professionnels). Impeccable exécution des United Instruments of Lucilin dirigé par Julien Leroy, lumières du spécialiste François Menou, sophistiquées autant qu’éprouvantes (projecteurs braqués sur la salle, pleins feux sans pitié), à l’image de cette musique rappelant que Romitelli a peu avant composé trois « leçons » pour instrumentistes inspirées d'Henri Michaux, réunies sous le titre de Professor Bad Trip
François Lafon

La Scala Paris, 30 novembre (Photo : United Instruments of Lucilin © Emile Henge)
 
jeudi 29 novembre 2018 à 17h52
L’affaire est entendue : Yossif Ivanov est un violoniste virtuose, ses pairs l’ont d’ailleurs reconnu en lui décernant en 2005 le deuxième prix du Concours Reine Elisabeth. Mais dans le Concerto pour violon de Beethoven, si la virtuosité est nécessaire, elle ne suffit pas : le ton, l’ambiance, le grain sont essentiels. Fort du côté rebelle, qu’il exprime dans le groupe Trilogy fondé avec deux autres violonistes pour « rafraîchir les grandes œuvres du répertoire classique et populaire, » il a choisi ce soir-là d’aborder Beethoven de manière musclée, âpre même parfois dans certains aigus. L’Orchestre de Picardie, à qui Arie van Beek insuffle son enthousiasme, n’en est pas troublé pour autant et dialogue avec lui de belle manière, mais l’auditeur habitué à des versions généralement plus melliflues est plutôt surpris. C’est alors que, dans le deuxième mouvement, Yossif Ivanov montre qu’il sait aussi être doux, tendre, attentionné avec un toucher délicat qui lui permet, par exemple, d’entamer une magnifique, quoique courte, conversation avec le basson. Puis le troisième mouvement s’enchaîne avec la même ardeur qu’au début, et l’auditeur, dont l’oreille a fini par s’habituer, est emporté par le violoniste dans son tourbillon.
La Sixième symphonie de Schubert qui suit, appelée « Petite symphonie » par rapport à la neuvième, la Grande, elle aussi en ut majeur, est un étonnant patchwork de danses populaires, de cavalcades spectaculaires, de passages alla Beethoven et de fragments presque schubertiens. A défaut d’être toujours convaincante, même si l’orchestre de Picardie la défend bien, elle a le mérite d’exister, et d’avoir été donnée ce soir-là.
Gérard Pangon
 
Saint Louis des Invalides 27 novembre 2018. Diffusion sur Radio Classique le 17 décembre (Photo © DR)

A La Scala, boulevard de Strasbourg, jadis music-hall, naguère cinéma, depuis la rentrée scène polyvalente prenant le pari risqué de l’éclectisme (théâtre, musique, expositions, gastronomie au 1er étage), le tout sans subvention : carte blanche à Yasmina Reza. Un symbole à elle seule que cette intellectuelle du théâtre privé (en France, ailleurs elle est jouée sur les scènes nationales). Ponctuant le cycle de pièces et textes choisis : Hammerklavier, neuf lectures avec piano du recueil d’instantanés qui fut sa percée en librairie (1997) après le  succès de sa pièce « Art ». Un défilé de stars (Nicole Garcia, Carole Bouquet, Nathalie Baye, Emmanuelle Devos) ouvert le 7 novembre par l’auteur elle-même avec le pianiste Geoffroy Couteau. Chacune choisit ses propres extraits tandis que le pianiste joue l’Adagio de la Sonate Hammerklavier de Beethoven et des mouvements de l’une des Sonates en la majeur de Schubert (D. 664 - D. 959). Reza commence par le début : « … Mais enfin, s’écrie Beethoven, être mort n’est pas être sage ! ». Peut-être parce qu’elle parle à la première personne, elle lit sans interpréter et semble s’abstraire pendant la musique. Curieuse impression pour elle, peut-être, que de retrouver vingt ans après ces textes qui parlent du temps qui passe et qu’on ne retrouve pas. Mercredi 21, Bulle Ogier lit et Nathanaël Goin joue. Même choix au début, suivi en particulier du chapitre « instants d’optimisme irraisonné » (pendant un concert Schubert par le pianiste Richard Goode). Cette fois, l’osmose se fait entre l’actrice et le pianiste, là ou Geoffroy Couteau avait du mal à trouver ses marques face à Reza seule avec elle-même. Troublante résonance entre la Hammerklavier par un si jeune artiste et la voix à la fois précise et hésitante, là et pas là,  qui a contribué au succès de la comédienne. Schubert y trouve aussi son sens, comme une libération après la question lancinante : « Dans quel temps nous plaçons-nous ? ». Le bleu-gris Peduzzi des murs (c’est le scénographe de Patrice Chéreau qui a signé la chic et sobre décoration) en prend une étonnante profondeur.
François Lafon

Hammerklavier, La Scala, Paris, jusqu’au 23 novembre (Photo © DR)

dimanche 18 novembre 2018 à 19h40
A l’Opéra Bastille, Simon Boccanegra de Verdi. Pour solde de tout compte, après deux productions oubliables et quarante ans après celle, historique, signée Giorgio Strehler et Claudio Abbado : au sublime navire voile au vent, figure de proue de l’esthétisme strehlerien, le metteur en scène Calixto Bieito, connu pour ses tendances gore, oppose un cuirassé dépecé, vision noire de l’âme du doge désenchanté. Pourquoi pas ? Cet opéra longtemps mal aimé, tombé à sa création en 1857, revu et augmenté par Verdi avec l’aide d’Arrigo Boito comme un galop d’essai à leur Otello, supporte mieux le second degré que Rigoletto ou Le Trouvère. C’est pourtant d’une pièce de l’Espagnol Guttiérrez, auteur dudit Trouvère et champion du mélo à l’intrigue inextricable, qu’est issu ce Boccanegra mêlant grande politique et imbroglio familial, histoire d’un corsaire devenu doge de Gênes tué par le Iago (déjà) qui l’a mis sur le trône, métaphore de l’utopie de l’unité italienne mise à mal par la realpolitik et la faiblesse des hommes. Strehler parlait de la dimension brechtienne de l’œuvre, tout en évoquant le jeu du travestissement (noms, apparences) qui pourrait faire l’objet d’une mise en scène pirandellienne. Bieito s’attache à « faire sauter le vernis des apparences pour interroger l’essence des individus », pointant la propension commune des Italiens et des Espagnols à « vivre les émotions intensément, voire déraisonnablement ». Gros plans sur écran géant des femmes et fantômes de femmes hantant l’histoire, personnages en vêtements de tous les jours, comme poussés à l’avant-scène par le vaisseau tournoyant et strié de barres de néon : privée de romantisme, une partie du public hue quand, pendant l’entracte, est projeté sur le rideau le corps de la mère de l’héroïne assaillie par les rats. Réconciliation générale en fermant les yeux : autour de Ludovic Tézier trouvant-là un des rôles de sa vie, Mika Kares (le patriarche Fiesco), Nicola Alaimo (le méchant Paolo) et Michaïl Timoshenko (le politique Pietro) forment un trio de clés de fa sans faiblesse, timbres sombres éclairés par celui, à la fois pulpeux et aérien, de Maria Agresta. Plaisir aussi dans la fosse, où en vrai chef verdien, Fabio Luisi jongle avec les silences et les éclats de ce Verdi somptueux et austère, culminant dans une scène du Conseil (bravo les chœurs !) rappelant les grands anciens Abbado (en CD chez DG) et Dimitri Mitropoulos (Archipel Walhall).
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 13 décembre. En direct sur Culturebox et au cinéma le 13 décembre. En différé le 30 décembre sur France Musique. Retransmis ultérieurement sur France 2 (Photo © Agathe Poupeney/OnP)

A l’Opéra Comique : Donnerstag aus Licht (Jeudi de Lumière) opéra en trois actes pour quatorze solistes, chœur, orchestre et bandes de Karlheinz Stockhausen, première journée d’une heptalogie (1977-2003) jamais encore jouée en entier, auprès de laquelle la Tétralogie wagnérienne ferait presque figure de lever de rideau. Pour le thème, une Flûte enchantée plutôt, mais à la mesure du démiurge Stockhausen, se mettant en scène sous les traits d’une trinité (ténor, danseur, trompettiste) figurant Michael, archange incarné triomphant de Lucifer au terme de l’aventure de toute une vie, des traumatismes de l’enfance au dépassement de soi final débouchant sur l’acte créateur. “Comment c’est en haut ? », demandait ironiquement le metteur en scène Luca Ronconi lors de la création à La Scala de Milan en 1981. « Il y a beaucoup de lumière, lui répondait sans rire Stockhausen, fais-moi une résidence céleste, des personnages qui ne soient que lumière, et qui n’aient aucune ressemblance avec des hommes ». Benjamin Lazar, qui reprend aujourd’hui le flambeau, cite aussi le compositeur : « Il faut que cela se présente à l’auditeur comme une chose inouïe, inexplicable comme la vie ». Avec le chef Maxime Pascal et son décidément bluffant ensemble Le Balcon, il adopte le principe stockhausenien que « celui qui absorbe la musique devient la musique » et suit, plus concrètement, les mouvements très précis exigés des interprètes, indiqués par le compositeur au-dessus des notes. Cela donne un spectacle à la fois mystérieux et lisible, intime et cosmique, mêlant corps et sons avec une extraordinaire virtuosité, prodige auquel Ronconi lui-même n’était (selon l'auteur) pas parvenu. Le deuxième acte, - à l’audition un superbe concerto pour trompette - devient un titanesque combat avec le Diable (lui aussi trinitaire et armé d’un trombone) se terminant en scène d’amour tristanesque avec Eva (cor de basset). Formidable plateau – chanteurs, choristes, danseurs, instrumentistes – mené par le ténor Damien Bigourdan (Michael-voix), relayé au troisième acte par Safir Behloul, véritable officiant dans la « Vision » finale, et le trompettiste Henri Deléger (Michael-instrument), digne successeur du créateur Markus Stockhausen (fils de…) « Nous en sommes encore au premier opéra du cycle, mais Licht a déjà opéré une métamorphose en nous », remarque Maxime Pascal. Manière d'annoncer une suite : Samstag aus Licht est programmé à la Cité de la musique en juin prochain. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 19 novembre (Photo © Stéphane Brion)
 
mardi 13 novembre 2018 à 22h48
Aux Bouffes du Nord, Demi-Véronique, création collective de La Vie brève (rien à voir avec De Falla), révélé in loco par les très inventifs et faussement foutraques Crocodile trompeur (Didon et Enée) (2013 - voir ici) et Orfeo, je suis mort en Arcadie (2017 - voir ). Mahler après Purcell et Monteverdi, plus précisément la 5ème Symphonie, œuvre non vocale entraînant un spectacle sans paroles pour trois acteurs et beaucoup d’accessoires, si ce n’est la logorrhée godardienne (il imite d’ailleurs le cinéaste) d’un bonimenteur apostrophant le public en guise de prélude, façon classique d’abolir la frontière entre salle et plateau. De musique il y aura beaucoup plus, de larges pans du chef-d’œuvre (dirigé par Claudio Abbado, signe d’un sûr goût musical) sortant d’un vieux magnétophone et envahissant l’espace, rythmant les folles actions et les tragiques suspensions se succédant, se chevauchant même à un rythme soutenu. « Alors voilà : nous avons mis toute cette musique en nous, dans les recoins les plus profonds de nos corps et de nos cœurs et nous avons composé une épopée musicale et théâtrale dans un intérieur calciné, une maison ravagée par le feu », explique la conceptrice et interprète Jeanne Candel. On n’en saura pas plus sur le(s) pourquoi du comment, si ce n’est qu'en tauromachie « la Demi-Véronique est le nom d’une passe durant laquelle le torero absorbe le taureau dans l’éventail de sa cape (…) Comme le soupir en musique, c’est une pause, une suspension à partir de laquelle tout peut recommencer et se transformer ». Il y a en effet un air de famille entre cette accumulation de signes et d’images en noir et blanc dont chacun pourra tirer son propre scénario et la saturation de rythmes et d’atmosphères qui font de la 5ème une des Symphonies de Mahler les plus séduisantes en détails (l’Adagietto « de » Mort à Venise) et les moins immédiatement accessibles dans leur globalité. On se dit même, quand les lumières se rallument sur le plateau transformé en champ de bataille, que ce délire tragico-burlesque apparemment hors-sujet en dit plus long sur Mahler et sa 5ème Symphonie que bien des commentaires savants. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 17 novembre. Scène Nationale de Brive/Tulle le 5 mars 2019. Théâtre de Nîmes, les 20 et 21 mars 2019
(Photo © Jean-Louis Fernandez)

Finale à l’Auditorium de Radio France du concours Long-Thibaud-Crespin, cette année consacré au violon. Une sorte de résurrection – couverture médiatique faisant foi – de cette institution créée en 1943 et depuis longtemps ronronnante, à peine boostée par l’adjonction en 2011 d’une section chant patronnée post mortem par la grande wagnérienne française. Renaud Capuçon n’y est pas pour rien, présidant un jury où siègent, entre autres, Maxim Vengerov, James Ehnes et Yan-Pascal Tortelier. Pour les trois finalistes (sur six) de ce soir, trois concertos sans pitié (Brahms, Beethoven, Mendelssohn), dirigés par le sobre Pascal Rophé à la tête de l’Orchestre des Pays de Loire, et précédés pour tous de l’Adagio du 1er Concerto de Haydn, test infaillible selon Capuçon de la sensibilité et de la musicalité d’un artiste. Assertion vérifiée, les trois concurrents représentant chacun un type d’interprète bien défini : tels Tebaldi la melliflue et Callas la flamboyante, l’Américaine Mayumi Kanagawa (24 ans) et le Russo-Canadien Daniel Kogan (25 ans) font preuve d’une perfection un peu froide pour la première, d’une inventivité faisant fi des canons classiques pour le second. Le Haydn de Kanawaga est une longue phrase céleste, celui de Kogan un débat passionné. Les tebaldiens (ou kanawagaiens) rétorqueront que le Brahms de leur favorite est nettement plus maîtrisé que le Beethoven de son rival, et ils n’auront pas tort. Le Russe Dmitry Smirnov (24 ans) va les départager : un Haydn techniquement soigné et artistement phrasé amorce le débat, suivi d’un Concerto de Mendelssohn très pensé lui aussi (fabriqué, diront ses détracteurs). Haut niveau donc, sans pourtant qu’un mouton à cinq pattes (expression favorite de Crespin) ne s’impose comme le Menuhin (longtemps président du jury) de l’avenir. Palmarès demain soir sur  http://www.long-thibaud-crespin.org. 
François Lafon

Auditorium de Radio France, 9 novembre. Dernière session samedi 10 à 19h. Finales récital et concerto visibles un an sur la page Facebook de France 3, la page Facebook et le site de Culturebox et francemusique.fr (Photo © DR)

mardi 30 octobre 2018 à 12h15
Hier, le Giasone de Cavalli à Genève et Versailles, puis de retour en Suisse le King Arthur de Purcell : une année faste pour l’Argentin Leonardo García Alarcón et sa Cappella Mediterranea, devenu l’un des chefs de musique baroque les plus sollicités du moment… À Tours, invité pour la première fois à l’initiative de l’encore jeune festival Concerts d’Automne, dont la troisième édition se déroulait du 12 au 28 octobre, il n’arrivait pas en terrain conquis. Délaissant un répertoire bien établi (Monteverdi, Bach, Vivaldi, Purcell ou son « cher » Cavalli), il se lançait dans une « Carmina Latina », clin d’œil aux Carmina Burana médiévales. Mélange de musiques sacrées et profanes, ce programme constitué d’œuvres espagnoles, portugaise et sud-américaines des XVIe et XVIIe siècles témoigne de la fusion des styles entre Ancien et Nouveau Monde. L’hymne processionnel Hanacpachap, placé en introduction à ce concert, a séduit aussitôt le public. Rencontre étrange entre cette langue quéchua et la polyphonie de la Renaissance pour ce chant de louange qui exalte à la fois la « Joie du ciel » et le « Saint-Esprit ». Il faut beaucoup de talent pour restituer la poésie fragile de ces airs modestes, et les chanteurs de la Cappella Mediterranea et du Chœur de Chambre de Namur n’en manquent pas. Le burlesque et la joie subliment ainsi cette « Salade, constituée de tout et n’importe quoi » (Alarcón) de l’Espagnol Mateo Flecha, et la polyphonie la plus extraordinaire éclate dans le Magnificat de Francisco Correa de Arauxo – chef-d’œuvre authentique et sommet de l’ornementation du Baroque espagnol encore sous influence arabe, qui permet d’apprécier l’un des meilleurs ensembles vocaux actuels. Trois rappels, dont une émouvante chanson d’Ariel Ramirez (le célèbre compositeur de la Misa Criolla) par la soprano Mariana Flores et le guitariste Quito Gato : un répertoire d’une richesse vraiment infinie avec de tels musiciens.
Franck Mallet
 
Tours, Grand Théâtre, samedi 27 octobre, 20h (Photo © B. Pichêne)

mardi 23 octobre 2018 à 17h25
A la Philharmonie de Paris, concert all Berlioz avec John Eliot Gardiner et son Orchestre Révolutionnaire et Romantique. Ceux qui sont venus écouter dans la deuxième partie l’inusable Symphonie Fantastique ne sont pas déçus : de tous les chefs « à l’ancienne », Gardiner est celui qui sait le mieux tirer profit des instruments d’époque pour retrouver la dimension tour à tour enfiévrée et grotesque de ce psychodrame : il n’y a qu’à entendre les grondements des quatre bassons dans la marche au supplice ou les hautbois (extraordinaires) dans la scène champêtre pour le comprendre. Mais avant cette exhibition, John Eliot Gardiner se fait voler la vedette par une Lucile Richardot, la mezzo-soprano française que l’on a plus l’habitude d’entendre dans le répertoire baroque. Dans La Mort de Cléopâtre, scène lyrique d’un jeune Berlioz en quête de reconnaissance mais déjà inspiré par les grands sujets, elle est impériale : prononciation impeccable, noblesse du chant, sens dramatique juste, c’est en grande tragédienne qu’elle fait vivre les derniers instants de la reine d’Egypte. Après une « Chasse royale et orage » des Troyens pleine d’étincelles, le monologue et la mort de Didon sont d’une simplicité touchante : sans artifices, s’appuyant toujours sur une diction parfaitement imbriquée dans la ligne (son expérience dans le répertoire baroque y est pour quelque chose) qui laisse entendre le texte de Berlioz comme rarement, Lucile Richardot n’a pas besoin de rajouter du pathétique pour rendre grandiose la scène. Triomphe absolu y compris auprès des musiciens de l’orchestre, tombés aux aussi sous le charme.
Pablo Galonce 
 
Philharmonie de Paris, le 22 octobre 2018. (Photo © DR)
 
vendredi 19 octobre 2018 à 23h36
A la Philharmonie de Paris, Philippe Jordan dirige la 8ème Symphonie de Bruckner avec l’Orchestre de l’Opéra. Un monument orchestral d’une heure et vingt-cinq minutes, avec bois par trois, huit cors, trois harpes, trois trompettes et un tuba-contrebasse, point de non-retour de la symphonie romantique que le seul Mahler dépassera en gigantisme. Un exploit à la mesure de Jordan, chef aussi hyperactif qu’éclectique, à peine sorti de Tristan et Isolde (Wagner) et de Bérénice (Jarrell – voir ici) à Bastille et Garnier, enchaînant cette semaine ce chef-d’œuvre limite et l’une de ses très courues master-classes avec les pensionnaires de l’Académie-maison, cette fois sur … La Chauve-souris de Johann Strauss (« La valse viennoise, c’est un, deux et - peut-être - trois »). Mais de quelle 8ème Symphonie s’agit-il ce soir, Bruckner - coutumier du fait et déstabilisé par les critiques du chef (wagnérien) Hermann Levi - s’étant lancé dans une série de remaniements de quelques-unes de ses œuvres antérieures qui contribueront à l’empêcher de terminer sa 9ème Symphonie avant de mourir en 1896 ? Tels Eugen Jochum, Sergiu Celibidache ou Karl Böhm, Jordan a choisi la version Nowak – 1955 (en presque clair : un mélange des deux premières versions, moins les retouches opérées par le musicologue Haas en 1939). De ces illustres prédécesseurs, il perpétue le sens de grands développements, des crescendos menant à un ciel inaccessible, et surtout ce « sentiment d’attente » qui, pour Jochum, était le secret de cette musique. Avec son excellent Orchestre de l’Opéra, il ne cultive pas, en revanche, l’aspect « granitique » des phalanges de tradition germanique. Qu’en sera-t-il avec son orchestre viennois ? 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 19 octobre. Diffusion ultérieure sur France Musique
(Photo © Jean-François Leclercq)

Ouverture de la saison à l’Opéra-Comique : Orphée et Eurydice de Gluck, version Berlioz ou presque. Ce work in progress depuis sa création en 1762 en a vu d’autres, Orphée-castrat devenant ténor à Paris, avant que l’alto Pauline Viardot ne l’incarne presque un siècle plus tard dans cette mouture berliozienne – orchestration mise à jour et transposition du rôle-titre, mais aussi savant montage des beautés de la VO et des fastes plus versaillais de la VF. Plus d’ouverture frénétique donc, mais un larghetto tiré du ballet Don Juan (de Gluck quand même), plus de happy end avec Amour ré-unissant les époux, mais un retour se terminant en point d’interrogation de la déploration initiale. Pour « appréhender d’un point de vue physique » cet Orphée côté sombre, le metteur en scène Aurélien Bory fait référence à la version dansée de Pina Bausch. On pense aussi à Trisha Brown, chorégraphe elle aussi, et à son Orfeo (… de Monteverdi) défiant la pesanteur. Puisque Orphée perd son Eurydice en se retournant, c’est tout le théâtre qui se retourne dans le basculement d’un Pepper’s Ghost, « dispositif optique renversant la verticalité en profondeur » (sic). Superbes effets assurés, gestuelle virtuose, rituel ludique bien éloigné des trop fréquentes problématiques dramaturgiques du Regietheater. Adéquation surtout avec Raphaël Pichon et son bien nommé ensemble Pygmalion (orchestre et chœur), mariant Gluck et Berlioz dans une continuité dont ce dernier a nourri ses Troyens. Sept ans après sa prise de rôle à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris (voir ici), Marianne Crebassa devenue tête d’affiche spécialisée dans les dames à pantalon (c’est à dire travesties) confirme les espoirs mis en elle à l’époque : présence scénique, timbre profond, virtuosité et diction affermie. Lea Desandre lui vole la vedette le temps d’un air en Amour acrobate, symbole de vie selon le metteur en scène (alors qu’Eurydice est symbole de mort), secondée par une troupe de circassiens qui n’est pas pour rien dans la magie du spectacle, tandis qu’Hélène Guilmette, elle aussi vouée à la portion congrue, conserve sa poésie à cette Eurydice qui, plus que celle de Monteverdi, semble souhaiter que le malheur arrive. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 24 octobre. En direct sur Arte Concert le 18 octobre.
Diffusé ultérieurement sur France Musique (Photo © Pierre Grosbois)

jeudi 4 octobre 2018 à 00h23
Festival Purcell au théâtre de l’Athénée : King Arthur par l’Ensemble Barockopera d’Amsterdam. Huit musiciens – dont la cheffe, aussi flûtiste, Frédérique Chauvet – cinq chanteurs, une rangée de chaises rouges et un coffre d’où sortira le matériel hétéroclite mais nécessaire, pour raconter la mythique mais très politique naissance de la nation anglaise. Une façon économique – aux antipodes du grand spectacle monté il y a un quart de siècle au Chatelet par Graham Vick – de repenser ce « semi-opéra », théâtre total typiquement britannique mêlant musique, danse et comédie, dont on ne sait pas très bien à quoi il ressemblait sur scène, tout cela aggravé, dans ce cas précis, par le fait que la partition n’en a été retrouvée que sous forme de documents épars (une soixantaine), lacunaires de surcroît. Comme il n’y a rien à jeter dans ce patchwork musical, le Barockopera - dont c’est le spectacle fétiche (paru sur disque en 2012 – Ligia Digital) -  est aussi scrupuleux quant aux notes (belle adaptation  « de chambre ») qu’il est fantaisiste dans les mots, optant pour le « jeu transparent ou épique néerlandais », les acteurs-chanteurs « interprétant leurs personnages tout en restant visibles en tant qu’individus ». On pense en les voyant aux Monty Python (en moins provocants) et aux Branquignols (en moins burlesques), assez britanniques dans le maniement du nonsense et du double-take, cherchant ostensiblement à garder leur dignité dans les situations les plus improbables tout en chantant avec le scrupule nécessaire. La même équipe termine la semaine prochaine, avec un opéra imaginaire intitulé Queen Mary, le festival inauguré par un Didon et Enée qui a fait salle comble (production de l’Arcal), où l’on découvrait - proposition psychanalytique intéressante – que la reine amoureuse et la sorcière qui provoque sa perte pouvaient bien être les deux faces d’une même personnalité. 
François lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris. King Arthur, jusqu’au 7 octobre - Queen Mary, du 10 au 13 octobre (Photo © DR)
 
Cycle « La belle Saison » aux Bouffes du Nord : les deux derniers Quatuors à cordes de Schubert par le Quatuor Van Kuijk. Dans leur CD récemment paru (Alpha - voir ici), les quatre jeunes Parisiens mettent face à face Schubert adolescent (Quatuor n° 10 – 1813) et Schubert jeune adulte sentant déjà la fin venir (Quatuor n° 14 « La Jeune fille et la Mort » - 1824). Ce soir, ils font précéder celui-ci de l'ultime n° 15 (1826), et cela change la donne : à l’enthousiasme (n° 10) se substitue l’acceptation (n° 15), plaçant l’angoisse (n° 14) dans une autre perspective. Le 15ème, qu’ils n’ont peut-être pas eu le temps de mûrir, devient une course à l’abîme frisant la jubilation, au prix de quelques accrocs factuels et au risque de perdre le fil des affects schubertiens. La résistance qu’ils organisent (dixit Gérard Pangon - voir chronique CD) dans « La Jeune fille et la Mort » en découle naturellement, plus spectaculaire encore qu’en studio, plus extérieure aussi. En bis, comme ils ne manquent pas d’humour, les Van Kuijk donnent leur version des Chemins de l’amour, la mélodie douce-amère de Francis Poulenc. "Chemin du souvenir, chemin du premier jour, chemin du désespoir, divin chemin d'amour" : plus d’angoisse là, la musique respire. Enfin l'acceptation? 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 1er octobre (Photo © DR)

dimanche 30 septembre 2018 à 00h06
Création mondiale à l’Opéra de Paris – Garnier : Bérénice de Michael Jarrell d’après Racine, dans le cadre du cycle « littérature française » inaugurée en 2017 avec Trompe-la-Mort de Luca Francesconi (voir ici). Des deux options – polir le marbre (ce qu’avait fait Alberic Magnard dans sa bien oubliée Bérénice – 1911) ou le casser -, le compositeur de Cassandre – impressionnant monodrame pour actrice et orchestre (voir ) - a bien sûr choisi la seconde : actions simultanées, texte concassé (voire réécrit) en écho à la remarque de Paul Valéry : « Le vers (…) exige (…) une certaine union très intime de la réalité physique du son et des excitations virtuelles du sens ». D’où ce palais classique en trois salles, où les grands de ce monde vont – subtil contraste – vivre l’enfer du mal d’amour au mépris de toute étiquette. Une alternative radicale, qui n’empêchera pas les gardiens du temple racinien de crier au blasphème : plus de digne souveraine, plus d’empereur hésitant (ou jouant à hésiter selon Roland Barthes – Sur Racine, 1963) entre son cœur et sa raison, plus d’amoureux transi (Antiochus) terminant la pièce sur un « Hélas ! » qui résume tout, mais trois corps souffrants, trois voix arrachant les mots qui font mal à leur sublime contexte, le tout porté par une houle orchestrale aussi raffinée que menaçante. Même dynamitage pour les confidents, Arsace agité excitant par contraste le spleen d’Antiochus, Albine s’exprimant en hébreu, rappelant à Bérénice son statut de reine de Judée haïe des Romains. Direction rigoureuse de Philippe Jordan, formidable trio de comédiens-chanteurs – Barbara Hannigan, Bo Skovhus, Ivan Ludlow – dirigé au cordeau par Claus Guth, plus littéral, sinon plus sage que dans sa « Bohème sur la Lune » de la saison dernière. Même si tout cela n’attaque pas durablement le marbre racinien, le défi inspire le respect. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Garnier, jusqu’au 17 octobre (Photo © Monika Rittershaus / OnP)

samedi 29 septembre 2018 à 00h57
Rentrée contrastée à l’Opéra de Paris : Les Huguenots de Meyerbeer et Bérénice de Michael Jarrell, une résurrection et une création.  Donné 1118 fois en un siècle (1836-1936), détrôné seulement par le Faust de Gounod, Les Huguenots ne reparaît qu’aujourd’hui dans sa maison-mère, longtemps victime de la « malédiction Meyerbeer » - celui-ci aussi négligé qu’il a été adulé, traité de bon faiseur, au mieux d’inspirateur de génies (Verdi, Wagner, Moussorgski même) influencés par le grand opéra à la française dont il a été le champion durant la monarchie de Juillet. A écouter ces quatre heures de musique (on nous épargne le ballet) aussi éclectique qu’inventive, à suive ce mélodrame dont la Saint-Barthélémy n’est pas que la toile de fond (Scribe, le librettiste, nous ferait presque croire que ce sont les amours contrariées de son héros Raoul de Nangis qui ont déclenché le massacre), on se demande quel sortilège s’est rompu, pourquoi l’on est tenté de ne voir que des ficelles là où nos ancêtres voyaient la vérité même : « La scène se passe devant vous et en vous (…) Quant aux moyens, personne n’y songe », résumait Théophile Gautier. En 1990, pour l’ouverture du Corum de Montpellier, l’intrigue était transposée dans l’Irlande de l’IRA. Ici, le metteur en scène allemand Andreas Kriegenburg a évité le piège : « La mode, la politique, mais aussi l’horreur et l’épouvante semblent condamnées à se répéter », observe-t-il. Exeunt les fastes historicisants dudit grand opéra, au profit d’une démonstration un peu froide, formant contraste avec le too much audio et visuel caractéristique du genre : un fond blanc et des costumes colorés, d’époque mais stylisés, évoquent « un laboratoire dans lequel les humains sont davantage présents ». Distribution sans superstar (Diana Damrau a annulé), pas indigne cependant des « sept étoiles » requises autour du ténor Yosep Kang (Bryan Hymel a annulé aussi) - suraigu pas toujours assuré, mais beau style et payante conviction. Gros succès pour l’Américaine Lisette Oropesa (la remplaçante de Damrau) en future reine Margot vocalisante, pour Ermonela Jaho en amoureuse aux moyens plus dramatiques (une « Falcon » en jargon de chanteurs), pour Karine Deshayes en page épisodique, pour des « clés de fa » sans faille, dont les excellents Paul Gay (pourquoi l’entend-on si rarement ?) et Florian Sempey ainsi que pour les chœurs, fortement sollicités. Au pupitre, Michele Mariotti gère supérieurement le temps meyerbeerien, saturé d’événements en même temps qu’étiré à l’extrême.
François Lafon 

Opéra National de Paris - Bastille, jusqu'au 24 octobre. En direct au cinéma et sur Culturebox le 4 octobre. En différé sur France Musique le 21 octobre à 20h et sur France 3 ultérieurement (Photo © DR)
 
Dîner avant ou après le spectacle est une coutume bien ancrée ; en revanche, que le public soit invité à passer à table sur scène, qu’il assiste à la préparation d’étranges mets en musique, et qu’ensuite il se régale de ce repas… servi par les musiciens a de quoi surprendre. Sympathique, drôle (et même convivial, si le mot n’était si galvaudé), cette Tentation des pieuvres, « création pour un cuisinier, quatre musiciens et cent convives » excite autant les oreilles que les papilles. Plongé dans le noir aussitôt assis et attablé, le public glisse doucement dans un imaginaire de cliquetis d’instruments métalliques (Philippe Foch, batterie et percussions dorsales sur cuisinier consentant), de nappes de synthé voluptueuses (Christian Zanési, à l’électro), de cordes vibrionnantes (le violoncelliste Didier Petit) – le tout mitonné par Maguelonne Vidal, prêtresse des hauts fourneaux, de la composition, du rythme, de la voix câline et des saxophones. Mais ce spectacle aux saveurs et aux mets délicieux ne serait rien sans le chef Claudius Tortorici, qui émince, coupe, rissole et prépare son aïoli – au fouet électrique – au centre de la scène sur une grande table de découpe, afin de servir en apothéose sa bourride de petites seiches accompagnée d’un vin blanc « local » bio – nous étions à Orléans, mais en réalité le choix s’était porté sur un muscadet nantais ! À la croisée des styles (contemporain, improvisation, jazz et théâtre), la performance de Marion Vidal, formée auprès de Bernard Lubat, Dave Liebman, Raymond Boni et Joëlle Léandre, joue sur plusieurs registres avec candeur. Sans jamais se couler dans un style, elle immerge l’auditeur dans un surprenant bain olfactif et acoustique – amplification et diffusion octophonique –, qui a plus à voir avec un délire réjouissant à la Dali qu’avec une installation mortifère à la Sophie Calle. Une repasse ? 
Franck Mallet
 
Orléans, Théâtre, vendredi 21 septembre, 20h30 (Photo © Cyrille Guir)
 
Prochaines représentations :
Festival Musiques Démesurées, Clermont-Ferrand, 10 novembre, 20h
Festival Aujourd’hui Musique, Perpignan, 19 et 20 novembre, 19h
Rencontres internationales du théâtre musical, Nouveau Théâtre de Montreuil, 30 novembre et 1er décembre, 18h30
Philharmonie de Paris, Cité de la musique, 16 décembre, 16h et 21h
Scène nationale de Mâcon, 18 janvier 2019, 20h30
Festival Sons d’Hiver, Grand-Quevilly, 31 janvier et 1er février 2019, 20h 
samedi 22 septembre 2018 à 01h48
Dans la salle géante de la Seine Musicale (4000 places) : "Le Sacre de Stravinsky" par Bartabas et l’Académie équestre de Versailles, avec le Philharmonique et le Chœur de Radio France dirigés par Mikko Franck. Un remake de Triptyk, où Pierre Boulez tenait la baguette (ou plutôt ne la tenait pas, puisqu’il dirigeait sans), succès de l’année 2000 vu entre autres dans un hall non moins géant du Parc des expositions de Villepinte. Du spectacle originel subsiste le diptyque Sacre du printemps/Symphonie de Psaumes, le Dialogue de l’Ombre Double (Boulez) - lien intimiste entre les deux blockbusters - ayant malheureusement disparu. Chorégraphie revisitée pour Le Sacre, avec une troupe de danseurs indiens de Kalarippayat virevoltant au milieu des amazones à cheval. Moment fort : le début de la seconde partie ("Le Sacrifice"), où trois pur-sang blancs dansent (mais oui) avec une grâce sans pareille. Ballet blanc pour la Symphonie de Psaumes, très esthétique mais sans ressort dramatique (« Désir irrésistible de faire opposition aux nombreux compositeurs qui avaient abusé de ces vers », dit Stravinsky), sinon la façon dont une acrobate aérienne atteint lentement le sol tandis qu’une douzaine d’hommes (et femmes) - chevaux se livrent à un exercice de haute école. Pour cette dernière, Mikko Franck joue le jeu du grand spectacle (mais l’orchestre et le chœur ne sont apparemment pas amplifiés) là où l’on attend une plus grande intériorité. Son Sacre est plus étonnant : à l’éternelle question « Est-ce là une version dansable ? », il répond en chef de théâtre, montrant que cette musique qui se suffit si bien à elle-même est avant tout un géniale machine à communiquer de l’énergie. Salle presque pleine pour les cinq représentations prévues. 
François Lafon

La Seine Musicale, Boulogne-Billancourt, jusqu’au 26 septembre (Photo © A. Poupel)

samedi 15 septembre 2018 à 01h52
Concert d’ouverture de la saison à l’Arsenal de Metz : nouveau chef, nouveau nom pour l’Orchestre Philharmonique de Lorraine, devenu National de … Metz, et non - eu égard aux autres phalanges de la région - Orchestre du Grand Est, comme prévu un moment. En succédant au Messin Jacques Mercier, directeur musical seize années durant, le jeune Belge David Reiland trouve un instrument en bonne forme : sonorité, dynamique, cohésion, équilibre entre les pupitres (les bois !), le tout façonné et mis en valeur par l’acoustique du lieu, superbe auditorium « boîte à chaussure » (forme traditionnelle aujourd’hui supplantée par le style enveloppant façon Philharmonie de Paris). Programme test pour l’orchestre et son chef, choisi à la suite de trois concerts « coups de foudre » : précision rythmique mais aussi « songes enfin réalisés » (Debussy) du Prélude à l’après-midi d’un faune, élégance classique d’un 12ème Concerto pour piano de Mozart avec un Lucas Debargue moins torturé mais non moins cérébral que de coutume (il donnera en bis un Scarlatti augurant bien de son prochain CD), « volupté sonore et goût du silence » du Japonais Toshio Hosokawa dans Blossoming 2 (2011), préludant à une 3ème Symphonie « avec orgue » de Saint-Saëns mettant en avant les ressources sonores de l’orchestre. Gestuelle expansive mais claire du chef dirigeant sans baguette, Finale de la Symphonie bissé, permettant de réentendre Olivier Vernet (orgue) mettant littéralement le feu à l’orchestre. Nombreux décideurs et programmateurs dans la salle, ce qui ne trompe pas.
François Lafon

Cité Musicale de Metz, Grande salle de l’Arsenal, 14 septembre (Photo © DR)

Vers 1900 naît à Vienne une musique source de scandale. Mahler compose puis orchestre ses quatre « Chants d’un compagnon errant » avant son arrivée dans la cité en 1897 comme directeur de l’Opéra impérial et royal, mais  ces lieder de jeunesse (ainsi que toute sa production) seront vénérés par la génération viennoise montante. Schönberg en dirige le 6 février 1920 une version pour orchestre de chambre avec piano et harmonium (due très probablement à lui-même) dans le cadre de sa Société d’exécutions musicales privées. C’est par cette version qu’a débuté à La Chaise Dieu le concert de l’ensemble Voix étouffées / Les Métamorphoses, fondé en 2005 par le chef d’orchestre Amaury du Closel pour rendre hommage aux compositeurs victimes du nazisme. Suivaient, d’Alexander von Zemlinsky, considéré par Schönberg comme son seul « professeur », les Six mélodies opus 13 sur des poèmes de Maeterlinck : climat de féerie, de spiritualité et de mort. Face au nazisme, Schönberg et Zemlinsky s’exilent aux Etats-Unis, l’un en 1933, l’autre en 1938 (il y meurt en 1942 pauvre et oublié). Franz Schreker, lui aussi juif, est démis de son poste de directeur de l’Académie des Arts de Berlin, où il a fait nommer Schönberg, et s’éteint en 1934. Il triompha dans l’opéra. La Symphonie de chambre pour vingt-trois instruments dont piano, harpe, célesta et harmonium (1917), une de ses rares grandes pages instrumentales, prolonge en quelque sorte l’opus 9 de Schönberg. Concert captivant, astucieusement programmé, clos après la symphonie de chambre par cinq mélodies du même Schreker, chantées comme celles de Mahler et de Zemlinsky par le baryton coréen Jiwon Song, lauréat de plusieurs concours.
Marc Vignal
 
Abbatiale Saint-Robert, 25 août (Photo © B. Pichène)

mercredi 29 août 2018 à 17h38
Autre soirée mémorable à La Chaise Dieu 2018 avec d'abord La Création de Haydn, œuvre souvent donnée s’il en est. Laurence Equilbey s’en est fait depuis quelque temps presque une spécialité. A la tête d’accentus et de l’Insula orchestra, qu’elle a créés, elle en a offert une interprétation captivante à bien des égards : cela dès l’unisson orchestral du début, avec un coup de timbale asséné avec une force extrême. Sur quoi elle a su ménager les contrastes : chœurs puissants mais pris avec élan, aux arêtes pointues, attention accordée aux détails tant à l’orchestre qu’à ceux du texte. D’où de grands moments d’émotion, comme à l’extraordinaire Lever du Soleil, d’une  polyphonie complexe à la lecture mais transparente à l’audition. Equilbey était en cela bien aidée par les trois solistes : en particulier par la soprano Chiara Skerath, qui dans ses deux airs, consacrés l’un à la verdure et l’autre à la gent ailée, a tiré le maximum tant de la musique que, ce qui est plus rare, des paroles. On a pu remarquer, dans l’avant-dernier récitatif (celui d’Adam et Eve), trois légères et inoffensives modifications apportées au livret, Dein Will’ ist mir Gesetz (Ta volonté est ma loi) devenant par exemple le politiquement correct Dein Will’ ist mein Will’ (Ta volonté est la mienne). Haydn était déjà à l’honneur en fin d’après-midi grâce au Trio Wanderer : beau concert inauguré avec un de ses trios londoniens, et poursuivi avec Ravel et Schubert (son trio n°2 en mi bémol opus 100). On n’en avait pas fini, à l’issue de cette journée, avec le répertoire viennois.
Marc Vignal

Abbatiale Saint-Robert et Auditorium Cziffra, 23 août (Photo © B. Pichène)
 
Comme Paul Celan, le compositeur français Michael Levinas (né en 1949) a pris le contre-pied d’Adorno lequel affirmait qu’écrire de la poésie après Auschwitz était faire acte de barbarie. Commande de l’Association « Musique pour un temps présent » dans le cadre du Jubilé de la Réforme, sa « Passion selon Marc. Une passion après Auschwitz » a été créée le 12 avril 2017 en l’église Saint-François de Lausanne. Sa reprise à La Chaise Dieu a donné lieu à une des soirées les plus mémorables du 52ème festival. Le compositeur s’y confronte également à sa propre histoire, sous forme d’un triptyque d’une heure vingt minutes joué sans interruption : prières juives en araméen et en hébreu pour les millions de victimes de la Shoah suivies d’une psalmodie de noms du mur de la Shoah, Evangile selon Marc en ancien français du XIIIème siècle et extraits du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban (partie de loin la plus vaste des trois), deux poésies de Paul Celan, à savoir Die Schleuse (L’ écluse), où est conquise non sans efforts la salvation du mot Kaddisch, et Espenbaum (Tremble), où sont évoqués aussi bien le feuillage de cet arbre que la « douce mère » qui ne peut plus venir. Violence souvent, en particulier au début, avec le baryton Mathieu Dubroca luttant vaillamment contre le chœur, mais aussi épisodes aux limites du silence, murmurés. On retrouve Mathieu Dubroca en Jésus, Marie (la Mère) et Marie Madeleine reçoivent tout leur dû, sans oublie l’Evangéliste (le contre-ténor Guilhem Terrail), les rôles de Pierre, de Judas et de la Servante étant confiés à des membres du chœur. L’Orchestre de Chambre et l’Ensemble Vocal de Lausanne étaient dirigés par Marc Kissoczy. Musique contemporaine au sens fort, à l’instrumentation adéquate, constatation des plus appréciables étant donné le contexte.
Marc Vignal
 
Abbatiale Saint-Robert, 25 août (Photo © B. Pichène)

Seconde journée au festival de La Roque d’Anthéron, tout piano celle-là. A la fraîche sur la grande estrade du parc de Florans, Daniil Trifonov (concert de 21h) et Aimi Kobaiashi (concert de 18h) choisissent leur Steinway : deux minutes pour le premier, un peu plus longtemps pour la seconde, laquelle répète dans la foulée son récital Chopin-Liszt. Du beau piano sage, une "Marche funèbre" (2ème Sonate de Chopin) montant efficacement en puissance. 18h30 à l’abbaye de Silvacane, Matan Porat joue son programme Lux (CD chez Mirare). Scénario très personnel pour ce pianiste-compositeur habitué aux montages virtuoses, encadrant de Grégorien (Lux Fulgebit - Exortum est in tenebris) un voyage de l’aube au crépuscule, où Schumann (Chants de l’aube), Beethoven (L’Aurore) et Liszt (Harmonies du soir) se frottent à Matthias Pintscher (Whirling tissue of light) et Thomas Adès (Darkness Visible) pour se dissoudre dans deux "Clairs de lune" aux reflets opposés, selon Beethoven (Sonate n° 14) et Debussy (Suite bergamasque) : éclairs et sérénité, enchaînement brillant de tonalités, d’intensités, de grain sonore, un jeu de premier ordre un peu surexposé par l’acoustique résonnante du cloître. A 21h au Parc, dans une atmosphère électrique annonçant l’orage et désignant la star, Daniil Trifonov manie lui aussi le concept étrenné sur CD (voir ici) : rien moins que Mompou (Variations sur un thème de Chopin), Schumann ("Chopin", extrait du Carnaval), Grieg (Hommage à Chopin), Barber (Nocturne op. 33), Tchaikovski (Un poco di Chopin) et Rachmaninov (Variations sur un thème de Chopin), brillantissimes rampes de lancement d’une 2ème Sonate … de Chopin fortement clivante (discussions sur les gradins), apothéose d’un art à nul autre pareil, évoquant Sviatoslav Richter et Emil Guilels sans les imiter, toucher à la fois titanesque et caressant, sens souverain des tempos et des respirations, culminant dans une "Marche funèbre" inexorable comme le glas du Kremlin. En bis : le Largo de la Sonate pour violoncelle (transcription Alfred Cortot) et la Fantaisie Impromptu op. posth. 66, preuves ultimes que le Chopin de  Trifonov évolue dans un autre monde.
François Lafon

(Photo © Christophe Grémiot)

Festival de La Roque d’Anthéron, an 38.  28 jours (du 20 juillet au 18 août), soixante-dix-neuf concerts, quatorze lieux dont un tout neuf (voir plus loin), répétitions publiques, travail de ruche pour jeunes ensembles en résidence (mini-chapiteaux dans le parc du château de Florans, concert quotidien en fin d’après-midi). Samedi 11août après-midi : Jean-Marc Philips (Trio Wanderer) fait travailler l’Aurora Quartet, Raphaël Pidoux (idem) le duo de pianos Salmon-Vieillard. Pidoux : « Les accords : pas plaqués, vers le haut » (un des secrets de l’effet Wanderer). A 18h au Centre Sportif et Culturel Marcel Pagnol (le nouveau lieu), trio de luxe Gidon Kremer (violon), Giedre Dirvanauskaite (violoncelle), Yulianna Avdeeva (piano), les deux premiers en t-shirts du festival pour cause de bagages égarés par compagnie aérienne (non précisée). Une heure et demie prévue, une heure de plus après changements de programme dans une salle remplie au deux-tiers, plus sportive que culturelle, baies vitrées et murs blanc-clinique mais acoustique suffisamment flatteuse. Après un Trio de Chopin tenant ses promesses dans l’Adagio (légendaire phrasé Kremer), bipolaire Trio op. 24 de Mieczyslaw Weinberg, l’oublié opiniâtrement défendu par le violoniste d’un trio de compositeurs dont les deux autres seraient Prokofiev et Chostakovitch. Autorité de la jeune Avdeeva, prouesses expressives d’un Kremer tous risques alla Menuhin, accord prolongée en duo dans une 6ème Sonate non moins bluffante du même Weinberg, le concert se terminant par un Trio op. 100 de Schubert (celui de Barry Lyndon) assumant ses divines longueurs devant un public essentiellement venu pour lui. Juste le temps de dévaler la rue en pente menant au Parc, où 2020 Nelson-Freirophiles attendent leur idole dans le 2ème Concerto de Brahms. Mission accomplie pour le pianiste au toucher magique, se faisant athlète dans ce monument qu’il a maintenant apprivoisé, efficacement secondé par le Hongkongais Lio Kuokman, chef tout en nerfs mais préférant la flamme à la schlag, qualité réitérée après l’entracte dans une Symphonie « Du Nouveau Monde » façon Formule 1 mais toujours élégante et équilibrée, frustrant les nostalgiques d’un Dvorak germanisé mais galvanisant un Sinfonia Varsovia toujours en déficit d’étoffe sonore. 
François Lafon 
La Roque d’Anthéron, 11 août (Photo © Christophe Grémiot)

lundi 30 juillet 2018 à 20h27
Bach sans surprise mais d’excellente facture à l’occasion de l’avant-dernier concert du Festival. L’ensemble Vox Luminis, fondé à Namur en 2004 par le chef Lionel Meunier, apparaît avec toute sa splendeur vocale dans deux des quatre Messes brèves, les BWV 234 et BWV 235. Il manque un « je-ne-sais-quoi » de plus personnel à cet orchestre, pourtant à l’unisson avec le chœur, où se démarquent les interventions solistes de la soprano Zsuzsi Toth - bouleversant Qui tollis peccata mundi réécrit d’après un fragment de la Cantate BWV 179 –, et d’Alexander Chance, voix supra angélique au sein du trio pour alto, cordes et continuo Quoniam tu solus
En clôture, retour du chef d’orchestre Philippe Herreweghe, toujours très actif dans le répertoire symphonique avec Bruckner, une vieille connaissance (Symphonie n° 4) et les Wesendonck-Lieder de Wagner. Un raffinement extrême des timbres – Orchestre des Champs-Élysées somptueux ! – accompagne la soprano Kelly God dans ces cinq études préparatoires pour Tristan et Isolde. Peu connue encore en France, la soprano néerlandaise s’est essentiellement distinguée au Staatsoper de Hanovre (Senta du Vaisseau fantôme, en 2017), et c’est une vraie découverte à laquelle nous convie le chef d’orchestre, qui a trouvé là une voix idéalement envoûtante, nacrée et quasiment sans vibrato, aussi juste dans l’exaltation comme la demi-teinte – avec un texte d’une lisibilité inouïe. 
Plus intense, mais aussi plus réfléchie que dans ses premières interprétations brucknériennes, Philippe Herreweghe a désormais trouvé une voie personnelle avec le compositeur et organiste de Saint-Florian, sur instruments d’époque. En concert, les gradations obtenues dans cette 4ème et cette manière typique qu’il a désormais de faire chanter l’ample volume de l’orchestre sans jamais forcer le trait – final aérien ! –, mériteraient amplement que le chef ne s’arrête pas en si bon chemin, et qu’il aborde en concert comme sur disque la totalité du corpus symphonique de Bruckner.
 
Franck Mallet
 
(Photo : Kelly God et Philippe Hereweghe © Sébastien-Laval)

mercredi 25 juillet 2018 à 19h21
Pas moins de quatre concerts pour l’avant-dernière journée du Festival, Saintes faisait monter le thermomètre dès midi avec le récital du claveciniste le plus sollicité de l’été, Justin Taylor. Fort du succès de ses enregistrements Forqueray Père et Fils et d’un surprenant Scarlatti Ligeti (chronique à venir), le voilà dans un bouquet varié de Sonates du très européen Domenico Scarlatti. Méditation et transcendance en ouverture avec la K.32, diablerie dansée avec la K.492 et acrobatie pyrotechnique avec la K.27. L’interprète joue les funambules en toute décontraction sur un instrument qu’il qualifie de « superbe », avant de passer au Continuum de Ligeti, faux rock flamboyant et vrai minimalisme qui explore tous les rouages d’une mécanique de précision qui déraille, explose et crée l’illusion d’un temps arrêté. Premier bis « un peu cliché, mais… » (JT) : les Barricades mystérieuses de Couperin, suivi d’une électrique K.519 de Scarlatti : « Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez si vous me poussez à revenir… avec Scarlatti ! ». Chiche !
Dans l’après-midi, précédé d’une opportune beethovénienne Ouverture d’Ondine d’E.T.A. Hoffmann, on aurait pu croire que Benny Hill, coiffé d’une perruque argentée, s’était glissé derrière un (magnifique !) pianoforte… Mais non, c’était bien Ronald Brautigam, tout sourire, qui offrait une interprétation magistrale du Concerto n° 4 de Beethoven, dirigé par le chef Michael Willens, à la tête du Jeune Orchestre de l’Abbaye.
Le soir, déception totale avec la recréation de Issé de Destouches (1697) par Les Surprises de Louis-Noël Bestion de Camboulas. Soit cet opéra donné en version de concert et présenté comme un « pilier de la période post-Lully et pré-Rameau » (?) est d’un intérêt très relatif comparé aux deux « piliers » susnommés, soit la préparation de cette reconstitution sans charme avait été bâclée, tant les chanteurs semblaient égarés, tel cet Apollon surexcité ou ce Jupiter boulevardier… Seules Chantal Santon (1ère Hespéride/Doris) et Eugénie Lefebvre (Une Hespéride/Issé) parvenaient à convaincre. 
En revanche, enfin du style et de la fraîcheur avec le dernier concert de cette journée contrastée confiée au violiste François-Joubert-Caillet et son ensemble L’Achéron. Virtuosité du jeune Haendel italien des années 1700 dans ces joyaux miniatures que sont les cantates Agrippine et Armide grâce à la soprano Deborah Cachet, et intensité du violon baroque révélé par la soliste Lathika Vithanage.               
Franck Mallet

(photo :Justin Taylor © Sébastien Laval)
Damien Guillon se rappelait Philippe Herreweghe en fervent marathonien de Bach au Festival de Saintes, le contre-ténor répétant la veille une nouvelle cantate donnée le lendemain… Une épreuve dont il garde néanmoins un bon souvenir, au point de revenir quelques années plus tard, cette fois à la tête de son Banquet Céleste, bien entouré par Maïlys de Villoutreys (soprano), Nicholas Scott (ténor) et Benoît Arnould (basse), pour les Cantates BWV 62, 64 et 156. Mesuré, son Bach respire la clarté et déploie une ferveur simple et naturelle, dans l’attente fébrile de Noël (BWV 62) comme dans l’abandon face à la mort (BWV 156). Neuf instrumentistes et quatre chanteurs, faisant office de chœur : il n’en faut pas plus avec des interprètes aussi attentionnés. En soirée, la menace, avortée, d’un orage – seulement trois gouttes – ne permit pas à Hugo Reyne de donner la pleine mesure de ses Water Music haendéliennes, initialement prévues dans les jardins et rapatriées in extremis dans l’abbaye. Le chef de La Simphonie du Marais avait beau manier l’humour – casquette sur la tête, il « racontait » la création fastueuse, presque jour pour jour  trois siècles plus tôt, le 17 juillet 1717), de cette musique sur la Tamise, entre Londres et Chelsea. Il manquait la grandeur d’un espace, malgré une alternative bien venue – l’adaptation qu’il avait réalisée pour son instrument soliste, la flûte, du Concerto HWV 294 –, et de spirituelles cornes de brume, cris de mouettes et autres souffles des vents… en prélude à « l’embarquement ».
Franck Mallet
 
(Photo Le Banquet céleste © Sébastien Laval)
mardi 24 juillet 2018 à 19h32
Quand on s’embarque pour les cantates de Bach, c’est une aventure qui commence, l’exploration d’un univers immense qu’on n’aborde pas sans biscuits, comme ces audacieux qui remplissent une 2CV jusqu’au toit pour aller faire le tour du monde, Paris-Pékin, ou Dunkerque-Tamanrasset. Dans ses bagages, l’ensemble Gli Angeli Genève a donc rassemblé de bonnes provisions, chanteurs, violons, clavecin, orgue, flûtes, basson… Et le chef de la bande, Stephan Mac Leod n’est pas un novice, des expéditions de ce type, il en fait déjà pas mal, avec des guides expérimentés. Ce 16 juillet à Saintes, on a juste l’impression que le matériel n’a pas voyagé au mieux, que chacun a du mal à retrouver sa place. Il est vrai que les trois cantates BWV 94, 178 et 107, composées à Leipzig à l’été 1724 alors que la famille Bach s’y est installée un an auparavant, ne sont pas parmi les plus lumineuses, qu’elles expriment le doute. « Que pourrais-je demander au monde, » dit le texte de la cantate 94. Il manque juste, ce jour-là, le petit quelque chose qui les transcende, cette petite étincelle qui entraîne tout un ensemble dans un même élan. Les 2CV ont parfois des problèmes de carburation.

Gérard Pangon

(Photo © Lucie Favriou)
De Saintes à Cognac, il n’y a qu’un pas, à peine trente kilomètres. Et les dégustations y sont du même ordre. Quand Lucile Richardot apparaît, drapée dans une robe cramoisie qui lui donne l’allure d’une déesse, on a déjà le pressentiment d’avoir affaire à un grand millésime : la couleur, la majesté, les ondes mystérieuses qui semblent se dégager. On ne présente pas grand cognac dans un environnement banal.
A la première des mélodies que Lucile Richardot nuance avec une attaque tout en douceur et un timbre d’une extrême chaleur, on est convaincu : ce nectar ne ressemble à rien. Conçu avec la mezzo par Sébastien Daucé, le maître de chai, il assemble les œuvres de compositeurs anglais du XVIIème siècle, qui, pour la plupart, poursuivirent leur chemin dans la clandestinité au moment du puritanisme de Cromwell, d’où l’atmosphère morose de cette « musique à domicile » souvent jouée en privé. « Musique, le maître de ton art est mort et avec lui, toutes tes douceurs se sont enfuies, » dit une chanson de William Lawes, qui résume les douleurs des musiciens de l’époque.
Pour goûter, il faut prendre son temps. Dans un jeu de mise en place soigneusement orchestré, Lucile Richardot se fond avec les autres chanteurs de l’ensemble Correspondances, perce insensiblement, se détache, se déplace, se retrouve en soliste. Les arômes se révèlent, elle se lamente (O precious Time, de Martin Peerson) ou elle vitupère (Go perjured man, de Robert Ramsey), et la manière raffinée dont elle distille les finales reste longtemps dans les oreilles comme un grand cognac persiste en bouche.
Tout l’ensemble Correspondances finit en beauté avec Sing, sing ye Muses de John Blow, une chanson rythmée, qui annonce un autre temps, celui du théâtre (Purcell) et d’une musique au grand jour. De quoi vous laisser une impression de bonheur retrouvé. Comme si on avait réussi à goûter la part des anges.

Gérard Pangon

(Photo © Léa Parvéry)
 
vendredi 20 juillet 2018 à 17h03
A l’époque de Louis XIV et de Louis XV, les grands motets, c’est du sérieux : ils font partie de la vie de cour, précèdent la messe quotidienne, et sont empreints d’une majesté qui peut aller jusqu’à l’emphase. Question solennité, le festival de Saintes fait fort, lui aussi, mais pas tout à fait de la même façon qu’au Grand Siècle : Rameau : Grands motets pour solistes, chœur, orchestre & klaxons (cris optionnels), indique-t-il dans le programme parce que ce 15 juillet, dans la cour de l’abbaye, un grand écran diffuse la finale de la Coupe du monde de foot. Le match a lieu à l’heure de la répétition, quelques musiciens de Vox Luminis suivent l’évolution du score sur leurs smartphones, Lionel Meunier brouille le tempo en annonçant que la France mène 1 à 0, puis Reinoud van Mechelen refroidit tout le monde en susurrant 1 – 1.
Au moment du concert, l’affaire est pliée. Celle du foot et celle de Rameau. Si l’équipe de France a joué sur la défensive, Vox Luminis s’est montré génialement offensif. La musique de Rameau est une musique d’échanges et de mouvements qui convient particulièrement bien à l’ensemble : les flûtes s’agitent, ou les hautbois, ou les bassons, les chanteurs se succèdent en solo, par deux par trois par quatre ou en chœur complet, (ce qui chez Vox Luminis ne représentent pas plus d’une quinzaine de chanteurs) avec une extraordinaire manière d’écouter les autres ou bien de se fondre dans le groupe, fruit d’un magnifique travail de mise en place.
Composés à la fin des années 1710 par le jeune Rameau, ces grands motets sentent le Grand siècle mais ressemblent à des terrains d’expérimentation pour ses opéras à venir, avec une grande variété de rythmes et une recherche de timbres et de couleurs. On comprend alors pourquoi ils ont séduit Vox Luminis qui les interprète si bien : comme Rameau, Lionel Meunier aime la fougue, les élans, les contrastes, les belles voix et les instrumentistes chaleureux.
Gérard Pangon
 
Saintes 15 juillet (Photo © Léa Parvéry)

A l’Opéra Comique, seul théâtre encore ouvert dans le désert musical qu’est Paris l’été : Bohème, notre jeunesse, d’après Giacomo Puccini. Une production maison (avec Rouen et Versailles) appelée à tourner, tels les spectacles de l’Opéra Comique « ancien régime », dans des lieux où l’opéra ne passe généralement pas, une version « plus intime, plus accessible et plus sensible à la condition féminine » selon la metteur(e) en scène Pauline Bureau et le compositeur Marc-Olivier Dupin, auteur habile de la réduction pour treize instruments et huit solistes (une heure et demie sans entracte, l’original dure à peine vingt minutes de plus). Une Bohème jeune chantée (en français) par des jeunes et s’adressant aux jeunes donc (ce qui évite l’habituel spectacle de chanteurs mûrs se livrant à des facéties d’adolescents attardés), dans le style des productions de l’ARCAL grâce auxquelles tout un public a découvert l’opéra : pas de transposition de l’action (nous sommes aux antipodes de la relecture « spatiale » de Claus Guth  à l’Opéra Bastille – voir ici), seulement la volonté - scénographie vidéo à l’appui - de jeter une passerelle entre 1898 (création à Paris, salle Favart) et 2018. Reste justement que cette Bohème de chambre a un peu de mal à trouver ses marques dans le cadre tout de même assez vaste de Favart (l’ouvrage grandeur nature y a été donné 1522 fois avec quatre-vingts Rodolphe et cent-quatorze Mimi), ce qu’on ne saurait imputer à la direction sans pathos d’Alexandra Cavero, ni aux  chanteurs dont tous seraient à citer, l’émouvante Sandrine Buendia (Mimi) en tête. On ne saurait non plus reprocher à ces derniers de posséder une trop bonne diction pour nous épargner quelques mises à jour du texte (« Je refais la déco du resto », chante Marcel) qui feraient presque regretter la vieille traduction de Paul Ferrier.
François Lafon 

Opéra Comique, paris, jusqu’au 15 juillet. Tournée dans toute la France jusqu’en 2019 et au-delà (Photo©Pierre Grosbois)

Au festival de Saint-Denis : Gurrelieder de Schönberg dirigé par Esa-Pekka Salonen avec le Philharmonia Orchestra. Double anniversaire, triple même : le cinquantième du festival (d’où la programmation, plus luxueuse encore que de coutume) et le soixantième du chef, lequel est depuis dix ans principal conductor du Philharmonia. Œuvre monstre digne de l’occasion, requérant un orchestre énorme, des chœurs nombreux et cinq solistes au format wagnérien, plus un (ici une) récitant(e) expérimentant un sprechgesang encore éloigné de celui de Moïse et Aaron.  Car Schönberg avait vingt-six ans lorsqu’il commença cette cantate-symphonie-suite de lieder inspirée d’une légende danoise, opéra sans images, wagnérisant, mahlérisant et chromatisant, poussant le système tonal jusqu’à un point de non-retour dont il assumera les conséquences en inventant la « nouvelle musique ». Ironie du sort : ce n’est qu’onze ans plus tard (1911) qu’il termina l’ouvrage (on sent, dans l’orchestration, le passage du temps), créé en 1913 sous la baguette de Franz Schreker, lui valant un triomphe qui ne lui fit pas autant plaisir qu’il l’aurait dû de la part d’un public qui entre temps ne l’avait pas suivi dans ses expériences d’« atonalité libre ». Tout cela, Salonen le prend en compte, impressionniste quand il le faut (Schönberg recherchait moins l’effet de masse que les alliages de timbres), fulgurant dans les ruptures de ton, maîtrisant l’acoustique … d’église de la basilique, sans jamais verser dans la sentimentalité ni dans les transes que permettrait cette histoire d’amour brisé débouchant sur la chevauchée désespérée d’une armée de spectres. Orchestre et chœurs superlatifs, plateau vocal équilibré à défaut d’être exceptionnel - presque celui que Salonen avait dirigé à Pleyel en 2014 -, avec Robert Dean Smith, plus Tristan que jamais, Michelle DeYoung, plus impressionnante qu’émouvante en Ramier colporteur de mauvaises nouvelles, l’actrice Barbara Sukowa toujours unique en récitante délirante et Camilla Tilling remplaçant Alwyn Mellor, jolie voix un peu juste dans un rôle marqué naguère par Jessye Norman. 
François Lafon

Basilique de Saint-Denis, 26 juin. Festival de Saint-Denis, jusqu’au 5 juillet (Photo © HSBenjamin Suomela)

lundi 25 juin 2018 à 22h42
Musique de chambre à l’Athénée, dernier concert de la saison : Winds par le Quintette à vent du Balcon. Cela commence benoitement par le Quintette pour piano et vents op. 16, où le jeune Beethoven devient le grand Beethoven tout en étant encore un classique. Au piano, Michael Levinas, virtuose et compositeur. Mais comme Le Balcon est aux commandes, la suite ne peut être qu’inattendue : sur écran géant, une jeune femme écoute, se penche vers les musiciens, elle-même géante devant un mur de livres, entourée de documents relatant l’histoire de … l’Athénée. Il s’agit de la flûtiste Claire Luquiens en direct de la Bibliothèque Nationale (site Richelieu), qui entonne Incantare, création mondiale pour flûte et électronique de la compositrice et chanteuse lituanienne Justina Repeckaite. Arrive alors le moment le plus balconesque : le trajet de l’artiste en temps réel jusqu’à … l’Athénée, vingt minutes de marche (création vidéo : David Daurier) accompagnées de Woyzeck, œuvre obsessionnelle et obsédante de Claude Vivier, Québécois surdoué assassiné à Paris en 1983, à trente-quatre ans. En guise de final, avec Claire Luquiens en chair et en os : Il silenzio degli oracoli de Salvatore Sciarrino, courte pièce inspirée de Plutarque où le son des instruments et l’air qui les traverse évoquent magiquement ledit silence. Justina Repeckaite se dit inspirée par Gérard Grisey, comme Claude Vivier l’était par Tristan Murail, membres créateurs avec Michael Levinas de l’Ensemble L’Itinéraire. Comme quoi il y a toujours une logique dans les programmes fous du Balcon.
François Lafon

Théâtre d l’Athénée, Paris, 25 juin (Photo © Le Balcon)

A l’Athénée, final du 6ème festival Palazzetto Bru Zane avec Les P’tites Michu d’André Messager par la compagnie Les Brigands, qui retrouve à cette occasion son port d’attache historique. Une opérette Belle Epoque (1897) dont le succès remonta le moral du compositeur, lequel venait de faire un four avec un Chevalier d’Harmental en lequel il croyait bien davantage. Drôle d’image posthume que la sienne : qui dit Messager aujourd’hui s’empresse de préciser qu’outre les œuvres légères dont il a ravi les boulevards, il a été directeur musical du Covent Garden à Londres, à Paris de l’Opéra et de l’Opéra Comique, où il a entre autres créé Pelléas et Mélisande. Et d’ajouter que pour être moins ambitieuse, sa propre musique est un modèle d’élégance et de raffinement. On le constate en écoutant ces P’tites Michu musicalement bien au-dessus des standards du genre, et dont le livret manie en tout bien tout honneur des problématiques dépassant elles aussi lesdits standards. Outre que c’est de là que, via la « réclame », vient le nom de Michu comme ancêtre de Bidochon et de Tuche, on reconnait dans cette histoire de sœurs inséparables issues du Carreau des Halles dont l’une (mais laquelle ?) se révèle fille de général une lointaine préfiguration de scénarios plus sérieux (le roman de Jacques Grimbert Un Secret) ou plus épicés (La Vie est un long fleuve tranquille, le film d’Etienne Chatiliez). Transposé par le metteur en scène Rémy Barché de l’Empire à notre époque dans une esthétique vintage décalée mâtinée de bande dessinée (la tradition Brigands), l’ouvrage se retrouve un peu hors-sol et avoue ses longueurs (des coupures dans le texte parlé auraient été bienvenues) en dépit de l’énergie de la troupe – formidables acteurs-chanteurs en tête desquels le duo des sœurs Anne-Aurore Cochet - Violette Colchi et Marie Lenormand en fille spirituelle de Maillan et Balasko – et de l’ensemble instrumental jouant la « version de chambre » due à Thibault Perrine dirigée par Pierre Dumousseau. Pas autant de rires qu’on l’aurait attendu dans la salle, mais gros succès au rideau final.
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 29 juin (Photo©Nemo Perier Stefanovitch)
 
dimanche 17 juin 2018 à 11h14
Debussy et Sibelius ? Une relation importante mais à sens unique. Nés à trois ans d’intervalle, ils se rencontrent à Londres en février 1909 lors d’un concert dirigé par Debussy. Sibelius en fait état dans son journal et dans une lettre à sa femme. En janvier 1914, il assiste à Berlin à un récital de piano avec au programme L’isle joyeuse et La Fille aux cheveux de lin : « Tout à fait sous le signe du neuf », juge-t-il. Le nom de Sibelius, au contraire, n’apparaît nulle part dans les écrits de Debussy : sans doute n’eut-il  jamais l’occasion d’entendre Le Cygne de Tuonela, donné  plusieurs fois à Paris entre 1900 et 1914. Le piano n’a pas la même importance chez Sibelius que chez Debussy, mais Leif Ove Andsnes ouvrit en beauté un récent concert à Radio France avec des pages des deux compositeurs : deux de Sibelius, dont le très curieux Le Berger opus 58 n°4, et Estampes de Debussy. Il tint ensuite la partie de soliste, en complicité avec l’Orchestre Philharmonique, dans la Fantaisie pour piano et orchestre de l’auteur du Faune : œuvre de jeunesse (1889-1890) fortement influencée par Vincent d’Indy et sa Cévenole, créée à titre posthume (1919) et depuis rarement donnée, sorte de « pseudo-concerto » sans virtuosité transcendante. La Première Symphonie de Sibelius (1899-1900) n’est pas un ouvrage « debussyste », ce que seront dans une certaine mesure  Les Océanides, la Sixième Symphonie ou encore Tapiola. Jouée après l’entracte, toujours sous la direction du jeune chef finlandais Santtu-Matias Rouvali, elle regarde surtout vers la Russie tout en témoignant d’une personnalité affirmée. Intéressante rencontre de deux compositeurs plus, en l’occurrence, que de leur musique.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 8 juin (Photo © DR)
 
dimanche 10 juin 2018 à 01h38
Entrée de Don Pasquale de Donizetti au répertoire de l’Opéra (Palais Garnier), cent-soixante-quinze ans après sa création au Théâtre italien de Paris. Un dramma buffo musicalement plus complexe que ne le laisseraient penser les entraînantes mélodies dont il est parsemé, et dramatiquement plus dramma que buffo sous ses airs de joyeuse comédie. C’est ce qu’a tenté de mettre en valeur le metteur en scène Damiano Michieletto – connu in loco pour un Barbier de Séville réussi (voir ici) et un Samson et Dalila moins heureux (et ) –, jusqu’à l’image finale où l’on voit le barbon prétendant à l’amour d’une belle dans une maison de retraite, entouré de vieilles dames pomponnées. Comme Le Barbier, Don Pasquale est transporté dans l’univers de Dino Risi : maison étriquée aux portes aussi nombreuses qu’inutiles, Fiat années 1950 devant la porte, luxe tape-à l’œil quand s’installe la pseudo-épouse commise à rendre la vie impossible aux vieux présomptueux, le tout agrémenté de scènes filmées en incrustation (illusion – désillusion). Michieletto a voulu étoffer la fable, ce qui se comprend, mais Don Pasquale n’est pas La Femme silencieuse de Richard Strauss (sur un sujet similaire, mais librettisé par Stefan Zweig d’après Ben Johnson) et l’ouvrage s’en trouve plus agité que dynamisé. Heureusement le chef Evelino Pido, spécialiste de ce répertoire, veille au rythme et conduit l’orchestre telle une Formule 1, au risque de sacrifier l’élégance post-rossinienne de la musique. Mêmes références dans la direction d’acteurs :  Michele Pertusi est un Pasquale musicalement stylé mais jouant « cinéma », assez loin des grands bouffons alla Gabriel Bacquier, Florian Sempey (un futur Don Pasquale ) joue l’intriguant Malatesta en double de Figaro (son rôle fétiche), Nadine Sierra soigne son look (quelque chose de Natalie Wood) au moins autant que ses vocalises, alors que les allures hip-hop de John Brownlee n’influent en rien sur ses qualités de ténor de grâce. Ovation au rideau final, comme une libération des soucis quotidiens, ce que n’a pas dû manquer de remarquer le premier ministre, ce soir présent dans la salle. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 12 juillet. En direct au cinéma et sur Culturebox le 19 juin
 (Photo © Vincent Pontet/OnP)


vendredi 8 juin 2018 à 01h03
Nouvelle production de Boris Godounov à l’Opéra Bastille. Vladimir Jurowski (direction) et Ivo van Hove (mise en scène) ont préféré la « petite » version originelle en sept scènes (1869) à la « grande » (1874), où Moussorgski joue le jeu du grand opéra comme on l’aimait de son temps. Pour les mêmes raisons qui ont déplu il y a cent-cinquante ans, notre époque est plus séduite par la première, ramassée, elliptique, centrée sur le drame politique et la personnalité du tsar assassin. Plus prospective aussi : on y chante comme on parle (un véritable manifeste esthétique) et la grandeur tragique naît de la situation davantage que de la posture. On pourrait y ajouter un désenchantement historique : le peuple n’y a pas la première place comme il l’a dans la version de 1874, et l’œuvre se termine sur la mort de Boris et non sur la violence collective dans la forêt de Kromy. « Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression que la révolte prenne », commente Ivo van Hove. Celui-ci s’autorise de Pouchkine (« J’ai imité Shakespeare dans sa peinture vase et libre des caractères ») pour relier Boris Godounov a ses amours élisabéthaines (voir ici). Au centre, l’« escalier  du pouvoir » selon Jan Kott (Shakespeare notre contemporain), autour, la foule grise et les hommes en complet gris qui la manipulent. Tout cela assez froid, assez figé, clinique presque, aux antipodes de la tradition expressionniste et hallucinée remontant à Chaliapine, jusque dans les projections géantes (concession à la mode mais aussi signature du metteur en scène – voir ses Damnés à la Comédie Française) censées nous faire entrer dans la tête malade du tsar. Même retenue chez les chanteurs, à commencer par Ildar Abdrazakov (Boris) - voix superbe mais charisme parcimonieux - et Ain Anger (Pimène) - plus agent d’investigation que moine justicier. Jurowski aussi joue le jeu, bridant la personnalité volcanique qu’on lui connaît et refusant l’effet au point de paraître par moments diriger la sombre version Chostakovitch en lieu et place de celle de Moussorgski, rugueuse et originale dans tous les sens du terme.
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 12 juillet. En direct au cinéma et sur Cluturebox le 7 juin. En différé sur France Musique le 24 juin (Photo © Agathe Poupeney/OnP)

Résurrection à l’Opéra Comique de La Nonne sanglante, dans le cadre du festival Palazzetto  Bru Zane consacré cette année au bicentenaire Gounod. Un titre accrocheur pour ce deuxième essai lyrique du futur compositeur de Faust, adapté d’un épisode du roman gothique de M.G. Lewis Le Moine, mythifié par les romantiques et revivifié au XXème siècle par Antonin Artaud. Rien à voir pourtant avec les exploits gore d’une serial killeuse en cornette : abandonné en cours de route par Berlioz (pourtant initiateur du projet), refusé par Halévy et Félicien David, proposé en vain à Verdi, le livret de Scribe (vite parodié au boulevard sous le titre La Bonne sanglante) est une fable néo-hamlétienne autant que pré-freudienne, où un jeune amoureux jure fidélité au spectre d’une religieuse qu’il confond avec sa bien-aimée, le sortilège qui s’ensuit ne pouvant être conjuré que par la mort de l’assassin de la nonne, lequel se trouve être … le père du jeune homme, qui se sacrifiera pour le bonheur de son fils. Un scénario dans l’air du temps (1854), ni plus ni moins échevelé que bien d’autres, mais qui avait le défaut de ne pas se prêter assez aisément au grand-air-que-l’on-attend. Un siècle et demi plus tard, c’est dans les chœurs, les ensembles ou les intermèdes orchestraux qu’on pressent le « grand » Gounod, le déséquilibre musico-dramatique venant principalement de l’effacement de la plupart des personnages devant le héros de l’histoire, requérant un ténor à l’endurance et aux moyens phénoménaux. Par chance, le phénomène est ce soir Michael Spyres, connu dans Rossini et Berlioz (il ne fait qu’une bouchée de l’Enée des Troyens) et qui fait justement crouler une salle en partie venue pour lui, entouré d’une troupe impeccable (une spécialité maison décidément) où se distinguent Vanina Santoni en Fiancée, Marion Lebègue en Nonne et Jodie Devos en page travesti à l’aigu triomphant. Probablement sollicité pour réitérer le cocktail gagnant (folie romantique + violence contemporaine) de sa Lucrèce Borgia (Victor Hugo) avec Béatrice Dalle, le metteur en scène David Bobée cultive le noir gothique sans quitter un premier degré étonnement prudent, tandis que Laurence Equilbey, à la tête d’un Chœur Accentus exemplaire et d’un Insula Orchestra plus fragile, met en valeur les influences weberiennes de l’ouvrage (Le Freischutz, par moments, n’est pas loin). 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 14 juin. En direct sur Cluturebox le 12 juin (Photo©Pierre Grosbois)

A l’Opéra de Lyon, création de GerMANIA d’Alexander Raskatov d’après Heiner Müller. Un opéra en deux actes et dix scènes, « des séquences séparées comme les tableaux d’une même époque, dans l’esprit d’Eugène Onéguine de Pouchkine ». Pas grand-chose cependant de Tchaikovski chez Raskatov, né le jour de l’enterrement de Staline et connu pour son opéra Cœur de chien - sarcastique comme le roman de Boulgakov dont il s’inspire - ni chez Müller, dramaturge phare de l’Allemagne des années 1960-1990, dont Quartett d’après Laclos est un classique du théâtre public en France. Dans ses pièces « structuralistes » Germania 1 et 3 (le 2 n’existe pas) dont Raskatov a fait son livret, Müller fait dialoguer Hitler et Staline, essayer le cercueil de Bertolt Brecht par un travailleur de la même taille que le poète (détail historique) et chanter « Heil Staline » par le Géant rose, serial killer dont la mère a été violée en 1945 par douze soldats russes, tout cela sauvé du militantisme primaire et du ressassement des traumatismes mal digérés (mais sont-ils digérables ?) par un talent de plume et un don  pour la dérision qui font de lui un père de la dramaturgie moderne. Sans le paraphraser, Raskatov en rajoute : fanfares insistantes, Internationale avortée, tessitures étirées (Hitler en ténor criard, Staline en basse des Chœurs de l’Armée rouge), références grinçantes, tel le sextuor sur « Heil Hitler » des trois dames assassinées par un SS croate et de leurs maris morts. Dans le programme, notre confrère Franck Langlois place GerMANIA dans la lignée des ironiques Nez de Chostakovitch et Life with an Idiot de Schnittke. Difficile en effet de remonter à L’Ange de feu de Prokofiev, aux Diables de Loudun de Penderecki ou aux extrémistes Soldats de Zimmermann, dont la musique est tout aussi coup de poing (elle l’est même davantage) mais paraît moins distanciée (Brecht, encore) aux oreilles de notre époque. Direction musclée de l’Argentin Alejo Pérez, plateau d’acteurs-chanteurs de l’extrême (dont la très raskatovienne Elena Vassilieva), mise en scène de John Fulljames évitant la redondance : rochers wagnériens faits d’amas de vêtements où pourrissent les cadavres et s’emmêlent les vivants, scène tournante et planète désolée lorsque Gagarine apparaît en apesanteur et que s’affiche sa phrase célèbre « Sombre, camarades, est l’espace, très sombre » tandis que retentit un superbe Auschwitz Requiem aux accents stravinskiens. 
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 4 juin. En différé sur France Musique le 3 juillet (Photo © DR)

Ouverture, dans la grande nef du musée d’Orsay, du Festival baltique illustrant l’exposition Âmes Sauvages - Le symbolisme dans les pays baltes. Une semaine de musique, cinéma, photo, entretiens, ateliers et même dégustations (saveurs boréales) pour rendre à la triade Lettonie – Estonie – Lituanie une visibilité que l’histoire et la politique lui ont longtemps refusée. Eclectisme dans le choix des programmes musicaux, traversant un bal électro balte (sic) pour se terminer, le 29 mai, en compagnie de la pianiste lituanienne Muza Rubackyté. Ce soir, public nombreux et peu regardant sur le confort et la visibilité (le socle de "Napoléon 1er législateur", sculpture d’Emmanuel Guillaume - 1860 - est aussi volumineux que dur au postérieur) pour la Kremerata Baltica et le Chœur de Chambre Philharmonique Estonien. Les oreilles, il est vrai, sont à la fête, au moins autant que les yeux après la visite de l’exposition, laquelle dépasse le cadre du symbolisme annoncé. Rien de violent ni d’urticant dans les œuvres choisies par Gidon Kremer, acclamé lorsqu’il dirige et tient la partie de violon du tube d’Arvo Pärt Fratres, les autres pièces, moins connues, se révélant entêtantes (Flowering Jasmine de Georgs Pelécis), orantes (Estonian Lullaby de Pärt), vibrionnantes (Symphonie pour cordes et percussions de Lepo Sumera), insaisissables (les  Danses sacrée et profane de … Debussy, décidément omniprésent), efflorescentes dans le cas de trois petites pièces de Mikalojus Konstantinas Ciurlionis, génie précoce (né comme Ravel en 1875 mais mort à trente-cinq ans,) et doublement surdoué (peintre et musicien), considéré dans son pays (la Lituanie) comme le fondateur de l’art moderne, ce dont témoignent ses tableaux (nombre d’entre eux dans l’exposition) davantage que sa musique. Favori du public à l’applaudimètre : le très sucré Fruit of Silence (2013) de Pëteri Vasks. Il est vrai que le Chœur de chambre Estonien est un des meilleurs qui soient. 
François Lafon 

Musée d’Orsay, Paris, Festival baltique jusqu’au 29 mai. Exposition  Âmes Sauvages. Le symbolisme dans les pays baltes jusqu’au 15 juillet (Photo © DR)

Entre deux Parsifal à l’Opéra Bastille (voir ici), Philippe Jordan termine, avec l’Orchestre de l’Opéra à la Philharmonie de Paris, son intégrale en trois concerts des Symphonies de Tchaïkovski. Ce soir : la 6ème « Pathétique », couronnement de la « trilogie du destin » (avec la 4ème et la 5ème), précédée de la 3ème « Polonaise », parente pauvre du groupe des trois premières, dites « petites symphonies ». Grand écart entre ces deux œuvres espacées de vingt années, la 3ème (encore timide affranchissement des canons classiques) exaltant la danse et se terminant par une polonaise (d’où le titre), la très personnelle « Pathétique » s’éteignant sur un prémonitoire requiem, celui de Tchaïkovski qui mourra mystérieusement (hasard, volonté, destin ?) quelques jours après sa création. Tâche du chef : soutenir les faibles et retenir les forts, en l’occurrence animer la séduisante mais longue 3ème et empêcher la 6ème de sombrer dans le pathos. Mission presque accomplie (à l’impossible nul n’est tenu) pour la « Polonaise », où la marche funèbre et la valse sont données comme des pré-échos de celles - autrement plus évocatrices - de la « Pathétique », cette dernière comme chauffée par sa cadette, jouée plus tragédie que (mélo)drame par un Orchestre de l’Opéra digne des plus grandes formations d’estrade. Triomphe mérité pour les solistes (somptueuse petite harmonie) étreints alla Leonard Bernstein par Jordan, lequel confirme-là ses dons de surdoué pluridisciplinaire. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 15 mai. A voir sur Culturebox et les sites de la Philharmonie (live.philharmoniedeparis.fr) et de l’Opéra de Paris. Diffusion ultérieure sur France 3, Mezzo et TF1 (Photo © DR)
 
Troisième et dernier « Lundi musical » de la saison au théâtre de l’Athénée : Kindertotenlieder par Edwin Fardini (baryton-basse), avec Tanguy de Williencourt (piano) et Adrien La Marca (alto). Un inconnu donné dans le petit monde musical comme une valeur sûre de demain après Stéphane Degout et Stanislas de Barbeyrac, valeurs sûres d’aujourd’hui : double audace dans le style maison. Programme très pensé pour cet - encore - élève au Conservatoire Supérieur de Paris, le cycle de Mahler terminant la soirée, précédé des deux Gesänge op. 91 avec alto de Brahms (le premier sur un poème de Friedrich Rückert, comme les Kindertotenlieder), la première partie rendant hommage à Heinrich Heine mis en musique en allemand par Liszt et en français par Guy Ropartz. Courtes présentations sous forme de mots-clés par l’artiste : présence évidente, sérieux imperturbable, diction nette qui se confirmera (ce n’est pas toujours le cas) lorsque celui-ci chantera. Les Liszt passent tout naturellement - voix profonde, musicalité sans effets, quelques accrocs probablement dus au trac - comme passeront les Brahms avec l’alto non moins profond de La Marca, comme passera le Mahler, avec un supplément d’âme, une émotion jusqu’ici retenues. Le grand moment n’est pas le plus attendu : ce sera les Quatre Poèmes d’après l’Intermezzo de Heine, musique superbe et oubliée où Ropartz rend hommage à son maître Franck et à son confrère Chausson (Poème de l’amour et de la mer), et où Edwin Fardini manie la si difficile mélodie française avec un naturel entretenu par Tanguy de Williencourt, dont les qualités de chambriste ne sont pas pour rien dans le succès de la soirée.
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, 14 mai (Photo : E. Fardini-T. de Williencourt © DR)

Première à l’Opéra Bastille de Parsifal, retardée depuis le 27 avril par la rupture d’un câble soutenant un contrepoids de dix-huit tonnes. Un spectacle à décors en effet, mobilisant le système-maison de plateaux coulissants tant vanté mais rarement utilisé à vue. Un Parsifal de chambre pourtant, sans forêt au printemps ni temple à colonnes, le metteur en scène Richard Jones concentrant l’action sur le dualisme dogme/pornographie – deux façons fallacieuses d’échapper à l’angoisse humaine, représentées, pour le premier, par un collège-secte vivant au rythme d’un rituel qui fera son temps, et pour la deuxième par les sortilèges plus scientifiques que magiques du généticien Klingsor. On aura compris qu’une fois encore la fable est actualisée, mais de façon plus consensuelle qu’avec Krzysztof Warlikowski, dont le Parsifal diversement apprécié a fait long feu sur la même scène (2008). Jones - dont L’Enfant et les sortilèges (Ravel) au Palais Garnier finissait dans l’enfer des tranchées -, manie cependant une ironie que l’on peut qualifier de britannique, montrant les Filles Fleurs en (pas très pornographiques) épis de maïs transgénique et les Chevaliers du Graal (plus bacheliers que chevaliers) suivant Parsifal en black bloc après avoir jeté aux orties chasubles et livres saints. Public ravi (rassuré ?) au rideau final, au grand dam des amateurs de wagnérisme plus sulfureux. Chambriste aussi - mais au sens où l’entendait Karajan - la direction de Philippe Jordan, travaillant la transparence (française ?) de son excellent orchestre et de chœurs impeccables. Une intimité qui profite aux chanteurs, lesquels ne sont pas obligés de faire la grosse voix, soit qu’ils n’en possèdent - ou n’en exploitent - pas le creux (le par ailleurs émouvant Günther Groissböck en Gurnemanz pas trop chenu), soit qu’ils wagnérisent alla Fischer-Dieskau, tel le raffiné Peter Mattei (Amfortas). Beau couple Kundry-Parsifal - pourtant peu flatté au deuxième acte en tenue légère sur plateau nu -, Anja Kampe passant de la séduction au dévouement avec une timbre riche en couleurs, Andreas Schager faisant éclore le meneur d’hommes du Chaste Fol avec une sûreté vocale et une présence scénique remarquables.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 23 mai. En différé sur France Musique le 27 mai (Photo © Emilie Brouchon/Opéra national de Paris)

Dimanche, pour son dernier week-end, le Festival de Pâques retrouve les poulains de la Fondation Singer-Polignac pour un concert Brahms et Fauré à partir du noyau du Quatuor Strada, constitué de Pierre Fouchenneret, 1er violon (photo), Lise Berthaud (alto) et François Salque (violoncelle). Rejoint par Shuichi Okada, second violon et Adrien Boisseau, second alto, l’ensemble aborde Brahms – Quintette à cordes en fa mineur, op. 88 – avec sérénité et passion. Les tempi sont vifs, au point que le premier mouvement déboule « à l’arraché ». Rivé à sa chaise, Pierre Fouchenneret entraîne ses compagnons qui le regardent, surpris, et le suivent, enhardis du même enthousiasme. Ce n’est certes pas un Brahms mièvre ou doloriste qu’ils jouent, ce soir-là. Un premier volume d’une intégrale de sa musique de chambre enregistrée live lors du Festival (Quatuors pour piano et cordes, avec Éric Le Sage) devrait d’ailleurs sortir prochainement ; gageons que cette interprétation flamboyante la rejoigne (B Records). En seconde partie, le Quatuor pour piano et cordes n° 2 en sol mineur, op. 45 de Fauré enflamme le public. Avec Ismaël Margain au piano, la partition propulse les cordes dans un tourbillon frénétique : les coloris savoureux de Fauré défilent comme dans un paysage gonflé par le vent : du rythme et du chant à n’en plus finir, que chacun souligne avec une grâce exceptionnelle. Ici, le piano de Margain s’emballe – 2ème mouvement –, tandis que là – 3ème mouvement –, les cordes vibrent l’une après l’autre. Avec un dernier mouvement si étonnamment agité – au point que l’élève Ravel s’en souviendra pour son propre Quatuor à cordes –, les quatre musiciens obtinrent un succès mérité, et offrirent même en bis l’Adagio du Premier Quatuor pour piano et cordes, du même Fauré.
Franck Mallet
 
29 avril, Salle Élie de Brignac, Deauville (Photo © DR)
 
mardi 1 mai 2018 à 19h50
Dernier week-end du Festival de Pâques, avec deux concerts soutenus par la Fondation Singer-Polignac, où l’on retrouve une majorité de « ses » jeunes musiciens dans leur répertoire de prédilection, la musique de chambre. En réunissant le samedi Mahler, Berg et Stravinsky, mondes ancien et nouveau s’interpénètrent à la frontière du XXe siècle, si ce n’est que ce Quatuor pour piano et cordes d’un Mahler de dix-sept ans n’annonce pas vraiment le compositeur de symphonies et de cycles de lieder… En outre, la juxtaposition du Quatuor pour piano et cordes de 1988 de Schnittke, inspiré par le mouvement abandonné du Quatuor de Mahler, est l’une des pièces, courtes et tardives… les moins inspirées du Russe. À l’inverse, les Sieben frühe Lieder de Berg (1908), dans l’arrangement récent pour orchestre de chambre de Reinbert de Leeuw, sont au contraire un modèle de raffinement d’écriture, baigné par les dernières lueurs du romantisme, sous l’égide de poètes allemands pénétrés des merveilles de la nature. Dans un tel répertoire, la mezzo Adèle Charvet ne manque certes pas de charme, mais d’une assurance qui lui permettrait de restituer les timbres soyeux – et justement mahlériens ! – d’une partition si intense – la direction un brin guindée de Pierre Dumoussaud n’étant pas non plus un atout. Heureusement, l’Histoire du Soldat de Stravinsky rachète en deuxième partie cette introduction bancale. C’est pourtant le même chef que l’on retrouve dans cette partition qu’il a déjà dirigée (pour le chorégraphe Jean-Claude Gallotta), et dont il maîtrise tous les arcanes. Avec le violon magique – et même diabolique, avec une telle partition ! – de David Petrlik (photo), idéal de précision et de rythme, tout comme l’est le cornet de Henri Deléger, cette Histoire du Soldat retrouve la force primitive du Sacre, bien scandée par le théâtre mobile du « couple » formé par Maxime Coggio, le Soldat, et Gabriel Acremant, le Diable – qui volaient ce soir-là, avec les sept musiciens et le chef, la vedette à Didier Sandre, Lecteur pâlichon.                 
Franck Mallet
 
28 avril, Salle Élie de Brignac, Deauville (Photo © DR)
 
A l’Opéra Comique : Mârouf, savetier du Caire de Henri Rabaud, reprise du spectacle mis en scène in loco par Jérôme Deschamps (2013) via l’Opéra de Bordeaux,  où Marc Minkowski – ce soir dans la fosse – l’a affiché à la rentrée dernière. Sous ce titre qui fleure bon l’opérette, un ouvrage ambitieux, succès ininterrompu (et international) de 1914 - création à l’Opéra Comique - à 1950 - dernière au Palais Garnier. Le livret, tiré d’un chapitre peu connu des Mille et une nuits, est une histoire de bluff (l’ouvrage - c’est dire sa notoriété - a largement contribué à mettre à la mode le mot, venant du poker et passé dans le langage militaire) : un pauvre savetier martyrisé par sa femme épouse la fille du Calife en se faisant passer pour un riche commanditaire de caravane, situation dont il se tirera grâce à un anneau magique (rien à voir avec celui des Niebelungen, quoique…). Bluffante elle aussi la musique de Rabaud, compositeur prolifique, directeur du Conservatoire, chef principal à l’Opéra, dont l’oubli tient peut-être en partie à son attitude résolument vichyssoise pendant l’Occupation. Surfant sur la vague orientaliste à laquelle Shéhérazade (de Rimski-Korsakov) chorégraphiée par les Ballets Russes avaient donné des allures avant-gardistes, celle-ci est d’une richesse peu commune, réconciliant presque trois heures durant mélodie continue et formes traditionnelles, beau chant et récitatif.  Bluffante aussi l’habileté de Jérôme Deschamps, qui n’a pas tenté de donner des couleurs actuelles (et Dieu sait pourtant…) à cet Orient rêvé à l’époque où les colonies étaient florissantes et où les expositions universelles confirmaient l’Europe dans son rôle de reine du monde, préférant l’univers entre Walt Disney (Aladin) et Iznogood de l’ « enfant qui s’enchante de la découverte d’un conte » (costumes délectables de Vanessa Sanino). Sous la baguette généreuse de Minkowski (la fosse de la salle Favart sonne fort) à la tête de l’Orchestre de Bordeaux Aquitaine, le plateau est un sans faute, dominé par Jean-Sébastien Bou retrouvant un de ses meilleurs rôles, baryton Martin alla Pelléas (un de ses autres meilleurs rôles), successeur en droite ligne du créateur Jean Périer, premier Mârouf et premier Pelléas. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 29 avril (Photo © Vincent Pontet)

dimanche 22 avril 2018 à 01h04
Aux Bouffes du Nord, The Beggar’s Opera (L’Opéra des gueux), « ballad opera » de John Gay et Johann Christoph Pepusch. « La première comédie musicale » (1728) selon le metteur en scène Robert Carsen, qui en a établi avec son dramaturge Ian Burton une version actualisée « dans le sens de ce que Peter Brook a élaboré dans son propre travail de condensation sur l’opéra, de Carmen à La Flûte enchantée » … déjà aux Bouffes du Nord et au cinéma avec le même Beggar’s Opera (1953). Une mise en abyme sophistiquée, le public actuel connaissant mieux L’Opéra de quat’sous – géniale mouture 1930 signée Bertolt Brecht et Kurt Weill -, celle-ci, dont l’idée est due à Jonathan Swift (« Que diriez-vous, d'une pastorale qui se déroulerait à Newgate parmi les voleurs et les putains ? ») se donnant comme contemporaine (on y parle de Brexit et l’on manie mobiles et tablettes) tout en conservant la musique originelle, recueil de chansons connues (à l’époque), interprétées en toute authenticité par Les Arts Florissants. A la fable politique et morale (tous pourris, mais les lendemains peuvent chanter) de Brecht, Carsen et Burton substituent un cynisme « no future » qui nous parle davantage … et rejoint l’œuvre originale. Un véritable musical en effet, sans temps morts et réglé comme à Broadway, où tout le monde chante, danse et joue la comédie avec une aisance toute anglo-saxonne, dans un univers de boîtes en carton (où dorment les pauvres et où les profiteurs entassent les marchandises), grand jeu de massacre où seul paie le chacun pour soi et au milieu duquel trône la corde à laquelle échappe le truand Mackie, lequel finira au gouvernement en compagnie de la pègre qu’il a lui-même truandée. Salle bondée, succès particulier pour Mr et Mrs Peachum (Robert Burt et Beverly Klein) en Thénardier florissants, pour Benjamin Purkiss, Mackie inattendu aux allures de James Dean et à l’accent cockney, pour Florian Carré (remplaçant ce soir William Christie) et pour la dizaine de musiciens qui parent cette grinçante histoire d’harmonies melliflues ajoutant encore à l’ironie qui en fait le sel. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 3 mai. Tournée (à ce jour) en France, Suisse, Italie, Grande-Bretagne, Grèce et Luxembourg jusqu’en 2020 (Photo © Patrick Berger)

Au couvent des Récollets (Paris Xème), concert des sœurs Milstein dans le cadre des Pianissimes. Deux Lyonnaises d’origine moscovite, l’aînée violoniste (Maria), la cadette pianiste (Nathalia), cette dernière – élève entre autres de Nelson Goerner - considérée à vingt-trois ans comme une « nouvelle grande ». Programme proche de leur CD La Sonate de Vinteuil (Mirare – voir ici), si ce n’est qu’elles ne cherchent plus ici à repérer l’introuvable « petite phrase » proustienne et préfèrent évoquer cette époque donnée comme belle avant d’être balayée par la Grande Guerre : Debussy en première partie (le centenaire, toujours…), Ravel et son maître Saint-Saëns ensuite. Nathalia donne le ton avec deux des trois Estampes – "Soirée dans Grenade" et "Jardins sous la pluie" (1903) : toucher raffiné pour rêver l’Andalousie et faire un clin d’œil à Paris. Atmosphère onirique encore mais plus lourde d’arrières pensées avec la Sonate pour violon et piano (1915), troisième pièce d’un groupe de trois qui devaient être six et s’intituler patriotiquement « Sonates pour divers instruments composées par Claude Debussy, musicien français ». Entente parfaite des deux sœurs pour cet essai d’hommage au passé (Rameau, Couperin) à travers un langage d’avenir. Transition toute trouvée que Le Tombeau de Couperin, où Ravel dit un adieu sans pathos à ses amis morts à la guerre, et auquel Nathalia insuffle la dose nécessaire et suffisante de mélancolie, les soeurs se retrouvant pour une 1ère Sonate de Saint-Saëns où piano et violon se surpassent, sorte de « Kreutzer » fin XIXème contemporaine de la 3ème Symphonie avec orgue, les deux revenant à l’humaine condition avec deux bis délectables d’origine vocale :  la Pièce en forme de Habanera de Ravel et L’Heure exquise de Reynaldo Hahn. Pas seulement une « nouvelle grande » donc, mais d’ores et déjà, deux.
François Lafon

Paris - 16 avril (Photo : Maria et Nathalia Milstein © DR)

Épopée lyrique du poète soufi Attar (XIIème siècle), La conférence des oiseaux fut révélée grâce à l’adaptation de Jean-Claude Carrière pour son ami Peter Brook. Ce (long) spectacle, créé non pas au Théâtre des Bouffes du Nord (mythique lieu parisien de la troupe du metteur en scène), mais en Avignon à la fin des années 70, connut en 1985 une nouvelle version sous la plume de Michael Levinas, rattaché à l’époque au courant spectral de l’après Messiaen, aux côtés de Tristan Murail et Gérard Grisey. Pour sa première lyrique, ni théâtre musical ni opéra, le compositeur reprenait la forme du mélodrame héritée de Berlioz (Lelio…) et du romantisme allemand – en vérité, un fondu enchaîné d’esprit radiophonique à base de voix, de sons instrumentaux et d’électroacoustique.
 
Créée à Paris, à l’Auditorium de La Grande Halle de la Villette, La conférence des oiseaux connaîtra plusieurs reprises, avant celle-ci, confiée à Lilo Bor… une élève de Peter Brook – comme le rappelait notre confrère François Lafon, dans un « Prélude » (trop court !) à la représentation. La fable raconte comment les oiseaux se cherchèrent un roi, en la personne d’un de leurs congénères, mythique, le Simorgh… Au bout de leur longue quête, ils découvrent que celui-ci n’est autre qu’eux-mêmes : dieux et rois ne sont que des reflets. En prenant à l’époque une voix de femme au registre étendu pour le rôle principal de La Huppe, le compositeur n’avait pas encore clairement adopté sa tessiture préférée et ô combien ambiguë de contre-ténor, dont il fera le héraut de ses ouvrages lyriques suivants : Go-gol, d’après Le manteau de Gogol (1996), Les Nègres (Genet, 2004) et La métamorphose, d’après Kafka (2014). Voix étrange et fascinante, papillonnant entre le suraigu et le grave, être torturé et plaintif, voir hystérique, elle apparaît comme une personnification de l’individu, Christ aux outrages condamné à s’insérer dans la société : vous, moi…, le compositeur (?), l’artiste, etc. 
 
C’était particulièrement frappant dans cette nouvelle reprise avec la Huppe de Raquel Camarinha, soprano exceptionnelle, déjà remarquée dans Mozart et Haendel comme dans le répertoire contemporain. Elle capte l’auditeur dès qu’elle apparaît, avec la virtuosité renversante de son chant hérité du Lettrisme et un physique flatteur. À ses côtés, le comédien Lucas Hérault, qui incarne à lui seul tous les Oiseaux, n’est pas moins parfait dans cet art de la transformation cher au compositeur, virevoltant parmi chapeaux, étoles et gants, tout comme les huit musiciens de l’Ensemble 2e2m – qui eux aussi s’animent, prennent la pose… et participent grandement au succès de la pièce.   
 
La musique de Levinas nous emmène loin, très loin, avec la circonvolution élégiaque de ses souffles électroacoustiques, ses froissements métalliques (Pierre Henry), son art si subtil du pastiche (Tétralogie de Wagner, Chevauchée des Walkyries, marche des Géants et Guillaume Tell de Rossini !) et cette vibration intense qui vous pénètre (Scelsi), comme une colonne d’air qui pulse et reflue – l’une des vertus cardinales du compositeur. Seul petit bémol à ce spectacle, dû à l’acoustique propre du théâtre ou à un dosage problématique des sons enregistrés, réels et amplifiés, l’unification de ce fameux fondu enchaîné « levinassien » ne se faisait pas toujours dans les meilleures conditions. Souhaitons que cette interprétation puisse être préservée par un nouvel enregistrement qui rétablira à coup sûr l’équilibre. 
 
Franck Mallet
 
12 avril, Athénée-théâtre Louis Jouvet, Paris (Photo © 2e2m)
 
Au début de 1786, pour des fêtes en l’honneur de sa sœur l’archiduchesse Marie Christine, l’empereur Joseph II met en concurrence ses deux troupes d’opéra et en particulier leurs prime donne : Catarina Cavalieri et Aloysia Lange pour la troupe allemande s’opposent à Nancy Storace et Céleste Coltellini pour l’italienne. L’empereur commande pour ce faire à Mozart une œuvre en allemand et à Salieri une en italien, leur point commun étant les démêlés de responsables d’Opéra avec deux chanteuses rivales. Mozart - Der Schauspieldirektor (Le directeur de théâtre) - ne compose qu’une ouverture, deux airs, un trio et un vaudeville pour accompagner une pièce assez médiocre de Gottlieb Stephanie, le librettiste de L’Enlèvement au sérail. Salieri - Prima la musica e poi le parole (D’abord la musique, ensuite les paroles) - livre quant à lui un véritable opéra d’environ une heure sur un livret de Giovanni Battista Casti, le rival de Da Ponte. Opera Fuoco a eu la bonne idée de représenter les deux en un seul spectacle, comme à Schönbrunn le 7 février 1786, en remplaçant le texte de Stephanie par un autre concocté pour l’occasion. Largement parodique, le plus efficace dramatiquement, l’ouvrage de Salieri met en scène, outre deux chanteuses, un compositeur et un poète à la fois complices et en conflit, et fait concrètement allusion à des types d’air et de récitatif pratiqués à l’époque ainsi qu’à  des opéras alors populaires à Vienne, comme Giulio Sabino de Sarti. D’où la nécessité d’interprètes à la fois excellents chanteurs et excellents acteurs, capables de passer en un instant du tragique au comique et inversement. Le succès était au  rendez-vous : David Stern et son orchestre ainsi que, pour ne citer qu’elles, les sopranos Dania El Zein, Axelle Fanyo et Theodora  Raftis, ces deux dernières irrésistibles dans Salieri (pour une fois vainqueur), grâce aussi à une mise en scène radicale dans sa sobriété.
Marc Vignal
 
Levallois-Perret. Salle Ravel, 29 mars (Photo © DR)
 
Première à l’Opéra Comique du Domino noir de Daniel-François-Esprit Auber dans une mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort, donné en preview le mois dernier à Liège avant d’être repris à Lausanne en 2021. Un classique maison (neuvième titre le plus joué avec 1195 représentations de 1837 à 1911) longtemps oublié, la mode des dominos (grands capuchons sous lequel les dames sortaient incognito) étant passée et Auber étant surtout connu pour avoir laissé son nom à une rue et, plus récemment, à une station de RER. Elève de Cherubini (et son successeur à la tête du Conservatoire de Paris), dandy doué pour les affaires au même titre que son librettiste Eugène Scribe (leurs ouvrages communs leur ont rapporté beaucoup d’argent), celui-ci a suscité l’admiration de Berlioz (on retrouve trace du Domino dans Benvenuto Cellini) et assuré à la française l’après Rossini et l’avant Offenbach. A la question : « ressusciter ce répertoire, pourquoi pas, mais comment le mettre au goût du jour ? », les metteurs en scène répondent avec finesse, évitant l’anachronisme téléphoné et créant un univers où le cartoon et le nonsense parlent au présent. De cette invraisemblable histoire de future abbesse qui profite de la nuit de Noël pour enterrer sa vie de laïque sous le couvert d’un domino noir (elle rencontrera l’âme sœur et jettera la cornette aux orties), ils font un show surréaliste où les humains s’animalisent et où les cochons chantent, où les statues pieuses tentent un rapprochement tandis que ricanent les gargouilles (Valérie Lesort est aussi plasticienne), façon d’évoquer l’anticléricalisme montant sous la monarchie bourgeoise. Autre réponse, musicale celle-là : le plateau est éblouissant, dans le style sans faire vieux style, crème d’une école française enfin retrouvée, dont le duo Anne-Catherine Gillet/Cyrille Dubois et leurs camarades (excellente Marie Lenormand en Gouvernante Muppet Show) sont les têtes de pont. Dans la même veine le chef Patrick Davin, disciple de Pierre Boulez qui a déjà triomphé salle Favart avec La Muette de Portici du même Auber, fait pétiller cette musique « bien faite » (comme on parlera pour le cinéma de « qualité française ») avec une tenue toute classique (excellent Philharmonique de Radio France) que le tonique mais réservé Auber n’aurait probablement pas désavouée. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 5 avril. En différé le 15 avril à 20h sur France Musique (Photo © Vincent Pontet)

Après la nuit (Don Carlos – voir ici) le jour, mais celui, artificiel, des écrans d’une salle de marchés. Ainsi Ivo Van Hove, avant que Vu du pont (Odéon) et Les Damnés (Comédie Française) n’asseyent sa réputation, avait vu à l’Opéra de Lyon en 2012 ce Macbeth verdien repris aujourd’hui. Plus de brumes écossaises, plus d’armures ni de peaux de bêtes façon Orson Welles dans la banque où règnent en complet gris les actuels rois du monde : un clic suffit à éliminer ses rivaux, à affamer le peuple, à bouleverser l’ordre planétaire, le poignard ne servant plus que pour les situations d’urgence (assassiner le roi, par exemple). Devant les écrans : les Sorcières, diables habillés en Prada. Derrière : le virtuel, l’irrationnel, le prévisionnel. Tandis que Macbeth se couche devant sa Lady pousse-au-crime, les caméras de surveillance filment l’inavouable et le diffusent en grand large. Du pur regietheater pour une fois justifié, la fable gagnant en efficacité directe ce qu’elle perd en (sombre) poésie, jusqu’à la ruine du système et à la prise de la forteresse par le peuple révolté (allusion au mouvement OWS - Occupy Wall Street), happy end appuyé, conforme à l’irréductible optimisme verdien terminant l’ouvrage sur un chœur où l’on chante « Nous te rendons grâce, grand Dieu vengeur, toi qui nous a libérés ». Plein jour aussi dans la fosse, où Daniele Rustioni lâche ses troupes et pilote le bolide façon Muti (Riccardo), main de fer caressant d’un gant de velours un orchestre et des chœurs vitaminés. Silhouette adéquate, timbre rêche et technique à l’arrachée, Susanna Branchini (déjà entendue en Lady en 2015 au Théâtre des Champs-Elysées) écorche quelques oreilles mais donne le change en tigresse belcantiste, dominant Elchin Azizov, Macbeth stylé mais à peine plus melliflue, et Roberto Scandiuzzi, aussi à l’aise en gentil Banco qu’en méchant Grand Inquisiteur de Don Carlos. Mention spéciale pour la comédienne jouant la femme de ménage devant laquelle les puissants se déchirent sans vergogne, et qui ouvre les portes au peuple libérateur.  
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 5 avril (Photo © DR)

Triplé Verdi pour le festival annuel de l’Opéra de Lyon : Don Carlos, Macbeth, Attila. Trois réflexions sur le pouvoir et son train de névroses, trois façons de le représenter (ou non : Attila est donné en concert). Peau de chagrin pour Verdi, qui n’a cessé de le resserrer jusqu’à la version italienne couramment jouée, Don Carlos (en français dans le texte) retrouve depuis quelques décennies son ampleur de « grand opéra à la française » et plus encore, théâtres et chefs faisant assaut de purisme en y réintroduisant tout ou partie de ce que le compositeur avait (à contre-cœur ?) mis au panier dès la création parisienne (1867). Dernier venu dans la joute, Lyon bat Paris en y faisant figurer une partie du ballet (indispensable à l’époque et toujours coupé de nos jours), absent du spectacle (déjà fleuve) monté par Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille en octobre dernier (voir ici). Là où son confrère recherchait l’hostilité des lieux et la nudité des âmes, le metteur en scène Christophe Honoré a annoncé vouloir rendre hommage au théâtre et à ses subterfuges (décors, machinerie, sentiments) pour mieux faire souffler le vent de l’Histoire sur les destins individuels. En pratique, il est tout aussi austère (pénombre permanente, murs nus, jeux de rideaux, costumes intemporels) mais moins inventif dans sa direction d’acteurs, certaines idées chocs (la Princesse Eboli est une paralytique en fauteuil) compliquant l’affaire plutôt qu’elles ne l’éclairent, d’autres faisant leur effet, tel l’autodafé où sont figurés les divers niveaux de la pyramide sociale (plus ou moins loin du Ciel) tandis que les exclus se tordent dans les flammes. Direction au cordeau du nouveau chef maison Daniele Rustioni, chœurs impeccables, distribution inégale où les voix graves ont la part belle : Elisabeth trémulante de Sally Matthews, Carlos (Sergey Romanovsky) tardant à chauffer sa jolie voix, mais superbe Philippe II du vétéran Michele Pertusi (il commence sa Méditation … en italien, erreur ou clin d'oeil?), Posa émouvant comme jamais de Stéphane Degout, Eboli survoltée et pourtant raffinée (rare dans ce rôle) de Eve-Maud Hubeau, tous soignant notablement leur diction française. Et le ballet ? Pas du grand Verdi pour ce qu’on en entend, les danseurs (les sacrifiés de l'autodafé?) se livrant à d’énigmatiques reptations dans un bassin sur lequel il pleut bruyamment. Rires dans la salle, oublions. 
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 6 avril (Photo © Jean-Louis Fernandez)

vendredi 23 mars 2018 à 21h48
Un vent nouveau souffle sur l’Opéra du Rhin depuis l’arrivée d’Eva Kleinitz à la direction. Sur le modèle de l’Opéra de Lyon, Strasbourg présente désormais chaque printemps un festival, Arsmondo (c’est son nom) : l’« occasion de tourner notre regard, au-delà des frontières, vers d’autres continents ». Dépaysement garanti avec le Japon cette année, en compagnie des compositeurs Toshiro Mayuzumi, Toru Takemitsu et Toshio Hosokawa. Moins connu en Occident que son confrère Takemitsu, Mayuzumi (décédé en 1997) a en commun avec lui la passion pour la salle de concert et le cinéma – de Godzilla à Ozu, en passant par Mizoguchi, Imamura et Huston. Inspiré du roman éponyme de Mishima, Le Pavillon d’or, son opéra en trois actes fut une commande du Deutsche Oper de Berlin, en juin 1976. L’ouvrage a connu plusieurs productions, dont une reprise américaine, au New York City Opera dans une version chantée en anglais (Christopher Keene), en 1995. Pour sa création française, l’Opéra du Rhin donnait la version originale, en allemand, sur un livret cosigné du compositeur et de Claus H. Henneberg. 
Cette partition d’une durée d’une heure cinquante environ (la même que son enregistrement sur disque), méritait largement qu’un chef – Paul Daniel, qui la qualifie d’« éblouissement » – et un metteur en scène – le Japonais Amon Miyamoto, plus connu des scènes anglo-saxonnes – s’y attèlent afin d’en faire ressortir l’intensité de l’écriture, bien dans l’esprit des années soixante-dix (!), et les fulgurances d’un style qui se souvient de Berg (Wozzeck) comme de Britten (Peter Grimes)… et de Carl Orff. Une descendance, somme toute guère originale, si cette manière n’était transcendée, voire pervertie, par des études au Conservatoire de Paris dans les années cinquante et l’intégration d’éléments traditionnels japonais. Ceux-ci n’ont rien d’exotique mais dopent la partition, en particulier du côté des chœurs, très importants et privilégiant les voix féminines, qui participent activement à l’étrangeté prenante du rituel. L’opéra débute sur un maelstrom orchestral du plus bel effet, emporté par un large spectre sonore qu’on croirait dérivé de la Symphonie Nirvana, partition d’esprit « spectral » qui fit beaucoup pour la renommée du compositeur dans les années soixante. Le texte de Mishima met en scène un moine, ici Mizoguchi, être instable qui met le feu au célèbre Pavillon d’or, à Kyoto. La figure du paria, récurrente chez l’écrivain, est portée à son comble. Ce rôle écrasant est endossé par Simon Bailey, formidable baryton britannique, qui connaît son Wozzeck et son Peter Grimes sur le bout des doigts. À lui seul, il assure la quasi-totalité de la partition, les rôles secondaires étant plutôt restreints : celui du père (Yves Saelens), comme ceux de ses compagnons Tsurukawa (Dominic Große) et Kashiwagi (Paul Kaufmann). En revanche, le rôle muet du « double » de Mizoguchi figuré par un danseur, l’excellent Pavel Danko, ajoute une dimension irréelle et ô combien évocatrice au monde inquiet du héros. Dommage que chez Mishima les rôles féminins soient réduits à des clichés, de la mère (Michaela Schneider) à Uiko (Fanny Lustaud)… Avec une telle partition, si dramatique, si chargée, et qui se suffirait presque à elle-même, difficile d’ajouter des images : c’est pourtant ce que fait le metteur en scène Amon Miyamoto, illustrateur raffiné, qui dose en outre avec parcimonie la vidéo, et dont on retient avant tout l’habileté du mouvement qui s’écrase au final sur le basculement d’un immense panneau d’or.
Franck Mallet
 
21 mars, Opéra du Rhin, Strasbourg 
 
Prochaines représentations : Strasbourg, Opéra (21, 24, 27 et 29/03, 3/04), Mulhouse, La Filature (13 et 15/04). (photo © Klara Beck)
 
vendredi 23 mars 2018 à 00h40
A la Philharmonie de Paris, l’Orchestre de Paris continue de fêter son cinquantième anniversaire en programmant Mass pour le centenaire de la naissance de Leonard Bernstein. Une presque quinquagénaire (1971) que cette messe catholique et iconoclaste, commandée par Jackie Kennedy pour l’ouverture du Kennedy Center de Washington : tout un monde lointain où l’on fustigeait le présent (guerre du Vietnam) en croyant à l’avenir, qu’il fût dur (Bernstein prenait parti pour les Black Panthers) ou fleuri (Hair triomphait partout). Il y a cinq ans au festival de Montpellier, Mass dégageait un parfum de nostalgie (voir ici) : le Bernstein de Kaddish et celui de West Side Story, des Chichester Psalms et de Trouble in Tahiti y retrouvait Mahler et Stravinsky, chers à Bernstein chef d’orchestre. L’actuel retour à l’ordre moral donne un goût plus amer à cette célébration monstre, too much en quantité comme en qualité, mêlant jazz, rock et symphonie, chœur classique et chorale de rue, rituel latin et propos contestataires (signés Stephen Schwartz et Bernstein lui-même), le tout ordonné par un « célébrant » prêcheur, showman et baryton. On y cerne mieux l’utopie : à son ami Kennedy, en qui il avait vu l’artisan d’un monde nouveau, Bernstein offrait son monde à lui, bigarré et composite, où l’ivresse du pop-rock avait plus d’avenir que la dissonance néo-schoenbergienne, où la question sans réponse (titre emprunté à Charles Ives) déboucherait sur des lendemains qui chantent. Electrisantes performances de l’Orchestre, du Chœur (adultes et maîtrise) augmenté de l’ensemble Aedes, du célébrant Jubilant Sykes (un peu moins en forme toutefois qu’à Montpellier) sous la baguette du spécialiste Wayne Marshall. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 22 mars. Disponible en streaming sur les sites d’Arte Concert, de l’Orchestre et de la Philharmonie de Paris (Photo : Jubilant Sykes©DR)

Suite, à l’Opéra Bastille, du cycle Berlioz amorcé en 2015 avec une Damnation de Faust de tous les dangers (voir ici) : Benvenuto Cellini, dirigé par Philippe Jordan et dans la mise en scène éprouvée (Londres, Amsterdam) du cinéaste Terry Gilliam, ex-Monty Python. Un objet lyrique de tous les dangers là aussi, ni opéra-comique ni grand opéra – ou plutôt les deux à la fois – conspué lors de sa création parisienne (1838), rattrapé par Liszt à Weimar (1852) dans une mouture plus sérieuse (c’est-à-dire moins iconoclaste), piège pour les musiciens comme pour les metteurs en scène, les premiers confrontés à des difficultés technique redoutables, les seconds devant trouver le ton exact de cette histoire pré-wagnérienne d’un sculpteur génial et un peu voyou, Artiste avec un grand « A » confronté aux simples humains, le pape compris. Gilliam, qui avait réussi son entrée en opéra à Londres avec La Damnation de Faust avant de s’attaquer à ce Benvenuto traînant (en France, pas en Angleterre) le sobriquet de Malvenuto, n’est pas loin d’avoir trouvé le ton adéquat, insolent et trépidant, entraîné dans un "Carnaval romain" (le clou du 1er acte) perpétuel, jusqu’à la naissance à la fin de la statue de Persée tenant la tête de Méduse, chef-d’œuvre prométhéen ici découpé dans du carton-pâte et vu en-dessous de la ceinture. Mais s’il est vrai qu’il faut être rigoureux pour figurer la pagaille, on a trop souvent l’impression d’assister à un monôme étudiant (pas assez de répétitions pour ce revival ?) lors des scènes de foule, tandis que les passages intimistes laissent les personnages perdus au milieu de structures peintes en trompe-l’œil et animées de vidéos, entre Piranèse et … Monty Python. Gros succès tout de même pour Gilliam au rideau final (réaction contre le regietheater actuellement de mise ?). Direction à l’avenant de Jordan, enflammée mais pas toujours précise, plateau vocal où le meilleur (le formidable ténor John Osborn dans le périlleux rôle-titre, la percutante mezzo Michèle Losier en luron travesti) côtoie l’un peu moins mémorable, à commencer par Audun Iversen, assez pâle en Fieramosca - sorte de Beckmesser de ces Maîtres chanteurs français (autre surnom de l’ouvrage) – rôle « payant » dans lequel Laurent Naouri a remporté un triomphe lors du passage de la production à .. Amsterdam.  
François Lafon
Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 14 avril. En différé sur France Musique le 22 avril (Photo : Agathe Poupeney / OnP)

Ouverture du « Week-end Les Oiseaux » à la Philharmonie de Paris : Des Canyons aux étoiles … pour piano soli, cor, xylorimba, glockenspiel et orchestre d’Olivier Messiaen. Une heure trois quarts de musique céleste, tellurique et ornithologique en trois parties et douze stations, créée à New York en 1974 à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis. Une fresque en couleurs et super-sonorama, effectuant la prouesse de ne mobiliser que quarante-trois instruments - dont un géophone (machine à sable) et un éoliphone (machine à vent) –pour nous arracher au "Désert" (Station 1) et nous emmener à la "Cité céleste" (Station 12), en croisant des "Orioles" (ou loriots américains), en recevant l’"Appel interstellaire" (sans réponse pour les incroyants) avant d’atteindre la rivière limpide de Zion Park, symbole du Paradis. Un paradis qui pour Messiaen ne passe pas tant par l’American way of life que par la splendeur des canyons de l’Utah, mêlant exaltation naïve et science extrême du timbre et du déroulement musical. En référence à la synopsie (forme de synesthésie permettant de voir les sons en couleurs) dont était doué le compositeur de Chronochromie, la « plasticienne de l’intangible » Ann Veronica Janssens a imaginé des jeux de lumière dont les murs, les balcons et même les spectateurs de la Grande Salle de la Philharmonie sont les écrans. Une bien plate symphonie visuelle comparée à celle, sonore, que nous offre l’Ensemble Intercontemporain augmenté de l’Ensemble du Lucerne Festival Alumni (des anciens de l’Académie dudit prestigieux festival) sous la direction sans pathos surajouté de Matthias Pintscher (notre photo), entouré de solistes-maison de haut vol, tels le pianiste Hideki Nagano et le corniste Jean-Christophe Vervoitte.
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 16 mars. Diffusion ultérieure sur France Musique. Dimanche 18, de 6h (Concert de lever de soleil) à 21h (Concert de la nuit) : Messiaen, Catalogue d'oiseaux par Pierre-Laurent Aimard (piano) 
Photo : (c) Felix Broede

Aux Bouffes du Nord : « Vents de changement » par Amandine Beyer et l’ensemble Gli Incogniti. Une étape - préparée en résidence à la Fondation Royaumont -, de la Belle Saison, lancée en 2013 aux Bouffes et regroupant chaque année une vingtaine de lieux propices à la musique de chambre. Sous ce titre, un programme introuvable, bien dans le style de ce « Inconnus » (du nom de l’académie vénitienne des années 1630) assemblant ce soir un clavecin, cinq violons (Beyer comprise), deux altos, deux violoncelles et un violone (contrebasse). En hors-d’œuvre, la première des « Six grandes symphonies » de Franz Xaver Richter (1709-1789), maître de l’Ecole de Manheim, où, justement, la symphonie a pris son essor. Archets soyeux, rythme soutenu pour ce bijou inconnu, dont un mouvement servira de bis (« Pour une fois qu’on entend du Richter en concert », plaide Beyer). Une manière aussi de mettre en valeur la Sinfonia V de Carl Philip Emanuel Bach (dit « le Bach de Berlin »), de trente ans postérieure (1774), véritable feu d’artifice d’inventivité, grand « vent de changement » en effet. Un bonheur prolongé par la Sinfonia I en fin de concert, après un Concerto pour violon de Haydn (le 4ème en sol majeur à la place du 1er annoncé) et le Concerto pour clavecin en la mineur de CPE Bach, avec respectivement Beyer et Anna Fontana en solistes, deux faces d’un même souriant plaisir de jouer. Un seul reproche :  à peine une heure et quart de musique. Du caviar, mais à la cuillère à café. 
François Lafon
Bouffes du Nord, Paris, 12 mars. Amandine Beyer à la Belle Saison : Vieux Palais d’Espalion (27 mars, 1er avril), Gradignan, Théâtre des Quatre Saisons (29 mars)
Photo @ Oscar Vazquez 
Création maison à l’Opéra Comique : La Princesse légère, livret de Gilles Rico, musique de Violeta Cruz d’après le conte de George Mac Donald. Une création qui n’en est plus vraiment une, celle-ci – prévue en mars 2017 pour la réouverture de la salle Favart après travaux -, ayant eu lieu à Lille en décembre pour cause de retard desdits travaux. Un ouvrage clôturant « Mon premier festival d’opéra » (voir ici), un spécimen d’ « écriture scénique » (très mode au théâtre, gagnant le lyrique) auquel créateurs et interprètes ont travaillé de conserve. Un défi scénico-musical que l’histoire de cette princesse trop légère (double sens : elle rit tout le temps et ne tient pas au sol) qui n’acquerra la gravité (autre double sens) qu’en tombant amoureuse du Prince charmant. Violeta Cruz, compositrice colombienne (sans double sens) à peine trentenaire, s’en tire haut la main, mêlant chanson et récitation, ensemble instrumental et technique IRCAM (spectaculaire), musiques du monde et objets sonores (praticable à bascule, canne de sorcière, etc.), jonglant en virtuose avec la légèreté et la gravité. Les metteurs en scène Jos Houben et Emily Wilson ont, eux, imaginé un jeu d’enfants entre déséquilibre et verticalité pour donner pesanteur et apesanteur à ce conte initiatique. Tout cela est bien réalisé, bien interprété (excellents jeunes chanteurs-acteurs, parfait Ensemble Court-Circuit dirigé par son chef Jean Deroyer), mais qu’en pensent les jeunes spectateurs dont c’est là le « premier festival », nombreux dans la salle et sages comme des images ? On évitera de parler à leur place et de décréter que ce jonglage métaphorique manque un peu de limpidité et de concision. Après tout George Mac Donald était un ami et disciple de Lewis Carroll, lequel savait que le monde de l’enfance n’est jamais avare de surprises. 
François Lafon
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 11 mars
Photo : Pierre Grosbois
mercredi 7 mars 2018 à 21h29
Lucky Luke fut le grand absent de la soirée ! Pourtant, le personnage de BD créé par Morris et Goscinny s’était colleté avec Calamity Jane et Billy the Kid… Deux figures bien réelles qui participent encore à la légende du Far West, puisque les Lettres à sa fille de la première furent mises en musique par l’Américain Ben Johnston, et qu’après plusieurs apparitions au cinéma, le second vit ses Œuvres complètes, pochade de Michael Ondaatje, faire l’objet d’une création – commande des Théâtres de la Croix-Rousse et de la Renaissance Lyon-Métropole au Britannique Gavin Bryars, dont on connaît bien les œuvres, de Thinking of the Titanic au ballet Biped, en passant par l’ode Jesus’blood never failed me yet, les opéras Médée – créé à Lyon, en 1984 – et Doctor Ox’s experiment d’après Jules Verne. 
Si l’œuvre de Johnston, né en 1926, est quasi inconnue en France, excepté un quatuor à cordes joué au cours des années quatre-vingt par le Kronos Quartet, Calamity Jane, théâtre musical d’après les Lettres à sa fille – ouvrage jugé aujourd’hui apocryphe – de 1989, est une belle découverte dans la mise en scène de Jean Lacornerie et la direction de Gérard Lecointe, à la tête de ses Percussions Claviers de Lyon. Ce n’est pas le premier spectacle qui rassemble les deux Lyonnais, loin de là, d’où cette belle harmonie qui règne sur le plateau autour de la soprano Claron MacFadden, pour ce « diptyque du paradis perdu », sous-titre du spectacle – plus prosaïquement des recettes de cuisine, articles de journaux et poèmes débridés attribués à ces deux têtes brûlées issues du mythe américain. Rythme chaotique, chanson de cowboys et écriture microtonale pour Johnston – moins délirants et exotiques que chez son confrère Harry Patch qui alla jusqu’à inventer des instruments à partir de matériaux de récupération ! La soprano a fort à faire avec un style aussi alambiqué que virtuose, qui a finalement plus à voir avec le scat d’Ella Fitzgerald et l’outrance d’un chanteur de cabaret. Remarquable comédienne, son charme vient à bout de cette pièce plus pyrotechnique qu’authentiquement poétique. 
L’univers, plus trouble mais plus intense, de Bryars, trouve un écho dans le personnage du Kid, interprété par Bertrand Belin, un choix risqué pour ce chanteur venu du rock, guitariste, comédien et écrivain, dont le falsetto se pose avec légèreté sur des trames sourdes et évanescentes. Timbre doux, nacré, associé à celui, à la fois lyrique et posé, de McFadden, tous deux bercés par la vibration chaleureuse des claviers : comme un halo protecteur qui unifie ces voix, celle de Billy enfant et celle, méditative et désillusionnée, qui se souvient et raconte. Sur une palissade, qui n’est pas sans rappeler celle que le metteur en scène utilisa à l’Opéra de Lyon pour la première française de The Tender Land, l’unique ouvrage lyrique de Copland, en 2010, le paysage se crée, s’anime, et se défait dans les tons sépia sous le pinceau de Stephan Zimmerli – une manière d’accompagner, fixer et dissoudre l’harmonie tendre et volatile de Bryars. Paradis perdu, vraiment ?                         
Franck Mallet
 
Calamity / Billy, le 6 mars, Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon (photo © Bruno Amsellem / Divergence : Claron McFadden et Bertrand Bellin)
 
Prochaines représentations : Lyon, Théâtre de la Croix-Rousse (8/03), Oullins, Théâtre de la Renaissance (9 et 10/03), Chambéry, Espace Malraux (13 et 14/03), Belfort, Le Granit (16/03), Bourges, MCB (20 et 21/03), Échirolles, La Rampe (23/03), Andrézieux, Théâtre du Parc (24/03), Meyrin-Genève, Forum (27/03), Bruges, Concertgebouw (28/04), Rotterdam, Operadagan (25/05) et Budapest, Armel Opera Festival (5/07).  
 
A la Philharmonie de Paris, confrontation Franck-Mahler avec Les Siècles et François-Xavier Roth. Programme aussi intelligent qu'inattendu : qui en effet aurait eu l'idée de jumeler la Symphonie de César Franck, emblème de la musique française, avec la Première de Gustav Mahler, si typique du melting pot de l'Europe Centrale ? Elles sont pourtant presque contemporaines (1888 pour Franck et 1889 pour Mahler) et elles partagent le principe cyclique comme élément structurel. Le résultat est cependant très différent : la Symphonie de Franck paraît comme l’un des derniers avatars romantiques de l’héroïsme beethovenien, tandis que dans la « Titan » de Mahler beaucoup de choses font déjà penser au dépassement du XIXème siècle. Même dans les couleurs de l'orchestre on est dans deux mondes différents, ce que justement les instruments "authentiques" des Siècles montrent bien : Symphonie de Franck diaphane et éthérée dans un Allegretto de rêve, « Titan » de Mahler (version originale en cinq mouvements) qui prend des allures de fanfare populaire dans le quatrième mouvement tandis que les cuivres craquent les notes dans les orages du final. Triomphe pour la direction parfois virevoltante mais toujours fine de François-Xavier Roth, désormais artiste associé de la Philharmonie, qui peut vraiment se sentir ici chez lui. 
Pablo Galonce
 
Philharmonie de Paris, le 5 mars 2018. (Photo : François-Xavier Roth © DR)
 
lundi 5 mars 2018 à 10h20
Le Deuxième concerto pour piano (1900-1901) est l’œuvre grâce à  laquelle Rachmaninov parvient à retrouver la créativité, après une dépression et un silence  de trois ans dus à l’échec cuisant de sa Première symphonie. Il a eu recours, pour s’en sortir, à des séances d’hypnose. L’ouvrage est devenu un des archétypes du romantisme exacerbé, et le cinéma l’a plus d’une fois mis à contribution : Brève rencontre de David Lean (1945), ou encore, sur un mode plus léger, Sept ans de réflexion de Billy Wilder (1955). La pianiste géorgienne Khatia Buniatishvili s’y est montrée avec toutes ses qualités de coloriste, y compris dans les paroxysmes de puissance, avec notamment des pianissimos à couper le souffle. Cela s’est retrouvé dans son bis, un Clair de lune de Debussy  - premier grand paysage musical du compositeur - aux limites du silence, aux sonorités vraiment évanescentes. Après l’entracte, Mikko Franck et le Philharmonique attaquent la Troisième symphonie de Sibelius (1907), la plus rare au concert des sept. On est dans un tout autre univers que celui de Rachmaninov, et ce immédiatement : orchestration linéaire, transparence, primauté au rythme. Œuvre difficile, surtout en son finale, avec sa montée conclusive : la tension  ne doit pas faiblir, et le sommet atteint, tout s’arrête soudain. Aucun doute, Mikko Franck a ce type de discours bien en main.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 1er mars (Photo © DR)

Ouverture, à l’Opéra Comique, de « Mon premier festival d’opéra » (à partir de huit ans) avec Le Mystère de l’écureuil bleu, livret et mise en scène d’Ivan Grinberg, musique et direction de Marc-Olivier Dupin, déjà co-auteurs en 2014 d’un appétissant Robert le cochon. Le retour à la maison d’un spectacle créé sur le web il y a tout juste deux ans, lorsque la salle Favart était en travaux et que tant qu’à être hors les murs, l’institution se lançait à la conquête de nouveaux publics. Clé du Mystère : l’Opéra Comique lui-même, salle et scène, fosse et coulisses, décors et costumes, répertoire et traditions. Avant la représentation, briefing des petits et des grands : qu’est-ce qu’un cintrier ? Un technicien posté dans les cintres. Un directeur d’opéra ? « Un monsieur qui assassine l’écureuil bleu de la choriste, pour retarder le spectacle qui n’est pas prêt » (réponse d’un mélomane de cinq ans). Ce qui nous mène au dit spectacle, lequel s’adresse aux néophytes mais aussi aux incollables de la musique (plus ou moins) légère, les auteurs ayant truffé leur thriller pour rire d’allusions à l’histoire de la maison, du plus facile (Carmen, Manon, Louise, etc.) au plus calé, le tout greffé sur une intrigue « diva vs diva », faisant lointainement penser au Directeur de théâtre de Mozart : « un jeu de piste », précise Dupin, dont la musique pimpante est à double ou quadruple fond, joli modèle de patchwork sans coutures. Tout cela est fort bien joué et chanté (opéra comique ne signifiant pas opéra drôle mais spectacle où l’on chante et parle) par une jeune troupe montrant que le secret du genre est bien retrouvé. Public sage (le spectacle manquerait-il un peu de folie ?), peu d’enfants  : il y en aura probablement davantage en matinée, à moins que ce ne soit la faute aux vacances scolaires.  Rattrapage possible jusqu’au 11 mars avec – autre commande maison -  La Princesse légère de la Colombienne Violeta Cruz, ainsi qu’une My Fair Lady version juniors, où paraîtra la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris. Le Mystère de l’écureuil bleu, jusqu’au 25 février. « Mon premier festival d’opéra », jusqu’au 11 mars (Photo © Vincent Pontet)

vendredi 16 février 2018 à 23h33
A la Cité de la Musique : Requiem (1993) de Hans Werner Henze, par Matthias Pintscher et l’Ensemble Intercontemporain. Une messe des morts « laïque et multiculturelle, au nom de tous ceux qui, dans le monde, sont morts avant l’heure », in memoriam Michael Vyner, directeur du London Sinfonietta et ami proche du compositeur. Particularité : c’est un requiem sans voix, constitué de neuf concertos sacrés pour piano ou trompette et orchestre, correspondant à chaque étape de la liturgie. Un ensemble composite (chaque pièce ou groupe de pièces a été créé séparément) et pourtant cohérent, dans le style « librement dodécaphonique » cultivé par cet Allemand tôt installé en Italie, auteur d’opéras à succès et de symphonies géantes, figure de l’establishment musical mais méprisé par l’avant-garde officielle, échappant à toute chapelle mais engagé à l’extrême-gauche et convaincu que la musique pouvait contribuer à la venue du Grand Soir. Ces neuf concertos ne sont d’ailleurs pas vraiment des concertos : si débat il y a entre le soliste et l’orchestre, la bataille est idéologique, entre bruits de bottes, foule avinée et lendemains qui chantent. Les références elles-mêmes ne sont pas là où on les attend : ce n’est pas la trompette qui clame le "Dies Irae", mais le piano, et le "Sanctus" final fait sortir deux trompettes de l’ensemble pour répondre au soliste. Pintscher et l’Intercontemporain (… créé par Pierre Boulez, ennemi intime de Henze) jouent cette œuvre inclassable et rarement jouée - en France tout au moins -, comme un grand classique, ce qui n’est que justice. Bravo aux virtuosissimes solistes : le trompettiste Clément Saunier, entré en scène un peu tard mais d’autant plus concentré ensuite, et le pianiste Sébastien Vichard, remplaçant au pied levé son confrère Dimitri Vassilakis. 
François Lafon

Cité de la Musique – Salle des concerts, Paris, 16 février
(Photo : Hanz-Werner Henze dans les années 70 © INTERFOTO/Alamy Stock Photo)

A l’Auditorium de Radio France, premier des dix-neuf concerts du festival Présences 2018, dédié cette année à Thierry Escaich, compositeur, organiste, accordéoniste, improvisateur, enseignant et académicien. Au programme, Escaich - Maurico Kagel - Escaich, mais avant tout trois œuvres conférant un contenu contemporain à des formes anciennes : le ground anglais (brèves variations sur une basse obstinée), le motet et l’oratorio. Ground III, extrait d’un ensemble de six œuvres aux effectifs variés, marie l’orgue aux percussions. Avec le formidable percussionniste Gilles Durot, Escaich, qui a commencé par une improvisation à l’orgue sur la fanfare qu’il a composée comme blason du Festival, semble encore improviser. Erreur : les sons issus de ces noces étranges relèvent de la haute joaillerie. Détournés aussi les Motetten de Kagel : pas de voix (motet viendrait de « mot »), mais huit violoncelles (l’excellent Ensemble Nomos) : « Je bâtis des pièces plurivoques avec des détails univoques », déclarait le maître argentin. Enfin l’oratorio Cris, créé à Verdun en 2016 lors des commémorations de la Grande Guerre, ajoute aux percussions et aux violoncelles un grand chœur, un petit chœur, un accordéon et un récitant, le romancier et dramaturge Laurent Gaudé, auteur du texte (plutôt réussi sur un sujet risqué) et bon comédien. Cette fois, c’est à l’oratorio français que l’on pense, à Franck et Honegger, la furia rythmique, le melting pot d’influences savantes et populaires qui sont la marque du compositeur en plus. "Ma génération est encline à faire une synthèse des courants qui ont marqué le XXème siècle. Les fondements d’une musique peuvent être tonaux, comme c’est le cas pour la mienne, mais intégrer toutes sortes de modalités, polytonalités, polyrythmies", déclare Escaich. De quoi faire faire la grimace aux gardiens du temple darmstadtien, d’autant que Présences 2017 était dédié à la pourtant pas tellement plus orthodoxe Kaija Saariaho. 
François Lafon

Présences, Radio France, jusqu’au 11 février (Photo © Claire Delamarche)

jeudi 1 février 2018 à 23h43
A l’Opéra Comique : Et in Arcadia ego (« Même en Arcadie, j’existe », ou « Moi aussi j’ai vécu en Arcadie », allusion à l’œuvre de Nicolas Poussin), création sur des musiques de Jean-Philippe Rameau. Au départ, un « big bang baroque » rêvé par Christophe Rousset. A l’arrivée : un « big bang intérieur » mis en scène par la performeuse Phia Ménard sur un scénario du romancier Eric Reinhardt. Le pitch : une femme de quatre-vingt-quinze ans connaît de longue date le jour et l’heure de sa mort. Arrivée au moment fatidique, elle se revoit aux divers âges de son existence, sous les traits de la jeune fille qu’elle ne s’est jamais résolue à ne plus être. Un prétexte pour Rousset et ses Talens Lyriques de composer un somptueux patchwork ramiste, opéra imaginaire pour chœur, orchestre et voix solo, celle de la mezzo Lea Desandre. Audace suprême, bien que fondée sur des habitudes de l’époque : les textes des airs ont été réécrits par Reinhardt, dans un style baroque branché. On y parle, au prix de quelques acrobaties prosodiques, de « fans affreux » et de « groupies votre poison », et le « Rassemblez-vous, peuples » de Castor et Pollux devient « Retirez-vous, jouets ». A cela s’ajoute, autour de Lea Desandre dont la performance vocale, dramatique et même acrobatique est étonnante, l’univers de « transformation de la matière et d’injonglabilité » (elle est jongleuse de formation) qui a fait le succès de Phia Ménard et de sa compagnie Non Nova. Mais si certains tableaux - comme la rampe perdue dans les nuées où disparaît la mourante -, sont saisissants, d’autres sont curieusement décalées, tel le gros lapin bleu qui fond (un maître glacier est au générique) tandis que l’héroïne (qui s’appelle Marguerite) jouit de sa prime jeunesse, ou carrément ridicules, comme le monstre en plastique couleur sac poubelle qui clôt le spectacle, lequel n’est probablement  pas étranger à l’agressivité d’une partie de la salle lorsque reviennent saluer la metteur en scène et le scénariste.
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 11 février. En direct sur Mezzo Live HD et Culturebox le 9 février
(Photo © Pierre Grosbois)

A l’Opéra de Paris – Palais Garnier : Only the sound remains de Kaija Saariaho mis en scène par Peter Sellars, créé en 2016 à Amsterdam, coproduit par Madrid, Toronto et Helsinki. Un opéra ? Pas vraiment. Depuis L’Amour de loin, son premier ouvrage lyrique (2000), la compositrice explore des voies extrêmes, et a trouvé en Sellars le traducteur de ses rêves de « théâtre intérieur ». Sous ce titre déroutant voire provocant, deux nôs traduits en anglais par Ezra Pound, présentant les faces sombre et lumineuse d’un monde entre rêve et réalité. Dans Tsunemasa (Toujours fort), le spectre d’un guerrier-musicien mort au combat demande au prêtre qui l’invoque de le laisser rejoindre l’ombre ; dans Hagoromo (Manteau de plumes), un ange danse pour récupérer sa robe de plumes tombées aux mains d’un pêcheur, et se perd dans les brumes du mont Fuji. A propos décanté, effectif léger : baryton, contre-ténor, danseuse, quatuor vocal, quatuor à cordes, flûte, percussion et kantele (instrument à cordes pincées finlandais évoquant le koto japonais), le tout numériquement amélioré. « La silhouette était là et est partie, seul reste le son ténu (only the thin sound remains) », chante le revenant de de Tsunemasa. A histoire de spectres, musique spectrale, n’ose-t-on ajouter, principe compositionnel auquel Saariaho a été formée et dont sa musique porte des traces : parfaite adéquation des duos d’hommes et d’ombres dont Sellars a le secret avec ces harmonies entre ciel et terre, souvent magnifiques, instaurant un temps suspendu propice à la contemplation … ou à l’ennui pour les Occidentaux trop avides d’action. Une atmosphère hypnotique entretenue par les interprètes : Davone Tines, étonnant baryton-performer jouant les intercesseurs entre les mondes d’ici et d’ailleurs, Philippe Jaroussky, spectre et ange … à la voix d’ange stratosphérisée par le numérique, les excellents Quatuor Meta4 et Theater of Voices dirigés par Ernest Martinez Izquierdo. 
François Lafon 

En différé sur France Musique le 9 mai à 20h (Photo © Elisa Haberer/OnP)

dimanche 21 janvier 2018 à 20h34
Longtemps relégué dans l’ombre de Mahler et Schoenberg, Zemlinsky connaît une lente renaissance depuis la redécouverte de sa Tragédie florentine par la Biennale de Venise, en 1980, puis les reprises d’autres ouvrages lyriques en Allemagne. Si sa Symphonie lyrique ainsi que Une tragédie florentine et Le nain, deux de ses opéras les plus fameux, sont souvent à l’affiche au sein d’un corpus de huit opéras achevés et de neuf autres inachevés, il est plus rare de pouvoir apprécier son théâtre, en particulier en France. Lyon, qui avait déjà montré Une tragédie florentine (2007, 2012) et Le nain (2012) se distingue de nouveau avec la création française du Cercle de craie, composé en 1931. Une décennie après l’orchestre flamboyant et éruptif de la Symphonie lyrique, l’écriture implose : plus acérée, elle reflète la personnalité tumultueuse de son auteur à la croisée d’une époque – les années trente ! – comme à celle de son art, qui mêle composition, direction d’orchestre et de maisons d’opéra – Volksoper de Vienne, de 1904 à 1911, puis Kroll Oper de Berlin, à partir de 1927. Introduit par un saxophone solo équivoque, rejoint plus tard au sein de l’orchestre par un banjo, une guitare et une mandoline, Le Cercle de craie s’éloigne du Strauss de Salomé pour rivaliser avec un orchestre d’esprit populo, voire cabaret et la voix, de style parlé-chanté, du Weill de Mahagonny (dont Zemlinsky dirigea la première berlinoise) et des 7 Péchés capitaux – créés la même année que Le Cercle. Sur un texte du poète allemand Klabund, inspiré d’une pièce chinoise du XIVème siècle, l’opéra cède à un Orient non pas de pacotille, mais investi d’idées nouvelles, où le christianisme se frotte aux principes taoïste sur une trame ouvertement sociale qui, comme chez Brecht, dénonce la corruption par l’argent, l’immoralité, etc. 

Une jeune fille dont le père s’est suicidé est vendue à une maison de thé, lieu de prostitution. Rachetée par un mandarin, elle devient sa deuxième épouse et lui donne un enfant. Jalouse, la première épouse empoisonne son mari et s’approprie l’enfant pour profiter de l’héritage, puis soudoie un magistrat qui condamne à mort la jeune fille pour vol d’enfant et assassinat. Cette dernière ne doit son salut qu’à un coup de théâtre, car l’homme qui succède à l’empereur le jour de sa condamnation n’est autre que celui qu’elle avait rencontré brièvement comme jeune prostituée. Épris de justice, celui-ci fait éclater la vérité… et l’épouse.
 
Richard Brunel, qui met en scène (à Lyon, Der Jasager de Weill et Dans la colonie pénitentiaire de Glass), a imaginé un décor et une scénographie « assez atemporels » et plutôt bien venus, qui n’occultent en rien une partition déjà très expressive par elle-même – même si parfois il maîtrise avec plus de difficultés l’espace lorsqu’il y ajoute pléthore de figurants. Dirigé avec entrain par le chef d’orchestre Lothar Koenigs, le théâtre lyrique de Zemlinsky est le grand triomphateur de la soirée, qui ne s’interdit ni la parodie – la marche mahlérienne du sixième tableau et la chinoiserie « à la Turandot » du duo des coolies lors du procès –, ni les bigarrures d’une orchestration toujours renouvelée – à l’image des tenues chamarrées des prostituées ! Plus encore, ce sont les chanteurs, auxquels le compositeur a confié les plus beaux atours qui brillent : la soprano Ilse Eeren (rôle principal de la jeune fille Haitang) déjà entendue à Lyon dans Janacek, Eötvös et Honegger, qui apporte une chaleur touchante à son personnage jusqu’au duo final avec le ténor Stephan Rügamer (le Prince Pao), le baryton-basse Martin Winkler, très en verve en Mr Ma, le mandarin, sans oublier la mezzo-soprano Nicola Beller Carbone (première épouse), incarnation du mal dans un esprit très « Cruella ».               
Franck Mallet
 
Samedi 20 janvier, Opéra, Lyon 
Prochaines représentations : Opéra, Lyon, 22, 24, 26, 28 et 30 janvier, 1er février
Diffusion sur France Musique, le 4 février, 20 h.
(photo © Jean-Louis Fernandez ; à gauche Doris Lamprecht, à droite Ilse Eeren)

samedi 20 janvier 2018 à 00h36
8ème Biennale du Quatuor à cordes à la Cité de la Musique – Philharmonie de Paris : onze jours de concerts, dix-huit formations, master-classes d’Alfred Brendel, ateliers pour juniors, créations françaises et mondiales (dont une de James Dillon). Thème de l’année : Vienne. Ce soir 19 janvier : Haydn, Webern, Brahms par le Quatuor Brentano (Amphithéâtre du Musée), Beethoven par le Quatuor Ebène (Salle des concerts). Américains vs Français, ou plutôt continuité dans la diversité. Irréprochablement classiques - jeu millimétré allant rarement jusqu’à la surchauffe -, les Brentano, donnent avec le 2ème des six Quatuors op.64 le la de la perfection haydnienne. Un point de non-retour débouchant sur un autre : les six brévissimes Bagatelles (référence à Beethoven) de Webern. Pour finir, le 1er Quatuor de Brahms, essai de libération du modèle beethovénien, suivi, en bis, d’un clin d’œil montéverdien : le madrigal Lasciatemi morire. Une préparation toute trouvée au triplé Beethoven des Ebène, prélude à une intégrale que ces trois garçons et une fille (configuration actuelle) que l’on a entendu classiquer, jazzer et même popper préparent pour leurs vingt ans d’existence (2019-2020). Salle comble, public de fans chauffé par un Quatuor op. 18 n° 2 sur-vitaminé, hommage en même temps que premiers coups portés à l’idéal haydno-mozartien, conquis par un Quatuor op. 74 « Les Harpes » aux surprises soulignées mais pas trop, enflammé par un op. 59, 2ème des « Razoumovski », où le génial « Molto adagio » « Avec beaucoup de sentiments » est réussi comme rarement, où le thème populaire russe suggéré par le commanditaire et devenu fugue à quatre parties donne lieu à une furia stéréophonique avant la lettre. Standing ovation. Et dire qu’il y a vingt ans, on tenait pour moribond ce genre roi de la « musique pure » !
François Lafon

Biennale de quatuors à cordes, Cité de la Musique, Philharmonie de Paris, jusqu’au 21 janvier
(Photo : Quatuor Ebène © Julien Mignot)

A l’Opéra de Paris - Palais Garnier : Jephtha de Haendel mis en scène par Claus Guth, coproduit avec l’Opéra d’Amsterdam. Un oratorio à l’intrigue forte en drame, proche de celle d’Idomenée (Jephté, soldat et Juge d’Israël, promet à Yahvé, en cas de victoire, de lui sacrifier la première personne qu’il verra. Catastrophe : c’est sa propre fille qui se présente). L’Opéra de Stuttgart en avait déjà donné une version scénique au Palais Garnier en 1959. A Strasbourg en 2009, Jean-Marie Villégier s’y est essayé. Un loup solitaire capable de la plus grande violence pour revendiquer sa foi : sans céder aux amalgames faciles (ni burqa ni Kalachnikov), Guth déplace la fable dans un ici et maintenant suggéré. Qu’y gagne l’œuvre, fresque puissante aux chœurs imposants, dernier oratorio de Haendel au bord de la cécité ? Pas grand-chose jusqu’à l’entracte, où se succèdent tableaux (pas très) vivants et actions redondantes rythmées par des parenthèses électroniques formant hiatus avec la musique, au milieu des lettres mouvantes « It must be so » (Il doit en être ainsi), premiers mots du livret, ordre inéluctable dont découle toute l’histoire. A partir de la tragique reconnaissance, nous sommes au théâtre, jusqu’à ce final étonnant où, à l’encontre du récit biblique, un ange vient délivrer Jephtha de son serment à condition que sa fille se fasse religieuse, délire à prendre au pied de la lettre selon Guth, qui nous montre le père « comme si le sang de la vie l’avait quitté » et la fille éventrant un oreiller sur son lit de couvent-hôpital. Au rideau final : quelques huées pour le metteur en scène (qui continue de payer sa récente Bohème spatiale à l’Opéra Bastille – voir ici), triomphe en revanche pour William Christie et Les Arts Florissants (quel chœur !) et pour un plateau de grand luxe, où Marie-Nicole Lemieux et Philippe Sly jouent les guest stars, où les contre-ténors Tim Mead et Valer Sabadus rivalisent de prouesses pyrotechniques, et où Ian Bostridge et Katherine Watson donnent chair et âme au très freudien duo père-fille. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Palais Garnier jusqu’au 30 janvier. En différé sur France Musique le 28 janvier à 20h
(Photo © Monika Rittershaus/OnP)

samedi 23 décembre 2017 à 00h34
50ème anniversaire de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie de Paris : The Dream of Gerontius, d’Edward Elgar sur un poème du cardinal John Henry Newman. Un oratorio d’une heure et demie créé en 1900, peu connu de ce côté-ci du Channel, vénéré de l’autre au point d’avoir été qualifié de « Parsifal anglais ». Sujet destiné à « l’édification des croyants peu éduqués », lointainement parsifalesque en effet : un mourant se rêve accédant à une rédemption tempérée à sa propre demande par un séjour au Purgatoire. « L’année dernière, nous avons donné Le Paradis et la Péri de Schumann, l’histoire d’un ange déchu trouvant le chemin du Paradis. Cette année, c’est l’âme d’un homme ordinaire qui suit ce chemin. Arbres, anges, musique intérieure, apaisante : parfait pour Noël », affirme le chef Daniel Harding. Intérieure, certes, la musique d’Elgar, mélodie continue bornée de leitmotives, wagnérienne sans l’être, truffée d’archaïsmes, opérant le prodige de mettre en lévitation un orchestre énorme et des chœurs nombreux, le tout baignant dans un angélisme que l’on peut qualifier de victorien (voire, vu d’ici, de sulpicien). Harding et ses troupes se dépensent sans compter et emportent la mise : solistes adéquats (Andrew Staples, ténor anglais type, Madgalena Kozena en ange blond), orchestre aux généreuses couleurs, choeurs sur la corde raide triomphant d’une écriture redoutable. En prélude, mini-concert au bar 3 Ouest de la Philharmonie, où huit cordes de l’orchestre enchaînent la Cavatine du 13ème Quatuor de Beethoven et « Nimrod », la plus éloquente des Variations Enigma d’Elgar. « Il y avait deux musiques différentes ? » demande une dame. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, grande salle Pierre Boulez, 22 décembre. En streaming pendant 12 mois sur les sites d’Arte Concert et de l’Orchestre de Paris. Diffusion ultérieure sur France Musique et Arte.tv. Disponible à partir du 1er janvier 2019 sur la nouvelle plateforme vidéo de France Musique, francemusique.fr/com (photo ©DR)

mercredi 20 décembre 2017 à 01h43
A l’Opéra Comique, Le Comte Ory de Rossini. Contretemps et contradictions : un « grand » opéra, créé à l’Opéra de Paris (salle Le Peletier), mais sur un sujet léger, voire paillard ; le premier et avant dernier ouvrage français original de Rossini (l’autre sera le préromantique Guillaume Tell), mais recyclant une large partie de la musique du Voyage à Reims, cantate scénique de circonstance (le couronnement de Charles X) sur un texte italien ; très joué au XIXème siècle, moins au XXème, situation encore compliquée depuis les années 1980 par la redécouverte triomphale (portée par Claudio Abbado) du Voyage à Reims que l’on croyait perdu. Recyclage aussi, de la part du librettiste Eugène Scribe, d’un court vaudeville inspiré d’une chanson leste (l’éternel jeu du chat et de la souris entre les contraintes de la religion et les exigences de la chair) augmenté d’un prequel exploitant le même ressort dramatique … et contenant l’essentiel des emprunts au Voyage à Reims. De quoi déstabiliser le metteur en scène Denis Podalydès, lequel réussit mieux à mettre le feu aux poudres (et aux soutanes) dans la seconde partie que dans la première, plus conventionnelle - opérette presque -, où il se distingue surtout par sa volonté de transposer l’action des Croisades à la conquête de l’Algérie. Même remarque pour le chef Louis Langrée à la tête de l’Orchestre des Champs-Elysées (avec lequel il annonce de nombreux projets), sacrifiant d’abord l’« effet champagne » de  la musique à l’adéquation (toujours problématique chez Rossini) du son et du sens, pour se déchaîner ensuite : vertigineux final du premier acte (treize voix solistes et double  chœur), savoureuse scène de beuverie des nobles déguisés en nonnes – où Podalydès reprend définitivement la main –, inénarrable trio mozartien (en plus déluré) à la fin, entre un monsieur (le Comte) et deux dames, dont l’une joue un monsieur (le page du Comte). Brochette de nouvelles stars côté dames - Julie Fuchs, Gaëlle Arquez, Jodie Devos, Eve-Maud Hubeaux -, valeurs consacrées chez les messieurs - Jean-Sébastien Bou, que l’on connait surtout en Pelléas, le ténor Philippe Talbot en Michel Sénéchal du XXIème siècle. Diction parfaite de tous, ce qui n’est pas évident quand le Cygne de Pesaro met le turbo. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 31 décembre. Opéra Royal de Versailles les 12 et 14 janvier. En direct sur Culturebox le 29 décembre à 20h. En différé sur France Musique le 21 janvier (Photo © Vincent Pontet)
 
 A la Philharmonie de Paris, excursion hors les murs (de la Maison ronde) de Mikko Franck avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France : Elektra de Richard Strauss. Electricité dans l’air, avant, pendant et après. Avant, une affiche prometteuse : Nina Stemme, Waltraud Meier, Matthias Goerne, Franck lui-même, dont l’idylle avec l’orchestre a commencé par un Tristan et Isolde de grande mémoire (Pleyel, 2012, déjà avec Nina Stemme). Après, ovation interminable, en particulier pour le Philar’, rappelant les grandes soirées wagnériennes dirigées par Marek Janowski. Pendant, une exécution de concert plus enthousiasmante et même plus suggestive que bien des mises en scène. L’œuvre s’y prête, tragédie grecque revue par Hugo von Hofmannsthal dans la Vienne de Freud, requérant trois dames sommées de se surpasser (« Nous qui accomplissons, sommes auprès des dieux », chante Elektra). Impression qu’en montant sur l’estrade l’orchestre géant va manger les solistes, que plus qu’au théâtre la lutte est inégale (« Plus fort l’orchestre, j’entends encore Madame Heink », ordonnait Strauss). Mais Franck sait faire tonner les tutti tout en faisant respirer ses musiciens à l’unisson des voix, lesquelles sont phénoménales : endurance de Nina Stemme (quels aigus !), grande classe (et graves retrouvés) de Waltraud Meier réitérant sa Clytemnestre travaillée avec Patrice Chéreau, apparition de Matthias Goerne en guest star, découverte de l’Allemande Gun-Brit Barkmin, Chrysothémis viscontienne remarquée en Salomé au dernier festival de Verbier et vocalement à la hauteur de ses illustres partenaires. A l’heure où reparaît la menace de fusion des deux orchestres de Radio France, un (salutaire ?) bon point pour le Philharmonique. 
François Lafon 
Philharmonie de Parie, salle Pierre Boulez, 15 décembre. en différé sur France Musique le 11 février 2018 à 20h. Disponible sur francemusique.fr (Photo : Nina Stemme © Neda Navaee)

A la Marbrerie de Montreuil, concert du Trio Polycordes. Lieu atypique (entre le café-concert et la salle de fêtes, aux murs en béton brut mais à l’acoustique idéale) pour cette formation inhabituelle autour des cordes pincées (mandoline, guitare, harpe) qui fête ses vingt ans. Autour des trois membres de l’ensemble, quelques musiciens invités se joignent pour un programme exemplairement construit qui aurait juste mérité une présentation plus didactique et conviviale. Dans une adaptation pour deux harpes de Frédérique Cambreling, en duo avec la harpiste du Trio, Sandrine Chaton, le Boulez des Notations apparaît plus que jamais comme l’héritier de Debussy. Dans la même filiation, Philippe Manoury oppose d’une manière très boulézienne le trio de cordes pincées à un duo de percussionnistes dans Musique I. Changement total de style avec la Seconde sérénade de Goffredo Petrassi, pièce pour ainsi dire fondatrice du Trio où le compositeur italien semble explorer avec frénésie toutes les possibilités offertes par les cordes pincées dans un subtile jeu d’échos et renvois. Deux œuvres d’Elliot Carter terminent la soirée avec éclat : Shard pour guitare seule et Luimen (qui contient « encapsulée » Shard) où le trio mandoline-guitare-harpe est opposé cette fois-ci à une trompette, un trombone et un vibraphone : le talent de Carter pour les constructions rythmiques complexes brille dans cette interprétation, comme tous les autres, de haut vol.
Pablo Galonce
 
La Marbrerie, Montreuil, le 11 décembre. (Photo©DR)
Trio Polycordes (Sandrine Chatron, harpe, Florentino Calvo, mandoline, Jean-Marc Zvellenreuther, guitare
avec Frédérique Cambreling (harpes), Gilles Durot et Florent Jodelet (percussions), Nicolas Chatenet (trompette), Jean Raffard (trombone)
Julien Vanhoutte (direction)

Ouverture, salle Cortot (Ecole Normale de Musique), de la 3ème saison du Centre de Musique de chambre de Paris : Parlez pas de Mahler ! Sous le jeu de mots potache, un solide projet ludico-pédagogique lancé par le violoncelliste Jérôme Pernoo. Une soirée, deux concerts courts (à peine une heure chacun) ou plutôt un concert et … un ovni musical. En vedette américaine : le Quatuor Zaïde – quatre filles dont on parle, sorties du Conservatoire National où Pernoo est professeur – affirme sa maturité dans le Quatuor à cordes de César Franck, œuvre somptueuse, orchestrale, connue comme le « premier grand quatuor français » mais pas souvent joué pour autant (voir ici). En guise de happy hour, le violoncelliste et pianiste biélorusse Jan Kmilewski - quinze ans et une assurance d’adulte - joue sa propre Sonate pour violoncelle seul, entouré d’auditeurs invités à le rejoindre sur l’estrade. Mahler est encore loin. Il arrivera en fin de second programme, avec des Chants d’un compagnon errant (réduction d’Arnold Schönberg) chantés avec la flamme et la finesse qu’on lui connait par Laurent Naouri au milieu d’une nuée virevoltante d’excellents jeunes instrumentistes jouant par cœur, exercice périlleux qui ferait peur à nombre de leurs aînés. Là est le cœur du projet : renverser les barrières entre lesquelles la musique de chambre a trop longtemps été cloîtrée, puisque « la musique est une langue, chaque langue a ses mots, son caractère (d’imprimerie), ses jeux de mots ». D’où le fil conducteur façon SMS, où l’on passe (pour retarder Mahler ?) de la Valse-improvisation sur le nom de Bach de Poulenc au Contrepoint XIX de L'Art de la fugue (avec B.A.C.H. en filigrane), du Tremblement de terre des Sept dernières paroles du Christ de Haydn (version quatuor) aux Variations de Beethoven sur La Flûte enchantée de Mozart, et à la Mort du poète de Jérôme Ducros sur des vers échevelés de Lamartine dont Naouri ne fait qu’une bouchée. Public nombreux et ravi. Tant mieux : subventionné a minima, le Centre vit essentiellement de ses recettes. 
François Lafon
Salle Cortot, Paris, jusqu’au 9 décembre (photo : Quatuor Zaïde©DR)
www.centredemusiquedechambre.paris

lundi 4 décembre 2017 à 18h59
Ce week-end, la venue de Steve Reich et ses interprètes britanniques, Synergy Vocals et Colin Currie Group, pour trois concerts à l’auditorium de la Fondation Louis Vuitton, aura été l’une des deux manifestations musicales liées à l’exposition « Etre moderne : le MoMA à Paris », qui se poursuit jusqu’au 5 mars prochain. Les plus curieux pouvaient même mettre en regard la partition de Drumming exposée au niveau supérieur du bâtiment, car c’est l’une des deux cents œuvres choisies parmi la collection du musée new-yorkais – qui en contient plus de deux mille… Contrairement à ce qu’affirme l’exposition, Drumming n’a jamais été joué pour la première fois au MoMA, seule la seconde des quatre parties de la partition originale y fut exécutée par le compositeur et son ensemble, le 3 décembre 1971. À l’époque, l’œuvre se distinguait comme « la plus longue » (SR) de son catalogue, avec une durée généreuse de plus d’une heure et quart. Tout en rythme – Reich était batteur à l’origine ! –, s’inspirant de structures de musiques traditionnelles africaines, elle est dévolue à quatre paires de bongos (1ère partie), trois marimbas et deux voix de femmes (2ème partie), trois glockenspiels et un piccolo (3ème partie) et l’ensemble, pour la quatrième partie. Longtemps exécutées par le Steve Reich and Musicians, qui en reprenait encore des parties séparées au cours des années 2000, Drumming connaît un second souffle, plus de quarante ans après sa création, grâce à une nouvelle génération d’interprètes ; le public ne s’y était d’ailleurs pas trompé, puisque ce « weekend avec le fondateur de la musique minimaliste » (sic) était complet depuis plusieurs semaines. À la fois grisante et contrastée, l’interprétation de Drumming par Colin Currie et son ensemble diffère des exécutions connues jusque-là : les Britanniques y caractérisent avec plus d’énergie encore le jeu soliste de chacun, renforçant la dynamique vertigineuse de l’œuvre, au point que s’en dégage une sensation d’intense nervosité. « C’est fort et expressionniste », comme le remarquait Reich découvrant l’ensemble, six ans plus tôt, à Londres. Joué avant Drumming, Quartet, pour deux pianos et deux vibraphones, qui fut créé par son dédicataire Colin Currie, en 2014, préparait déjà à cette interprétation si expressive de l’œuvre de l’Américain, et plus spécifiquement ici, dans les incessants changements de tonalité et le frétillement des thèmes. Le lendemain, le choix judicieux de Proverb, pour cinq voix, deux vibraphones et deux orgues électriques (1995) et de Pulse, la pièce la plus récente pour vents, cordes, piano et basse électrique (2015), montrait un autre versant du compositeur, cette fois adossé à la musique ancienne – en particulier l’art du canon chez Pérotin. Sur une pulsation régulière, l’entrelacement aérien des lignes mélodiques crée cette sensation unique de calme et de contemplation qui émane de toute œuvre d’art authentique, amplifiée par les résonances multiples des toiles suspendues dans les espaces supérieurs issues du surréalisme, de l’expressionnisme abstrait, du minimalisme ou encore du pop art – autant de facettes de l’art du compositeur.
Franck Mallet
 
Fondation Louis-Vuitton, Ciné-concert, le 8 décembre : Lime Kiln Club Field Day (1915) reconstitué par le MoMA en 2014, mis en musique par Moses Boyd – Solo – X.
 
L’ensemble des trois concerts du « Weekend Steve Reich à la Fondation Louis Vuitton » est en ligne sur www.arte.tv/fr/videos jusqu’au 01/06/2018.
 
CD Steve Reich à paraître (printemps 2018) par Colin Currie Group & Synergy Vocals.
 
CD / Vinyle Megadisc Classics : Steve Reich WTC 9/11 et Different Trains par le Quatuor Tana, à la librairie du Musée. (Photo © DR)

A l’Opéra de Paris-Bastille, La Bohème de Puccini fait polémique, ce qui ne lui arrive pas souvent. Le metteur en scène Claus Guth s’y est employé, transposant l’action à bord d’une navette spatiale. Explication : dans le roman d’Henry Mürger dont l’opéra s’inspire, les bohémiens vieillis se souviennent de leur jeunesse comme d’un rêve lointain. Et comme ils ont lu le roman de Stanislas Lem Solaris et vu le film (magnifique) qu’Andreï Tarkovski en a tiré, ils sont partis explorer les confins de l’univers, là où « les souvenirs deviennent réalité ». Perdus dans l’immensité, sans ressources et rationnés en oxygène, ils retrouvent Mimi, Musette - ou plutôt leur ombre - dans un Paris disparu où les fêtards ont des allures de spectres. Jusqu’à l’entracte, le public tente d’adhérer. La planète morte sur laquelle tombe la neige au troisième acte déclenche les hostilités : le journal de bord expliquant en surtitres que la situation est grave et désespérée en fait les frais, les hallucinations de plus en plus chaotiques des astronautes exténués – jusqu’à la disparition de Mimi toute de blanc vêtue tandis que Rodolphe expire dans sa tenue de John Glenn - achèvent le travail. Mieux que dans son problématique Rigoletto (voir ici), Guth tient jusqu’au bout la barre, mais ne réussit pas toujours à concilier ce qu’on voit et ce qu’on entend. Les chanteurs mettent du temps à imposer les revenants qu’ils sont censés incarner (si l’on peut dire) : la voix somptueuse et le tempérament de Sonya Yoncheva ne se déploient vraiment qu’au troisième acte, face à Atalla Ayan, Rodolphe au timbre séduisant mais avare de nuances. Superbe Roberto Tagliavini (Colline), éloquent lorsqu’il se sépare de sa pelisse (ou de son scaphandre, on ne sait plus). La dichotomie est d’autant plus sensible que Gustavo Dudamel, pour ses débuts in loco, impose un Puccini sans emphase mais éclatant de couleurs et d’émotion, portant les voix comme seuls les meilleurs chefs lyriques savent le faire. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 31 décembre. En direct le 12 décembre au cinéma, sur Culturebox et Medici, ultérieurement sur TF1 et France 3. En différé sur France Musique le 14 janvier 2018 à 20h
(Photo © Bernd Uhlig / Opéra de Paris)

Exposition à l’Opéra de Paris-Garnier : "Patrice Chéreau, mettre en scène l’opéra", parallèlement à la reprise (ultime ?) de De la Maison des morts de Janacek. Une poignée de spectacles – onze exactement, de L’Italienne à Alger (1969) à Elektra (2013) – qui auront contribué à la re-théâtralisation du genre. Beaucoup de photos, d’extraits de captations vidéo, de tableaux (entre autres de son père, le peintre Jean-Baptiste Chéreau), de dessins (magnifique esquisse préparatoire du Radeau de la Méduse de Géricault), de documents issus de l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine – lettres, esquisses, et même original des menaces de mort reçues de wagnériens scandalisés par La Tétralogie du centenaire de Bayreuth (1976-1980). Au centre du parcours, une salle « Fabrique de l’opéra », ou comment l’auteur de l’essai Si tant est que l’opéra soit du théâtre vivait, entre deux promesses non-tenues de « ne plus jamais toucher au lyrique », une histoire d’amour-haine à épisodes avec « cette machine trop lourde » affligée d’un « public trop conservateur ». Pas d’hagiographie intempestive, et une volonté de saisir l’insaisissable … qui par nature se dérobe.  On se prend à essayer de décrire l’envol du reflet volé dans Les Contes d’Hoffmann, le meurtre de Lulu dans le métro de Londres, l’ultime étreinte de Wotan déposant la Walkyrie endormie sur l’Ile des morts, tout en sachant que « ceux qui n’y étaient pas » ne peuvent pas vraiment comprendre, malgré les vidéos (quand il y en a). A moins que leurs rêves à eux ne soient aussi beaux que la réalité, comme le sont peut-être les nôtres devant les moments de grâce à jamais perdus signés Wieland Wagner ou Luchino Visconti. 
François Lafon 

Bibliothèque-Musée de l’Opéra de Paris, Palais Garnier, du 18 novembre au 3 mars. Au Studio Bastille, du 19 au 26 novembre, projection des captations vidéo des spectacles mis en scène par Patrice Chéreau (Photo © DR)

dimanche 19 novembre 2017 à 10h40
A l’Opéra-Bastille : De la Maison des morts de Janacek, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, vue depuis 2007 à Vienne, Aix-en-Provence, Milan, New York, mais pas encore à Paris. Une promesse de Stéphane Lissner au metteur en scène disparu, premier (et probablement dernier) de ses spectacles sur cette scène qu’il aurait dû codiriger et dont il avait été (co-)évincé lors de son ouverture en 1990. Un exercice de haute école que ce revival, pratique qu’il a souvent refusée s’il n’était présent pour redonner vie au spectacle. Gageure tenue par ses assistants et par le chef Esa-Pekka Salonen, lequel avait déjà succédé à Pierre Boulez lors des précédentes reprises, retrouvant le secret qui a échappé à bien des metteurs en scène (même au grand Klaus-Michaël Grüber - Opéra-Bastille 2005), à savoir que cette Maison des morts dostoïevskienne devait être aussi vivante que la musique dont Janacek l’avait parée, gommant ainsi l’aspect répétitif du défilé de bagnards venant raconter à l’avant-scène pourquoi ils en étaient arrivés là. A méditer par les actuels régisseurs à la mode - même les plus cotés -, le jeu de tension-détente, calme plat-tempête, groupes en mouvement créant une alternance zoom-plans larges. Formidables moments - très chéralducéens - que la représentation de Don Juan par les détenus, la pluie d’ordures s’abattant sur la cour du pénitencier, ou l’hymne final à la liberté, suspendu dans une sombre éternité. Direction d’acteurs savamment préservée, distribution de luxe (triomphe pour Peter Mattei, Willard White), orchestre plus anguleux mais non moins analytique que celui de Boulez. Applaudissements interminables, comme pour retarder le clap de fin.
François Lafon
 
Opéra National de Paris-Bastille, jusqu’au 2 décembre. En différé sur France Musique le 17 décembre (Photo © Elisa Haberer/Opéra de Paris)
 
Au cabaret La Nouvelle Eve, spectacle annuel de la compagnie Les Brigands : Un Soir de réveillon (1932), opérette de Jean Boyer et Albert Willemetz (couplets), Paul Amont et Marcel Gerbidont (paroles), musique du Marseillais Raoul Moretti, auteur de la légendaire Fille du bédouin. Cadre d'époque - ciel étoilé orné d’un gros cœur et cupidons en stuc immortalisés par le film Touchez pas au grisbi - pour cette opérette de boulevard aux dialogues joyeusement grivois, déclinant le thème « Le temps qu’il comprenne qu’elle n’était pas celle qu’il croyait qu’elle était, eh bien elle l’était » avec un sens du timing et du mot bien placé dont le secret s’est un peu perdu, jouée et chantée par une troupe efficacement polyvalente, suppléant le parfum d’époque (Arletty était de la création et du film qui suivit) par un ton savamment décalé - spécialité de la compagnie. Mention spéciale pour les deux instrumentistes (accordéon, guitare) tenant lieu d’orchestre sans déperdition d’énergie, et pour l’inénarrable Flannan Obé en chauffeur-chaperon. Salle comble, rires nombreux, gros succès. Il est prudent de réserver. 
François Lafon

La Nouvelle Eve, Paris, tous les lundis de novembre et mardis de décembre à 20h30. www.lesbrigands.fr

vendredi 10 novembre 2017 à 00h22
A l’Athénée, création (avant l’Allemagne) de Notre Carmen, par le collectif berlinois de théâtre musical Hauen und Stechen et l’Ensemble 9. Pas la Carmen des autres en effet : « Notre Carmen ne croit plus à une liberté promise quelle qu’elle soit (…) Elle devient experte en travestissement, géante ébouriffée, ou vieille malodorante ». En pratique : un spectacle trash et rock’n roll, où comédiens, acrobates, chanteurs, instrumentistes échangent leurs rôles dans un esprit de monôme estudiantin, avec, tout de même, des moments de réflexion, voire de philosophie. « Notre objectif est de rajeunir le public de l’Opéra et de demeurer un laboratoire performatif dans ce genre musical », ajoutent les auteurs. La formule n’est pas nouvelle, elle rappelle Le Crocodile trompeur (Didon et Enée) et Orfeo (Je suis mort en Arcadie) de Jeanne Candel et Samuel Achache, gros succès aux Bouffes du Nord, et dans une moindre mesure la mémorable Traviata revue par Benjamin Lazar (même lieu). Troupe germano-française polyglotte et montée sur ressorts, gags en rafales, humour You Tube, refonte musicale inventive (Louis Bona, Roman Lenberg). D’où vient alors que cette mise en pièces de notre Carmen nationale (comme Roger Planchon, jadis, mit en pièces Le Cid au grand dam des puristes) n’est pas aussi jouissive ni transgressive qu’on l’aurait espéré ? Trop de longueurs probablement (2h30 de spectacle, nombreux départ à l'entacte), trop d'approximations, et peut-être une lassitude face à un procédé déjà éventé. « Notre Carmen paie pour son audace effrontée le prix de l’exclusion sociale. Elle n’est d’aucune fête, n’est pas invitée », proclame le collectif Hauen und Stechen. Mais si, justement, Carmen est invitée partout, et c’est en cela qu’elle est irrécupérable.
François Lafon
 
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 19 novembre (Photo © Ioni Laibaroes)

A l’Opéra Comique, escale à Paris de La Flûte enchantée venue du Komische Oper de Berlin, internationalement fêtée depuis sa création en 2012. Une Flûte pour tous les âges - théâtre, cinéma, bande dessinée, lanterne magique – dont Barrie Kosky (mise en scène, directeur du Komische Oper) et le Collectif 1927 (Suzanne Andrade et Paul Barritt, animation) ont éliminé ésotérisme et exégèse (au prix de la suppression de certains passages dogmatiques, comme la scène du Sprecher), s’interdisant d’« interpréter la pièce d’une seule façon », se proposant même d’en « célébrer les contradictions ». Aucun schématisme pourtant dans ce travail de haute précision célébrant la quête d’amour (« Un voyage pour lequel nous nous embarquons tous ») avec la solitude en filigrane, où Sarastro en haut de forme n’est pas moins inquiétant que la Reine de la Nuit en araignée lanceuse de couteaux, mais où papillons, chat noir, canards mécaniques et éléphants roses participent d’un univers cartoonesque (on sourit beaucoup) où le happy end est inévitable. Judicieuse idée que le remplacement des dialogues parlés par des intertitres de cinéma muet accompagnés au pianoforte par les deux grandes Fantaisies de Mozart, superbe final où tous deviennent Pamina (coiffée alla Louise Brooks) et Tamino (en jeune premier de cinéma). Troupe solide, sans vedette ni grande voix (deux distributions en alternance), mais rompue au jeu virtuose avec l’image virtuelle, Chœur Arnold Schönberg impeccable, Orchestre du Komische Oper discipliné, dirigé (un peu trop) tambour-battant par Kevin John Edusei. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 14 novembre (Photo © Iko Freese)

A l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille : La Ronde (Reigen) opéra en dix scènes de Philippe Boesmans, livret de Luc Bondy d’après Arthur Schnitzler, par l’Académie de l’Opéra. Un (presque) quart de siècle après sa création à Bruxelles (1993), l’ouvrage est devenu un (presque) classique, toujours déroutant et sulfureux. De ce passage en revue de la société viennoise de la fin du XIXème siècle à travers les aventures de dix personnages formant une ronde de désir exempt de sentiments, Boesmans a fait sa Lulu à lui. Sa musique est implacable mais insaisissable, comme les rencontres fortuites qu’elle illustre. Même monde que celui de Berg et Wedekind, dans lequel rôde la mort (la ronde comme métaphore de la syphilis), mais plus glacé encore, plus beckettien, tout en voulant faire, dit-il un "opéra léger laissant un goût amer". Une course sans issue que la metteur en scène Christiane Lutz a voulu accélérer en actualisant l’action : portables, SMS, courses en taxi comme un leitmotiv reliant les scènes, transportant plus vite encore les candidats au bonheur immédiat. Ce n’était pas indispensable, mais cela donne de l’aisance aux très jeunes membres de l’Académie, chanteurs et musiciens auxquels se joignent ceux de l’Orchestre-Atelier Ostinato sous la direction de l’excellent Jean Deroyer, autant à son affaire avec la musique de Boesmans - habilement "chambrisée" par Fabrizio Cassol - qu’avec celle de Michaël Jarrell il y a peu (voir ici). Un exercice de haute école cependant que ce parlé-chanté (en allemand) porté par cet orchestre fluide en apparence mais en réalité terrible à mettre en place, d’autant que – disposition des lieux oblige – chef et musiciens sont relégués sur les gradins côté cour. En sortant, envie de revoir le film de Max Ophüls (plus que celui, plus récent, de Roger Vadim). Pas par frustration, plutôt par besoin d’entrer plus avant dans cette ronde fascinante.
François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, Amphithéâtre, jusqu’au 11 novembre (Photo © Studio j'adore ce que vous faites / OnP)

À la veille du départ (fin 2017) de son directeur général Jean-Paul Davois, auquel succédera Alain Surrans (Opéra de Rennes), Angers Nantes Opéra pouvait s’enorgueillir de confier au tandem de metteurs en scène Moshe Leiser et Patrice Caurier une nouvelle production du Couronnement de Poppée de Monteverdi. 
On connaît la contrainte de cet ouvrage du XVIIème siècle où : « il s’agit davantage d’écouter un texte mis en musique que de seulement écouter de la musique » (Leiser), tout en préservant le sens théâtral d’une partition dont ne nous sont parvenues que la ligne de chant et la basse continue. Plus de trois heures de récitatifs qu’il faut « habiller » d’un orchestre, et c’est dans ce contexte que le travail des metteurs en scène est particulièrement captivant, puisque Moshe Leiser a confirmé son intérêt pour la musique en dirigeant lui-même en duo avec le chef d’orchestre Gianluca Capuano… Peut-être n’est-ce pas un hasard s’il confiait récemment apprécier tout spécialement la version discographique de cet ouvrage par La Venexiana et Claudio Cavina (Glossa) : ce même Claudio Cavina qui, lui, passait de la fosse à la mise en scène à l’invitation du Festival de Schwetzingen, en mai dernier.
Résultat ? Un spectacle étonnant sur le plan dramaturgique où l’on apprécie la manière avec laquelle le texte du poète Busenello resplendit à chaque mot, chaque phrase. À les observer face aux musiciens de l’ensemble italien Il Canto di Orfeo (fondé par le chef, en 2005), leurs gestes à la fois mesurés et précis participaient au succès de ce Couronnement. Fallait-il pour cela banaliser à ce point le décor ? La baignoire où se suicide Sénèque, le rideau de fer sur une volée de buildings au loin, le papier à grosses fleurs sur les murs d’une chambre modulable, les cartes-postales d’intérieurs de palais et autre châteaux antiques, sans parler de Néron en jogging, Poppée et sa fourrure, et Drusilla en tenue fifties ? Oui, répondent les metteurs en scène qui pensent qu’il faut ancrer le texte – le premier à partir de personnages historiques réels – dans notre monde contemporain. Dans ce cas, pourquoi ne pas concentrer l’action sur un plateau nu ? Mais tout cela est finalement secondaire, tant une distribution vocale homogène obéit au plus près au mouvement des humeurs, d’Elmar Gilbertsson (Néron) à Renato Dolcini (Othon) et Peter Kalman (Sénèque), de Chiara Skerath (Poppée) à Rinat Shaham (Octavie) et Elodie Kimmel (Drusilla). Plus encore, ce sont les rôles plus modestes qui touchent à la vérité par leur sens de la comédie : le contre-ténor Logan Lopez Gonzalez en Amour ailé et doré de la tête aux pieds (unique clin d’œil à la peinture de l’époque), qui virevolte avec grâce dans les airs, Éric Vignau, royal(e) Arnalte, et Dominique Visse tout aussi impeccable et si drôle en Nourrice cacochyme – voix et sentiments, sans caricature. La perfection des chanteurs se retrouve dans le soin apporté aux instruments, même si, ici ou là, on aurait souhaité plus d’imagination dans l’orchestration. Une reprise serait amplement justifiée au vu de ce remarquable travail.
Franck Mallet

Mardi 17 octobre, Théâtre Graslin, Nantes. (Photo : de gauche à droite : Logan Lopez Gonzalez (Amour), Chiara Skerath (Poppée) et Elmar Gilbertsson (Néron) ; ©Jef Rabillon)
 
samedi 21 octobre 2017 à 00h16
Premier concert de la série Les Pianissimes à la salle Cortot (Ecole Normale de Musique de Paris) : Tanguy de Williencourt (piano) et Bruno Philippe (violoncelle). Sold out pour ces wonderboys gâtés par les fées, le premier élève de Roger Muraro (lui-même élève d’Eliane Richepin, elle-même élève de … Cortot), le second de Raphaël Pidoux au CNSM, tous les deux lauréats (entre autres) de l’ADAMI et admis de droit dans les circuits royaux. Programme apparemment décousu, mais très pensé. Deux solos d’abord : 1ère Suite de Bach pour Bruno Philippe (son royal, justesse absolue, lyrisme contrôlé), pot-pourri Wagner - Liszt pour Tanguy de Williencourt (ou comment jongler avec Senta et les Fileuses du Vaisseau fantôme pour finir sur une Mort d’Isolde océanique) … hors d’œuvre du CD récital fraîchement paru (Mirare – voir ici). En duo pour finir : la Sonate « à Kreutzer » de Beethoven transcrite pour violoncelle par Carl Czerny … extrait de l’album Harmonia Nova (Harmonia Mundi) actuellement dans les bacs. Une interprétation enflammée, qui ne fait tout de même pas oublier qu’un des miracles de la « Kreutzer » et justement l’accord parfait entre le piano et le violon. En bis : le mouvement lent opportunément capiteux de la Sonate violon-piano de Rachmaninov … que le duo va enregistrer pour Harmonia Mundi. Comme quoi plaisir musical et promotion bien sentie ne sont pas forcément incompatibles.
François Lafon

Salle Cortot, Paris, 20 octobre (Photo © DR)

vendredi 20 octobre 2017 à 00h08
A l’Opéra Comique : Kein Licht de Philippe Manoury sur des textes d’Elfriede Jelinek, mis en scène par Nicolas Stemann. Une production participative (voir ici - 105 généreux donateurs individuels) initiée in loco mais créée dans le cadre de la Ruhrtriennale et donnée au festival Musica de Strasbourg, et déjà détentrice du prix Fedora 2016. Une création quand même puisque le compositeur revendique la dimension d’« œuvre ouverte », recomposable à merci, pour ce Thinkspiel (de « penser » en anglais et de « singspiel », genre lyrique intraduisible de l’allemand) dont le titre fait référence à Licht, le grand-œuvre opératique à épisodes de Stockhausen. Anecdote : le sombre avenir de l’humanité (Kein Licht : pas de lumière) perdue par le nucléaire (on pense au Grand Macabre de Ligeti). Cela commence à Fukushima et se termine sur Mars, où le couple de narrateurs fuit après avoir, entre autres, assisté aux menaces atomiques adressées par Donald Trump à son homologue coréen, le tout en trois parties (en gros : incrédulité, déni, renoncement) commentées en guise d’intermèdes par le compositeur lui-même passant de la console au micro (en français, lui). Mais l’anecdote n’est qu’ … anecdotique pour Manoury, lequel se réclame d’un opéra « sans identification sur les personnages » (« Comment le public peut-il encore croire que la mezzo qu’il a sous les yeux s’appelle réellement Carmen ? »), et chanté quand il le faut seulement (parlé donc, en l’occurrence dans la langue de Goethe) pour échapper à ce qu’il appelle, dans une interview pour le site Forum Opera « le syndrome des Parapluies de Cherbourg ». Il en résulte un spectacle fou, pas aussi anarchique qu’on l’a dit, volontiers moralisateur mais assez drôle par moments, jusque (involontairement ?) dans le choix de certains textes, plus conventionnels qu’abscons (« Le texte est obscur, mais la réalité l’est tout autant » dit Manoury) une fois sortis de leur contexte. Un spectacle virtuose (Stemann est un maître de la scène et un collaborateur attitré de Jelinek) dans le goût actuel du théâtre allemand, au service d’un ouvrage qui n’innove pas vraiment, l’opéra dépersonnalisé ayant fait long feu depuis l’époque où Luciano Berio l’a porté à un certain degré d’accomplissement. Mais la musique (orchestre dirigé par Julien Leroy, son IRCAM) est belle, ponctuée de références venant à point nommé : citation fulgurante de Wozzeck de Berg, magnifique lied alla Mahler, et même trio du Chevalier à la rose avec chien savant, auquel reviendra le ouah ouah de la fin, quand les mots, parlés ou chantés, ne seront plus capables de rien dire. A quand une Kein Licht Symphonie, à écouter les yeux fermés sur le sort de la planète dévastée ? 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 22 octobre (Photo © DR)
 
Pour son oratorio Le Front de l’aube, destiné à un baryton solo, un orchestre et un chœur d’enfants – commande pour la cathédrale du Festival de Laon associé au département de l’Aisne, reprise le lendemain à Saint-Quentin et le jour suivant à Soissons –, Édith Canat de Chizy avait évité l’écueil d’une partition sur-dramatisée par rapport au livret de Maryline Desbiolles. Le Centenaire de l’offensive du Chemin des Dames, où périrent près de 29 000 soldats français, à une trentaine de kilomètres de Laon, a inspiré à la romancière un long poème de près de trois cents vers, réduit de moitié par la compositrice, et distribué à la fois au chanteur et récitant Vincent Bouchot et à un chœur féminin lyonnais issu de Spirito, dirigé par Nicole Corti. La quarantaine de musiciens de l’Ensemble orchestral de la Cité dirigé par Adrien Perruchon regroupait à parts égales musiciens enseignants des conservatoires de l’Aisne et membres des Siècles – formation en résidence dans le département de l’Aisne et artistes associés à la Cité de la musique de Soissons. En amont de la création, les Éditions des cendres publiaient opportunément un ouvrage reprenant le texte intégral accompagné de photographies du Chemin des Dames par Jean-Pierre Gilson. Redoutable gageure que d’écrire un siècle après Apollinaire, Aragon, Dabit, Giono et Zinoview qui ont tous vécu de près les épisodes meurtriers de 1914, 1917 et 1918 : la puissance des mots est bien là, mais la construction s’appuyant sur des phrases volontairement sans relief, plates et neutres, sonne faux. Il manque trop souvent les contrastes du photographe : le registre profond du noir et blanc qui porte à la réflexion devient dans la voix, proférée ou chantée, une parole bien lourde. La musique, elle, parvient à créer cette tension grâce à de longues tenues où s’enroule la percussion, tissée dans le souffle de l’accordéon, les cuivres ulcérés et le mouvement des cordes qui respirent à l’unisson. Le baryton Vincent Bouchot trouve la parade en modifiant sa voix, passant du grave à l’extrême aigu, tout en variant le rythme. Avec le chœur de femmes en écho, l’œuvre atteint néanmoins une certaine ampleur mais l’ambiguïté du texte persiste, d’autant plus que la création est précédée de la version orchestrale de l’Adagio de Barber : un prologue néoromantique malvenu avant l’œuvre de Canat de Chizy, même si le chef en atténue au maximum les effluves lacrymales. La fougueuse et militaire Sixième Symphonie de Schubert, interprétée en début de programme, était un bien meilleur choix.  
Franck Mallet

Vendredi 13 octobre, Cathédrale, Laon. (Photo : de gauche à droite : Vincent Bouchot, Édith Canat de Chizy et Adrien Perruchon ; crédit©Michel Debeusscher)

Premier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra de Paris-Bastille : Don Carlos de Verdi en V.O. française, mis en scène par Krzysztof Warlikowski. Une V.O. vraiment originale, ou plutôt originelle, la version utilisée n’étant pas celle de la création (1867), mais celle que Verdi avait livrée à l’Opéra de Paris avant les coupures et retouches opérées pendant les répétitions. Les puristes se régalent, les autres ne perdent rien au change. Quintette vocal « introuvable » : Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elina Garanca, Ildar Abdrazakov, Ludovic Tézier. Qui dit mieux depuis le Châtelet 1996 (directeur : Stéphane Lissner), où Roberto Alagna, Karita Mattila, Waltraud Meier, José Van Dam et Thomas Hampson étaient mis en scène par Luc Bondy ? De Warlikowski, on attendait une transposition radicale et d’indéchiffrables symboles. Trop facile : c’est un spectacle austère et dépouillé (vide, disent les déçus, qui l'ont sifflé à la première) qu’il nous offre, une relecture que l’on dirait (presque) littérale, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’en entrant dans cette salle inhospitalière tapissée de bois, où s’affichent brechtiennement les lieux de l’action, c’est dans la tête de Philippe II et de sa famille que l’on entre : en attestent les papillons noirs qui volettent le long des murs, les visages surgis de l’expressionnisme allemand qui envahissent soudain l’espace (vidéo : Denis Guéguin), ou ce buste à fraise amidonnée, tel une tête coupée réapparaissant de scène en scène. Un spectacle facile à reprendre donc avec des distributions variées, à la différence de la plupart des productions Warlikowski ? Non plus, car la direction d’acteurs est justement du pur Warlikowski, précise, éclairante, inattendue, ainsi qu’en témoignent la scène d’amour désespérée de Carlos et Elisabeth à l’acte II, ou l’autodafé du III (comment anéantir une femme comme on anéantit les espoirs d’un peuple). Il en résulte une sorte d’intimité, à l’opposé certes des fastes « grand opéra français » dont l'ouvrage est dépositaire, accentuée par la direction sans emphase de Philippe Jordan. En infant d’Espagne à (gros) problèmes, Jonas Kaufmann épouse ce style avec délices, acteur autant que chanteur, au point de frustrer ceux qui estiment qu’être ténor, c’est d’abord ténoriser. Idem pour Elina Garanca, Eboli souffrante plutôt que louve aux abois. Ildar Abdrazakov (Philippe II), Sonya Yoncheva (Elisabeth), Dmitry Belosselskly (le Grand Inquisiteur) sont à la hauteur, mais plus traditionnels, tandis que Ludovic Tézier fait exploser l’applaudimètre en Posa aux phrasés de velours. Succès mérité pour les chœurs, somptueux. Une seconde distribution, coachée elle aussi par Warlikowski, entre en scène le 31 octobre. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 11 novembre. Sur Arte et Arte Concerts le 19 octobre à 20h55. En direct le même jour au cinéma. En audio sur France Musique le 29 octobre à 20h (Photo © Agathe Poupeney)
 
Comme chaque automne à l’Amphithéâtre de la Cité de la Musique, concert des lauréats HSBC « confirmés » de l’Académie du festival d’Aix-en-Provence et présentation des élus de l’année (voir ici). Au programme : La Belle Maguelone, seul véritable cycle de lieder de Brahms (1869, il avait trente-six ans), rarement donné, et pour cause : nécessité d’une voix solide et ductile (quinze Lieder parcourant tous les genres, du champêtre au guerrier) soutenue par un piano déjà symphonique, et - préférablement - d’un(e) récitant(e) dévidant le fil de l’intrigue et reliant les Lieder entre eux. Nécessité aussi de faire apparaître le motif dans le tapis (jeu des tonalités, motif récurrent de quartes ascendantes) de ce roman musical inspiré de Ludwig Tieck (L’Histoire d’amour de la belle Maguelone et du comte Pierre de Provence), ainsi que les clins d’œil à l’archaïsme médiéval alla Walter Scott dont l’époque était friande. Le baryton américain John Chest (promotion 2015) et le pianiste brésilien Marcelo Amaral ne manquent pas d’atouts : voix claire, haut placée, excellente diction allemande pour le premier, muscles et virtuosité pour le second, écoute mutuelle digne des meilleurs. Ne leur manque que la science du clair-obscur et des ruptures de ton, occupés qu’ils sont à rendre justice à la dimension épique du cycle, le chanteur semblant par moments oublier qu’il est chargé d’évoquer le comte Pierre, mais aussi Maguelone, un troubadour et Sulima, fille du Sultan. Assise à l’avant-scène, le roman de Tieck à la main, la comédienne Julie Moulier joue les contrepoints, contant l’histoire au micro d’une voix artistement hésitante et savamment décalée. Parmi les six lauréats 2017 de l’Académie, on retiendra le Trio Sora (piano, violon, violoncelle) et le volcanique contre-ténor polonais Jakub Jozef Orlinski, remarqué dans Erismena de Cavalli lors du dernier festival d’Aix (voir ). 
François Lafon

Cité de la Musique, Paris, Amphithéâtre, 12 octobre (Photo : John Chest © DR)
 
Ouverture de la saison à l’Athénée : week-end colombien, dans le double cadre de l’année France-Colombie et du festival Colombie un cartel contemporain. Trois concerts imaginés par Maxime Pascal et Le Balcon, ensemble en résidence et signature musicale du lieu, avec son complice le vidéaste Nieto. Le premier, vendredi, commence doux : trois pièces pour quatuor à cordes utilisant l’électronique - tradition du Balcon -, survolée tout de même par d’étranges battements d’ailes (Danse intérieure de Pedro Garcia-Velasquez), parcourue d’ombres inquiétantes (Murmullos de Leonardo Idrobo), détournant le folklore local (Si algo te debo, con esto te pago - Si je te devais quelque chose, avec ceci je te paie - de Pedro Ojeda Acosta), cette dernière œuvre laissant la partie « classique » du public plus froide que ceux qui sont venus pour … la suite. Car après l’entracte, le ton monte : quatuor à l’avant-scène toujours, mais dialoguant avec le groupe rock underground d’Elbis Alvarez, ex-guitariste des Meridian Brothers et pourfendeur ironique des us et coutumes de son pays. Titre du show : El Gran Parajo de Los Andes (le grand Oiseau des Andes), montré comme un pauvre condor groggy et porté sur la bouteille (inénarrable Pedro Ojeda dans le costume mité de l’ex-roi du ciel andin). Nouvelle séparation des publics : ceux qui comprennent les textes, commentaires et allusions s’amusent bien, les autres sont surtout sensibles à l’énergie des musiciens vêtus de satin rouge sur fond de draperies noires. Samedi, ciné-concert (entre autres) avec, revisité par Nieto, le film culte et anonyme Garras de Oro (1926), premier manifeste anti-impérialiste du cinéma latino-américain. Dimanche, concert en binôme d’Alphonse Cemin (pianiste du Balcon) avec Teresita Gomez, virtuose aussi célèbre en Colombie (« Etre noire, musicienne et femme dans le monde où j’évolue a été complexe ») qu’inconnue ici. On imagine Louis Jouvet contemplant du paradis des acteurs ce théâtre qui fut le sien : « Il y en a où l’on s’embête. Dans celui-là, on n’arrête pas de s’étonner ». 

François Lafon

Week-end colombien, théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet, Paris, 6, 7, 8 octobre (Photo © Andres Gomez Sierra)

vendredi 6 octobre 2017 à 18h25
Composé en 1917, l’année de la Révolution, contemporain de la Symphonie classique, le Concerto pour violon n°1 en ré majeur de Prokofiev n’est créé qu’en 1922 à Paris. Il a entre autres particularités une structure en deux mouvements lents encadrant un mouvement rapide d’un humour agressif et sardonique, et de ne pas privilégier la  virtuosité. L’Orchestre de Paris l’a inscrit à son dernier programme. Il commence et se termine dans la fragilité et le mystère, traits rendus à merveille par le violoniste finlandais Pekka Kuusisto. Ce violoniste - son frère Juukka l’est également, ainsi que chef d’orchestre - a eu la bonne idée de jouer en bis non l’inévitable page de Bach ou d’Ysaÿe, mais une valse tirée de la musique traditionnelle de son pays, tout à fait dans le prolongement des dernières mesures du concerto. Au pupitre, son compatriote Osmo Vänskä.  L’ouverture Helios de Carl Nielsen (1903) est une rareté évoquant le mouvement du soleil dans le ciel du matin en Grèce. Diriger la Symphonie n°2 en mi mineur de Rachmaninov (1908) peut sembler une gageure. Composée pour l’essentiel à Dresde dans une atmosphère d’épanouissement créateur, elle dure plus d’une heure, mais sa  prolixité est largement compensée par son souffle épique. Osmo Vänskä l’a interprétée sans coupures, et il a eu raison, les coupures ayant souvent comme effet paradoxal et pervers non de raccourcir mais de rallonger une œuvre. Et dans les épisodes rapides, l’élan et la robustesse étaient au rendez-vous, ainsi qu’à la fin l’énergie rayonnante. En fin de compte, applaudissements nourris pour la musique et le chef.
Marc Vignal
 
Philharmonie de Paris, 5 octobre (Photo © DR)

vendredi 29 septembre 2017 à 23h49
A l’Auditorium de la Fondation Louis Vuitton, soirée Lucas Debargue. Un film et un concert – deux même : Debargue au piano solo, Debargue compositeur –, trois façons d’appréhender ce musicien de vingt-six ans, célèbre en un jour et tout aussi rapidement donné comme un génie torturé, après que le jury du Concours Tchaikovski de Moscou lui eût, en 2015, concédé un quatrième prix alors que presse et public le plébiscitaient. Réalisé par son ami Martin Mirabel, le film (Lucas Debargue, tout à la musique) le suit tout au long de l’année suivant le Concours : voyages, concerts, enregistrements, autographes, bains de foule, récréation, lassitude. Un documentaire assez long (1h25), de facture classique, porté par le personnage, jeune homme plein d’idées et n’hésitant pas à les imposer, contradictoire mais pas trop, fou d’admiration devant les grands du jazz, animé par la certitude d’ « avoir besoin d’apporter une réponse musicale à ce qu’il éprouve dans la vie ». Confirmation en live, où il enchaîne les 13ème (D.664) et 14ème (D.784) Sonates de Schubert avec pour fil d’Ariane la volonté de ne se laisser à la splendeur de la musique qu’après lui avoir fait avouer ses intentions les plus secrètes. Jeu extrême, sophistiqué, torturé peut-être (voir plus haut), tranchant en tout cas sur les interprétations esthétiques mais sans relief de nombre de ses congénères. Debargue compositeur après l’entracte, avec les formidables frères Castro Balbi (David, violon ; Alexandre, violoncelle) pour son Trio pour piano et cordes en quatre mouvements. Musique tonale (« L’ut majeur, c’est la maison », explique-t-il), influences diverses, éclairs de jazz, des longueurs et quelques bavardages, mais toujours ce feu allumé par celui qui avoue que quand il fait de la musique, il est « dans un état de fragilité beaucoup trop fort », ajoutant : « Si j’étais comme ça dans la vie, je mourrais ».
François Lafon 

Fondation Louis Vuitton Neuilly-sur-Seine, 29 septembre. Diffusion sur Medici et Radio Classique (photo © DR)

A l’Opéra Comique : Miranda, « d’après Henry Purcell ». Ne cherchez pas l’œuvre dans le catalogue, vous ne la trouverez pas. Miranda est la fille du magicien Prospero dans la pièce de Shakespeare La Tempête. Or Purcell a composé un "semi-opéra" (spécialité anglaise de l’époque) d'après la pièce. Mais ce n’est pas seulement cette musique que l’on entend dans le spectacle. Katie Mitchell (metteur en scène), Cordelia Lynn (librettiste) et Raphaël Pichon (chef d’orchestre) ont inventé de toutes pièces une suite à La Tempête, treize ans après que Prospero a brisé ses sortilèges et retrouvé le monde des humains. Il n’est pas indispensable, cependant, de connaître son Shakespeare par cœur pour saisir ce qui se passe. Car ce qu’a sur le coeur Miranda (« l’Admirable »), personnage clé mais que Shakespeare fait peu parler, n’est pas ce qu’on attendait. Elle organise un faux suicide, de fausses obsèques pour faire voir à son père, à son mari Ferdinand, l’intérieur de son âme malheureuse. Raphaël Pichon et Katie Mitchell, qui ont déjà mis Bach à contribution dans leur mémorable Trauernacht (Aix-en-Provence, 2014), poursuivent là leur sombre réflexion, avec la mort comme commun dénominateur. Le spectacle est déroutant : un semi-opéra recomposé ? Pas vraiment, bien que la structure en soit référentielle, avec un « mask » (autre spécialité anglaise) au milieu. Dans cette église de béton où éclate le drame familial, la sublime musique de Purcell sonne à la fois naturelle et incongrue, comme une bande son légèrement déconnectée de l’image. Chanteurs/acteurs parfaits, Ensemble Pygmalion somptueux. Signe des temps, cependant, que cette propension à donner à La Tempête - pièce, il est vrai, énigmatique donc inquiétante – d’aussi sombres prolongements, comme l’a fait déjà, bien que très différemment, la Compagnie La Tempête au récent festival Berlioz (voir ici). 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 5 octobre. En direct sur Arte Concert le 29 septembre à 20h. Sur France Musique le 15 octobre à 20h (Photo © Pierre Grosbois)

vendredi 22 septembre 2017 à 23h33
Week-end Stravinsky à la Philharmonie de Paris : Simon Rattle dirige la « Ballet trilogy » (L’Oiseau de feu, Petrouchka, Le Sacre du printemps) avec le London Symphony Orchestra. Une première au concert (paraît-il), épuisante pour l’orchestre et délicate pour le chef. Le premier se couvre de gloire, le second nous rappelle que c’est souvent là où l’on ne l’attend pas qu’il étonne le plus. Depuis ses enregistrements de jeunesse (EMI) avec l’Orchestre de Birmingham, on sait son Stravinsky anguleux et analytique, bien que son geste se soit arrondi (les années Berlin y sont-elles pour quelque chose ?). Dans L’Oiseau de feu, ultime hommage de Stravinsky à son maître Rimski-Korsakov, il fait apparaître le trublion sous l’élève respectueux. Dans Petrouchka, il passe au scanner l’extraordinaire patchwork savant/populaire, faux collages et vrais chausse-trappes résultant de cette libération. Enfin son Sacre du printemps pousse à l’extrême ce cheminement, continuité et rupture mêlés. Pour cela, il se permet quelques libertés avec le rythme (les bouléziens feront la grimace), quelques accentuations personnelles. La salle, bondée, ne s’y arrête pas et réserve un triomphe mérité au chef et aux musiciens (fabuleuse trompette dans Petrouchka, haute voltige des percussionnistes). Un exemple à méditer, une semaine après le Sacre très différent dirigé par Mikko Franck avec le Philharmonique de Radio France (voir ici). 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 22 septembre (Photo © Charles d'Hérouville)

Révélé à Ambronay en 2006, alors qu’il n’était qu’un simple stagiaire venu suivre les cours du chef Gabriel Garrido, son compatriote argentin, Leonardo Garcia Alarcon a acquis en dix ans une renommée internationale, non seulement à la tête de son ensemble Cappella Mediterranea fondé en 2005, ou comme directeur artistique du Chœur de chambre de Namur, mais aussi comme nouvel interprète du répertoire baroque, en particulier italien : Cavalli, Falvetti, Vivaldi et bien sûr Monteverdi. En résidence durant quatre ans à l’abbaye, il est depuis trois ans « artiste associé » du Centre culturel de rencontre, et à ce titre, il dirigeait le concert d’ouverture du premier week-end d’Ambronay avec « son » Orfeo de Monteverdi – qu’il remettait sur le métier, avec une nouvelle équipe de solistes. Ses enregistrements monteverdiens récents (Les Vêpres et les albums « Piazzolla-Monteverdi » et « 7 péchés capitaux ») l’ont montré soucieux de restituer la richesse infinie des émotions contenue dans le théâtre musical de Monteverdi.
Plus expérimenté dans sa direction, plus fin aussi, le chef empoigne l’ouvrage avec une maîtrise qui l’honore dans la clarté et l’équilibre des plans et une attention sans faille au chant. On goûte le rôle quasi soliste de la harpe (Marie Bournisien) qui, grâce à son art de l’ornementation, confère à cet Orfeo une assise médiévale. Avec une distribution homogène, dominée par le ténor Valerio Contaldo (photo), exceptionnel rôle-titre, le chef donne la ligne directrice de l’ouvrage, tournée vers la grande lamentation du cinquième acte – qui « devrait conclure l’opéra » selon Alarcon, alors que celui-ci s’achève sur « le très beau duo entre Orphée et Apollon, clairement ajouté » pour éviter un final dramatique. Si Contaldo (et le chef ?) n’ont pas forcément raison d’en faire un personnage ambigu et charmeur, voire « donjuanesque » au troisième acte, face à un Charon/commandeur (la basse Salvo Vitale), son interprétation du cinquième acte restera dans les mémoires, tant le ténor y incarne à la perfection la grandeur et le tragique si humain de son personnage. La Musica/Eurydice de Mariana Flores (qui débutait à l’Opéra de Paris la saison dernière dans Eliogabale) est d’un niveau comparable : timbre cuivré, souplesse et noblesse d’une voix à la sensibilité idéale dans un tel répertoire ; des qualités qu’elle partage avec la mezzo Anna Reinhold (complices dans Cavalli, aussi !) dans les rôles de la sombre Proserpine (acte IV !) et de L’Espérance. Enfin, une mention spéciale au jeune Britannique Nicholas Scott, venu tout comme Reinhold du Jardin des Voix de William Christie : ténor prompt à endosser différentes expressions, de celui de berger à celui d’esprit des enfers, tout en donnant l’Écho à Orphée. Des louanges qui s’adressent aussi bien à la Cappella Mediterranea qu’au Chœur de chambre de Namur – même si leurs claquements de main pour accompagner en rythme le final des nymphes et des bergers paraissait, quoique bon enfant, un brin déplacé (*).  
À l’inverse, le lendemain, la prestation de l’Arpeggiata de Christina Pluhar ne suscitait que gêne et questionnements. Comment se fait-il que la formation ne soit plus que l’ombre d’elle-même, avec une pauvreté sonore qui n’a d’égale que le jeu uniforme appliqué tant à Monteverdi qu’à Cavalli et Sances, y compris par Doron Sherwin, joueur de cornet à bouquin si accompli jusque-là ? En vedette, le contre-ténor Philippe Jaroussky offrait une prestation sans éclat, réussissant à chanter de la même manière des airs pris chez Monteverdi (Orfeo, Couronnement de Poppée), Cavalli (La Calisto, Il Giasone, L’Ormido) et Purcell (en bis Remember me de Didon et Enée) – un comble…  
Franck Mallet
 
16 et 17 septembre, Abbatiale, Ambronay. (Photo : Valerio Contaldo©Bertrand Pichène)
 
(*) Orfeo diffusé sur France Musique le 24 septembre, à 20h 
 
À venir : week-end 2 : avec Karina Gauvin et Le Concert de la Loge (22/09 ), La Résurrection de Haendel dirigé par O. Dantone (23/09) et Les Cris de Paris, dir. G. Jourdain (24/09).
Week-end 3 : Ensemble Céladon & Paulin Büngen (28/09), Messe en si de Bach dirigée par G. Schwarz (29/09 à Lyon, Correspondance, dir. S. Daucé, Canticum Novum, dir. E. Bardon (30/09) et Les Arts Florissants, dir. P. Agnew (01/10). 
Week-end 4 : Capella Sanctae Crucis, dir. T. Simas Freire (05/10) et Un Requiem imaginaire par J.-F. Zygel, Spirito, dir. N. Corti (06/10).

Début, à l’Auditorium de Radio France, du week-end anniversaire (quatre programmes) de l’Orchestre Philharmonique de Radio France : quatre-vingt ans et de nombreux changements de nom autant que d’attributions pour ce deuxième orchestre radiophonique (après le National, créé en 1934), justement défini « à géométrie variable » lors de sa grande refonte en 1976, mais devenu l’alter ego, voire le rival de son aîné sous les baguettes pourtant bien différentes de l’Allemand Marek Janowski et du Coréen Myung-Whun Chung. Ce soir avec le Finlandais Mikko Franck, son chef depuis 2015, l’OP joue la carte « couleurs françaises » : évident dans Ravel et Debussy, pas absurde dans Stravinsky. On dirait presque que les innombrables nuances de gris des trois Nocturnes de celui-là ont déteint sur Le Sacre du Printemps de celui-ci, tant le chef mise sur la perpétuelle surprise rythmique plutôt que sur les déchaînements de la « Russie païenne ». Ses Nocturnes, eux, privilégient le dégradé plutôt que le camaïeu : net contraste avec les trois exercices pour le Prix de Rome de Ravel (il échoua cinq fois) ouvrant le concert (La Nuit, L'Aurore, Tout est lumière), objets de curiosité plutôt séduisants où le compositeur du Boléro fait son possible pour plaire au jury sans pouvoir s’empêcher de faire … du Ravel. Chœur (beau succès pour son chef Sofi Jeannin), Maîtrise et Orchestre impeccables. 
François Lafon 

Les 80 ans de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, 15, 17, 17 septembre, Auditorium, Studio 104. Concert du 15 en streaming sur Arte Concert (pendant six mois) et francemusique.fr (Photo © C. Abramowitz/Radio France)

Prise de fonction, à l’Auditorium de Radio France, d’Emmanuel Krivine à la tête de l’Orchestre National de France. Auditoire de luxe : politiques, directeurs de salles, tous les décideurs sont là. Pour l’occasion, le maestro admiré et redouté pour ses remarques assassines mélange les genres et les styles, mais pas les thèmes. C’est de volupté qu’il est question, et de volupté postromantique. De silence aussi, dans cette salle qui magnifie l’orchestre mais ne laisse passer aucune imprécision. « Volupté souffrante » (selon Krivine lui-même) avec la Passacaille, op. 1 d’un jeune Anton Webern encore occupé à jouer au chat et à la souris avec les sons pour finir par saturer l’espace. « Volupté en gloire » avec les Quatre derniers Lieder de Richard Strauss, ultime révérence au romantisme tandis que Pierre Boulez donnait sa première Sonate pour piano (1949). « Volupté mystique » enfin, avec La Symphonie en ré mineur de César Franck, depuis longtemps un de ses chevaux de bataille. Le geste bref, volontiers fulgurant, le premier directeur français du National depuis Jean Martinon (1968-73) aère les textures, mais n’éteint pas le son. Cela donne un fabuleux deuxième mouvement de la Symphonie de Franck, là où tant de chefs oublient de respirer (formidables solistes du National). Cela donne aussi un Strauss sans langueurs intempestives, mais devient un « quatre pièces pour orchestre avec voix obligée », en l’occurrence la wagnérienne Ann Petersen, laquelle libère de superbes aigus dans … Morgen, qu’elle chante en bis comme un cinquième dernier Lied. En bonus (« Ce ne sera pas long », annonce Krivine de sa voix flûtée), la "Barcarolle" des Contes d’Hoffmann d’Offenbach : « volupté et tendresse, ou le contraire ». La plus berçante des Barcarolles entendues depuis longtemps, cela dit. 
François Lafon

Maison de Radio France, Auditorium, 7 septembre. En streaming sur Arte Concert et Francemusique.fr. Ultérieurement sur Mezzo. (Photo © DR)

Avec Martin Luther en héros de leur concert à Saint-Père, l’ensemble Musica Nova de Lucien Kandel ne risquait guère d’engendrer des rires du côté du public – qui ne reprit pas pour autant en chœur les amen des cantiques chantés… En rendant hommage aux premiers compositeurs de la musique luthérienne associés à la Réforme, Musica Nova suivait le vœu d’une nouvelle pratique religieuse initiée par la figure allemande du protestantisme : « pour qui le chant était un élément essentiel de la dévotion », selon le musicologue Nicolas Dufetel dans sa présentation du concert. Luther, ermite augustin – qui, dans une lettre au compositeur Ludwig Senfl écrivait « Mon âme déborde et bouillonne d’amour pour elle [la musique], qui bien souvent m’a consolé et délivré de grandes peines » –, sollicita plusieurs compositeurs, en particulier Johann Walter (1496-1570), pour qui il rédigea plusieurs livres de chant. Apprécié notamment dans Machaut, Desprez, Willaert et Ockeghem, Musica Nova retrouve au sein d’un lieu de culte la ferveur et la pureté de ses voix tant cultivées et appréciées sur disque. Ni vedettes ni fioritures : à quatre, six ou huit, les voix s’harmonisent, s’entrelacent, s’éloignent et se passent le relais pour s’unir dans une éternité qui résonne sous les voûtes  – d’autant plus que les pièces de Walter, Senfl et Sixtus Dietrich s’articulent entre de brèves lectures de Luther (textes théoriques et Propos de table) et de Walter (lettre) bien utiles pour comprendre les enjeux moraux et esthétiques de la polyphonie luthérienne. 
 
Avec un saut de deux siècles, la ferveur religieuse jubile d’une tout autre manière avec Mozart, à l’affiche du concert clôturant ces Rencontres, le soir avec l’Académie Arsys Bourgogne et l’Orchestre Dijon Bourgogne – beaucoup de monde sur scène ! – dirigés par le chef d’orchestre Mihaly Zeke. D’entrée, le célèbre Exsultate jubilate KV 165 trépigne derrière le soprano de Sibylla Rubens, voix britannique sans étincelle peu concernée par le caractère juvénile d’une partition composée à l’âge de 17 ans — qui plus est destinée à un castrat, en 1773. Dernière œuvre chorale de Mozart, les Vêpres solennelles d’un confesseur KV 339 atteignent la grandeur nécessaire sous la baguette enthousiaste de Mihaly Zeke, qui préside aux destinées d’Arsys depuis 2015 et qui connaît bien la formation dijonnaise. De la fraîcheur, du rythme et de la complicité entre les quatre solistes, le chœur et l’orchestre — avec une mention spéciale pour la soprano Lise Viricel, voix séraphique issue des rangs d’Arsys, pénétrée par la grâce du Laudate dominum. Retenez son nom ! Un souvenir de plus pour ces Rencontres de Vézelay, qui annoncent pour leur prochaine édition au moins deux des trois soirées de 21h avec l’ensemble Pulcinella, dans La Résurrection et l’Ascension de Jésus de Carl Philipp Emanuel Bach, Aedes et Les Siècles dans le Requiem de Fauré. Par ailleurs, la Cité de la Voix entame une nouvelle résidence de deux ans avec le baryton Arnaud Marzorati et sa Clique des Lunaisiens (voir ici) – remarqués récemment pour son spectacle « Votez pour moi ! », à Paris (Bouffes du Nord), en juin dernier, et dont les Rencontres annoncent déjà en avant-première un spectacle autour du diable, mais pas avant minuit… à Vézelay.  
Franck Mallet
 
26 août, Saint-Père, église Notre-Dame et Vézelay, basilique Sainte-Marie-Madeleine  (Photo : Musica Nova©Valentine Poutignat)
Austère, Vézelay ? Sa basilique, ses sœurs tout de bleu vêtues et ses offices religieux trois fois par jour pourraient le laisser penser, mais les Rencontres musicales ont assorti leurs concerts officiels de manifestations « off » : animations qui investissent jardins, places et autres lieux exceptionnels comme celui des Fontaines salées, à Saint-Père sous Vézelay, site archéologique vieux de plus 4500 ans. Gros succès pour Garçons s’il vous plaît, trois « serveurs vocaux » a cappella, découverts sur internet par Nicolas Bucher (directeur de la Cité de la Voix) et aussitôt programmés à Asquins, Vézelay et Saint-Père. Drôles, spirituels et surtout excellents chanteurs, ils revisitent un vaste répertoire, de Trenet aux Jacksons 5. Il fallait les voir danser et jouer avec le public  dans une irrésistible version de I Want You Back, tube Motown des années soixante-dix ! 
Vendredi soir, le chef Loïc Pierre supervisait pour son chœur Mikrokosmos une chorégraphie tout aussi surprenante. Avec un choix d’œuvres des XXe et XXIe siècle – pour la plupart profanes – prises chez Meredith Monk, Poulenc, Peter Warlock, Veljo Tormis et Grieg, plus quelques autres moins connus, Mikrokosmos crée une « Nuit dévoilée » non pas tant sur scène qu’autour du public : derrière, sur les côtés ou de face. Mouvements tournants, effets de perspectives visuels et sonores et éclairages ad hoc : la basilique se prête à de multiples configurations pour restituer au mieux le souffle tellurique de l’Estonien Tormis (Laine veereb), le chant bucolique du Britannique Warlock (The full heart), la sensualité de Poulenc (extraits de Figure humaine) comme les joyeuses scansions de l’Américaine Monk – Plague, Jewish storyteller/Dance/Dream. Là encore, succès bien mérité pour les chanteurs aguerris de Mikrokosmos qui, grâce à leur mise en scène savante, plaçaient l’auditeur au cœur de la voix.
Franck Mallet
 
27 août, Vézelay, basilique Sainte-Marie-Madeleine. (Photo : Mikrokosmos©Valentine Poutignat)
 
Pour rejoindre Avallon, seconde étape des Rencontres musicales, on quitte les hauteurs de Vézelay pour longer le sous-bois en lacet qui borde la rivière, avant d’atteindre les remparts de la vieille ville menant à la collégiale Saint-Lazare, où Damien Guillon et son Banquet Céleste officient dans Pergolèse, Vivaldi et Bach.   
Elégance, simplicité et phrasé impeccable : le timbre de Damien Guillon est pur enchantement dans le Nisi Dominus RV. 608 de Vivaldi et le Psaume 51 BWV 1083 de Bach, chanté en duo avec la soprano Céline Scheen. Italie encore, puisqu’au cours de ces années 1740, doublant la partie vocale et enrichissant la basse continue de son psaume, Bach s’inspire du Stabat Mater de Pergolèse. Un programme qui, hormis le Salve Regina de Pergolèse ouvrant ce concert, reprend exactement celui de son récent CD (Glossa, 2016). Toujours aussi égal dans l’art des aigus les plus fins (Vivaldi !), le contre-ténor ajoute une émotion et une fragilité, là où parfois ses confrères se perdent en afféteries ; globalement plus nerveux mais tout aussi homogène, le Banquet Céleste voit son équipe très renouvelée, à l’exception de Kevin Manent-Navratil, qui jongle avec autant de dextérité entre le clavecin et l’orgue, et le luthiste André Henric. On apprécie la nouveauté de ce duo entraînant constitué des violonistes Joanna Husza et Marieke Bouche, que le contre-ténor et chef a associé à l’altiste Michel Renard, au violoncelliste Julien Barre et à la contrebassiste Élodie Peudepièce. Légère déception en revanche avec le soprano de Céline Scheen qui manque d’assise, malgré des aigus performants, d’où un Pergolèse un peu contrit, heureusement contrebalancé par l’intensité majestueuse des deux voix solo dans le Psaume 51, pour conclure ce récital « Bach & l’Italie ».            
Franck Mallet
 
 25 août, Avallon, collégiale Saint-Lazare (Photo, de gauche à droite : Céline Scheen, Damien Guillon et Élodie Peudepièce ©Adeline Lhermite)
 
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » : appliquée aux XVIIIème Rencontres musicales de Vézelay, cette fameuse formule du chimiste Lavoisier révélait plusieurs élixirs de choix, dont les Vêpres à la Vierge Marie de Philippe Hersant, arrangées pour chœur et orgue. Cette partition jubilatoire est en passe de devenir l’une de ses œuvres phares, au vu du nombre de ses reprises, depuis sa création à Notre-Dame (Paris), en 2013. Après Vézelay, le compositeur reprenait d’ailleurs le train pour assister à une exécution par les mêmes interprètes le surlendemain, au Puy-en-Velay !  Mathieu Romano, chef du chœur Aedes et son fondateur a souhaité partir en tournée avec cette partition, dont il apprécie la profondeur et cette référence au passé - les Vêpres de Monteverdi en particulier. Rejoints par Les petits chanteurs de Lyon (maîtrise refondée en 1974 par Thibaut Louppe, maître de chapelle de la cathédrale Saint-Jean Baptiste de Lyon), et l’organiste Louis-Noël Bestion de Camboulas, le chef d’orchestre et son ensemble bénéficiaient de l’acoustique exceptionnelle de la basilique. Sur une péroraison répétitive à l’orgue de flûtes et de piccolo avec basse obstinée (Toccata et invitatoire), l’œuvre transporte dès les premiers instants avec son allégresse primesautière. Le compositeur s’amuse des effets de profondeur entre les timbres inusités de l’orgue solo et la souplesse du chœur rompu aux répertoires anciens et contemporains. Plus encore que dans le CD réalisé à la suite de la création (Maîtrise de Notre-Dame, 2014 - voir ici), la maîtrise de Lyon apporte une densité et une présence saisissantes par la qualité de ses voix (Ave Maris Stella). On aurait aimé qu’un enregistrement préserve la jubilation grandiose de cette exécution mémorable, que Romano avait judicieusement fait précéder de chœurs signés Mendelssohn, Brahms, Reger et Bruckner – inspirés par la figure de la Vierge.     
Franck Mallet
 
24 août, Vézelay, basilique Sainte-Marie-Madeleine (Photo : Vézelay©Valentine Poutignat)
 
samedi 26 août 2017 à 01h45
Suite du marathon Sablé : orientalisme annoncé, mais surtout goûts réunis et musiques sans frontières. Dans l’église sans fioritures d’Auvers-Le-Hamon, Olga Pashchenko prend le relais du cycle Telemann avec les Fantaisies pour clavecin. Comme au pianoforte (CD chez Alpha – voir ici), l’élève surdouée d’Alexei Liubimov pratique la véhémence maîtrisée. Elle choisit parmi les trois fois douze pièces (deux séries « italiennes » – vif-lent-vif- encadrant une série « française » - lent-vif-lent) les plus étonnantes, voire les plus déroutantes : comme à la flûte (voir ici), fusion des genres et des cultures. A Brûlon (église Saint-Pierre et Saint-Paul, peinte à fresque), autre sorte d’austérité avec La Sultane par Christophe Rousset au clavecin et quatre membres des Talens Lyriques. Pas très orientale cette sonate en quatuor au ton dramatique de François Couperin, ainsi nommée en hommage à sa dédicataire la duchesse de Bourgogne, laquelle était apparue lors d’un bal costumée en sultane. Musique magnifique cependant, prolongée par L’Impériale (suite et sonade) où Corelli est salué au passage, et par la Suite d’un goût étranger de Marin Marais, où l’on défile sur la "Marche tartare", caresse l’"Arabesque" et se perd dans "Le Labyrinthe". Interprétation de grande classe (avec les violistes Atsushi Sakaï et Marion Martineau) dans des brumes viscontiennes commandées par le filmage pour Culturebox. Plus souriantes, Les Indes galantes de Rameau au Centre culturel de Sablé, grands débuts lyriques de la violoniste et désormais chef Stéphanie-Marie Degand avec son nouvel ensemble La Diane Française. Une version condensée de cet opéra-ballet dont le musicologue Benoît Dratwicki, lors d’une conférence aussi savante que souriante, a justifié la « géométrie variable » pratiquée tout au long de sa vie à éclipses. En fait une version de concert : presque plus un opéra, plus du tout un ballet, mais un plateau vocal sans faiblesse (formidables Mathias Vidal et Thomas Dolié), des personnalités fortes (la violoniste Alice Piérot, Violaine Cochard au continuo) tenues d’une main de fer à laquelle ne manque que le gant de velours dont le percussionniste Keyvan Chemirani donne une idée lors d’un final des « Sauvages » à faire danser les pierres.
François Lafon 

Festival de Sablé-sur-Sarthe, jusqu’au 27 août – La Sultane en replay sur Culturebox.fr - Les Indes galantes ultérieurement sur France Musique

vendredi 25 août 2017 à 02h16
Thème de l’année au festival baroque de Sablé-sur-Sarthe : l’orientalisme. Thème annexe : le 250ème anniversaire de la mort de Telemann. Héloïse Gaillard ouvre le ban avec les douze Fantaisies pour flûte solo, dans l’étonnante église Saint-Sulpice d’Avoise, romane et baroque à la fois, à l’acoustique propice (voûte en briques de bois), devant un superbe retable sculpté (et classé, insiste M. le Maire). Sur cinq instruments qui sont autant de voix - du sopranino au ténor - l’artiste arrache l’exercice à son austérité naturelle et déploie la large palette expressive et culturelle (toute l’Europe y passe) du grand rival de Bach. « Bon voyage » souhaite-t-elle en préambule : on aurait tort d’y voir de l’ironie. Le soir, à l’église Saint-Louis du Prytanée militaire de La Flèche, Bach lui-même avec la Messe en si mineur. Cadre imposant, digne de l’alpha et l’oméga de la musique, si ce n’est que le parti pris par le chef Itay Jedlin de donner le chef-d’œuvre dans la version minimaliste - et contestée - de Joshua Rifkin (une voix par partie, dix chanteurs, vingt-et-un instrumentistes) y fait hiatus. Mais la qualité des participants (le Concert étranger - beaucoup de Français tout de même), la flamme du maestro (le Masaaki Suzuki de demain ?) compensent le déficit sonore, réactivant le mystère de ce monument maintes fois repris et retouché, mobilisant les styles les plus inconciliables pour aboutir à un équilibre défiant l’analyse. D’orientalisme aujourd’hui, rien de plus que la "Grande suite rocaille" (en italien : rococo) proposé au Centre culturel de Sablé (moins propice au rêve) par le violoniste et chef Daniel Cuiller venu en voisin de Nantes avec son ensemble Stradivaria, trente ans tout juste. Bonne idée pour un anniversaire que ce pot-pourri : cérémonie turque (Lully, mais aussi Rebel – François et Jean-Féry –, et Francoeur), airs à la mode de Corrette (dont, bien-sûr, La Turque), Symphonie concertante du Chevalier de Saint-Georges (un Créole à la cour). Une leçon de style aux enchaînement facétieux, qui aurait gagné à être contextualisée, voire mise en scène. Boutade de Cuiller : « Sablé n’est pas encore La Folle Journée de Nantes, mais … ». Voire : cinq pleins jours baroques annuels, à qualité constante depuis 1978, qui dit mieux ? 
François Lafon

(Photo : Héloïse Gaillard © Festival de Sablé)

dimanche 13 août 2017 à 00h43
Festival de La Roque d’Anthéron, pile et face. Pile : activité de ruche dès le matin, master-classes publiques avec de jeunes ensembles, répétitions ouvertes des concerts du soir. Face : jauge pleine (deux mille deux cents sièges) pour la « Nuit du piano Chopin », autour des deux Concertos par l’Argentin Nelson Goerner, avec le jeune Lio Kuokman dirigeant le Sinfonia Varsovia. Double performance pour cet intellectuel du clavier au toucher magique. Le 1er Concerto commence savamment bridé : bel canto au piano, densité expressive alla Callas. Ce n’est qu’au final que sous ses allures de clergyman, Goerner s’enflamme, préfigurant, en seconde partie, un 2ème Concerto transcendant, culminant lui aussi dans un Allegro vivace final où l’orchestre, assez raide dans les interludes Mozart (Symphonie « Haffner », ouverture de Don Giovanni : pourquoi pas, mais aussi pourquoi ?) trouve enfin le galbe et le son nécessaires (superbe solo de cor). Bis inattendu : l’incroyable Etude pour la main gauche de Felix Blumenfeld (le professeur de Vladimir Horowitz), que Goerner transmue en expérience métaphysique. Aux antipodes stylistiques, mais pas si loin dans la finition et la concentration : Pierre Hantaï joue Bach et Haendel à l’abbaye de Silvacane. Foin des contraintes du temps : Hantaï explique, décrit, présente son clavecin (trois jeux), fustige les tousseurs (« un bruit de trompette, alors que l’instrument s’apparente à la voix humaine »), ajoute une petite suite de Haendel parce que « commencer par la 2ème Suite anglaise de Bach, ça ne va pas ». Il joue bien sûr comme un dieu, passant, au clavier comme en paroles, de la décontraction à l’intransigeance, avec la distance contrôlée du professeur auquel on ne tiendra pas tête. Ombre et lumière, soleil jouant sur les pierres du cloitre, juste image de ce festival créé et animé par René Martin (M. Folle Journée), événement international mais toujours rendez-vous de passionnés. 
François Lafon 

Festival de La Roque d’Anthéron, 12 août (Photo © Christophe Grémiot)

Doublé Chopin – Beethoven au festival de piano de La Roque d’Anthéron (37ème édition). « Chopin est d’autant plus méconnu que ses exécutants travaillent plus à le faire connaître », écrivait André Gide. Dans le cadre inspirant mais à l’acoustique traîtresse (le son sature vite) du cloître de l’abbaye de Silvacane, le jeune Israélien Iddo Bar-Shaï tente de saisir Chopin sous toutes ses faces, ravive les Mazurkas comme s’il les inventait, plie la 2ème Ballade à sa volonté dominatrice, pilote la Grande valse brillante op. 18 comme un bolide, pour retrouver ses marques en bis dans … Couperin, façon peut-être de rappeler – option très en cours en ce moment - que c’est dans cette filiation que réside le secret de cette musique. Le soir, sur la grande scène champêtre du parc du château de Florans, Lars Vogt dirige du clavier ses formidables musiciens du Royal Northern Sinfonia dans un programme Beethoven. Historiquement informés (cordes sans vibrato, tempos allants) mais sans dogmatisme ni maniérisme, son 2ème Concerto pour piano et – plus fort encore – le réputé insondable 4ème retrouvent la fraîcheur des premières fois. Une divine surprise annoncée en début de programme par une ouverture des Créatures de Prométhée tout en nerfs, et couronnée en bis par Vogt en solo dans l’Aria des Variations Goldberg de Bach, achevant de prouver que ce n’est jamais du trop que procède le mieux. D’ores et déjà, un des concerts de l’année. 
François Lafon

Festival de La Roque d’Anthéron, 11 août (Photo : Lars Vogt © Christophe Gremiot)
 
jeudi 20 juillet 2017 à 02h55
Nouveau Don Giovanni au festival d’Aix-en-Provence, mis en scène par Jean-François Sivadier. Pas facile de renouveler la donne après Peter Brook et Dmitri Tcherniakov, ses prédécesseurs sur la même scène de l’Archevêché. Deux pistes : La Traviata (avec Natalie Dessay - Archevêché encore - 2011) et le Dom Juan de Molière (Paris, Odéon - 2016), variations sur le moment où la répétition devient représentation, où les acteurs deviennent personnages, où les objets deviennent signifiants. Cette fois encore, le propos naît de l’apparente confusion : « Le plateau est un lieu proche de la mort où toutes les libertés sont possibles » rappelle le metteur en scène citant Jean Genet. C’est cette liberté, proclamée en lettres de sang sur le mur du fond (avec une croix en guise de « t ») qui fait l’originalité du spectacle. Elfe dansant au déhanchement mi-voyou mi-aristocrate, Philippe Sly est un Don Giovanni insaisissable au propre comme au figuré, bien loin du séducteur blasé de la tradition romantique. Un jumeau du Libertin de Stravinsky (voir ici), d'autant qu'esthétiquement les deux spectacles ne sont pas sans points communs. Autour de lui, tous courent et s’épuisent, jusqu’à une ultime danse, cette fois dans l’indifférence générale (déjà Peter Brook rendait - suprême châtiment – le Don invisible aux yeux de ses victimes). Quelques moments éclairants parmi d’autres moins inspirés : le duo « La ci darem la mano » vécu à distance - fantasme plus que travaux d’approche -, ou le « Mi tradi » d’Elvira découvrant Don Giovanni endormi dans les bras de sa servante. Jérémie Rhorer dirige dans le même esprit, très structuré sous des dehors  feu follet. Troupe jeune et juste, dominée par Julie Fuchs, Zerline perverse comme il le faut, et Nahuel Di Pierro, Leporello aux moyens impressionnants.
François Lafon 

Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, jusqu’au 21 juillet (Photo © Pascal Victor/Artcompress)

mercredi 19 juillet 2017 à 02h42
Dernière du Rake’s progress de Stravinsky au festival d’Aix-en-Provence. Un spectacle tiré au cordeau mais quelques illusions perdues. Du surdoué Simon McBurney, dont La Flûte enchantée a enchanté le festival en 2014 (reprise l’année prochaine), on attendait une relecture au laser. Sa boite à illusions est prometteuse, clin d’œil aux gravures moralisantes de William Hogarth qui ont inspiré cette cynique histoire : plateau immaculé comme une grande page blanche, projections idylliques d’abord, intrusives ensuite (smartphones, caméras de surveillance), accrocs lacérant la page à mesure que, guidé par son ombre diabolique, le Libertin perd son libre arbitre et souille son destin, pour finir ruiné et dément. Mais dans la boite, un frustrant premier degré, là où quelques-uns de ces prédécesseurs (Robert Altman, Peter Sellars, Olivier Py) ont jonglé brillamment avec le chaud-froid finement pervers de ce Stravinsky néoclassique pastichant l’opéra XVIIIème. Même l’idée – a priori détonante – de faire jouer par un contre-ténor la Femme à barbe que le Libertin accepte d’épouser, tombe à plat. La direction sans calcium du chef Eivind Gullberg Jensen, remplaçant Daniel Harding (blessé au poignet) à la tête de l’Orchestre de Paris, n’arrange rien, pas plus que le plateau, correct mais sans personnalité marquante, si ce n’est le baryton Kyle Ketelsen dans le rôle en or de Nick Shadow le diable.
François Lafon 

Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché (Photo © Patrick Berger/Artcompress)
mardi 18 juillet 2017 à 01h11
Au festival d’Aix-en-Provence, septième et avant-dernière représentation de Carmen dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov. Ovation finale mais pro et anti comme à la première. Comme d’habitude, Tcherniakov a décalé le cadre pour mieux cerner le sujet. L’opéra est là, intrigue et musique, mais devenu jeu de rôle thérapeutique, auquel se prête un cadre au bord de la rupture conjugale. Le jeu ira trop loin, laissera des victimes, et recommencera avec un autre cobaye, éternel reboot (réinitialisation) rappelant le film de David Fincher The Game. « Du truc », disent les anti, « un traitement de choc rendant au plus joué (et donc galvaudé) des opéras sa charge virale originelle », répliquent les pro. Tous ont raison, en partie du moins : manipulateur virtuose des codes et mythologies, Tcherniakov relit les œuvres du passé à la lumière des standards actuels. Le procédé est à la mode, le public se lasse, mais Tcherniakov a plus de talent que la plupart des autres, et encore une fois, cela fonctionne. Impressionnante cette descente aux enfers d’un Monsieur Tout le Monde écrasé par une société banalisante, glaçante cette remise à niveau (celui de la société actuelle) d’une œuvre, d’une histoire, d’un folklore considérés comme trésor national. Stéphanie d’Oustrac est formidable en séductrice pour rire (ou plutôt pour soigner) dépassée par les événements. Michael Fabiano, Don José-cobaye, Elsa Dreisig, épouse tentant le tout pour le tout (jusqu’à jouer … Micaela) ne sont pas moins crédibles, et Pablo Heras-Casado enflamme un Orchestre de Paris et un Chœur Aedes sur leur trente-et-un. Car - scandale pour les anti et ultime justification pour les pro - la musique elle aussi sort revivifiée de l’aventure. 
François Lafon

Festival d’Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, jusqu’au 20 juillet (Photo © Patrick Berger/Artcompress)

lundi 17 juillet 2017 à 02h08
Au festival d’Aix-En-Provence, Théâtre du Jeu de Paume : Erismena, suite de l’opération « Francesco Cavalli mérite d’être redécouvert », initiée en 2013 avec Elena. Aux commandes cette fois encore, Leonardo Garcia Alarcon, menant sa Cappella Mediterranea comme s’il improvisait cette musique somptueuse, moins cérébrale, plus immédiatement sensuelle que celle de Monteverdi, dont elle a pris la suite avant de tomber dans un relatif oubli. Aux commandes scéniques : Jean Bellorini, directeur du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et metteur en scène fêté, lequel s’est distingué ce printemps au festival de … Saint-Denis avec un Orfeo de Monteverdi où il faisait déjà équipe avec Alarcon. Un ensemble savamment discordant : aux courbes baroques entretenues par le chef s’oppose un univers hostile aux angles aigus, éclairé par un nuage d'ampoules qui claquent (est-ce volontaire?) et traversé par un cadre de fer portant et/ou écrasant les acteurs, ceux-ci vêtus (costumière : Macha Makeïeff) dans un style Emmaüs à l’antique, monty-pythonisant cette histoire d’après-guerre douloureux où passions contrariés, excès de testostérone, jalousies et travestissements achèvent de dérouter le spectateur. L’ensemble est sauvé par une troupe jeune et superbement chantante (la plupart anciens élèves de l’Académie du Festival), dont le metteur en scène, jouant sur les ambiguïtés (sexuelles, sociales) des personnages et soucieux de « laisser libre cours à la poésie pure, à l’essence même du chant », exalte la liberté et la fantaisie, induisant – au risque de tomber dans l’anachronisme facile - l’idée que ces Mèdes et Arméniens de convention sont plus proches de nous qu’il n’y paraît. 
François Lafon 

Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre du Jeu de Paume, jusqu’au 21 juillet. Tournée ultérieure, entre autres à Versailles et Saint-Denis (festival 2018) (Photo © Patrick Berger/Artcompress)

lundi 17 juillet 2017 à 02h12
Dernière représentation au Festival d’Aix-en-Provence de Pinocchio, musique de Philippe Boesmans, livret et mise en scène de Joël Pommerat d’après sa propre pièce (2008). Grand Théâtre de Provence bondé, public mélangé, beaucoup d’enfants. Le contraire pourtant de la version Walt Disney du conte de Carlo Collodi. Comme à son habitude (gros succès de sa Cendrillon, reprise ce printemps à Paris), Pommerat explore les zones d’ombre du conte de fées : entre « On ne plaisante pas avec la vérité » et « L’art ne peut changer la vie, mais il important de jouer à y croire », il met à nu l’enchantement sans pour autant désenchanter l’histoire emblématique du petit pantin de bois. Mais alors que dans Au Monde, leur première collaboration (Aix 2011), la musique banalisait le texte (et vice-versa), cette fois l’osmose se fait, peut-être parce que Boesmans s’est « lâché », qu’il manie avec une liberté (thème du festival 2017) qu’on ne lui connaissait pas le pastiche et le mélange des genres sans abdiquer sa rigueur d’écriture, et qu’aux images en noir et blanc, à la fois somptueuses et austères, de Pommerat, il apporte un supplément d’âme qui transcende l’ensemble. Flashes inoubliables que la Fée aux aigus stratosphériques, immense dans sa crinoline blanche, apprenant la vie des humains au petit pantin rebelle, et que la transformation de celui-ci en petit garçon de chair et d’os au terme du voyage initiatique dans le ventre du monstre marin. Souple direction d’Emilio Pomarico à la tête d’un somptueux Klangforum Wien, plateau de rêve mené par Stéphane Degout, aussi bon acteur qu’il est grand chanteur en directeur d’une troupe (métaphore de la compagnie Louis Brouillard de Pommerat ?) où chacun, Chloé Briot (le Pantin) et Marie-Eve Munger (la Fée) en tête, achève de conférer à ce Pinocchio le statut de pendant au jusqu’ici inapproché Enfant et les sortilèges de Ravel et Colette. 
François Lafon 

Festival Aix-en-Provence, Grand  Théâtre de Provence. Représentations ultérieures au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, à l’Opéra de Dijon et à l’Opéra de Bordeaux (Photo © Patrick Berger/Artcompress)
 
lundi 19 juin 2017 à 09h59
Au tournant de 1880 et 1881, Debussy âgé de dix-huit ans compose (pour piano à quatre mains) une symphonie en si mineur et l’envoie à Nadjada von Meck, l’égérie de Tchaikovski, qui l’a engagé comme pianiste-répétiteur. Retrouvé par hasard sept ans après la mort de Debussy, le finale de cette symphonie est orchestré en 2009 par le compositeur anglais Colin Matthews et créé la même année à Rotterdam sous la direction de Valery Gergiev : une curiosité d’un quart d’heure, offerte en hors-d’œuvre par Mikko Franck et le Philharmonique de Radio France lors de leur dernier concert de la saison. Avec son Concerto pour piano n°2 en sol mineur (1913), le plus puissant et le plus provocateur des cinq, Prokofiev se veut à vingt-deux ans enfant terrible de la musique, créateur de scandale. On ne connaît cependant que la version révisée de 1924, avec en son premier mouvement une gigantesque et redoutable cadence de soliste exigeant autant de force que de précision : Alexander Toradze impressionnant. A tout point de vue, sommet après l’entracte, avec la géniale Suite de Lemminkäinen de Sibelius. Dans le Kalevala, Lemminkäinen est Don Juan : séducteur, célèbre aussi pour sa bravoure. La version originale de la suite est de 1896, mais ses deux volets les plus  courts, dont le célèbre Cygne de Tuonela, sont connus par une révision de 1900. Quant aux deux plus longs, Sibelius n’autorisa leur diffusion dans le vaste monde que dans une version de 1939, de treize ans postérieure à son ultime grande partition, Tapiola. On entend - c’est fascinant - un matériau thématique de la fin du XIXème siècle enrichi par la concision et la maîtrise formelle du Sibelius de maturité. Mikko Franck et son orchestre très en situation, poussent la musique de l’avant, sans jamais se perdre en route, avec tout ce qu’il faut d’ampleur, de mystère et de sonorités rudes. Magnifique !
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 16 juin (Photo © DR)

vendredi 16 juin 2017 à 23h56
Aux Bouffes du Nord, suite et fin du festival Palazzetto Bru Zane : Véronique Gens chante français, travaux pratiques de luxe de la table ronde « Prononcer le chant français » (même lieu, en fin d’après-midi). Un programme rose et gris pour cette tragédienne maniant les styles – le grand et le moins grand - avec une simplicité bien personnelle et un sens discret de l'autodérision. Tout de suite, elle se jette à l’eau, mi-diva mi-meneuse de revue : « J’ai peur, j’ai peur, j’ai peur » (Varney : La Reine des Halles), « Je suis une femme accomplie » (Hervé : La Cosaque). Ainsi chauffée, elle passe au registre diseuse avec Duparc (superbe Invitation au Voyage), Dubois (Théodore), Chausson, Hahn : timbre fruité, éclats maîtrisés, légère monotonie. C’est après l’entracte, un changement de tenue (rouge après blanc et noir) et quelques Fauré (admirable Papillon et la fleur) qu’elle met la salle dans sa poche avec la collaboration d’Offenbach et La Fontaine (La Cigale et la Fourmi, Le Corbeau et le Renard) : voix glorieuse, diction savoureuse, annonçant, après Hahn de nouveau (« A Chloris » sans artifice), des Chemins de l’amour (Poulenc – Jean Anouilh) d’anthologie, et des bis (dont La Reine de Chypre d’Halévy, qu’elle vient de chanter au Théâtre des Champs-Elysées) achevant de mettre ses fans dans un état second, le tout en tandem avec la non moins pertinente  Susan Manoff au piano. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 16 juin (Photo © DR)

Aux Bouffes du Nord,  Festival Palazzetto Bru Zane, suite : Eh bien ! Dansez maintenant par Philippe Bianconi (piano). Trois parties pour rappeler que la France est le pays de la danse : « Autrefois » (le baroque, le gothique, les goût des revenants), « Ailleurs » (Italie, Canaries, et plus loin encore), « Autrement » (Valse, mais langoureuse, Mazurka, mais suédoise, etc.). Saint-Saëns en vedette (pour le piano aussi, il a beaucoup écrit) mais aussi Debussy (qui détestait Saint-Saëns) et Charles-Valentin Alkan (le Berlioz du piano), enfin honneur aux dames avec Cécile Chaminade (musique de salon, mais meublé avec goût) et Mel Bonis, grande oubliée qui avait abrégé son prénom (Mélanie), espérant être prise pour un homme par ces misogynes de programmateurs. Et surtout un Bianconi non pas inattendu (Debussy, Schumann : qui peut le plus …), mais donnant leurs chances à des pièces qui en deviennent essentielles : Bourrée et Gigue des Etudes pour la main gauche (Saint-Saëns), Marche funèbre, avec imitation de tambour voilé (Alkan), Barcarolle et Sarabande subtilement fauréennes (Bonis). Virtuosité transcendante, boîte de couleurs fournie, et – habituelle chez l’artiste – cette légère retenue ajoutant ici à l’indispensable sens de l’humour. Un concert enregistré par France Musique. A quand le CD (collection Palazzetto) ?
François Lafon
 
Bouffes du Nord, Paris, 1 juin (Photo © DR)
 
dimanche 11 juin 2017 à 20h19
Suite, aux Bouffes du Nord, du festival Palazzetto Bru Zane (voir ici) : Phèdre, de Jean-Baptiste Moyne, dit Lemoyne (1786). Une œuvre à la croisée des chemins : retour, cent ans après, aux fondamentaux louis-quatorziens - Racine, mais réécrit, la Comédie Française ayant fait interdire l’utilisation de l’original, glorification de la tragédie lyrique selon Lully et Rameau, mais passée par la « réforme » initiée par Gluck et la Querelle de Bouffons (livret de François-Benoît Hoffmann, futur librettiste de la Médée de Cherubini). Traitement malin, par Benoit Dratwicki, de ce long objet lyrique oublié dû à un compositeur qui ne l’est pas moins, conçu en son temps pour faire briller la diva Saint-Huberty : une réduction d’une heure et demie pour quatre chanteurs et dix instrumentistes. Non moins astucieux et cohérent le parti pris par le metteur en scène Marc Paquien de placer les musiciens comme les pièces d’un échiquier sur lequel les acteurs jouent leur vie. Plus de fiancée (Aricie) ni de précepteur (Théramène) pour Hippolyte, rien que les fureurs amoureuses de sa belle-mère Phèdre aiguillonnée par sa nourrice Oenone et celles, vengeresses, de son père Thésée. Maquillé d’or, vêtu à l’antique (très) revisité, le quatuor (Judith Van Wanroj, Diana Axentii, Enguerrand de Hys et Thomas Dolié, formidable Thésée) ressuscite la grande diction classique, si souvent mise à mal, secondé par Julien Chauvin - cinquième héros tragique - dirigeant, violon en main, son non moins excellent Concert de la Loge. 

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 11 juin. En différé sur France Musique le 27 juin à 20H. Reprise à l’Opéra de Reims le 10 novembre 2017 (Photo © Grégory Forestier)

Au Palais Garnier, nouvelle mise en scène signée Guillaume Gallienne de La Cenerentola de Rossini. De l’acteur et auteur de Les garçons et Guillaume, à table !, on redoutait un quelconque Les filles mais pas Cendrillon, à table ! Eh bien pas du tout. On chercherait même en vain, depuis la relecture injustement oubliée de Jean-Marie Villégier à la Monnaie de Bruxelles (1983), traitement plus juste de la mélancolie qui anime ce « dramma giocoso » (« drame joyeux », comme le Don Giovanni de Mozart) où la fée est remplacée par un philosophe, où le conte devient fable morale (« Le Triomphe de la bonté »). Le contraire, ou l’envers du spectacle célèbre signé Jean-Pierre Ponnelle repris sur cette même scène ces dernières années, mouvement perpétuel frénétiquement calqué sur la musique. Belles idées, comme ces femmes de tous âges en robes de mariées rêvant du Prince charmant, ou comme la rencontre de Cendrillon la déclassée avec un Prince boiteux – coup de foudre entre deux malheurs. Coup de maître aussi – réinjectant le fantastique dans l’histoire – que cette vision de la Fille de Cendres devenant Fille du feu dans une Naples en proie à l’orage (fameux épisode orchestral). Rien de lourd ni de démonstratif cependant, n’étaient des costumes peux seyants (la robe verte de Cendrillon au bal !) ou l’aspect menaçant des décor d’Eric Ruf, palais décatis couleur lave séchée. Dans la fosse, le chef Ottavio Dantone épouse finement ce ton « semiseria », au risque d’estomper les couleurs de l’impeccable Orchestre de l’Opéra. Chanteurs en majorité italianophones, dramatiquement bien dirigés mais vocalement inégaux, tels Teresa Iervolino, Cendrillon très jeune au timbre chaud face à Juan José De Léon, Prince à l’aigu facile mais à la vocalise hasardeuse, ou Alessio Arduini, valet « dans la tradition » (mais pas celle du spectacle), éclipsé par Roberto Tagliavini, aussi élégant que bien chantant dans le rôle clé du philosophe.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 13 juillet. En direct au cinéma le 20 juin à 19h30, et sur Culturebox le 22, diffusion ultérieure sur France 3 (Photo © Vincent Pontet / OnP)


A l’Opéra Comique : Le Timbre d’argent de Camille Saint-Saëns, dans le cadre du festival Palazzetto Bru Zane. Des treize opéras de Saint-Saëns, seul Samson et Dalila a survécu, mais celui-ci - le premier - a particulièrement joué de malchance : théâtres en faillite, promesses non-tenues, guerre de 1870, six versions oscillant entre grand opéra et opéra-comique, jusqu’à la dernière - retenue ici - créée à Bruxelles en 1914. Malchance, seulement ? Le cauchemar du peintre Conrad, à qui le Diable offre un timbre d’argent (c’est-à-dire une sonnette de table) dont chaque tintement exaucera ses désirs de richesse et d’amour mais qu’il paiera de la mort d’un proche, était un sujet dans l’air du temps, d’ailleurs signé Barbier et Carré, les librettistes des beaucoup moins oubliés Faust (Gounod) et Les Contes d’Hoffmann (Offenbach). Mais le jeune Saint-Saëns voulait casser les codes, croquer à fresque « la lutte d’une âme d’artiste contre les vulgarités de la vie », offrait le premier rôle féminin à une danseuse, donnait à l’orchestre une importance qui – « motifs de rappel » en tête – rappelait trop Wagner et la musique allemande aux oreilles nationalistes. Un siècle plus tard, la malchance s’explique autrement : intrigue pas très bien ficelée, musique faisant le grand écart entre grand style et opérette, dépourvue de tubes mémorables. Est-ce la mise en scène de Guillaume Vincent, pratiquant un réalisme poétique revisité, « machinant le théâtre » (comme dit le Diable) ? Outre Faust (le Diable et le pacte) et Les Contes d’Hoffmann (Le Diable et la Femme), on pense au Rake’s Progress de Stravinsky (Le Diable et l’argent) et même à Lulu de Berg (le Diable fait femme). François-Xavier Roth, avec ses Siècles et le Choeur Accentus, va dans le même sens, retrouvant le fantastique un peu éventé de l’ouvrage dans un scintillement de références et associations. Belle distribution (un disque/livre Palazzetto Bru Zane est annoncé) dominée par l’éclectique Tassis Christoyannis en démon qui sait s’amuser, mais où les dames qui n’ont pas grand-chose à chanter (excellentes Hélène Guilmette et Jodie Devos) l’emportent sur les deux ténors, qui - le premier surtout - ont beaucoup à faire, tandis que Raphaëlle Delaunay, danseuse à fort tempérament, joue davantage les aguicheuses que les femmes fatales. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 19 juin – En différé sur France Musique le 2 juillet (Photo © Pierre Grosbois)

A l’auditorium du musée d’Orsay, les Lauréats de la Fondation Royaumont, coachés par le ténor Ian Bostridge et le pianiste Sebastian Wibrew, célèbrent The Ceremony of innocence, mélodies de Benjamin Britten. Tout un univers - ou plutôt des univers, variés et polyglottes : cycles de combat (Our Hunting Fathers), d’exaltation (Les Illuminations de Rimbaud), d’amour (Sonnets de Michel-Ange), Cabaret Songs et Folksongs, hommages à Pouchkine et Hölderlin. Un corpus d’autant plus déroutant que la patte brittenienne, plus évidente dans ses opéras et ses œuvres de chambre, y est insidieuse, comme pour mieux surprendre l’auditeur, lui faire perdre ses repères, l’empêcher de fermer les yeux sur le scandale universel qui sous-tend toute son œuvre : la perte de l’innocence, la corruption des âmes enfantines. Pour les interprètes, un casse-tête formateur : Amelia Feuer, Américaine installée en France, technique sûre et expression franche, parvient presque à casser le vernis néoclassique du cycle On this Island ; Clément Debieuvre, voix blanche à l’anglaise dans la lignée de Peter Pears (« le » ténor brittenien) et de Bostridge, négocie au plus près les ruptures de ton de Winter Words (poèmes de Thomas Hardy évoquant, justement, l’enfance corrompue), tous deux coiffés au poteau par Eléonore Pancrazi (photo) beau timbre de mezzo et talent naturel de comédienne, chez elle dans le Britten (trompeusement) léger de Tit for Tat et des Cabaret Songs. Avec chacun d’eux, la pianiste Madoka Ito semble être une autre, qualité en l’occurrence très brittenienne. Un échantillon en tout cas du travail de ruche effectué toute l’année à Royaumont, et un avant-goût du festival copieux et luxueux qui justifiera, du 2 septembre au 8 octobre, le voyage jusqu’à cet eldorado culturel niché au plus secret du Val-d’Oise. 
François Lafon

Auditorium du Musée d’Orsay, Paris, 6 juin (Photo © DR)

dimanche 4 juin 2017 à 17h07
Créé il y a quinze ans « chez lui 2 », dans sa « maison de sons », à Paris (2002), le Dracula électro de Pierre Henry se voulait comme un « film sonore » sans images, mais guidé par des souvenirs des films d’épouvante, en particulier ceux de Terence Fisher et « le Nosferatu de Murnau, subjugué par la splendeur de son noir et blanc et le mystère de ses intertitres. » Fidèle partenaire du sculpteur de sons, le Théâtre de l’Athénée a eu la bonne idée de l’associer à ses artistes en résidence, Le Balcon et son chef Maxime Pascal, tous deux pratiquant le son amplifié. Puisque l’orchestre de la Tétralogie de Wagner avait été sur-vitaminé par Pierre Henry pour Dracula, pourquoi ne pas proposer une version mixant l’original de la bande électroacoustique et un orchestre live, d’une vingtaine de musiciens ? Adapté par Othman Louati (compositeur) et Augustin Muller (réalisateur informatique), voilà donc Dracula qui change de main, ou plutôt de peau. Les coups de ciseaux dans la mélodie wagnérienne, comme les multiples procédés de transformation et d’altération chers au compositeur, mixés au fantastique des bruits de la nature (orage, pluie, cris d’animaux), se parent d’un nouvel habit, grâce à cet orchestre qui, toutes ailes déployées, soulève une harmonie robuste, rehaussée de percussion, d’un violoncelle et d’un piano. Beaucoup de poésie du côté des vents, qui s’évertuent à faire chanter le leitmotiv wagnérien tant bousculé, tandis que le son concret renforce le mystère, avec ses cris d’épouvante issus du Grand-Guignol et sa cohorte de grincements sinistres. Une fois encore, Maxime Pascal, grand ordonnateur de cette messe sauvage, triomphe au pupitre du Balcon qui, en réunissant au sein de son collectif des artistes venus d’horizons divers, se situe dans la descendance des Catalans de La Fura dels Baus. Ni Wagner ni Pierre Henry n’étaient trahis ce soir-là, bien au contraire… mais délicieusement vampirisés. 
Franck Mallet
 
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris, 3 juin (Photo © Le Balcon)

Premier concert de la série « Musique de chambre » à l’Athénée par l’ensemble en résidence Le Balcon, portique d’entrée de la copieuse prochaine saison (cent-soixante-quatre levers de rideaux, onze créations, dont cinq spectacles musicaux, trois opéras et six concert) présentée et commentée par le directeur Patrice Martinet. Programme exigeant - Boulez et Messiaen - mais façon Balcon, c’est-à-dire « élitaire pour tous » (Antoine Vitez). Un voyage à rebours, commençant par l’abstrait Anthème II pour violon et électronique (1994), extension d’une pièce pour violon seul commandée à Boulez par le Concours Yehudi Menuhin. Performance de You-Jung Han (violon) et d’Augustin Muller (informatique), musique lyrique et cristalline, échos lointains et miroirs brisés, volées de notes et mélodies suspendues, stade ultime de la dynamique lancée cinquante-trois ans plus tôt par le Quatuor pour la fin du temps au stalag VIII-A de Görlitz où était détenu Messiaen, futur maître de Boulez. Pléthore d’images imaginée par le vidéaste Nieto pour cette œuvre à la fois singulière et fondatrice : vidéos sur tulles, vitraux et bandes dessinées, oiseaux et démons, habillant les très jeunes et formidables instrumentistes en chemise (de nuit, pour le rêve ? de grand-père, pour la guerre ?), embrasant les tutti durs et portant aux nues les solos tendres, jusqu’au kitsch assumé de l’agneau au cœur flamboyant accompagnant la « Louange à l’Immortalité de Jésus ». Salle pleine, ovation finale. Projet de fondation en vue pour éviter à l’Athénée, théâtre public depuis 1982 et creuset de création unique en son genre, de tomber un jour aux mains d’un investisseur privé. Un chantier prioritaire pour la nouvelle et très fêtée ministre de la Culture ? 
François Lafon

jeudi 18 mai 2017 à 00h18
A l’Athénée, suite (Phèdre) et fin (Ajax) de la Trilogie des éléments (un par semaine) selon Yannis Ritsos (poète), Enrico Bagnoli (metteur en scène) et Marianne Pousseur (interprète). Après Ismène (voir ici), spectacle fondateur, un  apparent assagissement : traitement musical de Marianne Pousseur elle-même, succédant à Georges Aperghis, grand spécialiste de la musicalisation textuelle (et de la textualisation musicale), environnement visuel tout aussi raffiné mais moins inventif. Véhémence égale cependant : dans la peau - ou en porte-parole - de Phèdre (le feu), et d’Ajax (l’air), l’interprète sollicite moins ses extraordinaires possibilités vocales, mais n’en transmet que mieux le génie de Ritsos, quotidien et mythique, victime des dictatures modernes (Metaxas, les Colonels) retrouvant du fond de sa prison l’inspiration des grands anciens. Superbe continuité aussi, le drame d’Ajax, héros de la force primaire distancé – une révolution dans l’histoire de la civilisation - par l’habileté d’Ulysse, rejoignant ceux, immémoriaux, d’Ismène et de Phèdre, télescopant temps mythiques et temps modernes en un raccourci virtuose. Belles interventions musicales enfin, rendant hommage à Aperghis autant qu’à Mikis Theodorakis - ami, inspirateur et compagnon politique de Ristos -, le tout mis en espace avec un soin tout ircamien. Orage homérique ce soir de première, transformant la cage de scène en instrument à percussion avec une remarquable justesse musicale : « La tragédie, c’est l’histoire de larmes », aimait à rappeler Antoine Vitez.
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 20 mai (Photo © DR)
jeudi 4 mai 2017 à 10h56
Au Théâtre de l’Athénée : Ismène, premier volet de la Trilogie des éléments, trois solos sur des textes de Yannis Ristos par la chanteuse-actrice-performeuse Marianne Pousseur (fille du compositeur Henri Pousseur), mise en scène par Enrico Bagnoli. Une histoire qui remonte loin, à la découverte en France de Ritsos (1909-1990), poète inspiré, engagé et emprisonné, par Antoine Vitez (Electre de Sophocle, « parenthèses » de Ristos – 1971). En 2008, c’est Georges Aperghis, collaborateur de longue date de Vitez et déjà auteur, pour Marianne Pousseur, d'une Clytemnestre (Dark Side - 2003), qui musicalise cette Ismène déjà vue à Paris en 1976 avec Judith Magre (sans musique, mais avec des « parenthèses » … d’Aragon). Aujourd’hui, l’objet est culte et a beaucoup tourné : dans un espace visuel et sonore à la fois bricolé et sophistiqué dû à Diederick de Cock et Guy Cassiers, Ismène, discrète fille d’Œdipe et sœur d’Antigone, a l’eau pour élément (le plateau est un bassin, source d’étonnants effets visuels). Statue nue et minérale, antique et pataugeante, parlant en français d’un timbre de miel et déployant en grec (un grec ancien et barbare, recomposé par Aperghis) ses incroyables ressources vocales, Marianne Pousseur incarne rien moins que la tragédie. Perte de repères garantie, vertige visuel et auditif : une manière d’approcher le mythe. Suite(s) de la Trilogie courant mai avec Phèdre (le feu) et Ajax (l’air), où Pousseur elle-même succède à Aperghis pour la musique.
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 6 mai. Phèdre du 10 au 13 mai, Ajax du 17 au 20 mai (Photo © DR)

Réouverture officielle de l’Opéra-Comique refait à neuf (mais à l’identique – voir ici) avec Alcione de Marin Marais (1706), dirigée Jordi Savall et mis en scène par Louise Moaty. Des symboles et des références : c’est à la salle Favart qu’avec Atys de Lully, la tragédie lyrique a retrouvé en 1987 un public et une raison d’être, vouant le lieu à un genre dans lequel on ne l’aurait pas attendu. Quant à Savall, qui a fait (re)découvrir Marais gambiste dans le film d’Alain Corneau Tous les matins du monde (1991), il ressuscite aujourd’hui son chef-d’œuvre lyrique, dont la dernière représentation scénique remontait à 1771. Alcione, perle d’un genre (déjà) en perte de vitesse avant que Rameau ne lui offre un été indien inespéré, est une merveille musicale, mais un piège théâtral. Surfant sur l’idée que c’est la scène de la tempête - mère de toutes les tempêtes opératiques à venir -  qui a assuré à l’ouvrage une lacunaire postérité, Louise Moaty (elle aussi un symbole, avec son compère Benjamin Lazar, de l’opéra baroque recréé/reconstitué) a imaginé un théâtre-cirque-bateau (les machinistes étaient traditionnellement d’anciens marins) en état d’apesanteur : on danse au sol mais aussi dans les airs, suspendu à des fils, des voiles, des mâts (chorégraphie de Raphaëlle Boitel, utilisant des circassiens dignes des plus grands music-halls). Un procédé qui va bien à cette histoire de fille du vent dont les charmes déchaînent les cœurs autant que les éléments. Experte à susciter la magie à partir d’artifices de théâtre, elle mêle savamment humanité et animalité, costumes vide-grenier et bric-à-brac étudié, mais elle est piégée par la longueur (plus de trois heures) et les longueurs de l’ouvrage, et en vient plus d’une fois à tourner en rond. A la tête d’un Concert des Nations discipliné, Savall déploie son énergie habituelle (différente de celle de Marc Minkowski dans son intégrale enregistrée – Erato), galvanisant une troupe - en particulier le trio de tête Lea Desandre - Marc Mauillon - Cyril Auvity - qui donne son maximum en seconde partie. A noter que le problème acoustique récurrent (l’orchestre sonne trop fort) de la salle a apparemment été résolu, impression à vérifier lorsqu’un ensemble « moderne » sera en fosse. 

François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 7 mai. Opéra Royal de Versailles les 8, 10 et 11 juin. Rencontre avec Jordi Savall et Louise Moaty le samedi 6 mai à 18h, dans le cadre de l’opération Tous à l’Opéra. En direct le 6 mai à 20h sur Mezzo Live HD (Photo © Vincent Pontet)

dimanche 23 avril 2017 à 02h33
Inauguration de la Seine musicale, « vaisseau amiral, sur l’île Seguin, de la culture en Hauts-de-Seine » (voir ici). Double salle, double programme, double public – classique et électro – le tout précédé, sur le parvis monumental dominé par un écran géant, des congratulations d’usage de l’équipe patronnée par Patrick Devedjian, président du conseil départemental. Beau point de vue extérieur – comme un paquebot surmonté d’une montgolfière de verre voguant vers la capitale ou s’en éloignant, selon les heures et l’éclairage -, vastes espaces intérieurs confrontant le bois et le béton, le verre et la mosaïque, auditorium à taille humaine aux murs couleur miel alvéolés façon ruche, où l’Insula Orchestra (en résidence permanente, comme son nom l’indique) et son chef Laurence Equilbey donnent un curieux programme lyrico-symphonico-choral sans doute destiné à mettre en valeur les qualités acoustiques (réelles) et technologiques du lieu : extraits de La Finta Giardiniera de Mozart et du Freischütz de Weber, Fantaisie chorale de Beethoven, transcendés par le chœurs Accentus, un quatuor soliste de luxe (Sandrine Piau, Stanislas de Barbeyrac…) et un Bertrand Chamayou royal sur un magnifique Pleyel d’époque, reliés par les interventions façon Césars de l’acteur (beaucoup) vu à la télé dans les publicités Renault (clin d’œil à l’ancienne vocation de l’île), et illustrés par des projections-variations sur des thèmes consensuels. Impressionnant aussi le grand auditorium de béton et métal bondé, saturé des rythmes cataclysmiques de The Avener, le DJ-producteur-remixer du moment. Un pari en tout cas que cette Seine musicale, pendant en même temps qu’opposé – géographique, économique et artistique - de la Philharmonie de Paris, jouant la mixité privé/public, lieu de création continue et obligatoire garage à stars, à la fois isolé et cœur d’une zone ouest délaissée par les grands travaux officiels. Un phare donc, dans l’actuel contexte politico-culturel.  
François Lafon

Seine musicale, Boulogne-Billancourt, 22 avril (Photo © DR)

mardi 18 avril 2017 à 21h55
La 21ème édition du Festival de Pâques de Deauville fut l’occasion pour Le Balcon, ensemble de musiciens réunis sous la houlette de l’impétueux Maxime Pascal, de revenir sur les planches normandes pour y étrenner en ouverture du festival son dernier succès, une version revisitée de la Symphonie fantastique de Berlioz  – déjà présentée un peu partout et désormais honorée d’un enregistrement (voir ici). La soprano Julie Fuchs s’était jointe au Balcon en première partie de ce concert, avec un programme d’airs arrangés par Arthur Lavandier, jeune compositeur (Le Premier meurtre, à Lille, en 2016) associé à l’orchestre. Optant pour un style salonard, Nuit d’étoiles d’un Debussy de 18 ans peut encore séduire, d’autant plus paré du timbre frais et juvénile de la chanteuse, en revanche Alcina de Haendel (l’air Credete al mio dolore) avec cordes, piano et guitare fuzz ressemble à un Adagio de Barber trempé dans la mélasse, tandis que l’intensité morbide de Ich bin der Welt abhanden gekommen de Mahler (Rückert Lieder) est un contresens absolu, ravaudé ainsi en mélodie douceâtre… Heureusement, et même si Lavandier est loin du génie orchestrateur de Berlioz, sa « libre adaptation » pour orchestre de chambre de la Fantastique, qui bénéficiait en outre du concours de l’Orchestre d’harmonie Lisieux-Pays d’Auge, se révélait une nouvelle fois un délice, aussi chamarrée qu’incongrue. Bruits d’orage, cor des Alpes, orgue intempestif, chahut des vents, échappées jazzy et harmonie dissipée surgissant parmi le public et descendant sur scène pour le final Songe d’une nuit de sabbat : une diablerie potache dirigée par un Maxime Pascal aux gestes outrés – bien dans l’esprit des caricatures singeant à l’époque le Berlioz chef d’orchestre. 
Rupture complète le lendemain après-midi, avec un concert entièrement dévolu à Ligeti, figure marquante du XXème siècle. Avec l’Étude polyphonique pour piano à quatre mains, la Sonatine également à quatre mains par Jonas Vitaud et Guillaume Vincent, et les Six bagatelles pour quintette à vent par l’Ensemble Ouranos, c’est la jeunesse bartokienne et stravinskienne qui est tout d’abord à l’honneur, avec ses pirouettes, ses imitations en clins d’œil et son humour. Tandis qu’avec Métamorphoses nocturnes, premier quatuor à cordes de 1954, se dessine le vrai Ligeti : intransigeant et excessif, qui transforme et décortique la danse et le chant populaire pour en faire un hymne brûlant, qui électrise les cordes et jongle avec les timbres les plus rares – ceux concis et affirmés de l’exceptionnel Quatuor Hermès. 
Le soir, interprétation tout aussi magistrale du 2ème Quintette pour piano et cordes de Fauré par le pianiste Guillaume Bellom, d’une sonorité angélique (3ème mouvement Poco Adagio !), l’alto capiteux de Lise Berthaud (1er mouvement !) et le violoncelle si mélodieux de François Salque (Allegro final !), en totale harmonie avec les non moins éloquents Pierre Fouchenneret et Guillaume Chilemme aux violons. Où entend-t-on en France un concentré de chambristes d’une telle qualité - sinon à Deauville ?                   
Franck Mallet
 
Festival de Pâques de Deauville, jusqu’au 30 avril (Photo : Fouchenneret-Chilemme-Salque-Berthaud-Bellom © Claude Doaré)
 
lundi 17 avril 2017 à 17h19
Les Troyens  est un drame lyrique en deux parties - « La prise de Troie » et « Les Troyens à Carthage » - d’Hector Berlioz sur un livret du compositeur d’après Virgile, créé partiellement à Paris en 1863, intégralement à Karlsruhe en 1890, à titre posthume et en deux soirées. La création intégrale en une seule soirée n’interviendra qu’en 1957, à Londres. « La prise de Troie » (actes I et II) relate les derniers moments de la cité assiégée depuis dix ans par les Grecs, « Les Troyens à Carthage » (actes III à V) les amours de Didon et d’Enée en route vers l’Italie. La durée  de l’ouvrage  (plus de quatre heures) et l’ampleur de ses effectifs ont nui à sa diffusion, alors que Berlioz s’y manifeste à son sommet. L’Orchestre philharmonique et le Chœur philharmonique de Strasbourg, les Chœurs de l’Opéra National du Rhin et les Chœurs de l’Opéra d’Etat de Bade viennent d’en donner une splendide exécution de concert (enregistrement à paraître chez Erato). Parmi les très nombreux rôles solistes, trois se détachent absolument : dans la première partie celui de la prophétesse Cassandre, que personne ne croit (la contralto Marie-Nicole Lemieux), dans la seconde ceux de la reine de Carthage (la  mezzo-soprano Joyce DiDonato) et du héros à l’origine de la fondation de Rome (le ténor Michael Spyres). Il serait hors de propos de vanter ici, encore moins de jauger, les mérites de chaque chanteur : l’essentiel est ailleurs. Grâce aux uns et aux autres, sans oublier John Nelson à la tête de l’ensemble, et notamment des chœurs, Berlioz est apparu dans toute sa splendeur et dans toute sa diversité, dans sa synthèse du monumental  et de l’intime, du décoratif (les ballets) et du solennel, du symphonique - quel traitement de l’orchestre ! - et du théâtral. En voulant avec Les Troyens « shakespeariser » Virgile, il produisit un chef-d’œuvre bien de son temps mais apparaissant, tant par son livret que par sa musique, comme la dernière en date des grandes tragédies lyriques à la française.
Marc Vignal
 
Palais de la Musique et des Congrès, Strasbourg, 15 avril (Photo © Gregory Massat)

A l’Opéra de Paris – Bastille : La Fille de neige (en VO : Snegourotchka) de Rimski-Korsakov, mis en scène par Dmitri Tcherniakov. Un long et riche « conte de printemps » (rien à voir avec le cinéma d’Eric Rohmer, quoique…) inspiré d’une pièce d’Alexandre Ostrovski (le « Molière russe ») parée à sa création d’une musique de … Tchaïkovski. Un défi scénique que ce folklore slave, où l’on voit dans une Russie champêtre et archaïque la fille du Vieil Hiver et de la Fée Printemps fondre sous les rayons du soleil d’été parce qu’elle a voulu connaître les feux de l’amour. Fidèle à son habitude (notamment rimskienne avec Kitège  - en DVD Opus Arte - et La Fiancée du tsar), Tcherniakov explique dans le programme que « s’il y a de l’amour, il n’y a pas de trahison », et transpose la fable dans un actuel phalanstère - entre zadistes et Amish – où l’on recherche la pureté des origines, et où la petite Fille de neige mourra d’avoir voulu partager l’ « utopie communautaire » (titre d’un essai de Bernard Lacroix), le tout mis en abyme dans un prologue contemporain, où ledit phalanstère est annoncé comme un jeu de rôles "à l'ancienne". Passée la belle image à rideau ouvert - avant même que le spectacle commence – des petites maisons dans la grande clairière, la célébration de ce rituel de renaissance printanière assez étranger au climat océanique tempéré qui est le nôtre manque de magie et met du temps à démarrer, même si l’on admire le génie d’orchestrateur de Rimski-Korsakov, sa façon d’utiliser le leitmotiv sans imiter Wagner et de réinventer un folklore ancien paré de tout le confort moderne. On est récompensé après l’entracte, où Rimski se rapproche de son ami Moussorgski et annonce son disciple Stravinsky (hymne final sur un rythme à onze temps : Le Sacre du printemps, déjà…), où la forêt selon Tcherniakov devient mouvante et mystérieuse, où la Fée Printemps, lors d’une scène magnifique, transmet le don d’aimer à sa fille Snegourotchka. Chœurs et Orchestre en grande forme sous la direction un peu trop sage du jeune Michaïl Tatarnikov, distribution étonnante où le public de l’Opéra retrouve l’Elsa de Lohengrin (Martina Serafin) et le Moïse de Schönberg (Thomas Johannes Meyer) plus russes que nature autour de la nouvelle star tatarstane Aida Garifullina, voix superbe et physique juvénile.
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 3 mai. En direct au cinéma et sur Arte Concert le 25 avril à 19h. En différé sur France Musique le 14 mai à 20h (Photo © Elisa Haberer/Opéra de Paris)

Des Knaben Wunderhorn (Le cor merveilleux de l’enfant) est un recueil de poésies et de chants populaires plus ou moins authentiques publié en 1805, au moment des guerres napoléoniennes, alors que l’Allemagne explore son passé, avec une dédicace à Goethe. Plusieurs compositeurs mettront ces textes en musique, le plus important étant Gustav Mahler : vingt-quatre en tout, dont douze avec orchestre composés de 1892 à 1901 et portant  le titre global de Wunderhorn Lieder. L’univers du Wunderhorn ne peut que fasciner Mahler : légendes du Moyen Age, visions de Paradis, échos douloureux, inhumains, fantastiques, de la guerre de Trente Ans, mêlant damnés et réprouvés, paysans et soldats parfois déserteurs. Les plus impressionnants parmi les Wunderhorn Lieder sont les « militaires ». La mezzo-soprano russe Ekaterina Gubanova et le baryton Dietrich Henschel viennent d’en chanter dix d’un seul coup, une rareté, avec le Philharmonique de Radio France dirigé par Eliahu Inbal, grand connaisseur : elle, portant toute la misère du monde dans Das irdische Leben (La vie sur terre), où un enfant affamé meurt pour avoir attendu que le pain soit semé, récolté, moulu, cuit ; lui, criant sa démence dans Der Schildwache Nachtlied (Chant nocturne de la sentinelle), où un soldat de garde perd la raison pour avoir trop  pensé à  sa bien-aimée, ou dans Revelge (Réveil), défilé de fantômes après la bataille. Après l’entracte, la Symphonie n°4 « Romantique » de Bruckner poursuit sur cette lancée. Eliahu Inbal en souligne la rudesse, avec des sonorités souvent de granit, et met bien en évidence son architecture, y compris dans le périlleux finale.
Marc Vignal
 
Philharmonie de Paris, 7 avril (Photo : Ekaterina Gubanova © DR)

Deux fois Pierrot lunaire de Schönberg : adaptation scénique au théâtre de l’Athénée, version de concert aux Bouffes du Nord (dans le cadre de La Belle Saison – vingt lieux en France et à l’étranger). Deux œuvres différentes, presque. A l’Athénée, les trois fois sept mélodrames (1912) pour voix, piano, flûte, clarinette, violon et violoncelle sur des poèmes (traduits en allemand) du symboliste belge Albert Giraud se doublent d’une action japonaise réglée par Jean-Philippe Desrousseaux : marionnettes traditionnelles de théâtre bunraku sur fond de Lune immense, ensemble instrumental surélevé (Musica Nigella) dirigé par Takenori Nemoto (en kimono), interprétation musicale plus conte oriental que cabaret berlinois, mélodie parlée (Sprechmelodie) strictement schönbergienne mais assez legato de la mezzo Marie Lenormand. Une atmosphère onirique un peu compromise par un certain … manque de legato dans le maniement des marionnettes et des accessoires (ombrelle, éventails), et préparée, sans solution de continuité, par une exécution élégamment illustrée de calligraphie-vidéo des Quatorze façons de décrire la pluie, musique de film (de Joris Ivens), composée en 1941 par Hanns Eisler en hommage à son maître Schönberg.
Aux Bouffes, tout le contraire : première partie Schubert (Rondo brillant) / Brahms (1er Trio avec piano), comme un « avant » dont Pierrot lunaire sera l’« après » radical : exacerbation des rythmes et des timbres, narration plus « Sprech » que « melodie » de Marion Tassou – l’autre schönbergienne Française que les directeurs se disputent. Atmosphère militante, expressionnisme virtuose de l’ensemble dirigé du piano par Jean-François Heisser, où se distinguent le violoncelliste Victor Julien-Laferrière (déjà remarquable dans Brahms) et la flûtiste Kaisa Kortelainen. A venir (web-série et concert) sur le site la-belle-saison.com. Version Athénée jusqu’au 31 mars, pas d’enregistrement prévu, donc pas de confrontation a posteriori des deux options. Dommage : à qualité égale…
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 31 mars (Photo © DR)
jeudi 23 mars 2017 à 15h37
Du quatrième grand ouvrage de Rameau pour le théâtre, Les Fêtes d’Hébé (1739), il est   plus rarement question que des trois précédents, Hippolyte et Aricie (1733), Les Indes Galantes (1735) et Castor et Pollux (1737) : aucune audition intégrale à Paris entre 1770 et ces jours-ci, ni à la scène ni même au concert. Il s’agit d’un opéra-ballet, comme Les Indes Galantes. Dans le prologue, Hébé quitte l’Olympe, lasse des assiduités de ses habitants. Elle se rend sur les bords de la Seine et arbitre en trois entrées (avec intrigues amoureuses et interventions divines) entre trois formes d’art : la Poésie, la Musique et enfin la Danse. Spectacle très européen : l’Opéra national de Paris en coproduction avec le Centre de musique baroque de Versailles et en partenariat avec le Royal College of Music de Londres (le chef Jonathan Williams et l’orchestre). Surtout, spectacle très mémorable, faisant constamment et intelligemment appel au visuel,  voire au gestuel au millimètre près : danseurs presque toujours en action, sans pour autant empiéter sur les chanteurs (tous en résidence à l’Académie de l’Opéra de Paris), chœur partie  intégrante de la chorégraphie, en se déplaçant, en se divisant  et/ou par des mouvements de tête ou de mains. Spectacle à la fois sobre et dense, qu’on peut qualifier de « total », au meilleur sens du terme et grâce en particulier au chorégraphe / metteur en scène Thomas Lebrun. Reste l’essentiel : Les Fêtes d’Hébé déborde de musique. Haut degré d’émotion pour l’œil, l’oreille et l’esprit avec la succession, dans la troisième entrée, de la lancinante et géniale loure grave, du célèbre tambourin et du chœur à allure de musette « Suivez les lois qu’Amour vient vous dicter lui-même ».
Marc Vignal
 
Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, 22 mars (et les 23 et 25) (Photo © DR)

A l’Opéra de Dijon (Auditorium) : La Flûte enchantée de Mozart dirigé par Christophe Rousset et mis en scène par David Lescot. Enchantée n’est pas vraiment le terme, Lescot – comme il l’avait fait avec Il Mondo della Luna de Haydn (voir ici) – substituant aux thématiques originelles (théâtre de tréteaux et rituel maçonnique) un bain contemporain qu’il tient pour révélateur. Une idée qui préside à la plupart des présentations actuelles de l’ouvrage, le merveilleux de carton-pâte avec lequel Ingmar Bergman avait jonglé dans son film ayant depuis longtemps fait long feu. Sa Flûte est post-nucléaire (le soleil a tout brûlé), post-écologique (les sacs poubelles ont gagné), post-libérale (les Initiés ont trouvé refuge dans un supermarché dévasté). Il a tout de même voulu rationnaliser la fable en nous expliquant (il n’est pas le premier) que Pamina était la fille (désirée) et (plus rare) Papageno le fils (accidentel) de Sarastro et de la Reine de la Nuit, sans pourtant aller jusqu’à réécrire le livret, comme l’a fait Wajdi Mouawad à Lyon avec L’Enlèvement au sérail (voir ici). On assiste donc - compte-tenu des références à Malevil ou à Soleil vert - à une Flûte enchantée orientée (sans jeu de mots) mais pas si déroutante, où l’on échappe aux habituelles facéties viennoises de Papageno, mais non aux défilés des prêtres, fussent-ils vêtus de déchets recyclés (costumes imaginatifs de Mariane Delayre). Plateau soigné, dominée par le ténor Julian Prégardien, digne fils du grand Christoph : des voix jeunes, à ne pas comparer avec les stars du passé, mais judicieusement coachées par Rousset, lequel parvient, à la tête de ses Talens Lyriques (vingt-cinq ans cette année) en grande forme, à faire pétiller la musique sans contredire l’inquiétant propos du spectacle. 
François Lafon

Opéra de Dijon - Auditorium, jusqu’au 25 mars. En version de concert à la Philharmonie de Paris le 3 avril
(Photo © Gilles Abegg/Opéra de Dijon)

Anniversaires obligent, outre les 450 ans de la naissance de Monteverdi, le Concerto Soave, cofondé à Marseille par le claveciniste Jean-Marc Aymes et la soprano Maria Cristina Kiehr, fête, lui, plus modestement, ses 25 ans, à l’occasion de la nouvelle édition de « son » festival Mars en Baroque. Cette année, les artistes invités sont moins nombreux (Musicatreize, le récitant Benjamin Lazar et le compositeur Zad Moultaka), au profit de l’ensemble, très sollicité. Rappelant la place particulière des bals et des fêtes en Italie jusqu’à la Renaissance, Aymes justifiait ainsi le spectacle « Corpi Ingrati » pour sa première collaboration avec le Ballet national de Marseille (BNM). Des œuvres chorégraphiques de Monteverdi, musicien pour la cour, comme ce Ballo di Tirsi e Clori  donné en première partie, combiné au Ballo Volgendo il Ciel et un pasamezzo (instrumental) de Biagio Marini.
En seconde partie - double signature chorégraphique d’Emilio Greco et Pieter C. Scholten (équipe directrice du BNM depuis 2014) -, Il Ballo delle Ingrate, le plus célèbre ballet de Monteverdi, connaît une actualisation farouche… à un mois de la présidentielle française. Ces Ingrates, châtiées pour avoir refusé de se soumettre aux dictats masculins dans l’original du livret de Rinuccini, devient dans le regard convergent du chorégraphe et du metteur en scène un manifeste contre l’oppression. Tout en respectant les indications scéniques du XVIIème siècle (bouche des Enfers, vêtement des Âmes Ingrates couleur cendre, gestes de lamentation, etc.), ils enrichissent l’espace sonore de fragments de discours des candidats à la présidence, et confient aux (très) jeunes danseurs des pancartes couvertes des habituels slogans creux délivrés en de telles circonstances. « C’est violent, mais cohérent », explique une spectatrice enthousiaste à ses amis, au sortir du spectacle. Chahutés, certainement… Mais l’art de Monteverdi aura toujours plus de sens que la banale harangue politique – et ces « Corpi Ingrati » valent surtout pour les audaces expressives de partitions restituées avec panache par Maria Cristina Kiehr et Anne Magouët (sopranos), Pascal Bertin (contreténor), Renaud Delaigue (basse) et Lluis Vilamajo (ténor), sous la férule d’un chef, organiste et claveciniste à son affaire. Restent le mouvement et les gestes des quatre danseurs du BNM, dont l’intensité fusionne avec la virulence du stilo recitativo du chant monteverdien.        
Franck Mallet
 
Ballet national, Marseille, 12 mars. Festival Mars en Baroque jusqu’au 31 mars : www.marsenbaroque.com

(Photo © François Guery)

A l’Athénée, La petite Renarde rusée de Janacek en version de chambre, mise en scène par Louise Moaty et dirigée par Laurent Cuniot avec le Jeune Chœur de Paris et l’ensemble TM+. Une production ARCAL (Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical) créée début 2016 à Nanterre et précédée d’une flatteuse réputation. Une gageure toujours que cet opéra animalier, hymne panthéiste et conte faussement naïf inspiré d’une bande dessinée parue en feuilleton dans un journal quotidien, où les humains ne sont pas de fins renards et où les renards sont plus fins que les humains. Fascinée par les machines à créer l’illusion (voir ici), Louise Moaty transforme la scène en cabinet des mirages : chanteurs filmés en direct, incrustations sur écran, marionnettes et figures découpées, participation du public devenu foule de regards brillant dans la forêt. Un jeu virtuose, à la fois enfantin et philosophique, plus fidèle au propos de Janacek que bien des mises en scène maniant l’anthropomorphisme à sens unique. Une atmosphère justifiée aussi par l’habile réduction pour seize musiciens de Jonathan Dove, plus rugueuse, plus tréteaux que la grande version orchestrale. Troupe enthousiaste et homogène - chanteurs, instrumentistes, choristes, techniciens, manipulateurs - belle présence de la Japonaise Noriko Urata en petite renarde. Quatre représentations à Paris seulement, unique rattrapage à Argenteuil le 26 mars. Comment croire qu’un tel spectacle n’aura été donné qu’une quinzaine de fois ? 

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 19 mars. Le Figuier blanc, Argenteuil, 26 mars
 
Lancement du programme "créations inspirées par la littérature française" à l’Opéra de Paris : Trompe-la-Mort de Luca Francesconi (livret et musique) d’après Balzac. Un méchant d’opéra tout trouvé et pourtant oublié par les compositeurs que ce Trompe-la-Mort, de son vrai nom Jacques Collin, bagnard évadé devenu chef de la police après avoir trompé son monde d’un roman à l’autre de la Comédie humaine sous les traits de Vautrin, Carlos Herrera ou M. de Saint-Estève. Pas question bien sûr de tenter un digest des aventures récurrentes du personnage, ni de s’inspirer de la pièce de Balzac Vautrin (interdite parce que Frédérick Lemaître s’y était fait la tête … du roi). Avec le metteur en scène belge Guy Cassiers, grand amateur de défis théâtro-littéraires (Proust, Littell), Francesconi s’est plutôt intéressé à « celui qui scrute les failles de notre société et dans les yeux duquel nous pouvons voir ses dysfonctionnements », prenant comme fil conducteur la cynique leçon de vie donnée par le faux abbé Herrera à Lucien de Rubempré au dernier chapitre d’Illusions perdues, et articulant l’intrigue autour du « vertige identitaire » impliqué par cette relation de maître (amoureux) à élève (insuffisant mais jeune et beau). Idée mode mais pertinente : c’est le Palais Garnier éclaté des dessous aux toits - cabinet des mirages façon musée Grévin (formidable travail vidéo) - qui structure les quatre niveaux dramatiques et musicaux (vie sociale, rapports intimes, voyage initiatique, force obscure) de cette œuvre où « ce que l’on voit n’est jamais ce que l’on voit » (on pense, là, au Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell). Il en résulte un spectacle esthétiquement virtuose et intellectuellement imparable, habillant sur mesures une musique très riche orchestralement mais plus convenue dans le traitement (syllabique) du texte, jusqu’au grand climax final, où s’incarne enfin ce Trompe-la-Mort donné jusque-là comme le grand ordonnateur en creux d’une comédie (humaine) où se dessine une galerie de silhouettes (la courtisane Esther, le banquier Nucingen, l’ambitieux Rastignac) comme découpées dans du carton, sans doute parce que, selon Balzac lui-même, « La raillerie est toute la littérature des sociétés expirantes ». Relève francophone de luxe (Julie Fuchs, Cyrille Dubois, Béatrice Uria-Monzon) autour du formidable Laurent Naouri (Trompe-la-Mort, etc.), orchestre de l’Opéra des grands jours dirigé au millimètre par Susanna Mälkki. 

François Lafon

Opéra National de Paris – Garnier, jusqu’au 5 avril. En différé sur France Musique le 31 mai (Photo © Elena Bauer/OnP)

En coproduction avec les opéras de Lyon et Versailles, ce Couronnement de Poppée, initialement mis en scène par Klaus Michael Grüber, au Festival d’Aix-en-Provence, en 1999, revenait dans la salle « Art nouveau » de l’Opéra de Vichy (de 1300 places, soit 200 de plus qu’à Lyon), adapté par Ellen Hammer, ancienne collaboratrice de l’homme de spectacle à la Schaubühne de Berlin, jusqu’à sa disparition, en 2008. Architecture « romaine » stylisée et grands cyprès : un décor sans âge – imaginé par Gilles Aillaud et recréé par Bernard Michel, peintre – autant inspiré par les fresques de la Renaissance que par les géométries trompeuses de Giorgio de Chirico, qui pose un cadre idéal, d’une simplicité hiératique, aux jeux de l’amour et du pouvoir qui vont se déchaîner. Pour son ultime ouvrage, le « vieux » Monteverdi (75 ans) installe un nouveau genre lyrique, qui va perdurer pendant plus de trois siècles d’opéra. Après un Prologue où trois divinités se disputent, les dieux disparaissent au profit de personnages historiques : Poppée, Néron, Octavie, Sénèque et Lucain, à l’instigation du librettiste, le libertin Busenello. Initiée par Lyon pour son "Festival Mémoires", cette reprise du Couronnement a été confiée aux Solistes du Studio de l’Opéra, sous la direction du ténor Jean-Paul Fouchécourt – qui, aux côtés d’Anne Sofie von Otter, avait été justement l’interprète de cette production de Gruber… À coup sûr, c’est lui qu’il faudrait couronner, tant son choix des solistes – jeunes, très jeunes – investit avec pertinence la musique du Vénitien. Le couple Néron / Poppée domine, d’abord avec Laura Zigmantaite (photo), d’origine lituanienne, Néron hyper expressif, qui en impose, pour, sauf erreur, sa première apparition en France – un nom à retenir. Ensuite, la Poppée souveraine de Josefine Göhmann, soprano à la voix fruitée, pour la première fois également sur une scène française (duo final d'anthologie avec ces deux-là !), en alternance avec Émilie Rose Bry pour le rôle de Drusilla, venue elle du CNIPAL de Marseille, et déjà apparue en Poppée avec l’ensemble Matheus de Jean-Christophe Spinosi. Dans celui d’Ottone, la mezzo Aline Kostrewa trouve ses marques seulement au deuxième acte, en revanche on apprécie modérément le jeu du ténor André Gass, qui tire trop son rôle, certes bouffe, de la nourrice Analta, du côté d’un personnage excessif à la Pedro Almodovar, alors qu’il suffit d’y glisser une pointe d’ironie napolitaine… Avec de belles sonorités, Sébastien d’Hérin et ses Nouveaux Caractères est néanmoins en deçà de ce que l’on peut attendre de l’orchestre monteverdien, qui doit être plus violent et rougeoyer de cette ardeur des passions, qui sont le sujet même de ce Couronnement, à la mise en scène si aérienne. Espérons qu’à l’issue de cette première, le feu embrasera avec plus d’entrain les prochaines représentations.     
Franck Mallet
 
Opéra, Vichy, 7 mars (photo © Jean-Louis Fernandez)
 
Reprises : Opéra, V vichy, 11 mars ; Opéra de Lyon, "Festival Mémoires", TNP Villeurbanne, 16, 18 et 19 mars ; Théâtre royal de Versailles, 19 et 20 avril
 
Le casting de cet Ulysse de Monteverdi est un cas d’école. Magdalena Kozena (Pénélope) débite sagement sa part et prend des poses de midinette quand on attend d’elle d’être une Reine. Pour Rolando Villazón, on pourrait se poser la question par bienveillance : puisque Pénélope ne reconnaît pas son Ulysse jusqu’au dernier quart d’heure, la Production n’a-t-elle pas voulu que le si allant Ulysse/Rolando de naguère n’ait guère à voir avec ce Rolando/Ulysse sur le retour, de Troie : diction pâteuse, émission des sons en force, timbre rugueux (quoi qu’au premier acte, il s’en sorte plutôt bien). Son jeu scénique est des plus improbables : le faux vieillard est fort agile et danse façon de Funès dans Rabbi Jacob. Mais pour les autres ! Quelle Minerve (Anne-Catherine Gillet), quel Eumée (Kresimir Spicer, qui a fait si bel Ulysse à Aix en 2000), quel Télémaque (Mathias Vidal) ! Et tout le reste de la distribution ! Tous avec des moyens vocaux de premier ordre et un indéniable sens de la comédie. Avec cette brochette de talents, Mariame Clément signe une mise en scène dans laquelle elle n’est jamais mieux que lorsqu’elle semble ne rien faire. Soucieuse de répondre aux situations comiques, elle se prend les pieds dans les grosses ficelles du genre, mais à petites doses. Et une idée, la petite scène incrustée, en hauteur et en retrait, dans la grande scène : bel effet visuel et sonore. Cela pourrait être en écho à l’imbrication du tragique et du comique, qui fait tout le sel du livret de Giacomo Badoaro. Dans la fosse, Emmanuelle Haïm, comme à son habitude, s’agite à tout vent, se déhanche, secoue ses cheveux comme au sortir de la douche, lève les bras au ciel comme adulant son dieu, sous les regards impassibles des musiciens, au demeurant fort peu nombreux. Elle en tire un son étique : c’est qu’elle conçoit le Retour d’Ulysse dans sa Patrie comme un long exercice de basse–continue, entrecoupé de quelques tutti qui semblent surprendre les interprètes eux-mêmes, à en juger par l’approximation des attaques et la pusillanimité d’un percussionniste somnolant jusqu’au troisième acte. La magie du spectacle opère, néanmoins, grâce aux « seconds » rôles et donne une idée du chef d’œuvre qu’aurait pu être cet Ulysse, sans ces défauts de taille.
Albéric Lagier
 
Théâtre des Champs Elysées Paris 9 mars 2017 (Photo © DR)
 
En 1802, un an après la première audition, Breitkopf & Härtel publie Les Saisons de Haydn en deux  éditions : une avec texte en allemand et en anglais, une avec texte en allemand et en français. Une œuvre de ce type est alors chantée dans la langue du pays où on la donne. En France, on entendra pendant longtemps Les Saisons, le plus souvent en extraits, dans celle de Molière, mais pas toujours dans la version de 1802. Pour une exécution intégrale, le retour aux sources est désormais chose faite. A la tête du Chœur et de l’Orchestre « Le Palais Royal », et vraisemblablement pour la première fois au monde, Jean-Philippe Sarcos dirige en ce moment en divers endroits, en leur entier ou presque, Les Saisons « dans la version française d’origine ». On a beau avoir le texte allemand dans les oreilles, on s’habitue vite, ou plutôt, la force de la musique aidant, on perçoit les deux textes à la fois. La qualité des solistes vocaux y est aussi pour beaucoup, transcendant toute question d’idiome. Belles sonorités d’un orchestre avec instruments d’époque, interprétation en résonance avec la partition, notamment dans les moments d’introspection. Une brochure substantielle de plus de cent pages donnait d’importants renseignements sur Haydn, étonnamment mêlés à des approximations et inexactitudes qu’on aurait pu éviter. Amples renseignements aussi sur le premier Conservatoire, fondé en 1795, et son « historique » Salle de concerts édifiée en 1806. A ce propos,  qui était ce Baillot qui, nous dit-on, joua dans cette salle en 1828, lors d’une des premières séances de la Société des concerts du Conservatoire, le concerto pour piano n°2 de Beethoven ? Sûrement pas le célèbre violoniste. Son fils âgé de quinze ans ? « Sunt bona mixta malis » : le titre donné par Haydn à une de ses messes reste d’actualité.
Marc Vignal
 
Salle historique du premier Conservatoire, 3 mars          

dimanche 5 mars 2017 à 01h20
Au Théâtre des Champs-Elysées, grands débuts parisiens du pianiste Simon Ghraichy, quelques jours après la sortie de son premier album chez Deutsche Grammophon (voir ici). Producteur américain, campagne d’affichage de ténor vedette, salle people (et comble) acclamant le wonder boy dès son entrée. Pari paradoxal : choisir un lieu emblématique du concert institutionnel pour faire sauter les codes du classique. Première partie : l’artiste, en jeans mais haut de smoking, joue la Sonate en si mineur de Liszt. Seconde partie : le même, en veste de cuir façon ranchero, pioche dans le programme de son disque un florilège ibérico-hispanique (Albeniz, Villa Lobos, Ponce, Guarnieri) ou assimilé (Debussy). Chez Liszt : maîtrise voire surexposition de la construction cyclique, de l’élan et des ruptures, caractérisation des thèmes, regards aussi - plus marqués que dans son enregistrement (Challenge) et peut-être parce qu’il a joué la Danzon n° 2 d’Arturo Marquez en hors-d’œuvre – vers Mexico plutôt que vers Darmstadt quant aux aspects prémonitoires du chef-d’œuvre. Défoulement non moins maîtrisé après l’entracte, mêlant instantanés de génie (dont les méconnus Cantos de Espana d’Albeniz) et pièces plus anecdotiques, sans toujours accomplir le prodige de faire briller d’un égal éclat toutes les perles du collier. Bis festifs avec la soprano argentine Mariana Florès (épouse du chef Leonardo Garcia Alarcon) et les excellents percussionnistes de l’Orchestre National. Renverser la table en ne comptant que sur ses seuls dons musicaux : la prochaine étape pour Ghraichy ?
François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 4 mars (Photo © PR)

 
dimanche 26 février 2017 à 16h33
Il y a un demi-siècle, Sylvano Bussotti inventait (ou réinventait) le théâtre musical avec La passion selon Sade, en même temps que Ligeti (Aventures et Nouvelles aventures), Kagel et Georges Aperghis… Certes, avant lui, il y avait bien eu le candide Poulenc dopé par la poésie d’Apollinaire, Cocteau et Jacob (Bestiaire, Cocardes, Voix humaine, Mamelles de Tirésias…) ou bien encore Walton, avec son si prenant Façade, mais dans des formes encore classiques, bariolées d’airs populaires. Rattaché à la jeune génération d’après-guerre, Bussotti s’éloigna du post-sérialisme, privilégiant les formes ouvertes, jusqu’au happening – à l’instar de son compatriote Bruno Maderna. 
Portée à sa création, à Palerme, en 1965, par la cantatrice Cathy Berberian, interprète et dédicataire un an plus tôt des Folk Songs de Berio, la partition inscrit aussitôt le jeune compositeur dans un registre sulfureux, revendiqué et soigneusement entretenu. Endossant les habits de ce compositeur si singulier – car Bussotti, né en 1931, est aussi metteur en scène, comédien, costumier, décorateur et éclairagiste de ses propres spectacles, ou ceux des autres, notamment à La Fenice de Venise, qu’il dirigea un temps –, Antoine Gindt (Ring Saga de Wagner/Dove, en 2011, et Giordano Bruno de Francesco Filidei, en 2015) a eu la bonne idée de reprendre la partition afin d’en proposer sa propre vision, avec une première au Théâtre Bernadette Lafont, de Nîmes. 
S’il n’y avait pas de marquis chez Bussotti, sa personnification sur scène, par le comédien Éric Houzelot, permet un jeu éminemment ambigu, avec une Justine/Juliette interprétée par la soprano Raquel Camarinha. Elle, reste sagement vêtue, contrairement à son corrupteur qui, entre l’ingestion de diverses boissons alcoolisées ponctuée d’attouchements de crucifix, se dévêt, enfile une robe de chambre, puis finit KO, au tapis, nu… et étranglé par la Belle. Un libertinage risible, précédé par la harangue libertaire Français, encore un effort si vous voulez être républicains (La Philosophie dans le boudoir) du même Sade, mise en situation à la manière d’un discours électoraliste – sur le mode « pensez à qui vous voulez… ». À l’exception de la brève pochade, certes amusante, mais anecdotique, du râle féminin de la Sonata Erotica de Schulhoff (1919), glissée sous le discours politique, la mélodie de chambre, dérangeante de cet orgue féroce et de ces percussions qui claquent, mêlées aux arabesques de la voix et à l’intimité des textures de flûte, hautbois, cor, piano et harpe, dévoile le style supra-raffiné de Bussotti, qui passe très bien la rampe du demi-siècle. L’Ensemble Multilatérale, dirigé par Léo Warynski, participe activement à cette redécouverte, et il est même dommage qu’on ne puisse jouir de la projection des partitions de « ce mystère de chambre avec tableaux vivants », tant le musicien a porté au plus haut l’art de la calligraphie musicale. Raison de plus pour revoir ce spectacle, au cours de la saison prochaine. 
 
Franck Mallet
 
Théâtre Bernadette Lafont, Nîmes, 23 février. (Photo © Sandy Korzekwa)
 
Reprises 2017-2018 : Musica Strasbourg (23 septembre), MC2 Grenoble (17 et 18 octobre), Athénée-Théâtre Louis-Jouvet (29 mars-1er avril), Théâtre de Caen (7 juin).
 
Au Théâtre de l’Athénée : Je suis un homme ridicule, opéra de Sébastien Gaxie (musique) et Volodia Serre (livret et mise en scène) d’après Le Rêve d’un homme ridicule de Dostoïevski (notez le glissement de sens dans l’intitulé de l’œuvre). L’association d’un compositeur-pianiste-improvisateur friand de jonglages sonores et visuels et d’un homme de théâtre tenté par les expériences extrêmes et la symbolique des sons. Dans de telles mains, la nouvelle ambiguë de Dostoïevski (cauchemar et rédemption, métaphysique et politique, cosmologie onirique d’un homme sans qualités) devait déboucher sur une expérience sensorielle hors des sentiers battus de la scène lyrique. Cela commence bien : incursions progressives de la musique dans le récit de l’homme ridicule, humour grinçant porté par l’étonnant comédien Lionel Gonzales et son double chantant Lionel Peintre. Mais le « spectacle électro-onirique, où le lyrisme du texte rejoint celui de l’opéra » promis dérape quand vient le rêve de l’homme, où celui-ci - freudien avant la lettre - corrompt un monde d’avant la chute : zombies chantant et défilant en rond, main de l’homme (sur écran) gâtant une nature miniature, saturation sonore rappelant le théâtre musical des années 1970. L’univers dostoïevskien, contradictoire et prophétique, se retrouve réduit à une bien-pensante évocation des peurs et catastrophes à venir. L’interprétation virtuose autant qu’enflammée des Ensembles Musicatreize (vocal) et 2e2m (instrumental), fermement dirigés par Pierre Roullier, n’y peut mais. 
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 4 mars (Photo © Sébastien Gaxie)

dimanche 12 février 2017 à 21h22
Résidence de l’Opéra-Comique (dont les travaux ne sont pas terminés) au Châtelet (avant fermeture pour travaux) : Fantasio d’Offenbach, d’après Alfred de Musset. Un ouvrage qui revient de loin, créé en 1872, boudé par le public qui n’y retrouvait pas l’amuseur caustique de l’Empire défunt et reprochait en même temps à celui-ci d’être d’origine allemande et d’avoir choisi une pièce qui se passait en Bavière, vite oubliée par le compositeur qui ne le fit pas éditer mais en recycla quand même quelques thèmes dans Les Contes d’Hoffmann, retrouvé enfin et reconstitué par le musicologue Jean-Christophe Keck. Une recréation scénique donc, précédée par un enregistrement made in Britain (Opera Rara) et une version de concert au festival de Montpellier. Forces en présence, plus ou moins complémentaires : la pièce d’Alfred de Musset, laconique et désabusée, l’adaptation demandée par Offenbach à Paul de Musset, passé maître dans l’art de rendre « jouable » - selon les critères de l’époque - le « Théâtre dans un fauteuil » de son frère, enfin la mise en scène signée Thomas Jolly, plus à l’aise ici qu’au Palais Garnier dans Eliogabale de Cavalli (voir ici), cédant à son goût pour la féérie potache tirant vers le noir (et pas seulement dans les décors) qui a fait son succès. Est-ce pour équilibrer lesdites forces qu’il a réinjecté dans l’œuvre de Paul un peu de la noirceur de celle d’Alfred et rappelé les circonstances – la guerre, l’équilibre entre les états - de la création de l’ouvrage, (déjà) à l’Opéra-Comique ? Dommage que le ton opérette - genre Châtelet de Francis Lopez – qu’il a choisi vienne parasiter la musique raffinée, fort belle par moments mais assez uniment sentimentale d’Offenbach dernière manière. Distribution vocale sans faiblesse, sous la baguette très élégante de Laurent Campellone, menée par le couple Marianne Crebassa, brûlant les planches en enfant du siècle travesti et Marie-Eve Munger, lumineuse en fille de roi qui ne s’en laisse pas conter.  

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 27 février. Sur France Musique le 19 mars, en direct sur Culturebox le 22 février (Photo © Pierre Grsobois)


Ouverture, à l’Auditorium de la Maison de Radio France, du 27ème festival Présences. Retour, après quelques thématiques géographiques (la Méditerranée, les deux Amériques, l’Italie) à un invité de marque, cette fois la très fêtée compositrice finlandaise Kaija Saariaho, fixée à Paris de longue date et représentante d’un pays riche en personnalités musicales (d’Esa-Pekka Salonen à Karita Mattila) en même temps que d’une Europe artistique convergeant vers la Ville (encore) Lumière. Pour ce premier concert (sur dix-huit) réunissant la galaxie Saariaho et sous-titré « Je dévoile ma voix » : deux œuvres de l’hôtesse – une ancienne (Graal Théâtre – 1994) et une plus récente (Adriana Songs – 2006) - encadrant Denkklänge, une création mondiale signée Raphaël Cendo. Deux compositeurs mais trois univers, Graal Théâtre, grand poème pour violon inspiré de l’épopée arthurienne actualisée par Jacques Roubaud et soutenu par un orchestre frémissant, tranchant sur l’expressionnisme lyrique des Adriana Songs, quintessence, sur un texte d’Amin Maalouf, du deuxième opéra de Saariaho, Adriana Mater. Question d’interprétation aussi, le violon très virtuose mais sans effet intempestif de Jennifer Koh ne faisant pas moins hiatus avec le ton mélodramatique de la mezzo Nora Gubisch dans un condensé de la vie d’une femme en temps de guerre, où la sobriété d’une Anne Sofie von Otter ferait probablement merveille. Entre ces deux morceaux de maître, la pièce de Raphaël Cendo, proposant de « ne plus penser par images, mais de provoquer la pensée/son », transforme en bolide l’Orchestre Philharmonique de Radio France fermement dirigé par le chef russe (formé en Finlande) Dima Slobodeniouk et lancé dans une course folle traversant déchirures et barrissements, pensées/sons et sons impensables. 

François Lafon

Présences, Maison de Radio France, 18 concerts jusqu’au 19 février (Photo © DR)

dimanche 5 février 2017 à 11h02
Créées le 24 novembre 1919 au même concert que la version définitive de la Cinquième Symphonie, les six Humoresques pour violon et orchestre opus 87 et 89 de Sibelius sont des œuvres très attachantes dont - sauf erreur de ma part - la jeune violoniste russe Alina Pogostkina et le Philharmonique de Radio France viennent  de donner la  première audition intégrale en France. D’une durée totale d’un peu plus de vingt minutes, dotées d’un accompagnement orchestral discret mais efficace (Mikko Franck au rendez-vous), ces six pièces évitent soigneusement l’ostentation. Superbement écrites pour l’instrument, opposant constamment tonalité et modalité, elles n’ont rien d’un concerto miniature. Lauréate du Concours Sibelius à Helsinki en 2005, Alina Pogostkina l’a bien compris, qui s’est attachée à faire ressortir  leurs qualités de mystère, leur dimension presque fantomatique, faisant montre à la fois d’engagement et de retenue. Elles expriment « l’angoisse de l’existence, éclairée par intermittence par le soleil », déclara à propos de ses Humoresques le compositeur. On se rappelait, en les écoutant ainsi magnifiées, que Sibelius envisagea en ses débuts une carrière de violoniste, et aussi que lors qu’on lui demanda quelles étaient les trois personnalités qu’il regrettait de n’avoir jamais rencontrées, il cita Pablo de Sarasate, étincelant virtuose du violon s’il en fut, à côté de Grieg et Strindberg. En début de programme, le bref Nocturne tiré de sa musique de scène pour Le festin de Balthazar (belle cantilène de flûte), et après l’entracte Une vie de héros de Richard Strauss, imposant comme jamais.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 3 février (Photo © DR)

dimanche 29 janvier 2017 à 22h53
A l’Opéra de Lyon : Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger et Paul Claudel. « Ni la sainte, ni la victime expiatoire de la raison politique », prévient le metteur en scène Romeo Castellucci, maître en images choc et en propositions dérangeantes. Une Jeanne de combat tout de même : pourquoi sinon cette salle de classe (un collège de jeunes filles : des petites Jeanne ?) où s’enferme l’homme de ménage après avoir jeté tables et tableau noir, pour revivre, métamorphosé en femme, le martyre de la Pucelle ? Serions-nous Jeanne comme nous avons été Charlie ? « On peut dire que cette mise en scène sert la musique d’Honegger et dessert le livret de Claudel », poursuit Castellucci. Pas tant que cela : au tollé des puristes qui lui reprochent d’avoir relégué solistes vocaux et chœurs (sonorisés façon Ircam) deux étages sous le plateau, il pourrait invoquer Claudel : « C’est la voix, ce sont les voix sous l’histoire et sous l’action qu’il s’agissait de faire entendre », et même ajouter cette remarque de l’auteur du Soulier de satin au critique Bernard Gavoty : « C’est un bien pauvre édifice que celui qui se contenterait d’être envisagé sous un seul angle. » Troublantes quand même, et même subtilement gênantes, ces images typiquement castellucciennes : Jeanne sortant de terre avec son épée trop grande pour elle, Jeanne nue au côté de son cheval mort. Mémorable performance d’Audrey Bonnet, actrice extrême comme le sont ses consoeurs Valérie Dréville ou Judith Chemla, présence discrète mais efficace de Denis Podalydès en frère Dominique, jouant sans emphase le négociateur-derrière-la-porte. Exploit à risque de Kasushi Ono, jonglant avec l’orchestre et les voix venues d’ailleurs pour faire miroiter le virtuose patchwork médiévo-contemporain (1935) tissé par Honegger. Aux saluts, les solistes viennent costumés en clercs et paysans de l’époque de Jeanne. Ultime mise en perspective de cette œuvre contemporaine de la Psychanalyse du feu de Bachelard et du Théâtre et son double d’Antonin Artaud ? 
François Lafon 

Opéra National de Lyon, jusqu’au 3 février (Photo © Stofleth)

vendredi 27 janvier 2017 à 01h33
A l'Opéra de Paris-Garnier, Cosi fan tutte de Mozart mis en scène et chorégraphié par Anne Teresa de Keersmaeker. L’opéra des fausses symétries par une spécialiste des symétries trompeuses et des déplacements à fleur de nerfs. Une nouvelle donne, après nombre de transpositions séduisantes mais forcément boiteuses (Michael Hanneke à Madrid, Christophe Honoré à Aix-en-Provence…) ? Plateau vide, éclairages violents, mur de fond de scène peint en blanc, cercles et diagonales colorés au sol, chacun des six solistes doublé par un danseur (de Rosas, la compagnie de la chorégraphe, celle-ci ayant récusé – ou été récusée par - ceux de l’Opéra). On attend une troisième dimension, un révélateur du mariage à jamais détonnant de la plus belle musique du monde et de la comédie de dupes à l’italienne, on espère que le difficile dialogue entre théâtre et danse, entre incarnation et abstraction va s’établir, que si mouvement il y a, il ne va pas, comme souvent, être redondant. Et puis on déchante :  chanteurs et danseurs hors-sol, perdus sur l’immense plateau, les uns hésitant entre théâtre et oratorio (seuls Philippe Sly-Guglielmo et Ginger Costa-Jackson-Despina parviennent, un peu, à exister), les autres entre statisme et folle énergie - signature habituelle de la chorégraphe, mais ici échouant à donner vie et sens au chef-d’œuvre. Dans la fosse, Philippe Jordan tisse la dentelle et marche sur des œufs : est-ce bien le même qui, à Bastille, dirige un flamboyant Lohengrin (voir ici) ? 

François Lafon

Opéra National de Paris – Palais Garnier,  jusqu’au 19 février. En direct au cinéma le 16 février, et sur Mezzo et Mezzo Live HD le 23 février. En différé sur France Musique le 5 mars

lundi 23 janvier 2017 à 17h15
Tapiola (1926) et Luonnotar (1913) comptent parmi les œuvres les plus personnelles, les plus secrètes,  de Sibelius. Tapiola signifie « la demeure de Tapio », dieu de la forêt dans le Kalevala. Cette forêt n’a rien de pittoresque. Elle n’est pas non plus le lieu de refuge, l’objet de contemplation, d’adoration et d’élévation chanté par beaucoup de romantiques. Immense, infranchissable, menaçante (comme parfois chez Schumann), elle conduit l’homme à la reconnaissance de ses limites physiques et psychiques. Commencer un programme avec une telle partition, comme l’ont osé Mikko Franck et le Philharmonique de Radio France, est une gageure. Luonnotar (« Esprit féminin de la nature »), pour soprano et orchestre, raconte la création du monde selon le Kalevala et traite le sujet de façon ésotérique, non sans un bref moment de dramatisme. L’orchestration dépouillée et l’apparente neutralité expressive de la voix contribuent au mystère. Interprétation extraordinaire de la part de Karita Mattila, dont paradoxalement les gestes et les attitudes scéniques renforçaient  l’impression de nature non peuplée, indifférente au destin des hommes et aux regards posés sur elle. Retour sur terre après l’entracte de ce concert mémorable, avec deux ouvrages de jeunesse : l’air de concert italien Ah ! perfido !  de Beethoven (1796), grand morceau de bravoure tout à fait dans les cordes de Karita Mattila, et la Symphonie n°1 de Chostakovitch (1926), déjà d’une ironie un peu grinçante.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 21 janvier (Photo © DR)

jeudi 19 janvier 2017 à 01h31
A l’Opéra de Paris – Bastille : Lohengrin de Wagner dans la mise en scène de Claus Guth importée de la Scala de Milan et vue sur Arte en 2012. Comme à Milan, c’est Jonas Kaufmann qui chante le rôle-titre, cette fois au terme d’un suspense à peine soutenable pour ses nombreux fans : allait-il ou non faire sa rentrée à cette occasion, au terme d’un long repos forcé ? Il l’a faite, et glorieusement, plus prodigue que jamais en nuances et en couleurs. Son 3ème acte est exceptionnel, à placer au Top 5 des grands chocs wagnériens, même pour qui a vu Jon Vickers en Tristan. Le Lohengrin « à rebours » de Guth sert à merveille son timbre mordoré et sa nature torturée : pas de cygne immaculé, pas d’armure dorée. Dans un décor post-industriel inspiré du Semperdepot - célèbre entrepôt du Hoftheater de Vienne (1877) - c’est « celui qui abandonne toujours », un « héros qui découvre sa vacuité intérieure » que nous voyons, un looser sublime que l’on tue une fois sa mission accomplie, qui surtout ouvre des perspectives ambiguës sur le mythe cher à Wagner du pur artiste rejeté par la société corrompue. Une partie du public n’aime pas, et siffle le metteur en scène pour mieux acclamer des chœurs impeccables et un plateau vocal de grand luxe, où, autour du ténor coqueluche, les pourtant formidables René Pape (le Roi), Tomasz Konieczny (Telramund) et Martina Serafin (Elsa) se font voler la vedette par Evelyn Herlitzius, Ortrud atypique au timbre clair et à la présence féline, pour jamais « l’Elektra de Patrice Chéreau ». Succédant à Daniel Barenboim (à Milan), Philippe Jordan allège la texture orchestrale et trouve, pour cet ouvrage de jeunesse qui est déjà un accomplissement, l’équilibre difficile entre réminiscences de l’opéra romantique et préscience de l’« œuvre d’art totale ».
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 18 février (changement de distribution à partir du 2 février) – En différé sur France Musique le 12 février (photo © DR)

mercredi 18 janvier 2017 à 00h38
Aux Bouffes du Nord : Orfeo, je suis mort en Arcadie, version « artisanat furieux » signée Samuel Achache, Jeanne Candel et Florent Hubert de l’opéra de Monteverdi, dans la lignée de leur moliérisé Crocodile trompeur - Didon et Enée (voir ici) et, dans une moindre mesure, de La Traviata, vous méritez un avenir meilleur (et ici) monté aux mêmes Bouffes à la rentrée dernière par Benjamin Lazar avec le succès que l’on sait. Même esprit fou, même bric-à-brac, mêmes digressions philosophico-dérapantes, même traitement bastringue de la musique que dans Crocodile…, si ce n’est que le style opéra-circus y est plus discipliné (si l’on peut dire), et colle davantage à l’œuvre que ne le faisait le Didon et Enée de Purcell, lequel prenait par moments des airs d’intermède découpé en tranches. Chanteurs et acteurs, mais aussi musiciens, clowns, acrobates et accessoiristes (le nettoyage de la scène couverte d’eau savonneuse est un moment fort), tous savent tout faire, vêtus selon un savant n’importe quoi mêlant les époques, parlant jeune et bougeant de même, transgressifs sans ostentation, en fin de compte très mode : une fashion attitude qu’ils ont contribué à lancer, et que l’on retrouve au théâtre dans l’impresionnant Karamazov actuellement donné à Saint-Denis (voir ici). On sort apparemment du sujet, on n’entend pas beaucoup de Monteverdi, et pourtant ledit sujet est traité : c’est bien à la naissance du genre opéra que l’on assiste, à cette folie qui a enfanté quatre siècles de créations, idée suggérée par la scène finale, où l’apothéose d’Orphée dans le giron de son père Apollon est remplacée par une déploration due à un musicien beaucoup plus tardif, passé maître dans l’évocation de la mort et de la résurrection, si ce n’est de la transfiguration (à vous de deviner).  
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 5 février. En tournée française jusqu’au 24 mars (Photo © Jean-Louis Fernandez)
dimanche 8 janvier 2017 à 01h36
Au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis : Karamazov, d’après Dostoïevski, mis en scène par le directeur maison Jean Bellorini. Une version retravaillée et raccourcie (4h 20, quand même) du spectacle vedette du dernier festival d’Avignon. Une adaptation « chorale » du roman (seize formidables acteurs et musiciens), montrant – comme l’avait déjà fait Bellorini dans Tempête sous un crâne, tiré des Misérables de Victor Hugo – comment faire théâtre (comme aurait dit Antoine Vitez) d’un texte qui n’en est pas, et surtout tenant compte de la dimension métaphysique de l’œuvre originelle, souvent réduite à sa seule anecdote. Mais plus encore que le verbe d’Hugo, la prose dostoïevskienne - traduite par André Markowicz avec toute la rugosité voulue - est ici musicalisée : chœurs et orgue, concert de cuivres accompagnant la condamnation du faux coupable Dimitri, références « russes », effluves de Chopin en contrepoint de la lutte bien-mal/foi-doute, mais aussi et surtout une propension à chanter quand la parole vient à manquer, jazz et lyrique, sprechgesang ou chanson (jusqu’à … « Tombe la neige » d’Adamo). Bien autant que les images, belles et mode (à commencer par les cages de verre -  enfermement et effets de loupe - empruntés à Krzysztof Warlikowski), c’est ce jusqu’auboutisme musico-textuel qui fait si bien passer du roman à la scène « la lutte du diable et du bon Dieu avec pour champ de bataille le cœur des gens ».  

François Lafon

Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis, jusqu’au 29 janvier, et en tournée française Photo © Guillaume Chapeleau
mercredi 4 janvier 2017 à 00h41
Aux Bouffes du Nord, Michel Fau joue et chante Névrotik-Hôtel, ou la rencontre, sur une trame (assez lâche) de Christian Siméon, des lyrics (à multiples sens) de Michel Rivegauche et des musiques (faussement entraînantes) de Jean-Pierre Stora, d’une diva sur le retour avec un groom pas si réticent que ça. Chambre d’hôtel rose fluo, chorégraphie et acrobatie, boulevard et Kabuki. Un mix de La Dame de Monte-Carlo et du Bel indifférent sans Cocteau ni Poulenc, d’André Roussin et de Barillet et Grédy aussi, dont Fau excelle à dépoussiérer les comédies écrites pour Rosy Varte ou Sophie Desmarets. Le pendant surtout de son Récital emphatique (même lieu - 2011), patronné par rien moins que Rimbaud (« Rien n’est beau que le faux, le faux seul est aimable ») et Genet (« Ma vie visible ne fut que feintes bien masquée »). En clone de Josiane Balasko et de Marie Bell réunies, flanqué d’un étonnant acteur-chanteur-danseur-acrobate (Antoine Kahan) et secondé par un impeccable trio piano-violoncelle-accordéon, il se livre, en toute modestie et selon ses propres termes à « une vertigineuse mise en abîme des clichés humains, mais aussi à un hommage décalé et poignant à la grande chanson française ». Il creuse en tout cas le sillon qui fait son succès, clichés détournés et artifices avoués, alliage justement constitutif de l’air de notre temps.
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 8 janvier (Photo © Marcel Hartmann)
A l’Athénée, Les Chevaliers de la Table ronde, opéra bouffe (où on ne mange pas) de Louis-Auguste-Florimond Ronger dit Hervé, par Les Brigands. Une œuvre oubliée, mal-aimée dès sa création (1866), un spectacle débridé, voire hystérique, dans la tradition de la compagnie, cette fois coachée par le Palazzetto Bru Zane, lui aussi redécouvreur de tout un répertoire français passé à la trappe. Huit ans après Orphée aux enfers - OPA d’Offenbach sur la mythologie gréco-latine -, Hervé, le « compositeur toqué » (il avait été organiste à l’hôpital de Bicêtre, où l’on enfermait les fous), s’en est pris à une autre intouchable culturel : le roman courtois. Il a frappé aussi fort, mais moins habilement : le pastiche musical est plus brouillon, la charge politique moins lisible. «Attention, c’est un opéra-bouffe, c’est un humour de clown, si on y va pour autre chose, il y a maldonne. Il faut accepter de régresser. Est-il d’ailleurs encore possible de rire de ça ?», se demande le metteur en scène Pierre-André Weitz, connu comme scénographe attitré d’Olivier Py. Régression donc, spécialité des Brigands peaufinée avec le temps (la compagnie existe depuis 2001) : décor et costumes rayés noir et blanc (aliénés, prisonniers, bagnards ?), anachronismes décomplexés (Roland parle « banlieue »), danse de Saint-Guy fortement sexualisée, références horrifico-enfantines (Beetlejuice, Oliver Twist), chanteurs-acteurs polyvalents dirigés sur les chapeaux de roues par le chef maison Christophe Grapperon (la musique, habilement adaptée par Thibault Perrine pour 13 voix et 12 instrumentistes, est aussi difficile à chanter que Rossini ou Meyerbeer, qu’elle parodie). On en sort anéanti ou revigoré, selon l’humeur, avec – comme on le chante dans La Vie parisienne d’Offenbach (1866 aussi) – « envie de faire un tas de bêtises ».  
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 7 janvier Photo © DR

mardi 13 décembre 2016 à 01h31
« L’infini turbulent » : juste définition du pianiste Alain Planès et sous-titre du film diffusé aux Bouffes du Nord en prélude à un récital de l’artiste, le tout suivi de la remise à celui-ci de la Légion d’honneur par Catherine Tasca, femme de culture et (néanmoins ?) ex-ministre de la Culture. Le film, un « 52 minutes » réalisé par Solrey (pseudonyme de Dominique Lemonnier), est un portrait classique (interviews – documents – témoignages), si ce n’est que le parcours et la personnalité d’Alain Planès limitent l’invasion des superlatifs d’usage. Pierre Boulez (son patron à l’Ensemble Intercontemporain) et Menahem Pressler (son maître tardif mais décisif), Joan Miro (visualisation de sa musique rêvée) et Miquel Barcelo (son alter ego en peinture) comme références, le compositeur Pascal Dusapin ou le comédien Marcel Bozonnet pour amis, un esprit caustique et pourtant bienveillant en guise de caractère, et par-dessus tout un détachement des valeurs périssables comme antidote à un désenchantement toujours latent. Au piano en tout cas, une éblouissante maturité : des Schubert (Impromptus D. 899) violents et introvertis comme on en entend rarement, un Chostakovitch (2ème Sonate) comme une promenade ponctuée d’orages, des Stockhausen (Klavierstücke IX) évidents comme le Haydn qu’il joue en bis. Diffusé en direct sur Arte Concert, l’événement mérite d’être vu et revu. 

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 12 décembre. L’Infini turbulent, sur Arte Concert
mercredi 7 décembre 2016 à 23h36
A l’Opéra de Paris – Garnier, reprise, dix ans après, d’Iphigénie en Tauride de Gluck dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski. En 2006, invité par Gerard Mortier à faire ses débuts à l’opéra, le metteur en scène faisait entrer le regietheater dans la bergerie lyrique : scandale devant ce gauchissement du mythe des Atrides, où la fille d’Agamemnon sauvée de la mort par la déesse Diane ne vieillissait plus sur les rives sauvages de Tauride (l’actuelle Crimée), mais dans une maison de retraite où elle ressassait ses souvenirs. Depuis, le répertoire et le public en ont vu d’autres, et ce spectacle fondateur fait figure de grand modèle, soutenu par les formidables intuitions de Warlikowski, la plus belle restant le dédoublement de l’héroïne, vieille femme qui a vécu le pire se voyant, jeune, refaire les gestes et revivre les passions de sa jeunesse. Dans ce rôle où se joue toute une vie, Véronique Gens trouve un des rôles … de sa vie, vocalement à l’aise dans une tessiture périlleuse et naturelle dans la si facilement pompeuse déclamation gluckiste. Même remarque pour Etienne Dupuis (Oreste) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade), eux aussi ajoutant à l’accord pas si évident (le temps qui passe, toujours ?) entre cette musique (1779) conçue pour rendre à la tragédie lyrique sa simplicité perdue et ces images à la crudité pasolinienne, avec homicides familiaux sur scène et sur écran. En 2006, Marc Minkowski dirigeait sec son ensemble baroque. Avec l’Orchestre de l’Opéra, Bertrand de Billy arrondit les angles. Une troublante douceur, quand même, somme toute en accord avec ce qui nous est montré. 
François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 25 décembre Photo © Guergana Damianova/Opéra de Paris

mardi 6 décembre 2016 à 23h29
Au Théâtre de l’Athénée : L’Ile du rêve de Reynaldo Hahn, importé du festival Musiques au pays de Pierre Loti. Un ouvrage de jeunesse (Hahn avait dix-sept ans) inspiré de l’autofiction Le Mariage de Loti, où l’auteur d’Aziyadé s’identifie à la fois à son personnage et à son (vrai) frère aîné Gustave, pour imaginer une fable dont il reprendra le thème dans Madame Chrysanthème (qui sera mis en musique par André Messager) et que l’on retrouvera dans Madame Butterfly (David Belasco, immortalisé par Puccini) et Lakmé de Léo Delibes, évoquant le choc des cultures et les mirages du colonialisme. Un bain de sensualité musicale selon le goût de l’époque (1898), mais déjà finement composé, auquel le spectacle mis en scène par Olivier Dhénin tente de donner un équivalent visuel, convoquant Gauguin, Picasso et quelques autres sur fond de photographies d’époque. Mais l’ensemble fait plutôt penser une fête de fin d’année dans un collège de jeunes filles, second degré après tout justifiable (l’impossibilité de retrouver les charmes d’un rêve du bout du monde ?) s’il n’était compromis en particulier par la maladresse du jeu d’acteurs. Bonnes voix cependant, issues pour beaucoup de l’Académie de l’Opéra-Comique, direction animée de Julien Masmondet, directeur du festival, à la tête d’un ensemble valeureux mais pas toujours irréprochable de douze musiciens (transcription du spécialiste Thibault Perrine). 
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 11 décembre

Doublé original à l’Opéra Bastille : Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni et Sancta Susanna de Paul Hindemith. Deux variations sur le sexe, la mort et la religion recyclant un demi-spectacle de la Scala de Milan - Cavalleria Rusticana perdant en route son habituel pendant Pagliacci, remplacé par le bref ouvrage de jeunesse de Hindemith, brûlot expressionniste complétant une trilogie dont le grand mais prude maestro Fritz Busch n’accepta en 1921 de créer que les plus convenables deux premiers volets. Se réclamant du passé antique de la Sicile, le metteur en scène Mario Martone, star prolifique en Italie, a débarrassé le prototype du vérisme opératique de son folklore, pour retrouver le dépouillement de la tragédie grecque : plus de charrettes fleuries, mais une messe (de Pâques) où le chœur figure les fidèles. Une autre image d’Epinal, mais insistant sur l’omniprésence de la religion : plus pertinent à Milan qu’à Paris, aurait-on pensé avant le retour en force du fait religieux jusque sous nos climats. Direction sans pathos excessif de Carlo Rizzi, Santuzza de grande classe d’Elina Garanca, flanquée d’un ténor moins soucieux d’éviter la convention vériste. Douche écossaise avec la musique d’Hindemith, aussi riche d’idées que celle de Mascagni en est pauvre, suite d’instantanés mystico-délirants (scène brûlante entre la nonne et son crucifix), l’œuvre allemande poussant jusqu’à son stade ultime la logique induite de l’italienne, les deux formant pourtant un diptyque étonnement équilibré. Belles images en contraste de Martone (le confinement fantasmatique succédant au dépouillement tragique), formidable Anna Caterina Antonacci ne laissant pas plus ignorer ses appâts physiques que vocaux, direction expressive de Rizzi. De l’art de parler de notre temps sans mettre d’étouffoirs sur les cierges.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 23 décembre. En différé sur France Musique le 25 décembre (!!!) à 20h

vendredi 2 décembre 2016 à 16h39
A la salle Gaveau, section piano de la saison de Philippe Maillard Productions, Ilya Rashkovskiy montre les muscles dans deux chefs-d’œuvre monstres : la Sonate 29ème « Hammerklavier » de Beethoven et les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Ce jeune russe (32 ans) collectionneur de prix a les moyens de ses ambitions : sa « Hammerklavier » est à la fois rigoureuse et explosive, ou plutôt implosive, tant il parvient à montrer comment Beethoven dynamite de l’intérieur la sonate classique.  Mais pour cela il pousse son Steinway au-delà de ses limites, obligeant à l’entracte l’accordeur à jouer les urgentistes. Pour Les Tableaux d’une exposition, l’enregistrement qui sort parallèlement au concert ne ment pas : technique stupéfiante, dynamique XXL, mais là encore une tendance à la rapidité, à la fulgurance, à la surexposition des contrastes, au risque de passer à côté du fantastique moussorgskien. Parmi des bis généreusement dispensés, un « Clair de lune » de Debussy suspendu et sans effet extérieur, comme pour rappeler que pour s’inscrire dans la lignée haltérophile du piano russe, Ilya Rashkovskiy, parisien d’adoption, a étudié avec le virtuose polonais Marian Rybicki à l’Ecole Normale de Musique.

François Lafon

Salle Gaveau, Paris, 18 novembre. CD Moussorgski-Tchaïkovski-Rachmaninov (La Musica) Photo © DR
vendredi 2 décembre 2016 à 16h47
Lorsqu’il apparaît sur la scène musicale aux alentours de 1960, Gilbert Amy est perçu comme le premier compositeur français depuis Boulez - de onze ans son aîné - à se faire un nom dans la mouvance dite (à tort ou à raison) sérielle. L’écart entre eux n’est cependant pas assez grand pour qu’on puisse voir en lui un héraut de la génération suivante. Elève de Darius Milhaud et d’Olivier Messiaen, il étudie la direction d’orchestre avec Boulez, à qui il succède en 1967 à la direction du Domaine Musical. Premier directeur musical de l‘Orchestre philharmonique de Radio France (1976-1981), il dirige de 1984 à 2000 le Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon. Que pour ses quatre-vingts ans le « Philharmonique » lui ait consacré un week-end sous forme d’une « carte  blanche à » était dans l’ordre des choses. Cinq concerts, dont un par le Quatuor Hermès - Amy, Ligeti et pour finir Haydn - et un par le « Philar », avec au programme Bach-Webern, Messiaen et deux pages récentes d’Amy : L’espace du souffle, trois mouvements pour orchestre (2007-2008) et surtout, avant l’entracte, le remarquable Concerto pour violoncelle (2000). Le soliste (Leonard Elschenbroich), sans arrêt au premier plan mais très rarement expansif, même dans la cadence centrale, y partage la vedette avec la percussion, l’orchestre (Stefan Asbury) étant fourni mais « de chambre » : un seul tutti (très « Messiaen ») juste avant la fin, adieu sur la pointe des pieds. Dédié à la mémoire de Toru Takemitsu, cet assez stupéfiant concerto se veut - surtout dans la sixième de ses sept parties de dimensions inégales - un hommage à la musique japonaise.
 
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 5 novembre Photo © DR
lundi 21 novembre 2016 à 15h49

A l’Auditorium du Musée d’Orsay, parallèlement à l’exposition Spectaculaire Second Empire, Karine Dehayes et Delphine Haidan (« Deux mezzos sinon rien ») avec François Chaplin au piano, parcourent en lieder et mélodies, solos et duos, cette période où l’on dansait le cancan au bord du gouffre. Au programme : Schubert, Schumann et Liszt (l’influence allemande), Berlioz (inévitable), Gounod, Massenet et Delibes (l’ère bourgeoise) et bien sûr Offenbach, fou de l’Empereur plus subtil qu’il n’y paraît. Première partie aléatoire : les deux voix pas toujours ensemble, le pianiste plus soliste qu’accompagnateur. Et puis la Montgolfière s’envole, ou l’esprit descend (au choix) : François Chaplin donne, en guise d’interlude, un formidable Impromptu en sol mineur (D.899) de Schubert, Karine Deshayes  retrouve son charisme (et sa diction) pour des Filles de Cadix (Delibes) d’anthologie, avant une Lettre de La Périchole (Offenbach) à la fois classe et discrètement canaille. En (vrai) bis, le duo de Brahms (Die Schwestern) raté au début, cette fois réussi. Soirée sauvée, mystère de l’instant. Ouf !

François Lafon

Musée d’Orsay, Paris, Auditorium, 17 novembre

samedi 19 novembre 2016 à 10h20
À chaque nouvelle saison parisienne, la Cité de la musique – et la Philharmonie – mettent à l’honneur plusieurs compositeurs américains issus du minimalisme. Cette année, John Adams reviendra sous la forme d’un « Portrait » (10 et 11 décembre prochains) et bien plus tard, lors d’un « Regards d’Amérique », l’Orchestre de Paris jouera en direct la partition de Glass pour Visitors, dernier film (toujours sans paroles) de son comparse écolo Geodfrey Reggio, à la Grande Salle de la Philharmonie, les 24 et 25 mars 2016. Le concert intitulé « Pulse » était l’occasion de découvrir en création française les deux dernières partitions de Reich : Pulse, pour vents, cordes, piano et basse électrique – co-commandé par la Philharmonie – et Runner, pour grand ensemble, destiné à l’origine à la danse. Ce soir-là, nouvelle confirmation : le langage de l’Américain n’a plus de secret pour l’Ensemble Modern, qui a décidément appris à jongler avec les styles et les époques. Pulse se démarque du répertoire habituel de Reich ; moins percussive et tournée vers les vents, la partition suggère plutôt le calme contemplatif d’un Copland – le compositeur confessant que lors de son écriture, en 2015, il avait « ressenti le besoin de garder la même harmonie, en confiant aux vents et aux cordes des lignes mélodiques lisses qui se déroulent en canon au-dessus d’une pulsation constante à la basse électrique et/ou au piano ». Pour le coup, le délirant Concerto pour orgue et percussion de Lou Harrison (1973) qui suivait déclencha un tel chambard dans la salle – parmi la percussion, on relevait des tuyaux de plomberie et des caisses en bois frappés… le tout seulement avec quatre interprètes ! – que Pulse apparaissait comme un bouton de rose posé sur une plante carnivore. Enfin, Credo in US, partition chorégraphique du jeune Cage (1942) précédant l’exécution de Runner était elle aussi un festival de sons bigarrés – sonnette électrique, messages radios intempestifs, électrophone, boîtes de conserve, etc. – qui amusa beaucoup le public… Nettement plus échevelée et d’une robustesse égale durant ses cinq mouvements joués sans pause, Runner fut sans conteste la pièce maîtresse de ce concert, sorte de prolongement exalté du célèbre Music for 18 Musicians écrit quarante ans plus tôt — d’ailleurs, la partition est destinée au même nombre d’interprètes, dont plusieurs cordes amplifiées –, le compositeur renouant avec l’impressionnante densité sonore de ses premières partitions, enrichie d’une palette à la complexité électrisante
Franck Mallet
 
Concert « Pulse » Reich, Harrison et Cage par l’Ensemble Modern, dir. Brad Lubman,  Salle des concerts de la Cité de la musique de Paris, 12 novembre 2016.
 
Photo © DR  
samedi 15 octobre 2016 à 00h41

A la Philharmonie de Paris, Andris Nelsons dirige l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam. A priori, un événement. Grand auditorium bondé, électricité des grands jours, programme old fashion – grandes pages de Wagner en première partie, deux poèmes symphoniques de Strauss après l’entracte – rappelant les concerts Pasdeloup du dimanche après-midi. Frustration à la mi-temps : cordes célestes mais climax pas vraiment solaire pour Lohengrin (Prélude de l’acte 1), cuivres vieil or mais solennité sans âme dans Parsifal (Prélude et "Enchantement du Vendredi Saint"). Où est passé le Nelsons justement adulé à Bayreuth ? Avec Mort et Transfiguration – pas le plus facile des Strauss, même si l’on y entend en avant-première des thèmes repris plus tard dans Une Vie de Héros et les Quatre derniers Lieder - on retrouve le jeune chef pas encore starisé qui, il y a tout juste six ans à la Cité de la Musique, avait donné avec l’Orchestre de Paris un Ainsi parlait Zarathoustra d’anthologie. Promesse confirmée avec Till Eulenspiegel, où l’orchestre se couvre de gloire et, en bis, un Prélude de l’acte 3 de Lohengrin acclamé par une salle qui, in extremis, a retrouvé le Nelsons bayreuthien déjà évoqué.

François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande Salle, 14 octobre Photo © DR

mercredi 12 octobre 2016 à 22h02

En choisissant pour son ouverture de saison L'Ange de feu, l’ouvrage lyrique le plus mal-aimé, voire maudit, de Prokofiev, l’Opéra de Lyon relevait plusieurs défis. La composition, chaotique, qui s’étendit sur plus de vingt ans, connaît tout d’abord une création posthume, en version de concert, à Paris, en 1954. La Russie la découvre dans une version expurgée seulement en 1983. Huit ans plus tard, l’original était enfin créé, à Saint-Pétersbourg. Son sujet, aussi scabreux que celui de la Sancta Susanna de Hindemith, et qui renoue avec l’aspect sadomaso du Joueur d’après Dostoïevski, mis en musique quatre ans plus tôt, tire son livret du roman éponyme du symboliste Valeri Brioussov, qui mêle érotisme, grand-guignol et spiritisme. En faisant appel à l’Australien Benedict Andrews pour la mise en scène (sauf erreur, sa première en France, pour cette reprise de son spectacle au Komische Oper de Berlin), Lyon a évité la surenchère d’un spectacle « gore » et clinquant. Au premier acte, où la jeune Renata est déchirée entre un Ange de lumière qui l’habite et Henri qu’elle imagine être sa réincarnation humaine, la rotation d’un décor de chambres / cellules séparées par des panneaux, suggère l’espace intérieur de l’héroïne où, entourée de ses doubles maléfiques (fantômes, femmes-enfants), elle bascule dans l’hystérie. Un art de la suggestion qui épouse la violence inouïe d’une partition à mille lieux des mélodies enjouées de L’Amour des trois oranges, et où l’orchestre, tapi dans l’ombre au premier acte, explose ensuite comme des coups de canon – final du 2e acte ! Une densité sonore sidérante, aiguisée comme celle du ballet Le Bouffon et domptée par la direction vive de Kazushi Ono, patron incontesté de la maison lyonnaise – maintes fois distingué, notamment dans Le Joueur, du même Prokofiev, en 2009. Sur scène, dans le redoutable rôle de Renata, on retrouve la soprano lituanienne Ausrine Stundyte, déjà remarquable en Lady Macbeth, à Lyon et avec Ono, en début d’année. Engagée à fond, elle nous tient en haleine et électrise de sa présence ce spectacle de deux heures d’un fantastique accompli – puisque à un grand maître de la magie noire, au 2e acte, s’ajoutent Faust et Méphistophélès, aux 4e et 5e actes. Comme l’avait remarqué Prokofiev alors qu’il s’attelait à son opéra, l’intrigue de L’Ange de feu repose essentiellement sur deux personnages : en effet, aux côtés de Renata, tenir celui de Ruprecht, son amoureux transi puis complice et meurtrier, n’est pas une mince affaire. Laurent Naouri, dans une forme vocale éclatante, endosse magnifiquement l’habit de ce chevalier sombre, désabusé mais prêt à tout à l’image du loup de Tex Avery. Ovation justifiée ce soir-là pour un ouvrage qui condense à lui seul La femme et le pantin, Wozzeck et L’Exorciste : belle revanche pour ce mal-aimé.


Franck Mallet

Opéra de Lyon, 11 octobre 2016. Prochaines représentations : 13, 15, 17, 19, 21 et 23 octobre.
Photo : Ausrine Stundyte (Renata) & Laurent Naouri (Ruprecht) © Jean-Pierre Maurin

AuThéâtre de l’Athénée dans la série Les Pianissimes, Hervé Billaut et Guillaume Coppola jouent Brahms et Schubert à quatre mains. Ni duo constitué façon sœurs Labèque, ni choc d’egos surdimensionnés, plutôt le maître (Billaut) et son ex-élève dont les carrières se croisent sans toujours se rencontrer, tous deux parmi les têtes de pont d’une jeune école française riche en personnalités. Deux natures complémentaire surtout, sorte de duo schumanien s’échangeant les rôles d’Eusebius le rêveur et de Florestan le fougueux. Pour Brahms, Coppola à gauche tient la barre. Avec les 16 Valses op. 39, que le compositeur lui-même ne considérait pas comme ses chefs-d’œuvre, ils installent le jeu : précision d’horloge et rythmes dansants, comme une préparation à la furia des Danses hongroises (n° 2, 4, 8, 11), déjà orchestrales dans leur version pour clavier. Entre les deux, changement de place (Billaut aux graves) pour Schubert, un Divertissement à la hongroise à la fois sur ressorts et sur un nuage, noyau dur d’un programme bien plus que seulement ludique. En bis, Schumann (une des Bilder aus Osten, "Images d’orient") et Dvorak (une des Danses slaves, clin d’œil à Brahms) tout aussi supérieurement équilibrés, Eusebius et Florestan réunis. Même programme, différemment agencé, sur disque (1 CD Eloquentia), tout juste paru. Commentaire à venir.

François Lafon

Photo © DR

samedi 8 octobre 2016 à 00h27

Retour à l’Opéra Bastille de Samson et Dalila de Saint-Saëns, vingt-cinq ans après la première in loco, à l’époque mise en scène par un Pier Luigi Pizzi déchaîné (chambres à gaz, références aux Damnés de Visconti, etc). Cette fois, le Vénitien Damiano Michieletto, dont le Barbier de Séville « Cinecittà » a laissé un bon souvenir (voir ici), cède lui aussi à la mode, « afin que le mythe soit connecté à notre réalité » : plus de péplums ni de vilains Philistins, plus de super-héros ni de femme fatale assoiffée de vengeance, mais un monde décadent où la Kalachnikov remplace le sabre, où les bacchanales sont des bals costumés (en péplum évidemment), où Dalila est sincèrement amoureuse de Samson, lequel se coupe lui-même les cheveux pour offrir sa force à sa bien-aimée. Aux chanteurs - elle en nuisette, lui en marcel, s’ébattant sur un lit king size - d’assurer le glamour. Ils ont leur voix pour cela, Anita Rachvelishviki faisant fondre la salle avec un « Printemps qui commence » en mezza voce veloutée, Aleksandrs Antonenko rappelant, par le timbre plus que par le charisme, l’insurpassé Jon Vickers, tous deux entourés par un Grand prêtre spécialiste de Wotan (Egils Silins) et quelques francophones au style châtié (Nicolas Cavallier, Nicolas Testé). Dans la fosse, Philippe Jordan s’ingénie à conférer unité et élégance à une partition qui manque trop souvent de l’une et de l’autre, imbriquant oratorio néo-haendelien, grand opéra à la française et bastringue orientalisant. On entend dire souvent que ce répertoire autrefois populaire (987 représentation à l’Opéra de Paris depuis 1892) se marginalise faute de grandes voix. Le problème, comme ce spectacle le montre, n’est pas seulement là.

François Lafon

Diffusion en direct dans les salles de cinéma le 13 octobre et sur Arte Concert à partir du 14 octobre. En différé sur France Musique le 23 octobre Photo © DR

dimanche 2 octobre 2016 à 21h42

A l’Opéra de Dijon (Auditorium) : L’Orfeo de Monteverdi, premier volet d’un diptyque (Orphée et Eurydice de Gluck en janvier) et même d’un triptyque (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie de Monteverdi en mars) révélant une fois de plus le goût du risque du directeur Laurent Joyeux. Pari risqué aussi que de faire briller ces bijoux baroques dans un espace taillé aux dimensions de Turandot ou d’Elektra. Pari gagné tout de même pour cet Orfeo transposé par le jeune metteur en scène Yves Lenoir dans une chambre du célèbre Chelsea Hôtel de Manhattan, où le Père de la musique rejoindrait Bob Dylan, Leonard Cohen et les fantômes de la Factory d’Andy Warhol dans leur (bad) trip créatif. Une transposition qui ne fonctionne pas trop mal, moins contraignante qu’elle pourrait l’être, réussissant mieux – contrairement à l’habitude – la première partie encore madrigalesque que la seconde, où s’invente l’opéra. Réussite musicale surtout, grâce à Etienne Meyer et ses jeunes Traversées Lyriques – stylistiquement informées et dramatiquement efficaces – soutenant une troupe de de spécialistes (Emmanuelle de Negri, Frédéric Caton, Claire Lefilliâtre) dominée par Marc Mauillon pour ses débuts réussis en Orphée, vocalement glorieux et émouvant en rock star bénie des dieux et rattrapée par ses démons. Public pas assez nombreux (matinée du dimanche) mais enthousiaste pour ce spectacle donné trois fois seulement, et qui mériterait de voyager.

François Lafon

Auditorium de Dijon, les 30 septembre, 2 et 4 octobre Photo © DR

vendredi 30 septembre 2016 à 00h11

A l’auditorium du Musée d’Orsay, parallèlement à l’exposition Spectaculaire Second Empire, Un dîner avec Jacques, opéra-bouffe d’après Offenbach, co-production avec l’Opéra-Comique dans le cadre de ses « Folies Favart » hors les murs. En treize salles et onze étapes (« Comédie du pouvoir », « Portraits d’une société », « Nouveaux loisirs, nouvelle peinture », …), l’exposition, remarquablement pensée et richement documentée, s’attache davantage aux stratégies politico-culturelles de cette époque à laquelle on compare (trop ?) souvent la nôtre qu’elle n’en pointe la face sombre. A l’entrée et à la sortie, deux tableaux – les Tuileries incendiées après la Commune et l’impératrice Eugénie exilée en Angleterre avec le Prince impérial – suffisent à isoler ces deux décennies de danse sur un volcan. La tempête sous un crâne grisé au champagne, on l’attendait du spectacle, dont Gilles Rico, son concepteur et metteur en scène, annonçait « un festin donnant lieu à toutes sortes de jeux érotiques, à des dérives anthropophages ». Il avait le choix, du « Trio du jambon de Bayonne » (Tromb-Al-Casar) à « Ô la plus charmante des chattes » (La Chatte métamorphosée en femme) et à « La mort m’apparaît souriante » (Orphée aux Enfers). Mais la trame en est lâche et l’humour laborieux, laissant aux chanteurs-acteurs, triés sur le volet (Yann Beuron, Jean-Sébastien Bou, Antoinette Dennefeld) et alertement dirigés par l’éclectique Julien Leroy - ex- de … l’Ensemble Intercontemporain cette fois à la tête des très spécialisées Frivolités Parisiennes -, seuls avec ces petites bombes musicales dont l’impertinence, elle, n’a rien perdu de sa charge détonante.

François Lafon

Un Dîner avec Jacques, Auditorium, jusqu’au 9 octobre (en partenariat avec le Théâtre impérial de Compiègne et le Théâtre de Bastia) - Exposition Spectaculaire Second Empire, jusqu’au 15 janvier 2017. Musée d’Orsay, Paris. www.musee-orsay.fr Photo © DR

dimanche 25 septembre 2016 à 01h00

"Fantastic party" : après le festival Berlioz (voir ici) et l’enregistrement audio (voir là), troisième audition, à l’occasion de la réouverture du théâtre de l’Athénée après une année de travaux, de la Symphonie fantastique « librement adaptée » par Arthur Lavandier pour l’ensemble Le Balcon. Foule sur le floor (parterre débarrassé de ses sièges), joie générale quand le "Bal" devient jazzy, quand l’Académie de musique de rue « Tonton a faim » déchaîne la "Marche au supplice", quand le "Songe d’une nuit du Sabbat" tourne au délire. Ecoute différente encore dans ce théâtre à l’italienne, où les effets acoustiques semblent faire éclater les murs. L’humour, le côté potache sont surexposés, reçus 5/5 par un public-maison ravi de retrouver ce lieu historique (le théâtre de Louis Jouvet) dont le directeur Patrice Martinet a fait un palais de la surprise permanente, bonne le plus souvent, tous genres scéniques représentés et de plus en plus musicale avec Maxime Pascal et le Balcon, ses résidents réguliers. Fête en after : jazz au bar, jeu de quizz sur scène, grenier techno, Brèves volantes de Jacques Rebotier, Paroles et Musiques de Morton Feldman enregistré in loco la saison dernière, tournage d’un clip « Symphonie fantastique ». Dimanche : matinée avec goûter fantastique de la même veine. Admiration au passage de la fosse d’orchestre élargie et automatisée : promesse, encore, de surprises musicales.

François Lafon

athenee-theatre.com Photo © DR

samedi 24 septembre 2016 à 15h46

Né en 1994 à Paris, le violoncelliste Edgar Moreau dispose d’un palmarès brillant et bien rempli : lauréat des Concours Rostropovitch et Tchaikovski, « révélation soliste instrumental » aux Victoires de la musique en 2013, « soliste instrumental » deux ans plus tard, etc. Il vient de jouer avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France le concerto pour violoncelle de Schumann : œuvre tardive (1850) d’un compositeur âgé seulement de quarante ans, mais déjà en proie aux hallucinations et qui se jettera dans le Rhin trois ans plus tard. Le concerto pour violoncelle n’a rien de « l’ardeur frémissante » de celui pour piano, ces deux grands concertos de Schumann, étant sans équivalents dans le deuxième quart du XIXème siècle pour leurs instruments respectifs. Celui pour violoncelle est même unique. Il ne fait aucune concession à la virtuosité, et l’orchestre lui aussi se montre discret, hésitant, sauf parfois dans le dernier de ses trois mouvements enchaînés. Commencer un concert par cette musique d’apparence si réservée peut se révéler risqué, et il est sûr qu’il y a quelques décennies, le programme aurait débuté par une ouverture, de Schumann lui-même, de Mendelssohn ou de Weber. Mais du concerto pour violoncelle, Edgar Moreau et Mikko Franck au pupitre ont su rendre la tension sous-jacente, sachant bien que chez Schumann, le calme soit toujours de surface. Après l’entracte, une flamboyante Première Symphonie de Mahler.

Marc Vignal

Philharmonie de Paris, 23 septembre Photo © Julien Mignot

Aux Bouffes du Nord : Traviata, vous méritez un avenir meilleur, conçu par Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla, respectivement metteur en scène, musicien et interprète principale, mais collectivement tout cela et bien d’autres choses. Le pari était tentant : offrir à une actrice, chanteuse, performeuse (et bien d’autres choses) un rôle emblématique de l’opéra mais aussi du théâtre, en s’appuyant sur l’ouvrage de Verdi et sur ses doubles-fonds que sont le roman et la pièce d’Alexandre Dumas fils, ce dernier mettant en scène sa propre relation avec une courtisane célèbre. Pas d’orchestre ni de chœurs, mais des musiciens-chanteurs-acteurs multitâches, un constant va-et-vient dramatique et linguistique (français pour le théâtre, italien pour le chant), entre vie rêvée et dure réalité, références littéraires et culture populaire, scrupule philologique et anachronisme maîtrisé. On pense aux célèbres décoctions lyriques (Tragédie de Carmen, Impressions de Pelléas, La Flûte enchantée) de Peter Brook sur la même scène, mais aussi à la remise en chantier (une vraie-fausse répétition – voir ici) de l’opéra de Verdi au Festival d’Aix 2006, due à Jean-François Sivadier avec Natalie Dessay. Aucun plagiat formel ni surtout textuel (l’ouvrage à Aix était bien-sûr donné tel quel), mais une façon assez semblable d’aller à la recherche de ce qui, via Verdi, a transmué en mythe un mélo rebattu. Semblable aussi le ballet virtuose de toute la troupe (excellents père – Jérôme Billy – et amant – Damien Bigourdan) autour de Judith Chemla, stupéfiante Violetta Valery/Marguerite Gautier/Marie Duplessis réconciliant tout naturellement les faux jumeaux que sont le théâtre et l’opéra.

François Lafon

Bouffes du Nord, jusqu’au 15 octobre. (France, Suisse, Luxembourg) jusqu’en mars 2017 Photo © Charles Mignon

samedi 17 septembre 2016 à 01h52

Ouverture de saison casse-cou à l’Opéra de Paris : Eliogabalo, dernier ouvrage conservé de Francesco Cavalli (1668). Un portrait d’empereur romain/monstre naissant, sorte de pendant au Couronnement de Poppée de Monteverdi, si ce n’est qu’Héliogabale, cousin de Caracalla, est moins célèbre que Néron, que Cavalli, illustre de son vivant, est encore trop méconnu, et que son Eliogabalo a joué de malchance : librettiste anonyme (c’était peut-être Busenello, auteur du Couronnement), retrait de l’œuvre en cours de répétitions au profit d’une autre, moins ambitieuse, plus à la mode. « Un chef-d’œuvre dérangeant, musicalement somptueux », en dit René Jacobs, artisan de sa redécouverte en 2004. D’où, peut-être, l’idée d’en confier la mise en scène à Thomas Jolly, promu vedette à la suite d’un Henry VI de Shakespeare (16 heures de spectacle) faisant feu de tout bois – armures et t-shirts, éclairages de music-hall et musique rock. La plongée dans l’univers industriel de l’opéra ne lui a pas coupé les ailes. Pas d’actualisation à tout faire, pas de vidéo en temps réel – monnaie (trop) courante actuellement sur les scènes. On retrouve sa manière personnelle, à la fois ambitieuse et bricolée, littérale et sans complexe, mais il peine à faire exploser le cadre, à jongler avec les conventions du genre, à rende sa sulfureuse aura à cet Héliogabale bien éloigné de l’« anarchiste couronné » glorifié par Antonin Artaud. La force du spectacle tient davantage à la direction de Leonardo Garcia Alarcon, habile à défendre le génie théâtral et mélodique de Cavalli, préfigurant - plus que celui, solitaire et inégalé, de Monteverdi -, les trois siècles d’opéra italien qui vont suivre. Dominée par le solide ténor Paul Grove et le contre-ténor Franco Fagioli, qui n’en fait pas trop en despote fou, la distribution est plus homogène dramatiquement que vocalement.

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 15 octobre. En direct le 7 octobre sur le site de France Télévision Culture Box. Diffusion ultérieure sur France 2 et France Musique Photo © Agathe Poupeney/OnP

The Indian Queen, second volet, à l’Opéra des Nations – salle éphémère délocalisée du Grand Théâtre de Genève - du doublé Rameau - Purcell par Teodor Currentzis et son ensemble MusicAeterna. Version semi-staged pour ce semi-opéra inachevé, parent pauvre des grands masks purcelliens (The Fairy Queen, King Arthur), reprenant l’adaptation de Peter Sellars créée à Madrid en 2013 : nombreux ajouts musicaux (dont les tubes "O Solitude" et "Music for a while") structurant sans couture visible ce chef-d’œuvre en pointillé, beau commentaire en voix off de l’écrivain nicaraguayen Rosario Aguilar, élargissant l’intrigue initiale (la belle indienne et le conquistador) aux dimensions de l’actuelle réflexion sur le choc des cultures. Nouvelle démonstration surtout du génie de Currentzis à mettre en scène l’orchestre, éclairant l’ensemble comme un tableau de maître, conservant de Sellars la tension dramatique et l’étonnante gestuelle des solistes et des chœurs, créant une sorte de précipité sellarso-currentzisien, réinvention inespérée de ces spectacles qui firent fureur en Angleterre et tombèrent dans l’oubli, où musique et théâtre se mêlaient selon une alchimie à jamais mystérieuse. Trois grandes heures qui passent comme l’éclair entre hédonisme et spiritualité, où le chef, mieux encore à son affaire qu’hier dans Rameau, mène les choristes, instrumentistes et chanteurs (exceptionnels Willard White et Christophe Dumaux) en chaman musicien actuellement à nul autre pareil.

François Lafon

Photo © DR

dimanche 4 septembre 2016 à 00h40

Premier volet, pour le 70ème anniversaire du festival de Montreux-Vevey, du doublé Rameau - Purcell par Teodor Currentzis et son ensemble MusicAeterna : "Rameau, le son et la lumière". Un best of diablement agencé, à voir autant qu’à entendre, de la pénombre (Pièces de clavecin en concert) au plein feu (l'Orage des Indes galantes). Orchestre fourni – comme l’aimait le compositeur – occupant la (trop ?) vaste estrade du non moins vaste Auditorium Stravinski, solistes itinérants, soprano aux allures (pas la voix, hélas !) de la regrettée Lorraine Hunt (la Callas du baroque), violons assis-debout, tous dominés par la silhouette interminable du chef, faune paganinien mimant la musique et déchaînant des tempêtes : Rameau homme de théâtre même quand il n’écrivait pas (encore) pour le théâtre. Public ravi, comme étonné de retrouver la chair fraîche sous la poudre de riz, fasciné par ce chef à la fois rock’n’roll et à l’ancienne, en ce qu’il tire la couverture à lui comme on n’ose plus le faire depuis Mengelberg ou Toscanini. Défaut de leurs qualités : le maestro et ses musiciens (russes, de Perm, ex-Molotov) soulignent et surlignent, décrivent au lieu de suggérer, dessinent une fleur là où - en bon classique - Rameau expérimente l’idée de la fleur appliquée aux sens de l’auditeur. « La musique de Rameau (…) va droit au cœur, de la même façon que le soleil traverse l’espace noir infini de l’univers avant de parvenir à l’œil de l’homme », commente Currentzis. Sans brimer son explosive personnalité, que ne cultive-t-il davantage ce très ramiste jeu d’optique… Second volet du doublé, demain à Genève : The Indian Queen de Purcell.

François Lafon

Festival de musique classique Montreux-Vevey - http://www.septmus.ch/fr Photo © DR

vendredi 2 septembre 2016 à 08h43

Avec en ouverture Les Vêpres de la Vierge de Monteverdi et en clôture la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach ce samedi soir, l’édition 2016 des Rencontres musicales de Vézelay se distinguait particulièrement. Confier ce monument de la littérature sacrée occidentale à des interprètes aussi jeunes aurait pu révéler leurs limites à traduire les nuances d’une partition qui réclame une sérieuse expérience, voire un bagage culturel conséquent et le sens du drame… Une combinatoire sur laquelle ont travaillé pendant plusieurs années d’éminents artisans du renouveau de l’interprétation baroque comme Harnoncourt, John Eliot Gardiner, Philippe Herreweghe et René Jacobs… Mais, pour la jeune génération, il semble que tout aille très vite, en particulier pour des chefs comme Raphaël Pichon (dont le directeur des Rencontres Nicolas Bucher nous a confirmé la venue, au cours de l’été 2017) et Mathieu Romano qui, à la tête de son Ensemble Aedes, fondé il y a dix ans, relevait le défi de cette Saint Jean, à la basilique – avec les instrumentistes de l’Ensemble Les Surprises, cofondé en 2010 par Louis-Noël Bestion de Camboulas, à l’orgue ce soir-là. Du rythme, de l’ampleur et de la compassion : à l’image de l’imprécation si lyrique du premier chœur, « Seigneur, notre souverain », cette Passion selon saint Jean trouve aussitôt ses marques. Tout est dans l’articulation et la cohésion de ces voix d’une limpidité remarquable, écho souverain et bigarré de la « Foule ». Nous vivons la Passion du Christ grâce à l’évangéliste théâtral du ténor portugais Fernando Guimaraes, à la fois emporté et expressif dans les récits, et émouvant dans les arias. Si l’alto Margot Oitzinger manque de présence dans sa première aria (« Pour me délier des liens de mes péchés »), elle se reprend à la suivante « Tout est accompli » célèbre dialogue plein d’humanité avec la viole solo. On admire tout autant le soprano radieux de Rachel Redmond (révélée par Les Arts Florissants de William Christie) dans l’air « Je te suis pareillement » avec sa guirlande de flûte en accompagnement, ou le douloureux « Fonds, mon cœur » couronné du hautbois solo. Autre révélation du Jardin des Voix de Christie, la basse Victor Sicard est un atout supplémentaire pour exprimer la simplicité et la ferveur qui conviennent à cette interprétation – arias « Contemple, mon âme » et « Mon cher sauveur… ». D’ailleurs, en quittant la basilique, le visage recueilli de plusieurs religieuses en habit bleu et blanc (la Fraternité Monastique de Jérusalem, établie à Vézelay depuis 1993), montrait combien mémorable fut pour elles comme pour le public cette interprétation juvénile.

Franck Mallet

Rencontres musicales de Vézelay, 20 août. Photo : de gauche à droite Victor Sicard (baryton), Mathieu Romano (direction), Fernando Guimaraes (ténor) avec les Ensembles Aedes et Surprises. © François Zuidberg

Depuis la basilique de Vézelay, après être descendu de la colline à travers bois et champs, on rejoint Asquins (prononcer « Aquins ») – où Maurice Clavel termina ses jours –, pour le concert de milieu d’après-midi « Paz, Salam et Shalon » d’Emmanuel Bardon et son ensemble Canticum Novum, à l’église Saint-Jacques. À travers ce programme œcuménique de cantigas d’Alphonse Le Sage, chants séfarade et instrumentaux turque et berbère, les musiciens ont voulu célébrer l’idée de la « coexistence pacifique » des chrétiens, musulmans et juifs durant sept siècles, à partir de la conquête musulmane de la péninsule ibérique en 711. Outre la voix, bien sûr – Barbara Kusa a d’ailleurs de bien meilleures dispositions pour le chant que le fondateur de Canticum Novum –, on observe que la plupart des instruments sont communs aux trois populations : oud, tambourin, flûtes, kamânche, vièle, kanun, rebec, etc. En revanche, l’enchaînement au sein d’un même concert d’un instrumental traditionnel d’Alexandrie – aussi magnifique que fut cette mise en bouche Las Estrellas de los cielos –, avec un poème médiéval consacré à la Vierge Marie comme le Cantiga 209 « Muito faz grand’erro… » d’Alphonse X Le Sage, ne fait que mettre en évidence les différences de style, de fonction, sans parler de l’époque… Au-delà du pur raffinement sonore montait peu à peu la frustration : n’aurait-il pas été préférable de se concentrer uniquement sur les Cantigas du XIIIème siècle, ou bien le chant séfarade, ou encore sur ces airs à danser de la Méditerranée ?

Confrontation plus réussie, en soirée, avec l’ensemble La Tempête qui, remplaçant au pied levé le Chœur Magnificat de Budapest, avait composé un « office imaginaire orthodoxe, du coucher jusqu’à l’aube » à partir des Vigiles nocturnes op. 37 (ouVêpres) de Rachmaninov en y intercalant des passages du Cantique du soleil de Sofia Gubaïdulina. A priori, rien ne rapproche les deux compositeurs, si ce n’est qu’ils sont nés en Russie, à plus d’un demi-siècle de distance : 1873 pour le premier, 1931 pour la Tatare. Conçu par le chef de chœur Simon-Pierre Bestion, ce montage offrait en outre une scénographie originale, La Tempête évoluant du fond de la nef en un chant planant univoque pour se séparer ensuite en deux voies distinctes dans les allées, afin de rejoindre le chœur de la basilique. Jeux de scène et de lumière entre les solistes et l’ensemble debout, assis ou couché : un light-show  des plus efficaces pour une musique basée sur des airs traditionnels de Kiev — avec d’impressionnantes notes finales dans le grave (si bémol) demandées aux basses. Le classicisme épuré et enveloppant de Rachmaninov entrait en résonance avec les glissements spectraux du Cantique du soleil d’après Saint François d’Assise, pour violoncelle, percussion et chœur de chambre. Léger bémol pour cette œuvre tardive (1997) : la partie de violoncelle solo, à l’écriture peu développée et aux accords répétitifs systématiquement dans le grave, affadit quelque peu la partition qui paraît s’éterniser. Mais qu’importe, car le final, déclamé par les vingt-quatre voix individualisées de La Tempête, révèle un ensemble d’une tenue exceptionnelle.    

Franck Mallet

Rencontres musicales de Vézelay, 19 août. Photo : La Tempête © François Zuidberg 

En montant la rue principale du village le plus visité de Bourgogne – 400 habitants hors-saison ! – on reste coi face aux plaques qui ornent plusieurs maisons où ont séjourné, vécu et même terminé leurs jours de nombreuses célébrités, de Romain Rolland à Max-Paul Fouchet en passant par Jules Roy (sa maison, devenue une bibliothèque publique, accueille des activités liées à la littérature), du chef d’orchestre Ingelbrecht à l’écrivain George Bataille, sans oublier Christian Zervos, critique et fondateur des Cahiers d’art, grand collectionneur de Picasso, Léger, et autres Calder dont les œuvres ornent le Musée qui porte son nom… dans l’ancienne maison de Romain Rolland. Encore quelques mètres à gravir et voici qu’apparaît au sommet la Basilique Sainte-Marie Madeleine, visible à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde, adossée aux collines du Morvan. Depuis plus de quinze ans s’y déroulent chaque été les Rencontres musicales, créées à l’initiative du chef d’orchestre Pierre Cao, qui y fonda ensuite le chœur Arsys Bourgogne, épaulé par la Région. Tel un vétéran, et même s’il a passé la main depuis trois ans à Nicolas Bucher – qui signe seulement cette année sa « première » programmation –, il est toujours présent, ému de retrouver ses amis musiciens.

Les Rencontres ont évolué, pris du poids et se sont diversifiées. Dans l’esprit du Festival de Saintes ou d’Ambronay, les concerts s’étalent désormais sur toute l’année (« une activité de Janvier à décembre », dixit Nicolas Bucher), accueillent des résidences d’artistes « durant 2 à 3 semaines », comme celle de l’ensemble Les Surprises, et disposent à présent d’un studio d’enregistrement, d’un auditorium indépendant de la Basilique, et de studios d’accueil pour les artistes – le tout grâce à la transformation des anciens hospices en lieu dévolu à la création musicale avec l’installation de la Cité de la Voix, en 2010.

Il faut reprendre la route pour assister au premier concert, à Avallon, où s’étend l’activité des Rencontres. La collégiale Saint-Lazare reçoit l’ensemble Gilles Binchois et les Sonadori, dirigés par Dominique Vellard, avec un programme de polyphonies de la Renaissance, « de Tolède à Venise ». Entre sobriété et savant mélisme – extraordinaires Cipriano de Rore ! –, voix et cordes épousent à merveille la voûte colorée de l’édifice dont l’origine remonte au XIIe siècle.

Sécurité renforcée le soir, à la Basilique, pour l’arrivée discrète de la ministre de la Culture qui, finalement, ne donnera pas de conférence de presse le lendemain, comme initialement prévu – mais accordera seulement quelques mots au quotidien régional, l’Yonne Républicaine. En assistant aux Vêpres de la Vierge, force est de constater qu’Audrey Azoulay a fait le bon choix, tant la vision qu’a le jeune chef Mihály Zeke de l’œuvre de Monteverdi s’est révélée d’une beauté captivante. À la tête de l’Académie et de son chœur Arsys Bourgogne associés à l’Ensemble La Fenice (photo), il a osé plusieurs transpositions hardies, où les solistes se répondent avec encore plus de flamboyance, renforçant l’idée monteverdienne d’un théâtre  de style baroque, se libérant du cadre religieux. Voix et instruments doublés en écho, sonorités somptueuses du chœur, des cordes et des vents : cette vision audacieuse mérite d’être suivie de près (de nouvelles exécutions sont prévues), quitte à en raffiner l’équilibre sonore – ainsi l’enregistrement programmé (« mais pas avant fin 2017 » selon Bucher), devrait se révéler des plus novateurs.         

Franck Mallet

Rencontres musicales de Vézelay, 18 août. Photo : Mihály Zeke à la tête de l’Académie et Chœur Arsys Bourgogne et l’Ensemble La Fenice ; © François Zuidberg

lundi 22 août 2016 à 01h18

Triangle Berlioz à La Côte-Saint-André : maison natale – église – château. Dans les caves de la première (musée) : exposition Benvenuto Cellini, l’opéra maudit, depuis la création (lettres superbes du compositeur à sa sœur Adèle) jusqu’à nos jours, à travers quelques lectures (riche galerie de costumes de Jacques Dupont - Paris 1972) ou relectures (Terry Gilliam à Londres). A l’église, Trios de Beethoven, suite et fin (voir ici), François-Frédéric Guy entraînant Tedi Papavrami et Xavier Phillips très loin dans son Projet Beethoven au long cours, tous comme en apesanteur. Au Château Louis XI : Roméo et Juliette, « symphonie dramatique » ou opéra inversé, où l’orchestre personnifie, les solistes invoquent et le chœur commente. Avec le Monteverdi Choir et l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique, John Eliot Gardiner peint à fresque tout en passant le chef-d’œuvre au scanner, démêlant l'écheveau pour mieux en faire apparaître la complexité, comme il l’avait fait avec les Troyens (Châtelet – 2003). « J’ai beaucoup chanté Frère Laurent, mais alors là… », s’ébahit Laurent Naouri, résumant la situation. A programme sans pareil, sensations uniques : tout ce que les festivals peinent à retrouver. Berliozien tout cela, encore une fois.

François Lafon

Benvenuto Cellini le 28 août (direction François-Xavier Roth) au Château Louis XI Photo : Musée Berlioz © DR

dimanche 21 août 2016 à 02h13

Chemins de traverse berlioziens plutôt. Escapade à Matheysine, près du Parc national des Ecrins, où Olivier Messiaen a composé l’essentiel de son œuvre : terrain escarpé, trois maisons toutes simples, vue sur lac, chants d’oiseaux, montagnes escaladant le ciel. Désormais une résidence d’artistes, avec confort moderne mais préservée, inaugurée il y a peu par le pianiste messianesque Roger Muraro. Pourquoi Messiaen ? « Parce que – et cela en étonne plus d’un – Messiaen se considérait d’abord comme un héritier de Berlioz », explique Bruno Messina, là aussi aux commandes. De retour à la Côte Saint-André, première moitié (suite demain) des Trios de Beethoven par François-Frédéric Guy, Tedi Papavrami et Xavier Phillips. Pourquoi Beethoven ? Question de filiation encore, et joué en plus dans l’église (pleine à craquer) où a été baptisé le petit Hector. Tiercé gagnant : violon volontaire, violoncelle rêveur, piano épique, circulation sensible de l’énergie, un Trio des Esprits d’anthologie. Le soir au château Louis XI, retour aux fondamentaux avec François-Xavier Roth et Les Siècles, désormais symboles d’un Berlioz historiquement informé : ouverture des Francs-jJuges, dispensatrice, selon le compositeur, « d’un effet de stupeur et d’épouvante difficile à décrire » (??) et Harold en Italie, trip sensible de l’alto solo (Byron dématérialisé, ce soir l’excellent Adrien La Marca) au sein d’un orchestre enjôleur. Mais surtout en vedette américaine, Anne Sofie von Otter dans Les Nuits d’été. Timbre amenuisé mais génie de diseuse, plus encore que dans son enregistrement célèbre (DG), Roth et ses troupes aux petits soins. Demain : John Eliot Gardiner dirige Roméo et Juliette.

François Lafon

Photo © DR

samedi 20 août 2016 à 00h27

« Grande ouverture festive » du festival Berlioz 2016 au château de Sassenage (Isère), dit château de Mélusine. Pourquoi la fée-serpent, que l’on entend encore siffler et crier dans les grottes proches ? Parce que le thème de l’année est « Les Fleurs du mal ou Berlioz au bal des sorcières ». Pourquoi Baudelaire et Berlioz, le poète et le musicien ne s’étant pas rencontrés ? Une pirouette au fond très berliozienne comme les aime Bruno Messina, tête pensante et artisan du succès de la manifestation, rappelant que Théophile Gautier, inspirateur des Nuits d’été, était l’idole de l’auteur du « Balcon ». C’est d’ailleurs l’ensemble Le Balcon, dirigé par Maxime Pascal, qui ouvre les festivités sur la pelouse de cette demeure XVIIème, avec une Symphonie fantastique revisitée par le jeune compositeur Arthur Lavandier. Orchestre sonorisé (constante du Balcon), vraies cloches (fondues in loco en 2013 – voir ici) et procession infernale pour la « Marche au supplice », dérapages jazz, sonorités étranges et rythmes détricotés, « l’histoire racontée étant celle d’un décalage du réel vers l’halluciné » (Lavandier), se démarquant toujours plus de l’original au fil des cinq mouvements. Un jeu de piste pour l’amateur, lequel se demande quand même si la Fantastique telle qu’en elle-même n’est pas plus angoissante, voire plus moderne pour peu qu’on la joue comme l’a fait John Eliot Gardiner avec l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique l’année dernière au festival (voir ici). Public bon enfant, séduit et un peu décontenancé, chauffé par un après-midi gentiment fantastique mettant en lumière les diverses composantes du festival : chœur d’enfants – formidable – du projet vocal « A travers chants » dans le conte de Marcel Landowski et Pierre Gripari La Sorcière du placard à balais, Grand Orchestre Fantastique (et amateur) passant de Hänsel et Gretel à Harry Potter), Quintette à vents et cors des Alpes dans la grotte de la fée, Trio Journal Romantique (alto, piano, acteur, en l’occurrence Daniel Mesguich) célébrant Schumann sous les fresques imitées de Raphaël du grand salon du château. Un patchwork très berliozien, là encore.

François Lafon

La Côte Saint-André, jusqu’au 30 août. www.festivalberlioz.com Photo © DR

dimanche 7 août 2016 à 19h13

Ouverture de la 19ème édition de Classique au vert au Parc floral du bois de Vincennes : Deux mezzos sinon rien !, duo grave réunissant Karine Deshayes et Delphine Haidan, avec Thomas Palmer au piano. Bien dans le ton de ce festival gratuit (si ce n’est l’entrée au Parc) dont les programmatrices Marianne Gaussiat et Isabelle Gillouard pratiquent depuis cinq saisons l’art du grand écart. Public nombreux - de 7 à (surtout) 77 ans - pour ce bain musical sans complexes, animant un Paris estival chiche en musique : scène amateurs et atelier vocal, Bach aux marimbas, Britten par le nouvel Orchestre (d’amateurs) maison, mais aussi David Zinman dirigeant Mahler, musique de chambre plus (J.B. Vuillaume Trio dans Schubert et Schönberg) ou moins (Henri Demarquette en Offenbach) sérieuse, pianiste à découvrir (Vasilis Varvaresos jouant Beethoven et Starwars revu par lui-même). De plus en plus complémentaires, les mezzos Haidan et Deshayes : au timbre sombre de la première répond celui, désormais sopranisant, de la seconde, leur permettant de pratiquer l’ambiguïté (homme-femme de La Clémence de Titus, double dames des Noces de Figaro, petit frère – petite sœur de Hänsel et Gretel d’Humperdinck) et de faire jeu égal en bis pour un « Over the rainbow » au succès assuré. Le tout discrètement sonorisé, confort ou sacrilège aujourd’hui admis, en plein air tout au moins.

François Lafon


Classique au vert, 7 week-ends jusqu’au 18 septembre. www.classiqueauvert.paris.fr Photo © DR

Pas annoncé dans la brochure de la saison 15/16, contrairement au précédent spectacle de l’Académie de l’Opéra national de Paris (« Ensemble d’opéras de Mozart » le 9 avril dernier), le « Workshop Kurt Weill » qui s’est déroulé le 30 juin dernier à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille semble bien avoir été ajouté à la dernière minute, comme celui qui réunissait plusieurs solistes dans des lieder de Strauss un mois plus tôt (30 mai), au même endroit… Qu’importe, car entre les parents des différents jeunes artistes présents, les habitués de la Bastille et les curieux, y compris le metteur en scène Robert Carsen venu en simple spectateur, l’amphi était quasiment comble. Sur une scénographie et une dramaturgie qui fleurait bon un spectacle de fin d’année de terminale – une audition pour chanter du Weill… – signée Mirabelle et Philippine Ordinaire et Joël Huthwohl, ce ne sont pas moins de 12 solistes, 3 pianistes (dont l’un, Benjamin Laurent, avait été sollicité pour plusieurs réductions et arrangements bien tournés) et un sextuor à cordes qui se retrouvaient pour célébrer Weill. Passé de l’expressionisme de l’Allemagne de Weimar à la comédie musicale américaine de Broadway, avec un détour par le réalisme poétique de la France des années trente, il fut au XXe siècle l’auteur d’une œuvre protéiforme, dont les mélodies enjouées touchent encore et toujours un large public. D’ailleurs, plusieurs de ses ouvrages pour petit ensemble et / ou chœur d’enfants ont naturellement trouvé le chemin de l’amphithéâtre depuis l’ouverture de la Bastille. En langue originale, c’est-à-dire en allemand, anglais ou français, plus d’une vingtaine de ses airs fut distribuée à de jeunes chanteurs en devenir – quitte à ce que certains se révèlent meilleurs comédiens, ou que d’autres captent d’emblée le style de la mélodie, indépendamment du fait que leur voix va à l’avenir évoluer et se transformer. Au sein d’un plateau plutôt encourageant, on remarquait ce soir-là le timbre bien charpenté de la mezzo Emanuela Pascu, entrée à l’Académie en septembre 2015 (Nanna’s Lied), le soprano idoine d’Élisabeth Moussous dans l'éloquent air de Butterfly, Un bel di vedreno – c’est elle qui chantait Annina, dans La Traviata, à la Bastille, en mai, et qu’on retrouvait au final, entraînant tous ses camarades dans Youkali. Timbre plus léger et articulation parfaite dans La complainte de la Seine et le Duo de la jalousie pour Pauline Texier, qui fut également Kätchen dans Werther, en début d’année. Mais il faudrait plébisciter tout autant les sopranes Gemma Ni Bhriain, Ruzan Mantashyan et Adriana Gonzalez, sans oublier le baryton basse Mikhail Timoshenko, ainsi que les instrumentistes ! – qu’on retrouvera à coup sûr la saison prochaine.

Franck Mallet

Paris, Amphithéâtre de l’Opéra Bastille 30 juin Photo : Emanuela Pascu © Julien Mignot

lundi 4 juillet 2016 à 00h13

Au Festival de Versailles, dernier concert de la série Les Voix royales : "Versailles - Barcelone, chefs-d’œuvre sacrés de l’Espagne de Philippe V," par Jordi Savall, la Capella Reial de Catalunya et Le Concert des Nations. Deux messes, signées Henry Desmarest (Messe à deux choeurs et deux orchestres – 1707) et Francesc Valls (Missa Scala Aretina – 1702), lesquels ont dû se croiser à Barcelone, où le Français, chassé de son pays natal pour une affaire de mœurs, était au service du roi d’Espagne Philippe V, petit-fils de Louis XIV. Moins de points communs qu’on l’imaginerait pourtant entre la pompe marquée « Roi Soleil au crépuscule » de l’un, et l’audace (jusqu’à la dissonance, contestée à l’époque) de l’autre. Dans le cadre adéquat de la Chapelle royale, Savall et ses troupes (de luxe, avec le harpiste Andrew Lawrence-King, Manfredo Kraemer et Philippe Pierlot, violon et taille de violon) offrent à Desmarest l’opulence qu’il réclame, mais c’est tout feu tout flamme et avec un enthousiasme communicatif qu’ils fêtent le grand Catalan déjà européen de style et d’influences. Un enregistrement est à venir, à comparer, pour la Missa Scala Arentina, avec celui, historique, de Gustav Leonhardt.

François Lafon

Festival de Versailles, Chapelle royale, 3 juillet Photo © DR

Fin de saison à l’Opéra de Lyon : L’Enlèvement au sérail de Mozart. Un Enlèvement révisité : le metteur en scène Wajdi Mouawad, auteur dramatique libano-canado-français, naguère coqueluche du festival d’Avignon et depuis peu successeur de Stéphane Braunschweig à la tête du Théâtre de la Colline, en a revu la dramaturgie et réécrit les dialogues parlés. « J’ai le sentiment que si, au temps de Mozart, il était bon de rire des Ottomans comme pouvait le faire Molière dans Le Bourgeois Gentilhomme et d’en faire nos « têtes de Turcs », aujourd’hui, ce rire peut être interprété dangereusement si l’on ne prend pas le temps de le dégager de ce que l’actualité pourrait lui faire dire à nos dépens. ». En teintant à la manière de Diderot le singspiel mozartien de moralisme, en lui ajoutant un prologue explicatif (« Ces effroyables mahométans ? »), en évitant d’actualiser l’action (presque une audace, par les temps qui courent), il prend le contrepied d’un Martin Kusej, dont l’ « Enlèvement chez Daesh » avait fait long feu au festival d’Aix il y a deux ans. Mais la démonstration n’est pas toujours légère, et une bien-pensance peut en cacher une autre. Sa mise en scène sauve la mise, plus agile à jongler avec les codes Orient - Occident, à retrouver l’ambiguïté légèreté - gravité chère à Mozart, comme en témoigne la scène qui ouvre la seconde partie, où les prisonniers travaillent à leur évasion tout en participant à la grande Prière. Plateau jeune, dominé par Cyrille Dubois (Belmonte), Joanna Wydorska (Blonde) et David Steffens en Osmin débouffonisé, direction vif-argent (au prix de quelques dérapages) du violoniste-chef Stefano Montanari, achevant d’entretenir le doute quant à la pérennité du message des Lumières en notre époque troublée.

François Lafon

Opéra National de Lyon, jusqu’au 15 juillet Photo © Stofleth

vendredi 10 juin 2016 à 00h05

Clôture du 4ème Festival Palazzetto Bru Zane (Venise) aux Bouffes du Nord : Quatuor romantique avec le Quatuor Mosaïques. Un romantisme élargi : 2ème Quatuor de Gounod (renié par son auteur, redécouvert en 1993) à la manière très 3ème République des classiques viennois, Quatuor de Debussy, à peine postérieur, encore « selon les règles » mais tellement plus prospectif, double piste d’envol pour le 2ème Quatuor de Benjamin Godard, héros de l’année au Palazzetto, et le plus romantique des trois. Mais qu’est-ce que le romantisme à la française, en cette fin de XIXème siècle où l’Ars gallica lutte tant bien que mal contre le wagnérisme déferlant ? Franco-Viennois, connus pour leur jeu historiquement informé et l’équilibre de leurs pupitres (du leader Erich Höbart, ex-du Quatuor Vegh, au violoncelliste classé baroque Christoph Coin), Les Mosaïques mettent tout naturellement en lumière le sérieux et la densité (germaniques ?) dont témoignent ces œuvres ostensiblement françaises. Témoins : l’étonnant Allegretto chuchoté du Quatuor de Gounod (bissé - et encore plus étonnant - en fin de concert), ou le mendelssohnien Allegro molto final de celui de Godard.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 4ème Festival Palazzetto Bru Zane, 9 juin Photo © DR

4ème Festival Palazzetto Bru Zane (Venise) aux Bouffes du Nord : L’Invitation au voyage, mélodies françaises - années 1890 (Fauré, Lekeu, Hahn, Koechlin, Debussy, Duparc) par Marie-Nicole Lemieux (contralto) et Daniel Blumenthal (piano). Question de Christophe Huss, Français installé au Canada et chroniqueur musical du quotidien Le Devoir : « D’où vient la cote d’amour, sentimentale autant qu’artistique, du public français pour cette chanteuse ? » Une évidence … et une colle. L’évidence : sa voix (rare, un vrai contralto), sa musicalité (naturelle, sans effet extérieur), son intelligence des textes. Ce soir, grands moments musicaux - du presque parlé aux grandes orgues vocales - avec Reynaldo Hahn (Fêtes galantes - Verlaine), Charles Koechlin (L’hiver - Théodore de Banville), Debussy (Colloque sentimental d’anthologie), Duparc (impeccable Phidylé). En bis : somptueuse Prière de Jocelyn, de Benjamin Godard, musicien de l’année au Festival. La colle : grand moment de théâtre quand le pianiste enchaîne sur Debussy en oubliant Koechlin : « Ah non, je tiens à mon ordre ! ». Rire (communicatif), aparté : « Il est timide ». Un talent comique, aucun cabotinage. Tentative de réponse à la question : Marie-Nicole Lemieux est comme elle chante, le cœur sur la main, pas la main sur le cœur. Une spécialité québécoise, peut-être.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 4ème Festival Palazzetto Bru Zane, jusqu’au 9 juin Photo © Alvaro Yañez

A l’Auditorium de Radio France dans le cadre de ManiFeste, festival de l’IRCAM : concert Yan Maresz – Magnus Lindberg –Witold Lutoslawski. En un mois et géographiquement éclaté (Beaubourg, Philharmonie, Bouffes du Nord, Cent-Quatre), ManiFeste marche cette année de concert avec le Centre Pompidou, où se tient l’exposition « Un Art pauvre », courant plus connu sous son nom italien d’Arte povera. Art pauvre, la riche 4ème Symphonie (1992) de Lutoslawski, l’efflorescent Corrente II de Lindberg (idem), le millimétré Répliques de Maresz (2015-2016), créé ce soir avec en soliste le formidable harpiste Nicolas Tulliez et le Philharmonique de Radio France dirigé par le nouveau favori de la « contemporaine » Julien Leroy ? Question de définition. Maresz aussi bien que Lindberg se réclament de Lutoslawski. Cela s’entendrait-il autant si dans son ultime symphonie (il est mort un an plus tard), le grand Polonais n’avait résumé son art avec une liberté qui pulvérise les notions de classique et de moderne… au risque de faire paraître monochromes les œuvres pourtant raffinées de ses disciples ? Pas de pyrotechnie informatique dans ces trois œuvres, si ce n’est un système de capteurs collés sur la caisse de la harpe de Nicolas Tuilliez dans celle de Maresz : souvent donnée comme parent pauvre de l’orchestre, la harpe y révèle ses fastes en gros plan. Un clin d’œil à la richesse de l’Arte povera ?

François Lafon

Radio France, Auditorium, 4 juin – ManiFeste 2016, jusqu’au 2 juillet – Exposition Un Art pauvre, Centre Pompidou, Paris, du 8 juin au 29 août Photo © Centre Pompidou-DR

mercredi 25 mai 2016 à 21h56

Le composteur finlandais Magnus Lindberg (né en 1958) est de ceux à qui l’on peut consacrer plus de la moitié d’un concert. Sa réputation internationale est établie, et il s’est depuis le début de années 1980 placé au premier rang, en particulier pour sa maîtrise de l’orchestre. De nombreux ouvrages en témoignent. Le plus vaste à ce jour est Aura (1993-1994), dédié à la mémoire de Witold Lutoslawski : une quarantaine de minutes, quatre mouvements enchaînés. Mais, insiste le composteur, il ne s’agit pas tout à fait d’une symphonie, ni d’un concerto pour orchestre, malgré le fréquent traitement de groupes instrumentaux en solistes virtuoses. Les déchaînements sonores n’excluent pas la transparence, et la tension se résout sur une sorte de choral parfaitement intégré au reste. Beau succès pour le Philharmonique de Radio France et le chef Jukka-Pekka Saraste. Auteur de plusieurs concertos, Lindberg affectionne la virtuosité instrumentale et son association à un orchestre. Cet orchestre est moins fourni dans le Concerto pour violon n°1 (2006) que dans Aura, limité à 2 hautbois, 2 bassons, 2 cors et aux cordes : ce concerto a été écrit lors de la célébration du 250ème anniversaire de Mozart. Il y a dialogue, mais la Néerlandaise Simone Lamsma, soliste de la soirée, constamment en activité, a tenu l’auditoire en haleine par son jeu parfois aux limites du silence, parfois débridé (longue cadence du deuxième mouvement). Un concerto ayant tout pour devenir un classique ! En fin de programme, l’austère mais si riche Quatrième Symphonie de Sibelius (1911), dirigée par Saraste avec les coups de boutoir nécessaires. Surtout, sans ralentir après la « catastrophe » du finale, en conservant le tempo jusqu’à la chute soudaine dans l’inconnu.

Marc Vignal

Auditorium de Radio France, 20 mai Photo : Jukka-Pekka Saraste © DR

Opéra contemporain (ou presque) au Palais Garnier : Lear d’Aribert Reimann. Presque classique plutôt : création à Munich en 1978, première parisienne (même lieu) en 1982. A l’époque, la salle se vidait par rangs entiers. Aujourd’hui, public sage devant cette adaptation du monument shakespearien commandé par Dietrich Fischer-Dieskau à Benjamin Britten d’abord, à ce compositeur (et occasionnellement son accompagnateur au piano) spécialisé dans la mise en musique des grands auteurs (Lorca, Strindberg, Kafka) ensuite. Pas tout à fait classique pourtant, dans la mesure où, pour être réputé inclassable, le style de Reimann avoue son âge, sans atteindre à l’atemporel : attendus ces clusters à la chaîne, ces déferlements orchestraux, et même ces références répétées à Britten dans les moments hypnotiques telle la mélopée d’Edgar - ténor montant au contre-ténor quand il joue le Pauvre Tom (audacieux, à l’époque) -, ou dans le parlé-à-peine-chanté du Fou, rappelant Puck dans Le Songe d’une nuit d’été. L’ensemble pourtant (d’où son succès : plus de vingt productions à ce jour) est à la hauteur d’un sujet devant lequel Berlioz, Debussy et Verdi ont déclaré forfait. Légère déception quant à la mise en scène de Calixto Bieito pour ses débuts parisiens : on redoutait un excès de trash, on a une nième illustration des théories de Jan Kott (Shakespeare notre contemporain – 1964) rapprochant les héros shakespeariens des clochards métaphysiques de Samuel Beckett. Direction sans bavures (Fabio Luisi) et chant impeccable en revanche pour ce répertoire où le cri et le parlando sont trop souvent des valeurs-refuges : grandiose trio Bo Skovhus (Lear) - Andrew Watts (Edgar) – Kor-Jan Dusseljee (Kent), dames à l’unisson, à peine handicapées par un jeu conventionnel (des mégères, mais pas que cela …) sans doute imposé – ou toléré – par le metteur en scène.

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 12 juin. En différé sur France Musique le 18 juin Photo © DR

A l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, spectacle de fin de saison de l’Académie (englobant désormais l’Atelier lyrique) de l’Opéra de Paris : L’Orfeo de Monteverdi. Lieu et place tout trouvés pour ce prototype (1607) du genre, où l’on voit et entend en temps réel le madrigal engendrer le théâtre chanté. Dans cette arène à la fois ouverte et souterraine, le chef Geoffroy Jourdain crée un jeu particulier de miroir entre son ensemble Les Cris de Paris et les jeunes solistes, considérés comme un groupe duquel naissent les personnages. Revers de la médaille : cet espace éclaté gêne la nécessaire fusion des timbres, comme si l’ensemble instrumental peinait à communiquer aux voix son énergie et sa richesse. La faute aussi à la mise en scène de Julie Berès, réputée selon le programme pour « créer un théâtre en prise avec le réel, fort des contradictions de son temps », mais restant ici anecdotique et disparate. Reste que s’ils ont souvent l’air – surtout dans la première partie « madrigalesque » – de marcher sur des œufs, les membres de l’Atelier ont intégré le style montéverdien, cette expression des affects où tout est dit pour les quatre siècles à venir : bel Orphée, terrien et poétique (le baryton Tomasz Kumiega), imposante Messagère (la mezzo Emanuela Pascu), Apollon naturellement arbitre du jeu (Damien Pass, ancien de l’Atelier). En ce sens, et c’est là le but de l’expérience, les élèves ne sont pas si loin d’être des maîtres.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, Amphithéâtre, jusqu’au 21 mai Photo © Studio

Aux Bouffes du Nord : Verso Medea (vers, du côté de Médée) d’Emma Dante d’après Euripide. Apparemment plus classique mais non moins assagie, la trublion(ne) palermitaine continue de réactiver les grands mythes. Chœur de femmes joué par des hommes, périodes sublimes et lazzi de commedia dell’arte, gestes de tous les jours et pirouettes virtuoses, et surtout mélange de sauvagerie et de raffinement extrême, comme on en trouvait chez Pasolini (Edipo Re, Medea), comme le transmettent les extraordinaires comédiens-danseurs-performers réunis autour (ou du côté - verso) d’Elena Borgogni, fulgurante Médée petite-fille du Soleil et matrone enceinte du fruit de sa vengeance (quelle autre version du mythe la fait accoucher devant nous de l’enfant qu’elle va tuer ?). En contrepoint, les frères Mancuso, voix de la Sicile immémoriale, timbres d’opéra brûlés, confrontent et confondent folklore et extrême religiosité. Une façon de se rapprocher (peut-être) du son de la tragédie grecque, chaînon à tout jamais manquant de ce rituel mystérieux dont procèdent pourtant nos plus anciennes traditions. Plus de sous-titres (les frères ont refusé) pour cette plongée musicale et dialectale en mémoire profonde.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 28 mai Photo © DR

A l’Opéra du Rhin - Strasbourg, première française (une spécialité maison) de Das Liebesverbot (La Défense d’aimer - 1836), deuxième essai lyrique du jeune Wagner, d’après Mesure pour mesure de Shakespeare. Une œuvre déroutante, dont on se demande s’il s’agit d’un pastiche de Rossini, Bellini et Donizetti par le futur compositeur de Parsifal, où d’un à la manière de Wagner signé Rossini, Bellini, etc. Déjà du Wagner pourtant, dans la gestion du (long) temps, dans certaines fulgurances mélodiques et orchestrales, dans le traitement de la voix, même lorsque – péché de jeunesse – la soprano principale doit passer sans solution de continuité des grandesorgues pré-Vaisseau fantôme aux cocottes de Lucia di Lammermoor. Hiatus aussi, si l’on considère la pièce rarement joué, classé parmi les « œuvres à problèmes » de Shakespeare, ni drame ni comédie, réflexion ambiguë sur le pouvoir et l’interdit dans une Vienne rêvée régie par un Duc philosophe, devenue sous la plume de Wagner manifeste libertaire pour le droit au(x) plaisir(s) – d’où le changement de titre – dans une Sicile jouisseuse soumise à un Teuton puritain. En guise de courts-circuits signifiants, la metteur(e) en scène Mariame Clément applique les standards du regietheater, en grossissant le trait : décor unique (un café… viennois, lieu de licence et de répression), allusions à l’actualité (foulard pour les femmes quand vient … la défense d’aimer), libération finale (assez réussie, cela dit) convoquant la ferblanterie des futurs dieux wagnériens. Chœurs très au point, plateau aussi satisfaisant que possible compte-tenu des prouesses vocales requises, direction énergique mais neutre de Constantin Trinks, là où il aurait fallu un Fregoli de la baguette, capable de réunir les contraires.

François Lafon

Opéra National du Rhin : Strasbourg (Opéra) jusqu’au 22 mai, Mulhouse (La Filature) 3 et 5 juin.

samedi 23 avril 2016 à 08h42

Les deux concertos pour violoncelle de Chostakovitch (1959 et 1966) sont tous deux dédiés à - et ont été créé par - Mstislav Rostropovitch. Le second, sa dernière œuvre concertante, s’ouvre par une phrase grave et méditative du soliste, et pendant assez longtemps, il n’y a guère de virtuosité. Même dans les deux mouvements suivants, enchainés et marqués l‘un et l’autre Allegretto, l’introspection domine, par delà leurs roulements de tambour et leurs sonorités de xylophone. Après un Prélude à l’après-midi d’un Faune d’un beau mystère, la violoncelliste Sol Gabetta, née en Argentine de parents français et russe, a interprété l’ouvrage de l’intérieur, sans ostentation, dévoilant peu à peu ses secrets. L’Orchestre philharmonique de Radio France et Mikko Franck ont ensuite attaqué la Cinquième Symphonie de Sibelius (1919) : un univers fort différent, porté par un orchestre aux plans multiples, aux perspectives spatiales, et des tempos changeants, s’imbriquant les uns dans les autres. Dans cette Cinquième, on attend les chefs aux tournants, et dieu sait s’ils sont nombreux : le grand sommet soudant les parties lente et rapide du premier mouvement, la conclusion de ce mouvement, qu’il faut couper net, et surtout les six accords finaux, largement et irrégulièrement espacés, tranchants, qui doivent se suivre sans que la tension se relâche. Mikko Franck était au rendez-vous, dirigeant de façon tantôt paisible, tantôt péremptoire, tirant des cordes graves, dans les épisodes aux limites du silence, des accents fugitifs et néanmoins très pointus.

Marc Vignal

Philharmonie de Paris, 21 avril Photo © DR

Suite du  "Printemps de la Pop" (la Péniche-Opéra new look – voir ici) : La Lanterne magique de M. Couperin, reprise de la performance donnée en 2010 au festival de La Roque d’Anthéron. Idée lumineuse : tandis qu’à la lueur de quelques bougies la claveciniste Violaine Cochard enchaîne des pièces de François Couperin (programme établi par Bertrand Cuiller), Louise Moaty, metteuse en scène, conceptrice et réalisatrice, projette sur un écran en forme de pleine lune des images « belles et remuables », ainsi que les décrivait Leibnitz, en admiration comme ses contemporains devant ces « mouvements bien extraordinaires et grotesques que les hommes ne sauraient faire ». Etonnantes correspondances entre ces images à la fois somptueuses et (à nos yeux) maladroites et cet instrument sonnant idéalement dans ce lieu à sa mesure, ballet non moins étonnant de la manipulatrice créant un rêve animé deux siècle avant l’invention du cinéma. Salle (enfin, cale) pleine, beaucoup d’enfants sages comme des images (animées) devant ce jeu vidéo avant la lettre accompagnant la plus belle des musiques.

François Lafon

15, 16 et 17 avril (16h30) à La Pop, amarrée devant le 46 quai de La Loire, 75019 Paris Photo © DR

Nouvelle mise en scène à l’Opéra Bastille du Rigoletto de Verdi, remplaçant celle, très usée, de Jérôme Savary et complétant la « trilogie populaire » (avec Le Trouvère et La Traviata) programmée cette année. En représentant justement estimé du Regietheater à l’allemande, Claus Guth (psych)analyse le mélo hugolien (Le Roi s’amuse) revu par le librettiste Piave et nous en explique le pourquoi du comment. Il va chercher chez Hésiode (VIIème siècle av. J.C.) l’idée maîtresse du spectacle : telle la boîte de Pandore (« Seule l’Espérance resta dans la boîte, arrêtée par ses bords »), la scène devient la projection du drame intime du bouffon trainant dans son errance la robe ensanglantée de sa fille assassinée. Deux Rigoletto (celui qui se souvient et celui qui agit), Gilda enfant (projections au ralenti), un Duc cocaïnomane, une Maddalena meneuse de revue (effet de la coco chez Le Duc ?) évoluent donc dans une boîte de petits Lu géante, fréquentée aussi par des courtisans comploteurs et gesticulants sortis du film Men in black. Mais Verdi, qui n’en demande pas tant, n’a pas son pareil pour rejeter le greffon, et tant pis pour ceux qui auront du mal à retrouver le texte sous l’éxégèse. Ils pourront s’appuyer sur la musique, servie sans magie mais avec efficacité par le chef Nicola Luisotti et par un plateau solide, où le ténor Michael Fabiano fait bel effet en dépit d’une certaine tendance à faire durer la note, où la soprano Olga Peretyatko est impeccable à défaut d’être émouvante, où la grande Vesselina Kasarova joue (si l’on peut dire) les utilités, mais où le baryton Quinn Kelsey s’impose comme le Rigoletto du moment.

François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille jusqu’au 30 mai (deux distributions prévues). En direct au cinéma le 26 avril, sur Culture Box à partir du 28 avril et sur France 2 ultérieurement.
En différé sur France Musique le 28 mai Photo © Monika Riitershaus

jeudi 7 avril 2016 à 09h41

Lancement, à la Maison de la culture du Japon à Paris, du 37ème festival Piano aux Jacobins (de Toulouse – extension désormais annuelle en Asie), avec un récital de Kotaro Fukuma, pianiste éclectique de formation nippo-franco-allemande, fêté - entre autres dans Musikzen (voir ici) - pour ses enregistrements inventifs. Programme décomplexé pour le public (nombreux) de l’Auditorium à dominante bois clair du lieu : Beethoven (la « Clair de lune »), Chopin et Smetana (La Moldau transcrite par l’artiste) en première partie, Debussy, Takemitsu et Scriabine après l’entracte. Comme pour bien marquer la césure, Tokaro Fukuma change de tenue : smoking et chemise blanche d’abord, chemise noire à col ras ensuite. Césure aussi dans son jeu : grande maîtrise mais relative neutralité dans Beethoven et Chopin, fine mise en valeur de la filiation Debussy-Takemitsu, bis éclectiques, parmi lesquels la transcription due à Alexis Weissenberg d’Avril à Paris de Charles Trénet, que Fukuma a découvert – explique-t-il dans un français sans reproche - en même temps que la culture hexagonale. Légère frustration tout de même, comme si le charme des disques avait un peu de mal passer la rampe.

François Lafon

Maison de la culture du Japon à Paris, 6 avril – www.pianojacobins.com Photo © DR

Première saison de la Pop : Tristan et Iseut, ni toi sans moi, ni moi sans toi. Explication : à fond de cale relookée chic (noir, rouge) de la Péniche Opéra rebaptisée (seules restent les initiales) mais toujours flottant sur le bassin de la Villette, Geoffroy Jourdain (nouveau maître des lieux avec Olivier Michel), Morgan Jourdain (musique) et Nicolas Vial (metteur en scène) manient le mythe et en assument les dérives. Re-explication : ce Tristan joué, chanté, rafistolé par quatre comédiens-chanteurs-rafistoleurs virtuoses commence à la manière de Poulenc et Michel Legrand, se poursuit à la fortune du pot (verres frottés, bouteilles soufflées, tuyaux de plastique) et se termine dans une apothéose wagnérienne elle-même clôturant une réjouissante rencontre-débat sur le thème « Qu’est-ce que ce mythe nous dit, à nous, aujourd’hui ? ». Peu de moyens mais pas mal d’idées, un art du pince sans rire évitant les délires téléphonés, jeu assez fin avec les niveaux de lecture - même si les parents rient plus fort que les enfants. « La Pop, c’est un laboratoire où des artistes d’horizons variés s’emparent de l’objet sonore et musical pour raconter une histoire », résume Geoffroy Jourdain, d’abord connu comme animateur de l’ensemble vocal Les Cris de Paris. « Un lieu où les spectacles naîtront avant d’aller se faire voir ailleurs », ajoute-t-il en prélude au spectacle. Sur le papier : une volonté (risquée) de se démarquer du style bon enfant de la Péniche Opéra. A en juger par ce Tristan assez désopilant, une continuation finement décalée de la tradition maison.

François Lafon

La Pop, Quai de la Loire, Paris. www.lapop.fr Photo © DR

dimanche 3 avril 2016 à 00h33

Aux Bouffes du Nord, Adesso voglio Musica e basta (A présent, je ne veux que musique et basta), voyage à travers le monde (pas seulement mais très) musical de Pippo Delbono, acteur, danseur, dramaturge, metteur en scène et cinéaste, habitué à Paris du Théâtre du Rond-Point, délaissant cette fois son théâtre esthétiquement incorrect et politiquement offensif pour raconter en trois concerts-performances le monde tel qu’il l’entend. C’est, dans Il Sangue (Le Sang), une variation sur le mythe d’Œdipe où, accompagnée au luth, au oud et à la guitare électrique par la formidable Ilaria Fantin, la voix protéiforme de Petra Magoni confère à de simples chansons - d’"Alleluia" de Jeff Buckley à "Both Sides now" de Joni Mitchell – des couleurs baroco-intemporelles. C’est le lendemain, une lecture de La Notte (La Nuit juste avant les forêts), monologue superbe et halluciné de Bernard-Marie Koltès que Delbono joue, surjoue, paraphrase et musicalise, secondé par la guitare électrique de son complice de longue date Piero Corso à la manière du groupe rock britannique Dire Straits. Moment fort : le duo final d’Il Sangue par Petra Magoni et Bobo, handicapé à la présence fantastique, interprète fétiche du Delbono circus. Comme un condensé de l’art de ce virtuose aux allures d’improvisateur, descendant par son père de Paganini en personne.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, du 29 mars au 2 avril Photo © Chiara Ferrin

A la salle Gaveau, François-Frédéric Guy joue les trois Sonates pour piano de Brahms. Une heure et demie de furie romantique, un triple hommage iconoclaste au dernier Beethoven asséné par un génie de vingt ans, à propos duquel Schumann écrit : « Il transforme le piano en un orchestre aux voix tour à tour exultantes et gémissantes. Ce furent des sonates, ou plutôt des symphonies déguisées ». Significativement, le pianiste commence par la 2ème, terminée avant la 1ère, mais surtout celle où le jeune Brahms affirme sa singularité, impose un foisonnement aussi exaltant qu’épuisant pour l’auditeur comme pour l’interprète. Pour quel autre Himalaya François-Frédéric Guy quitterait-il les sommets beethovéniens qu’il fréquente avec succès, et dont celui-ci est l’héritier ? Symphonique, son interprétation l’est, au point que l’on plaint le piano (un Steinway enclin à ferrailler dans les nombreux passages paroxystiques) et que l’on souhaiterait – une fois n’est pas coutume – que la salle soit plus grande, que le son puisse s’y déployer plus librement. Réfugié au 2ème balcon (public clairsemé), on souffle à la 3ème Sonate, la plus contrastée, où le compositeur se permet de rêver, et où l’interprète lâche la bride le temps d’un Andante espressivo d’anthologie, avant de passer en bis « du très jeune au très vieux Brahms » avec un 1er Intermezzo de l’opus 119 suspendu comme il le faut pour mieux en exalter les subtiles dissonances. L’enregistrement des Sonates (label Evidence), réalisé à l’Arsenal de Metz sur un piano Yamaha, paraît le 15 avril.

François Lafon

Salle Gaveau, Paris, 30 mars Photo © DR

En l’espace de trois jours passés à Lyon, à l’occasion de sa Biennale autour du thème du « divertissement », il s’agissait d’apprécier mercredi 16, à la fois des reprises (Répertoire et Dressur de Kagel et Kits de Philippe Hurel), dans l’ébouriffante mise en scène d’un « Lever de rideau » et par d’exceptionnels percussionnistes (et comédiens !) du CNSMD de Lyon, suivies de non moins passionnants « Sports & Divertissements » provoqués par Les Percussions Claviers de Lyon, autour d’adaptations de pièces de Satie, mais aussi la création de haletants Temps Modernes de Moritz Eggert. Le lendemain, au Musée des Confluences, dopage électro-visuel avec Test Pattern, installation du toujours fascinant Ryoji Ikeda, à mettre en parallèle avec le gracile « Buisson de smartphones » et ses rires en cascade, autre installation, interactive celle-ci, du tandem Borrel-Lebreton. En soirée, L’ensemble Celadon (1 contre-ténor + 5 violes) mariait Renaissance anglaise et création. No Time in Eternity, commande passée à Michael Nyman par le chanteur Paul Bündgen, montrait que la viole de gambe, noble instrument du passé, pouvait être habitée d’une frénésie rock. La soirée du vendredi 18 aura été l’occasion d’assister à l’un des spectacles les plus réussis grâce au jeune Danois Simon Steen-Andersen. Tiens, « Andersen » ? À croiser théâtre, musique, vidéo et technologie, un conte d’un nouveau genre surgit, où la nuit (soirée Night – Staged Night) redevient cet espace évocateur cher aux romantiques. Un fantastique certes revisité à la suite de David Lynch, Boltanski et même Kraftwerk où, plongé dans l’univers de Bach (cantate « Ich habe genug »), Mozart (Flûte enchantée) et Ravel (Gaspard de la nuit), l’ensemble Ascolta en transforme insidieusement le contenu pour déboucher sur le grand guignol et l’absurde. Les mains du pianiste s’envolent chez Ravel tandis qu’apparaît son fantôme. L’air de la Reine de la Nuit, version caoutchouc, rebondit sur un podium de boîte de nuit miteuse, et Bach perd les pédales, se liquéfiant tout doucement au son d’un trombone qui aurait goûté à la « trempette » fatale de Roger Rabbit. Drôle, magique et futé - c’est à coup sûr l’une des voies de la création d’aujourd’hui. Merci la Biennale !

Franck Mallet

Lyon, Biennale Musiques en Scène 2016, 1er au 26 mars. Photos : Staged Night © DR

dimanche 20 mars 2016 à 23h00

Dans le cadre du "Festival Pour l’humanité" (ou Contre la barbarie) à l’Opéra de Lyon, création de Benjamin, dernière nuit, musique de Michel Tabachnik sur un livret de Régis Debray. Pas tout à fait un livret, d’ailleurs, puisque celui-ci avait d’abord imaginé un spectacle de théâtre-cabaret alla Brecht et Weill pour raconter les ultimes réminiscences de Walter Benjamin, intellectuel inclassable, médiologue avant que Debray n’invente le terme, conscience d’un monde devenu fou, retrouvé mort le 26 septembre 1940 dans une chambre d’hôtel de Port-Bou, à la frontière franco-espagnole. En une heure et demie, Benjamin et son double (un ténor pour le rêve, un acteur pour la réalité), convoquent sous forme de dialogues rapides aux résonances actuelles (spiritualité, déracinement) ses vrais et faux amis, panthéon de l’intelligentsia de l’époque : Arthur Koestler et Bertolt Brecht, Hannah Arendt (sa biographe) et Gershom Sholem (théoricien du sionisme), André Gide et Max Horkheimer (co-fondateur de la Kritische Theorie). Avec un tel scénario, Tabachnik n’a eu qu’à « coller la musique sur le texte », selon ses propres termes. Pas d’intervention électroniques, mais des citations variées, chansons populaires, chants religieux, musiques militaires, imbriqués dans un langage « atonal incluant la tonalité » que n’aurait pas renié son maître Pierre Boulez. Tuilage supplémentaire : la mise en scène de John Fulljames accumule miroirs et projections, ballets et cavalcades, sollicitant l’oeil alors que l’oreille est déjà très occupée. Du coup, ce portrait-gigogne s’alourdit, oubliant – comme souvent le répertoire contemporain – que l’opéra est paradoxalement un art de l’épure. De Bernhard Kontarsky dirigeant un plateau sans faille, Tabachnik, chef lui-même, dit : « Je lui fais une absolue confiance ». Il a raison.

François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 26 mars. Festival Pour l’humanité (Benjamin, La Juive, Brundibar, L’Empereur d’Atlantis), jusqu’au 3 avril Photo © Stofleth/Opéra de Lyon

samedi 19 mars 2016 à 00h19

Musical annuel (le cinquième) de Stephen Sondheim au Châtelet : Passion. Un des moins connus et pour cause. Inspiré du roman Fosca d’Iginio Ugo Tarchetti (un classique en Italie) via Passione d’amore, le film qu’en a tiré Ettore Scola en 1981, c’est un sujet risqué pour Broadway : trois personnages et quelques comparses, pas de ballets, une dramaturgie complexe (transposition à la fois onirique et distanciée de la forme épistolaire du roman) et une histoire tragique, celle d’un beau soldat qui trahit jusqu’à la folie sa non moins belle maîtresse avec une femme laide et perturbée. Un rôle en or pour Natalie Dessay (« Une hystérique dans un Sondheim, j’ai dit oui tout de suite »), utilisant – sono aidant – les graves que sa voix d’opéra lui refusait, un pari qui ne pouvait que tenter Fanny Ardant (laquelle parle, elle, de « saut dans le vide ». Sans jeu de mot ?) pour sa deuxième mise en scène in loco, après la plus souriante Véronique de Messager : un univers nocturne, un paysage mental ponctué par les toiles en noir et blanc du plasticien Guillaume Durrieu et parcourue par les superbes costumes (quelles crinolines !) de Milena Canoreno. Musicalement, du pur Sondheim : harmonies aussi complexes qu’inattendues (habiles orchestrations de Jonathan Tunick pour un  gorgeous Philharmonique de Radio France), pas de solution de continuité entre le parlé et le chanté, mais aussi le soin de ne pas désarçonner le public, de lui faire entendre « Une longue chanson rhapsodique ». Un peu frustrant en l’occurrence, même de la part d’un compositeur qui déclare : « Pendant toute mon existence, j’aurai résisté aux séductions de l’opéra ».

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 24 mars. Sur France Musique le 23 à 19h Photo © Théâtre du Châtelet/Marie-Noëlle Robert

mardi 15 mars 2016 à 01h25

Au Palais Garnier, Iolanta/Casse-noisette de Tchaikovski, mis en scène par Dmitri Tcherniakov secondé par les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui, Edouard Lock et Arthur Pita. Un pari historiquement informé puisque l’opéra – longtemps oublié – et le ballet – un classique – ont été créés ensemble, au Mariinski de Saint Pétersbourg en 1892. Un doublé marathon (3 h 30 plus deux entractes) riche en prolongements, Iolanta, fille du roi René de Provence, passant de la cécité à l’illumination (de l’amour) pour découvrir le plus visuel des arts scéniques. Expert en drames familiaux depuis son superbe Eugène Onéguine au Palais Garnier en 2008, Tcherniakov confine l’opéra dans le salon en format 4/3 où la jeune Marie fête son anniversaire pour raconter en cinémascope son amour rêvé et son retour au point de départ après l’apocalypse qu’on appelle la vie. Difficultés de l’entreprise : réconcilier le temps de l’opéra et celui de la danse, raconter la même histoire en deux langues différentes, élargir le champ sans être redondant. Gageure tenue, si ce n’est qu’après l’opéra débarrassé de ses parures historico-fantastiques, le ballet paraît plus patchwork encore : sublimes pas de deux sur terre brûlée signés Cherkaoui, étonnant jeu de peluches géantes mais aussi tics répétés façon Lock, fête-cauchemar un peu appuyée selon Pita. Musicalement, le bonheur : jeu de correspondances inattendues – et opportunément relevées par l’excellent chef Alain Altinoglu – entre le romantisme opulent de Iolanta et les clins d’œil de Casse-noisette, parfait duo en miroir de la soprano Sonya Yoncheva (pourtant annoncée souffrante) et de la ballerine Marion Barbeau, entourées d’une double troupe – chanteurs et danseurs – sans faiblesse, si ce n’est un ténor honorable musicien mais aux prises avec la tessiture périlleuse de son personnage.

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 1er avril. En direct le 17 mars dans les cinémas UGC. Sur Culturebox à partir du 18 mars Photo © DR

Débuts à l’Opéra Bastille des Maîtres chanteurs de Nuremberg, la dernière représentation maison datant de 1989 au Palais Garnier, dans une mise en scène très politique d’Herbert Wernicke. Celle-ci, due à Stefan Herheim et venue de Salzbourg, n’exploite pas le filon « Saint Art allemand, opéra favori des nazis, etc. », ou plutôt l’exploite à rebours, montrant Wagner en pleine crise existentielle, rêvant d’une fête de la Saint-Jean shakespearienne façon Songe d’une nuit d’été et peuplant son intérieur Biedermeier de héros minuscules destinés à devenir très grands. Deux scènes clés : le charivari nocturne du 2ème acte, où Beckmesser se retrouve cerné par les sept Nains, le Chat botté et le Grand Méchant Loup, et l’apothéose finale, où Wagner/Hans Sachs dévoile son propre buste à côté de celui de Beethoven et salue en chemise et bonnet de nuit, fou génial offrant au monde la Musique de l’Avenir. La captation du spectacle à Salzbourg (voir ici) soulignait son aspect Magicien d’Oz et le parti pris caricatural de la direction d’acteurs. En grand large sur la scène de Bastille, avec une distribution renouvelée, c’est « l’effet clip-clap des images, où la magie côtoie l’onirisme » (dixit le programme) qui prévaut. Plateau vocal sans faute, avec en vedette le duo Gerald Finley/Sachs – Bo Skovhus/Beckmesser (Dr. Wagner-Jekyll et Mr. Wagner-Hyde), et surtout direction « musique de chambre » de Philippe Jordan (« Pourquoi les orchestres s’entêtent-ils à jouer fortissimo le do majeur de l’ouverture, quand Wagner l’annote seulement d’un forte ? ») accentuant le côté pré-straussien de cette « conversation en musique » pas si martiale que cela.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 28 mars. En différé sur France Musique le 30 avril

Photo © Opéra National de Paris

samedi 20 février 2016 à 13h50

Né en 1958, Magnus Lindberg est un compositeur finlandais de renommée internationale et à la discographie abondante. Il considère l’orchestre comme « un instrument ingénieux. On peut aller dans différentes directions en enlevant ou en ajoutant quelque chose, mais on n’a pas besoin de le remanier radicalement. » La virtuosité et l’écriture pour soliste étant une des marques de son style orchestral, il est naturel qu’il ait écrit plusieurs concertos, tous destinés à un soliste précis de ses connaissances : un pour piano, un pour violoncelle, un pour clarinette et deux pour violon (2006 et 2015), sans oublier un concerto pour orchestre. Le premier pour violon fait appel à un orchestre mozartien de 2 hautbois, 2 bassons, 2 cors et cordes, mais « c’est son seul lien avec Mozart ». Le second, créé à Londres le 9 décembre 2015, vient d’être donné à Paris par son destinataire Frank Peter Zimmermann et le Philharmonique de Radio France, avec à sa tête Alan Gilbert. Le violon, précise le compositeur, « perce » plus aisément que le violoncelle, et l’on a ici un orchestre avec « pas mal de chair autour des accords », non sans une « fluidité » sonore permettant de constants échanges entre soliste et orchestre. Lindberg se déclare moins « effrayé » par l’instrument qu’en 2006, avec comme résultat une partie de violon « brillante mais jouable », moins de « traits violonistiques » et davantage d’insistance sur l’harmonie et les questions de hauteur. Beau succès pour l’œuvre et pour Frank Peter Zimmermann, ainsi que pour les pages de Schumann dirigées avec brio avant et après le concerto, l’ouverture de Manfred et la Symphonie n°1 « du Printemps ».

Marc Vignal

Philharmonie de Paris, 19 février Photo © DR

dimanche 14 février 2016 à 21h39

Quatorzième et dernier concert d’Oggi Italia, vingt-sixième édition du festival Présences de Radio France : six Madrigaux de Carlo Gesualdo et Professor Bad Trip – Lesson 1, Lesson II, Lesson III – de Fausto Romitelli. Studio 104 (ex-auditorium Olivier Messiaen) presque plein, remerciements des organisateurs - à commencer par Jean-Pierre Derrien, voix de la contemporaine sur France Musique et mis à la retraite sur ce dernier coup d’éclat. Sur scène : Maxime Pascal et Le Balcon, ensemble instrumental flirtant avec l’informatique musicale en résidence au théâtre de l’Athénée (réouverture à la rentrée prochaine), aussi à l’aise avec Richard Strauss (voir ici) qu’avec Peter Eötvös (voir ici). C’est dire que leur Gesualdo est plus prospectivement qu’historiquement informé, donné comme l’initiateur d’un chromatisme fiévreux qui inspirera Stravinsky et bien d’autres. On aurait rêvé d’entendre ses madrigaux, sensiblement chantés par Léa Trommenschlager, en alternance avec les trois Lessons de ce Professeur Bad Trip (1998-2000), clone d’Henri Michaux écrivant sous mescaline, déroulant presque trois quarts d’heure durant un voyage de flash et de cauchemar. A moins que ces deux univers, une fois mêlés, ne se soient au fond repoussés au lieu de s’éclairer l’un l’autre. Une invitation quand même à retrouver Romitelli, pionnier de l’Ircam prématurément disparu.

François Lafon

Maison de Radio France, Studio 104, Paris, le 14 février Photo : Léa Trommenschlager © Isabelle Retall

samedi 6 février 2016 à 00h08

Au Châtelet, suite (et pas fin : Passion de Stephen Sondheim est annoncé pour mars) du Broadway dream maison avec Kiss me, Kate de Cole Porter, guère connu par les amateurs français du genre que par le film de George Sidney (1953). Du théâtre dans le théâtre, et pas n’importe lequel, le titre n’étant autre que la dernière réplique de La Mégère apprivoisée de Shakespeare. Le couple vedette, divorcé depuis un an, retrouvera l’amour, tels les héros Petruchio et Katharine, lors du happy end obligé. Même équipe que les Sondheim (Sweeney Todd, Into the Woods) - le Britannique Lee Blakeley à la mise en scène, l’Américain David Charles Abell au pupitre – le premier toujours inventif mais assez conventionnel pour donner l’illusion d’une lecture de première main aux Parisiens découvrant enfin ce répertoire en vrai, le second dirigeant une version reconstituée d’après les sources, richement orchestrée (comme jamais à Broadway) pour l’Orchestre de Chambre de Paris. Salle presque pleine (titre pas assez porteur, manque de têtes d’affiche ?), public bon enfant sensible à l’énergie apparemment inépuisable dispensée par la troupe, avec en tête deux voix d’opéra : David Pittsinger et l’excellente Christine Buffle (le double rôle de la Mégère avait, en vue de la création en 1948, été refusé par les divas Lily Pons, Jeannette Mac Donald et Jarmila Novotna). Inutile donc de plaider davantage en faveur de ce genre mineur mais servi en majeur, sinon pour anticiper la frustration que ne manquera pas d’entraîner le tournant moins élitiste (???) voulu pour le Châtelet par la Mairie de Paris, lors de sa réouverture après travaux et avec une nouvelle équipe directoriale.

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 12 février Photo © Théâtre du Chätelet/Marie-Noëlle Robert

lundi 1 février 2016 à 00h16

Ovation pour le nouveau Trouvère (Verdi) à l’Opéra Bastille. Ou plutôt pour les voix du Trouvère, la mise en scène venue d’Amsterdam, signée des pourtant talentueux Alex Ollé et Valentina Carrasco (du collectif La Fura Dels Baus) étant inexistante, et la direction de l’habituellement professionnel Daniele Callegari, brouillonne et agitée. Quatre voix donc (cinq si l’on compte l’excellente jeune basse Roberto Tagliavini en Ferrando) suffisantes pour animer ce curieux chef-d’œuvre, affligé d’un livret impossible mais qui a inspiré à Verdi un théâtre sonore inégalé. Oubliés la transposition de l’histoire pendant la Grande Guerre (on a au moins échappé à la Guerre d’Espagne, eu égard aux origines ibériques du livret) et l’absence de direction d’acteurs, oublié le fait qu’abandonnés sur ce plateau géant, Anna Netrebko, Ekaterina Semenchuk, Marcelo Alvarez et Ludovic Tézier sacrifient le sens au son, le théâtre à… A quoi au juste ? A une ivresse quasi abstraite, la palme étant remportée à l’applaudimètre par Tézier au timbre plus violoncelle que jamais, suivi de près par la star Netrebko, royale dans le "Miserere" après une première mi-temps où elle cherchait la justesse et courait après une assise rythmique refusée par le chef. « Au moins ça chante », entend-on à l’entracte. Et qu’on le veuille ou non, c’est ça aussi l’opéra.

François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille jusqu’au 15 mars (Double distribution à partir de mi-février). En direct au cinéma et sur Radio Classique le 11 février et sur Mezzo le 18 février. Photo © Mwangi Hutter/Adagio - Opéra de Paris

mercredi 6 janvier 2016 à 00h26

Aux Bouffes du Nord : Fugue, de La Vie brève, mise en scène de Samuel Achache. La troupe (rien à voir avec l’opéra homonyme de Manuel de Falla) s’était déjà illustré en 2013 sur la même scène avec Crocodile trompeur/Didon et Enée (voir ici), happening lyrique savamment incontrôlé. Cette fois, Purcell est encore mis à contribution, mais aussi Couperin et Bach, ainsi que le contemporain Florent Hubert, pour une fugue prise au pied de la lettre, c’est à dire une fuite en avant musicale d’un rapport mathématique parfait, produisant pourtant une infime inharmonie « amenant à repenser la norme de la justesse ». D’où une abracadabrantesque histoire de mission scientifique dans les glaces du pôle Sud (le spectacle a été créé au festival d’Avignon par 30° à l’ombre) très librement inspiré d’un documentaire du cinéaste Werner Herzog, où l’on joue et philosophe, où « l’on chante quand les mots manquent ou qu’ils ne suffisent pas », où les objets ont une âme, à commencer par cette baignoire remplie donnant - si l’on peut dire - la réplique à un contre-ténor emmailloté de sparadrap informatique. Et si l’on est moins bluffé par cette Fugue que par Crocodile trompeur, c’est parce que l’effet de surprise est passé, mais peut-être aussi parce que les auteurs-acteurs y jouent davantage sur la réflexion que sur l’énergie pure.

François Lafon

Aux Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 24 janvier. En tournée du 29 janvier au 16 mars (Romans, Lyon, Châlons-sur-Saône, Toulouse, Cherbourg, Vanves, Valence) Photo © Jean-Louis Fernandez

mercredi 9 décembre 2015 à 00h12

A l’Opéra Bastille, troisième nouveau spectacle de la saison : La Damnation de Faust de Berlioz. Sold out depuis des mois : ouvrage populaire (après Schoenberg et Bartok - voir ici et ici), cast introuvable (Jonas Kaufmann, Bryn Terfel, Sophie Koch). Bronca à la fin pourtant, et même en cours de représentation : en assimilant le voyage infernal de Faust à l’émigration sur Mars, seul issue pour l’humanité selon le savant Stephen Hawking (auteur du best seller Une brève histoire du temps), le metteur en scène Alvis Hermanis, connu entre autres pour d’impressionnants Soldaten (Zimmermann) à Salzbourg (DVD EuroArts), ne remporte pas la mise : vidéos redondantes (entre 2001 l’Odyssée de l’espace et Yann Arthus-Bertrand), chorégraphie ridicule et envahissante (en hommage diabolique à Maurice Béjart, dont La Damnation au Palais Garnier est resté mythique ?), le tout en porte à faux perpétuel avec l’ouvrage, grand rêve romantique où le théâtre est davantage dans l’orchestre que dans l’action. Décalage moins explicable dans la direction de Philippe Jordan, assez lente et lourde, juxtaposant les épisodes sans trouver le rythme ni le ton. Restent les chanteurs, errant au milieu des choristes (excellents) transformés en laborantins de l’espace, mais faisant assaut d’aisance et de raffinement (Ah, l’ "Invocation à la Nature" par Kauffmann, la Sérénade de Méphisto par Terfel !), et même de courage lorsque Sophie Koch parvient à sublimer « D’amour l’ardente flamme » sur fond d’escargots de Bourgogne copulant en plan rapproché.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille jusqu’au 29 décembre. En direct le 17 décembre dans les salles UGC, en différé sur Mezzo et Mezzo Live HD le 24 décembre, et ultérieurement sur France 3. Disponible sur Culture Box à partir du 18 décembre. Photo © Felipe Sanguinetti / Opéra de Paris

dimanche 29 novembre 2015 à 19h47

L’Orchestre Pulcinella, ensemble à géométrie variable (du trio à l’orchestre de chambre), vient de fêter son dixième anniversaire par une manifestation très bigarrée faisant appel à diverses disciplines artistiques. Part du lion réservée à la musique, mais avec en prime lectures de texte et danse, tout cela ou presque sous le signe de Venise, de la Folie et de l’Espagne. Le choix de deux symphonies pour cordes de cet esprit fantasque qu’était Carl Philipp Emanuel Bach, un des compositeurs de chevet de Pulcinella, s’imposait, l’une en début et l’autre en fin de programme. La Folia, à l’origine danse populaire portugaise du XVIème siècle, passa ensuite en Espagne, et un spécimen s’en répandit à travers l’Europe sous le nom de Folie d’Espagne, traité en variations jusqu’au XXème siècle par de nombreux compositeurs dont Vivaldi : un des grands succès de la soirée, mais précédé de la lecture d’un texte assez délirant sur le Prêtre Roux et ses rapports avec Venise. Impossible pour la violoncelliste Ophélie Gaillard, directrice artistique de Pulcinella, d’oublier Boccherini, Italien fixé en Espagne : d’où les deux derniers mouvements de son concerto en sol G.480, avec pour le finale une cadence improvisée dotée d’une fugitive citation mozartienne. Seconde partie largement consacrée à Haendel : pages vocales et instrumentales du meilleur aloi, suivies d’une improvisation pour violoncelle (Bach) et danseur, et d’une seconde lecture quant à elle tout à fait en situation : d’un texte de Casanova, autre éminent Vénitien. Au total, une quinzaine de morceaux se succédant sans heurts, tout naturellement, comme autant de lettres à la poste. Mais en vertu de quoi faire croire que la symphonie en mi mineur Wq.178 de l’Allemand du nord Carl Philipp Emanuel Bach, une de ses plus connues, est dite « du Fandango » ?

Marc Vignal

Salle Gaveau, 27 novembre Photo © DR

jeudi 26 novembre 2015 à 12h56

A l’Amphithéâtre de la Cité de la musique : révélation des lauréats HSBC (Hong Kong & Shanghai Banking Corporation) de l’Académie du festival d’Aix-en-Provence 2015, en ouverture de la saison 2 de résidence du festival à la Philharmonie de Paris. Soirée institutionnelle (HSBC soutient l’Académie) mais aussi - et surtout - musicale : une fois le palmarès proclamé par Bernard Foccroulle, directeur du festival, la mezzo franco-britannique Anna Stéphany (lauréate 2006) et le pianiste Alphonse Cemin (lauréat 2010) dédient leur récital « Aux Demoiselles », via Haydn, Ravel, Wolf et de Falla. Un duo représentatif du paysage lyrique actuel, réunissant une chanteuse tout-terrain à la carrière déjà assurée et un accompagnateur atypique, passé par l’Atelier d’art lyrique de l’Opéra de Paris et co-fondateur avec Maxime Pascal de l’excellent ensemble Le Balcon. Points forts : de beaux Wolf plaçant les deux artistes à égalité, et une superbe Meditation on Haydn’s name pour piano solo de George Benjamin – compositeur culte à Aix depuis son opéra Written on skin -, pendant du non moins magique Menuet sur le nom de Haydn de Ravel. Vedette soufflée cependant par la lauréate 2015 Beate Mordal présentée par Focroulle en prélude au concert, sorte de Björk classique soulevant la salle dans deux Cabaret songs de Benjamin Britten.

François Lafon

Palmarès Aix-HSBC 2015 : http://www.festival-aix.com/en/node/4866 - Résidence Aix à la Philharmonie de Paris : philharmoniedeparis.fr Photo Beate Mordal © DR

lundi 23 novembre 2015 à 23h52

Au Palais Garnier, Le Château de Barbe-Bleue (Bela Bartok – Bela Balazs) et La Voix humaine (Francis Poulenc – Jean Cocteau), diptyque inattendu et pourtant évident selon Krysztof Warlikowski. Propositions inversées, propre à inspirer le metteur en scène : rejoindre l’humain par le mythe chez Bartok, atteindre le mythe par l’humain chez Poulenc. Deux pièces faussement intimistes : un homme et une femme pour le premier, une femme et un homme (au bout du fil) pour le second, mais deux orchestres grand format, véritables narrateurs. Clés de lecture du spectacle : « Dehors – dedans ? » (Prologue parlé de Barbe-Bleue), « une chambre de meurtre » (description par Cocteau du décor de La Voix humaine). Tandis que la dernière femme de Barbe-Bleue accepte la nuit éternelle, la Parisienne abandonnée investit l’espace warlikowskien, murs mouvants et rideaux argents, films mentaux avec comme leitmotiv Jean Marais en Bête (oùest la Belle?) dans le film de … Cocteau. Comme irréductible à toute élucidation, l’opéra de Bartok devient le sésame de celui de Poulenc. Plus de téléphone mais un révolver : à qui parle « Elle » ? A cet homme blessé qui vient mourir à ses pieds tandis qu’elle se suicide ? Relecture extrême, de celles qui affleurent parfois mais que seul un metteur en scène de cette envergure peut mener aussi loin. Sous la baguette non moins magistrale d’Esa-Pekka Salonen, Bartok et Poulenc avouent une égalité d’inspiration qui en dérangera plus d’un. Beau couple Barbe-Bleue – Judith (John Relyea – Ekaterina Gubanova), éclipsé pourtant par Barbara Hannigan, fascinante en monologueuse poulencienne.

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 12 décembre. En direct sur Mezzo et Mezzo Live HD le 10 décembre (filmé par Stéphane Medge). En différé sur France Musique le 19 décembre. Photo Barbara Hannigan © Bernd Uhlig

mardi 10 novembre 2015 à 13h56

Créé à Paris en 1783, le Concert de la Loge Olympique commande peu après à Haydn ses six Symphonies parisiennes n°82-87, composées en 1785-1786 et immédiatement publiées à Vienne, Paris et Londres. Le Concert de la Loge olympique les joue dans la saison 1786-1787. En 2015, le violoniste Julien Chauvin fonde un orchestre qu’il baptise Concert de la Loge Olympique et dont il prend la direction musicale, destiné à jouer notamment le répertoire entendu à Paris à la fin du XVIIIème siècle, avant la Révolution. Cet orchestre vient de se produire dans un programme de ce type, mêlant pièces instrumentales et vocales (chantées par Sandrine Piau), à la manière de ce qu’on faisait souvent du temps de Haydn et Mozart. De la symphonie de Haydn n°85 (La Reine de France), les deux premiers mouvements ouvraient la première partie du concert, les deux derniers la seconde. Il n’est pas sûr qu’on ait procédé de la sorte à Paris dans les années 1780, mais peu importe. Du concerto pour violon opus 5 n°3 du chevalier de Saint-George (c’est lui qui transmit la commande à Haydn), on n’entendit que l’Andante central, et des trois mouvements de la symphonie opus 12 n°4 de Henri-Joseph Rigel (1741-1899), que les deux extrêmes, séparés par un air de Didone abbandonata de Giuseppe Sarti. On aurait effectivement pu chanter cet air à Paris à la fin de l’Ancien Régime. C’est vrai aussi de celui en provenance de L’Endimione de Johann Christian Bach (doté d’un extraordinaire partie de flûte concertante), comme à la rigueur de ceux tirés de deux opéras de jeunesse de Mozart (Il Re Pastore et Mitridate). Beau succès pour l’orchestre et pour Sandrine Piau, en particulier dans l’air de Pamina « Ach ich fühl’s » de La Flûte enchantée. Il faut cependant dire que dans un tel programme, cet air agissait comme un intrus, par son style et son usage de la langue allemande.

Marc Vignal

Salle Gaveau, 9 novembre Photo © DR

samedi 7 novembre 2015 à 18h32

La Sixième Symphonie de Mahler est la seule qui se termine « mal », sur une défaite psychologique. C’est aussi la seule qui, par sa structure, suit de près les « modèles classiques » : quatre mouvements, alors que les autres symphonies en ont souvent davantage (ou moins en ce qui concerne la Huitième), mouvements extrêmes, par-delà leurs dimensions (le finale dure à lui seul une demi-heure) et leur violence, en stricte forme sonate, même tonalité (la mineur) au début et à la fin, alors que dans beaucoup d’autres, conclure sur une tonalité majeure autre que celle (mineure) du début est perçu comme une rédemption. Tous ces traits sont liés, comme si les références à la tradition ne pouvaient déboucher que sur un désastre. Cela dit, la Sixième est une des plus grandes symphonies de Mahler. Il y a dans le finale les fameux coups de marteau qu’Alma, l’épouse du compositeur, évoque en ces termes : « Le héros qui reçoit trois coups du destin dont le dernier l’abat comme un arbre. Ce sont les propres paroles de Mahler. La Sixième, son œuvre la plus personnelle, est aussi la plus prophétique. Lui aussi a reçu trois coups du destin, et le dernier l’a abattu. » La Sixième doit procéder de façon inexorable, ce que sait bien Myung-Whun Chung, qui vient de la diriger à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Il a choisi pour l’ordre des deux mouvements centraux le plus convaincant dramatiquement (le Scherzo avant l’Andante) et a surpris en faisant frapper trois (pas seulement deux) coups de marteau, le dernier lors de la catastrophe finale. Beau succès pour un ouvrage qui après bien des vicissitudes n‘est depuis longtemps plus une rareté au concert.

Marc Vignal

Auditorium de Radio France, 6 novembre Photo © DR

vendredi 30 octobre 2015 à 00h49

A la Philharmonie de Paris, second des "premiers concerts de l’orgue symphonique", construit par l’entreprise Rieger (Autriche) et harmonisé par son facteur (français) Michel Garnier. L’inauguration officielle aura lieu les 6 et 7 février prochains, quand les 6055 tuyaux et les 91 jeux seront prêts. Pour cette avant-première (2/3 des jeux utilisables), Thierry Escaich improvise, arcbouté tel le capitaine Nemo sur le clavier de la console de pilotage (blanche, esthétique années 1970), tandis que s’efface le mur du fond et qu’apparaît à contre-jour la formidable machinerie. Un impressionnant jonglage avec les non moins impressionnantes possibilités de l’instrument, mettant Saint-Saëns (thème du Cygne) à l’honneur, comme une introduction au reste du programme : Concerto en la mineur pour violoncelle et orchestre et Symphonie n° 3 « avec orgue ». Standing ovation pour Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris toute harmonie dehors, funambules virtuoses entre le grandiose et le pompier qui caractérise la Symphonie. Beau moment aussi pour la violoncelliste Sol Gabetta dans … l’Elégie de Fauré (en bis), le Concerto de Saint-Saëns trouvant la fougueuse Argentine de Paris à court de son et de vélocité. Le premier « premier concert », hier, proposait en création mondiale le Concerto pour alto du compositeur allemand Jörg Widmann, avec Antoine Tamestit en soliste. Crainte de ne pas remplir deux salles avec une pièce contemporaine, galop d’essai pour Sol Gabetta et l’Orchestre avant tournée (Budapest, Vienna, Berlin, etc) ? Ironie (ou négligence) du calendrier : à l’Auditorium de Radio France, ce même soir, Edgar Moreau et l’Orchestre National jouaient … le Concerto de Saint-Saëns.

François Lafon

Philharmonie de Paris, grande salle, 28 et 29 octobre

Nouvelle ère - celle de Stéphane Lissner - à l’Opéra Bastille : Moïse et Aaron de Schönberg dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Romeo Castellucci, remplaçant Patrice Chéreau initialement prévu. Un chef-d’œuvre inachevé dont le sujet n’est autre que l’impossibilité de dire et de montrer. En 1995 au Châtelet (direction Lissner), le metteur en scène Herbert Wernicke avait enfermé le débat dans un piège de béton ouvert sur l’infini, tandis qu’au même moment, à Amsterdam, Peter Stein chorégraphiait superbement l’errance du peuple indéfiniment manipulé. Castellucci, maître en images qui disent sans dire, part des derniers mots de Moïse descendant du Sinaï : « O Verbe, Verbe qui me manques » et pose la question « Jusqu’à quel point pouvons-nous croire dans les images ? ». Blanc sur blanc pour montrer l’inmontrable au premier acte, goudron et eau lustrale au deuxième, quand Aaron concède aux Juifs le Veau d’or à adorer, en l’occurrence un (vrai) taureau de concours, blanc lui aussi et à son tour goudronné. Comme à son habitude (de La Divine Comédie à Avignon à Parsifal à Bruxelles – son premier opéra) il crée des rituels pour mieux les casser (le magnétophone enfermant le Verbe, le missile à produire des sortilèges) et suscite l’érotisme à force de le réfréner. C’est en fait à Jordan, occupé avec succès à prouver que cette musique est tout sauf cérébrale, que revient la tâche de jeter un pont entre ce monde et le nôtre. Chœurs superlatifs, orchestre somptueux (pas entendu plus beau depuis Boulez à Amsterdam – voir supra), Moïse (Thomas Johannes Mayer) maniant le sprechgesang comme sa langue natale, face à un Aaron dramatiquement convaincant mais vocalement sous-dimensionné. Applaudissements soutenus mais relativement timides, quarante-deux ans après la première de l’œuvre au Palais Garnier, en version française et sous la baguette de Georg Solti.

François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 9 novembre. Diffusion sur Arte le 23 octobre, et sur France Musique le 31 octobre Photo © Opéra de Paris

mardi 13 octobre 2015 à 14h19

A des titres et à des degrés différents, aussi bien Mozart que Richard Strauss se sont produits à Leipzig, et pour Strauss, l’auteur d’Idomeneo était un dieu. En 1944, il dédia sa Sonatine pour vents n°2 « aux mânes du divin Mozart, au terme d’une vie pénétrée de gratitude ». En cette année 2015, l’Orchestre du Gewandhaus a conçu un cycle de concerts (dont trois à Paris) permettant d’entendre des concertos de Mozart entourés de poèmes symphoniques de Strauss. Il fallait oser, les sonorités n’étant pas les mêmes, surtout quand il s’agit, en ce qui concerne le Salzbourgeois, non d’un « grand » concerto pour piano mais du discret Concerto pour violon n°3. Pari tenu : interprétation de Christian Tetzlaff sans rien d’ostentatoire, très intérieure, en contraste total avec les côtés tonitruants de Strauss mais d’autant plus en situation. Exploit renouvelé dans le bis consacré à Bach : salle attentive, retenant son souffle. Auparavant Macbeth, ensuite Ainsi parla Zarathoustra, qui traite de la situation conflictuelle existant entre le surhomme nietzschéen et le monde. Là, quand il le faut, l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig et son chef Riccardo Chailly se déchainent sans retenue, servis par l’acoustique de la Grande salle de la Philharmonie : on entend tout, même en plein vacarme, les silences soudains dont (après un sommet d’intensité) ces ouvrages abondent restent habités de musique, sans aucune impression de sécheresse, et surtout, d’un bout à l’autre, le moindre détail, le moindre accent « parle » ». Une prestation vraiment de grande envergure.

Marc Vignal

Grande salle de la Philharmonie de Paris, 12 octobre Photo © DR

mercredi 7 octobre 2015 à 17h50

Chichester Psalms est une œuvre de Leonard Bernstein commandée en 1965 par le Southern Cathedrals Festival (Angleterre). Créée le 15 juillet de cette année-là à New York sous la direction du compositeur, elle est entendue le 31 dans la cathédrale de Chichester, dirigée par John Birch. Avec la symphonie Kaddish (1957), c’est l’ouvrage de Bernstein le plus ouvertement « juif ». Il y a trois mouvements suivis d’un finale s’enchainant directement au troisième. Le premier mouvement, joyeux, a la particularité d’être écrit en mesure déhanchée à 7/4, ce qui le rend difficile à exécuter, le deuxième, avec voix d’alto solo, n’est pas sans accents tragiques, mais tout se termine dans la lumière et la sérénité. Dans le cadre de Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, Chichester Psalms a été interprété par la Maîtrise Notre-Dame de Paris et le Jeune chœur de Paris sous la direction d’Henri Chalet, dans sa version (authentique) pour orgue, harpe et percussion, des étudiants du Conservatoire régional de Paris assurant les parties vocales solistes. La harpe joue dans Chichester Psalms un rôle important, y compris dans la version pour orchestre (la harpe de David). En début de programme, six œuvres pour chœur (accompagné ou non) d’autant de compositeurs différents, tous sauf un (l’Américain Samuel Barber) bien vivants. Prestations de haut vol, dans les épisodes chantés aux limites du silence mais surtout dans ceux investissant de façon très impressionnante et toute naturelle le vaste espace sonore de Notre-Dame de Paris.

Marc Vignal

Cathédrale Notre-Dame de Paris, 6 octobre

samedi 3 octobre 2015 à 15h31

Les Planètes (1918) est une suite pour grand orchestre en sept mouvements du compositeur britannique Gustav Holst (1874-1934). Chaque mouvement « décrit » une des sept planètes, de Mars (qui apporte la guerre) à Neptune (le Mystique) en passant par Mercure (le Messager ailé) ou encore Uranus (le Magicien). Oeuvre très populaire, ce dont le compositeur se plaignait en songeant au reste de sa production, que tous les chefs d’orchestre (dont évidemment Karajan) ont enregistrées, mais très rare au concert, du moins en France. L’Orchestre philharmonique de Radio France l’a inscrite à son programme, accompagnée de la projection d’un film de la Nasa : belles images de notre univers, mais tendant à réduire Les Planètes au rang de musique carrément descriptive. Or ce n’est pas toujours vrai, en particulier dans Saturne (qui apporte la vieillesse), douloureuse procession, le mouvement préféré de Holst. En tout cas, superbe interprétation (Mars d’une cruauté implacable), due non au directeur musical de l’orchestre Mikko Franck, empêché « pour des raisons personnelles », mais à son chef assistant, la Polonaise Marzena Diakun. Le sommet du concert était néanmoins Angels and Visitations (1978) du Finlandais Einojuhani Rautavaara (né en 1928). Page très contrastée, superbement orchestrée, inspirée de vers de Rilke, « née de la conviction qu’en dehors de notre conscience quotidienne, il y a des réalités autres [dont] relèvent des créatures que l’on peut appeler ’anges’ ». Pour en revenir à la musique britannique, à quand une symphonie de Vaughan Williams ?

Marc Vignal

Auditorium de Radio France, 2 octobre Photo © Magdeburski

dimanche 27 septembre 2015 à 01h30

Au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, Le Dibbouk ou entre deux mondes, mis en scène par Benjamin Lazar. Avec ce classique du théâtre yiddish, le champion de la philologie baroque fait en apparence de l’anti-Lazar. En apparence seulement, car s’il joue l’austérité (minimum de décors, d’accessoires, d’effets), il recherche là aussi le ton et le son d’origine. La pièce de Shalom An-ski s’y prête, baignant à la fois dans le fantastique et la spiritualité, une tradition juive où la moindre erreur dans l’énonciation des textes sacrés est susceptible de convoquer les hordes de l’Enfer. Cette fable « entre deux mondes » (des vivants et des morts mais aussi du théâtre et de la réalité), le français, le yiddish, le russe et l’hébreu lui donnent sa couleur. Mais - et là on retrouve pleinement Lazar – c’est la musique qui achève de structurer le spectacle. Une viole de gambe, un serpent (instruments Renaissance et baroque), un cymbalum, un chantre au timbre d’outre-monde et l’évocation comme l’invocation (le dibbouk est l’esprit d’un mort investissant un corps vivant) nous rapprochent du mystère. Musique déroutante d’Aurélien Dumont détournant les chants traditionnels pour mieux y retourner, acteurs virtuoses (Lazar lui-même, sa collaboratrice Louise Moati, formidable en possédée) : on sort à la fois glacé et enrichi, oubliant un prologue trop long, saturé de questions essentielles tirées d’un autre texte d’An-ski, Der Mensch (L’Homme).

François Lafon

Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis, salle Roger Blin, jusqu’au 17 octobre. Tournée en France jusqu’en mars 2016 Photo © Pascal Gély

vendredi 25 septembre 2015 à 00h53

A l’Auditorium du Musée d’Orsay : Café polisson, de et avec Nathalie Joly, en marge de l’exposition Splendeurs et misères, images de la prostitution, 1850-1910. Mis en scène façon café-concert par Jacques Verzier, un florilège de chansons à double, triple ou très simple sens, telles que les aimait cette Belle Epoque d’autant plus portée sur la gaudriole qu’elle était collet-monté. L’exposition, riche de sens et prolixe en chefs-d’œuvre (Toulouse-Lautrec, Degas, mais aussi Courbet, Vlaminck, Munch ou Picasso, tous très inspirés par le sujet) mêle le luxe et le sordide, la prison de Saint-Lazare et les coulisses de l’Opéra, le lit king size de La Païva et les accessoires de maisons closes, les photos sous le manteau et les portraits des grandes courtisanes. Nathalie Joly, chanteuse et comédienne mais surtout « diseuse », va aussi loin, plus loin parfois, par la façon dont – excellemment soutenue par Jean-Pierre Gesbert (pianiste), Louise Jallut (bandonéon) et Bénédicte Chapriat (danse) - elle jongle avec la légèreté et le désespoir, sans se départir de cette élégance canaille qui, d’Yvette Guilbert à Colette Renard, perpétue toute une tradition. Pour l’instant programmé quatre fois seulement, le spectacle mérite une longue carrière. A compléter, dans la série Opéra filmé, par des captations rares de Manon, Carmen, La Traviata et La Périchole (cherchez le point commun) et, par des récitals… liés au sujet de Felicity Lott et Annick Massis.

François Lafon

Café polisson, 3, 10 et 15 octobre – Récitals Felicity Lott le 1er octobre et Annick Massis le 8 octobre - Opéra filmé, le dimanche à 15h, du 27 septembre au 18 octobre - Exposition Splendeurs et misères, images de la prostitution, 1850-1910, jusqu’au 20 janvier

Ouverture de la première saison de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France pilotée par le Finlandais Mikko Franck (trente-six ans), successeur de Marek Janowski (seize saisons) et Myung-Whun Chung (quinze). Immense banderole « Bienvenue Mikko » sur la façade de la Maison ronde, conférence de presse où vient la question inévitable : « Les deux orchestres de Radio France ne font-ils pas double emploi ?» En guise de réponse, le chef évoque les programmes : compositeurs rares (Korngold, Rautavaara), compatriote illustre (et Finlandais) en résidence (Magnus Lindberg). Concert d’intronisation parlant lui aussi : pourquoi Shadows of time, grande machine à jouer de l’orchestre composée par Henri Dutilleux pour Seiji Ozawa et le Boston Symphony ? « C’est moi qui l’ai créé dans mon pays quand j’avais dix-neuf ans ». Pourquoi les Litanies à la Vierge Noire de Rocamadour de Francis Poulenc ? « Je tenais à mettre en valeur la Maîtrise de Radio France ». Pourquoi deux poèmes symphoniques de Richard Strauss en seconde partie ? « C’est un répertoire que j’aime bien. » De fait l’orchestre, que Chung a laissé dans un état superlatif, ne fait qu’une bouchée de ce puzzle musical. Grands gagnants : les Litanies de Poulenc (célestes voix féminines de la Maîtrise) et Till Eulenspiegel de Strauss, deux perles rares comparées à celle – de culture – de Dutilleux et au redondant Mort et Transfiguration (plaisir quand même d’entendre un thème que Stauss réemploiera … cinquante-neuf ans plus tard dans les Quatre derniers Lieder). Franck, qui dirige assis mais soulève l’orchestre, maîtrise l’acoustique à la fois flatteuse et sans pitié de l’Auditorium. Après le concert, rencontre avec le public : un petit air de nouveauté. Reste, en misant sur cette relative audace, à remplir durablement une salle ce soir pleine aux quatre-cinquièmes.

François Lafon

A écouter sur francemusique.fr, à voir sur concert.arte.tv

mardi 1 septembre 2015 à 09h19

En 1653, après la Fronde et pour asseoir l’autorité de Louis XIV âgé de quinze ans, Mazarin organise un grand ballet de cour, le Ballet royal de la nuit : spectacle de treize heures, s’inscrivant dans une tradition née à la fin du XVIème siècle et mettant en scène, au fil de quarante-trois entrées dansées, la noblesse qu’il s’agit de dompter. Tous les arts sont mis à contribution : littérature (pour le livret), musique, danse, costumes et décors, et le jeune souverain à la fin s’avance, costumé en soleil. L’organiste et claveciniste Sébastien Daucé a tiré de cette œuvre d’art totale, pour La Chaise Dieu et d’autres manifestations, un programme de concert de deux heures ne retenant que la littérature et la musique mais conservant la structure de l’orignal, en quatre « veilles » : la Nuit (ou l’ordinaire de la Ville), Vénus (ou le règne des Plaisirs), Hercule amoureux (ou le jeune roi face au doux visage de l’amour), Orphée (ou l’Amour transfiguré). On apprécie les allusions à Louis et à son entourage dont déborde cet assemblage et surtout l’éventail des musiques instrumentales et vocales, empruntées ou non à l’entreprise de 1653, se prêtant à ce jeu : Michel Lambert, airs de Francesco Cavalli dont certains tirés de son Ercole amante, opéra commandé par Mazarin pour les noces du roi en 1660, Orfeo de Luigi Rossi, premier opéra représenté en France (1647), ou encore Antoine Boesset, sans oublier les anonymes. Impression parfois de pot-pourri, mais toujours compensée par la splendeur des morceaux, du madrigalisme et du coro d’opéra à l’italienne à la scène dramatique à la française, en passant par des danses infernales ou par le sabbat du ballet Junon, Le « Concert royal de la nuit » ? Sans doute l’événement marquant du festival 2015.

Marc Vignal

Abbatiale Saint-Robert, 25 août Photo © DR

dimanche 30 août 2015 à 16h06

Que le festival de La Chaise Dieu ait consacré une soirée entière au grand Henry Purcell (1659-1695) est dans l’ordre des choses. Organiste à Westminster de Londres dès 1679, Purcell devient en quelque sorte le musicien officiel de la monarchie anglaise et est reconnu par ses compatriotes comme le premier compositeur du pays. Après la chute de Jacques II en 1688, il compose la musique du couronnement de Mary II, fille de ce dernier, et de Guillaume III (d’Orange), son époux, avec notamment Praise the Lord, O Jerusalem. Cette page ouvrait le splendide concert du Chœur de chambre toulousain Les Eléments et du Concerto Soave dirigés par Joël Sububiette. Entendus également, plusieurs Anthems (hymnes), ouvrages destinés au culte soit à Westminster soit à la chapelle royale et s’inscrivant dans la glorieuse tradition élizabéthaine et jacobéenne (fin du XVIe siècle et début du XVIIe) tout en tenant compte parfois des acquis de l’école « moderne » italienne. Ne fut pas oublié (sous forme d’extraits instrumentaux) le semi-opéra The Fairy Queen, où triomphe le génie lyrique et dramatique de Purcell, un des premiers du XVIIe siècle. En 1692, Purcell compose pour les trente ans de la reine Mary l’ode Love’s Goddess Sure Was Blind, vaste et d’une invention inépuisable, et trois ans plus tard, pour ses funérailles (precédant de peu les siennes), réunit trois de ses plus beaux et plus célèbres Anthems, dont Man that is Born of a Woman. Moments mémorables, comme ceux vécus à l’écoute de l’extraordinaire hymne vespéral Now that the Sun hath Veiled his Light pour soprano et basse continue, chanté avec intensité et émotion par Maria Cristina Kiehr. Célébrer Purcell comme il faut n’est pas l’apanage des artistes britanniques.

Marc Vignal

Basilique Saint-Julien de Brioude, 27 août (à suivre)

samedi 29 août 2015 à 16h56

En cette année 2015, le festival de La Chaise Dieu rend hommage à Bach, Haendel et Domenico Scarlatti, tous nés en 1685, il y a trois cent trente ans. La programmation est cependant telle qu’on peut aisément y passer quatre jours sans rencontrer ces trois importants compositeurs. Brahms, sauf erreur, n’est pas de ceux qu’on entend la plus souvent à La Chaise Dieu, mais son Requiem allemand y a évidemment toute sa place. Il ne s’agit pas d’une messe proprement dite, mais d’une musique funèbre sur des textes en langue allemande tirés de l’Ecriture, dans la tradition luthérienne. Soucieux d’universalité, Brahms prit soin de préciser qu’ « allemand » pouvait être remplacé par « humain ». Cet ouvrage de la fin des années 1860 est une spécialité de Raphaël Pichon. Il l’a dirigé à La Chaise Dieu à la tête de son chœur Pygmalion dans sa version avec deux pianos, faisant apparaître la mort non comme un objet de terreur mais dans sa dimension consolatrice. En début de programme, des motets de Brahms, Schütz et Mendelssohn eux aussi magnifiquement interprétés. Laurence Equilbey, le Chœur Accentus et l’Insula Orchestra ont commencé par le puissant Miserere en ut mineur de Jan Dismas Zelenka (1679-1745), compositeur tchèque longtemps actif à Dresde, à l’honneur à la Chaise Dieu il y a deux ans. Après les Vêpres d’un confesseur de Mozart s’est imposé le « grand » Magnificat de Carl Philipp Emanuel Bach, exécuté par ce dernier à Leipzig en 1749 comme acte de candidature à la succession de son père à Saint-Thomas, souhait qui ne devait pas se réaliser. Beau concert avec en prime un Alleluia de Buxtehude (1637-1707), étonnant par sa séduction mélodique et donc fredonné à la sortie par des auditeurs ravis.

Marc Vignal
(à suivre)

Abbatiale Saint-Robert, 24 et 26 août

lundi 24 août 2015 à 11h51

Festival Berlioz, théâtre éphémère du château Louis XI : la Symphonie fantastique et sa suite Lélio ou le retour à la vie, par John Eliot Gardiner et l'Orchestre révolutionnaire et romantique. La croisée des routes (Napoléon - thème de l'année) et le coeur du sujet, à savoir l'invention d'une symphonie-théâtre dont Roméo et Juliette restera la figure de proue. Coup de canon (un vrai) , devant le château à l'entrée du chef, cloches fondues tout exprès lors du festival 2013 (voir ici), mais aussi dramaturgie visuelle et auditive exacerbée par les sonorités acérées des instruments d'époque. Ainsi placée dans un espace qui n'est qu'à elle - violons et altos jouant debout, harpes cernant le chef pour le Bal (2ème mouvement) - la Fantastique révèle tout ce quelle a d' inouï ( c'est à dire jamais entendu) et mène tout naturellement à ce Lélio qui brouille les codes et abat les règles, "mélologue" avec récitant, portrait - entre ironie sous-jacente et coeur sur la main - de l'Artiste amoureux , suite de séquences orchestrales à la logique shakespearienne coupées d'airs de ténor avec piano et ponctué ée de choeurs flamboyants. Musiciens en état de grâce, choristes (de formidables Ecossais de dix-sept à vingt-quatre ans) prêts à tous les jeux, solistes sur le fil (Michael Spyres, Laurent Naouri), héros justement distancié (Denis Podalydès) : ovation debout pour un concert d'anthologie. L'après-midi à l'église de La Côte-Saint-André : routes moins directement Napoléon de la Pologne, avec déclinaison de la Polonaise (Chopin, Wieniawski, Lipinski) par le pianiste Denis Pascal et ses fils Alexandre (violon) et Aurélien (violoncelle), chambristes déjà aguerris.

François Lafon

dimanche 23 août 2015 à 10h18

Cette année au festival Berlioz de la Côte-Saint-André : "Sur les routes Napoléon". Pluriel signifiant : deux siècles exactement après le retour de l'île d'Elbe, c'est sur nombre de chemins que se croisent le musicen et le meneur d'hommes, tous deux victimes du destin, tous deux loosers gagnants au regard de l'Histoire. Onze jours de festivités, cinquante manifestations, mille musiciens mobilisés. Etapes musicales le long de la route Napoléon, avec bivouac, défilé en costumes et banquet impérial, Te Deum (de Berlioz) monstre au théâtre antique de Vienne : l'ouverture est la hauteur de l'ambition du directeur Bruno Messina, artisan de l'impressionnante montée en puissance d'une manifestation qui s'est longtemps cherchée. Pour preuve le concert Rois et reines, dans l'église monumentale de Saint-Antoine l'Abbaye, en plein Vercors. Autour de le Méditation religieuse extraite du triptyque Trista, où Berlioz met en garde les puissants contre les mirages de la gloire, le chef Hervé Niquet, jouant comme toujours la carte de l'enthousiasme à la tête du Concert Spirituel, confronte les Restaurations : Retour des cendres avec la pré-verdienne Marche funèbre d'Auber pour les funérailles de Napoléon, Messe des morts commandée par Louis XVIII à Charles-Henri Plantade pour commémorer le décès de Marie-Antoinette, Requiem de Cherubini pour le transfert à Saint-Denis des dépouilles royales. Etranges télescopages temporels : classicisme et romantisme, mélodrame et retenue, concessions et hardiesse, cuivres d'outre-monde - chez le bien oublié Plantade - anticipant les microintervalles. Chemin de traverse l'après-midi dans la plus austère église de la Cöte-Saint-André, avec le déjà médiatique Edgar Moreau (violoncelle) et le pas encore connu Pierre-Yves Hodique (piano) pacourant avec un égal panache les "Routes de l'Allemagne romantique" (Mendelssohn, Schumann, Brahms).

François Lafon

Festival Berlioz, La Côte-Saint-André, jusqu'au 30 août. Photo © DR

jeudi 2 juillet 2015 à 01h35

A l’Auditorium de la Fondation Louis Vuitton (voir ici), premier des deux concerts de la Seiji Ozawa International Academy Switzerland (tout est dans le titre) sélectionnant depuis 2004 la crème des jeunes instrumentistes (vingt-sept ) autour du maestro et de quelques professeurs de luxe, parmi lesquels Pamela Frank (violon) et Nobuko Imai (alto). Comme chaque année : quatuors à cordes en première partie, tous réunis en seconde mi-temps pour un exercice d’ensemble dirigé par Ozawa en personne. Le saut de l’ange pour commencer : virtuosité, réactivité, écoute mutuelle, histoire commune, rien de plus exposé que le quatuor. Certains attelages « prennent » mieux que d’autres, certains trouvent d’emblée le ton voulu (course légère dans Mendelssohn, distance calculée chez Ravel), d’autres s’affirment comme de grands professionnels, comme l’équipe d’anciens de l’Académie menée par la violoniste Alexandra Soumm dans le Langsamer Satz de Webern. La récompense pour finir : Ozawa tel qu’en lui-même, dansant sur le podium, insufflant à ses troupes (profs compris) dans Beethoven et Grieg (des extraits de la Suite Holberg) une énergie d’autant plus inespérée qu’on le sait luttant contre la maladie, obligé d’annuler la masterclass prévue jeudi 2, comme il a dû annuler le même concert à Genève le 28 juin. « Enseigner est comme une drogue. Lorsque vous commencez, vous ne pouvez plus vous arrêter », déclare-t-il. Second concert vendredi 3, session de rattrapage le 8 sur Radio Classique.

François Lafon

Fondation Louis Vuitton, 1 et 3 juillet à 20h30. En différé sur Radio Classique le 8 juillet à 20h Photo © DR

vendredi 26 juin 2015 à 00h49

A l’église Saint-Germain-des Prés, dans le cadre du nouveau festival Mezzo - du nom de la chaîne musicale du pôle Radio/TV de Lagardère Active -, le claveciniste Jean Rondeau joue Bach. Un Bach explosif, si l’on en croit le look jeune (il a 23 ans) et le brushing électrique de ce fou de jazz autant que de baroque, élève de la grande Blandine Verlet passé par la Guidhall School de Londres. Or Jean Rondeau joue sage, avec musicalité et un beau toucher – pour autant qu’on puisse en juger en ce lieu plutôt dédié aux grandes orgues. Comme dans son CD carte de visite récemment édité par Erato (voir ici), il fait chanter comme il se doit le Concerto italien et étonne avec sa transcription de la transcription pour piano par Brahms de l’illustre Chaconne de la Partita pour violon seul n° 2. Le grand chambardement ne vient pas non plus quand le rejoignent ses acolytes (flûte, viole, violon) de l’Ensemble Nevermind (en français « peu importe ») pour un nouveau Bach (Sonate en trio en ré mineur BWV 527) et un Telemann de circonstance (Nouveau Quatuor Parisien n° 6), joués avec une sobre élégance. « Pas de jazz alors ? », regrette pendant les saluts un monsieur qui a lu le programme. Hasard ou volonté ? Pour la seconde partie, Jean Rondeau arbore un brushing plus discipliné.

François Lafon

En différé sur Mezzo et Mezzo Live HD, vendredi 26 juin à 20h30 Photo © DR

mercredi 24 juin 2015 à 01h44

A l’Opéra Bastille, nouvelle présentation, importée de Londres via Vienne, Milan, Barcelone et San Francisco, d’Adriana Lecouveur de Francesco Cilea, avec Angela Gheorghiu en vedette. Un point final à l’ère Nicolas Joël, lequel tout au long de son quinquennat a tenté de réhabiliter un répertoire italien mal-aimé. Mise en scène conservatrice de David McVicar : éventails et robes à panier, buste de Molière sur la cage du souffleur (on est à Paris, sous Louis XV), théâtre tournant plateau-coulisses pour raconter l’histoire, à la scène comme à la ville, de la tragédienne amoureuse victime d’une méchante rivale. Agitation perpétuelle, pantomime sur ressorts tenant du théâtre de boulevard et permettant au spectateur distrait (par la musique ?) de suivre sans peine l’action, elle-même tirée d’un mélodrame signé Scribe et Legouvé, créé par Rachel et repris par Sarah Bernhardt avant de ne survivre qu’à travers sa version lyrique. Objectif dramaturgique : brosser un portrait de femme émouvant et crédible, contrastant avec la convention ambiante. C’est en cela que quelques grandes interprètes – Magda Olivero jadis, Renata Scotto naguère, Mirella Freni en 1993, déjà à Bastille – ont marqué le rôle. Angela Gheorghiu, pourtant belle et chantant à ravir, ne sort pas du tableau, elle s’y fond même, comme absente à elle-même sitôt qu’elle cesse de jouer les séductrices de théâtre. Pour elle, l’orchestre (chef : Daniel Oren) fait patte de velours, se remusclant pour faire passer les longues plages de remplissage entre airs et duos. Efficacité en revanche de Luciana D’Intino (la méchante rivale), Marcelo Alvarez (l’amant dépassé par les événements) et Alessandro Corbelli (le régisseur amoureux). Et dire qu’Adrienne Lecouvreur, la vraie, s’est rendue célèbre par son jeu sans afféterie au milieu de partenaires au style ampoulé.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 15 juillet. En différé sur France Musique le 26 juillet Photo © C. Ashmore

Nouveau Pelléas et Médisande à l’Opéra de Lyon, mis en scène par Christophe Honoré. Deux façons de saisir l’insaisissable fable de Maeterlinck : la symboliste - château fort, forêt, propos lourds de sens (mais lequel?) - et l’actuelle - ... actualiser justement, jouer le réalisme pour mieux aiguiser, par contraste, l’ambivalence des sentiments et l’étrangeté des situations. C’est sans surprise celle qu’a choisie Honoré, expert à l’écran de ces décollements de réalité, où les acteurs chantonnent leurs états d’âme sur des airs d’Alex Beaupain. Mais Maeterlinck est plus insistant et Debussy plus présent. Dans une lettre aux chanteurs, le metteur en scène explique que "Pelléas et Mélisande est une oeuvre vive et obscure. Le livret n’oppose jamais le mystère et l’ordinaire mais révèle la présence permanente de l’un et de l’autre." Il déplace dans un paysage post-industriel ces personnages qui disent la (leur) vérité tout en ne faisant pas ce qu’ils disent, et trouve dans ce décalage du mot et de l’image une sorte de vérité de l’ouvrage à l’usage de notre temps, comme le trop oublié Pierre Strosser avait sur la même scène (mais avec plus de rigueur encore et de cohérence), croqué le Pelléas des années 1980. C’est - chassez le naturel - à la caméra (qu’il ne tient pourtant pas lui-même : la vidéo, habilement utilisée, est signée Michael Salerno) qu’il va le plus loin, faisant du petit Yniold le diabolus in machina de l’histoire et induisant un jeu beaucoup plus pervers qu’il n’y paraît entre les protagonistes. Bel équilibre de la distribution, avec en Mélisande protéiforme l’excellene Hélène Guilmette, femme unique et toutes les femmes (belle idée du metteur en scène), comme une soeur de Lulu. Beauté de l’orchestre, où Kasushi Ono jongle avec l’allusif et la modernité debussystes, ajoutant à la subtilité de cet abyssal jeu de l’envers.

François Lafon

Opéra National de Lyon, jusqu’au 22 juin Photo © Jean-Louis Fernandez

A l’Athénée dans le cadre du festival Manifeste 2015 (Ircam) : La Métamorphose, opéra de Michaël Levinas d’après Kafka. Une recréation, quatre ans après la première à Lille dans une mise en scène de Stanislas Nordey. Cette fois, Maxime Pascal et ses musiciens du Balcon font équipe avec le vidéaste-plasticien Nieto pour raconter l’histoire du jeune homme qui se réveille un jour métamorphosé en vilain insecte. Une histoire aussi inmontrable (Kafka ne voulait pas de cancrelat sur la couverture du livre) que difficile à mettre en musique, eu égard à la trivialité « ni fantastique, ni pré-surréaliste » (Levinas) du texte. Habile subterfuge : le ton est donné dans le prologue, où trois bouches carmin (on pense à Pas moi de Beckett sur la même scène – voir ici) profèrent un étrange poème (Je, tu, il) du dramaturge Valère Novarina, sur une musique venue de partout et de nulle part (technique Ircam), ponctuée de non moins étranges jaillissements vocaux (« une musique qui n’arrêtera plus de chuter », dit Levinas). Autour de ce leitmotiv s’organise un univers sonore aussi inouï (au sens propre : jamais ouï) que sont à la fois « in-vues » et truffées de références picturales et cinématographiques les images de Nieto : métamorphosé à la plastique d’athlète sous une gangue poisseuse (le formidable contre-ténor Rodrigo Ferreira, dont la voix se mêle – toujours la technique Ircam - à celle du créateur Fabrice Di Falco), famille plus inquiétante encore que le monstre qu’elle rejette (avec soeur à visage multiple, telle Roberte dans Jacques ou la soumission de Ionesco), musiciens-lucioles cernant l’aire de jeu. Tout cela exaltant et au bord de l’insoutenable, impeccable binôme kafkaïen. Une réussite de plus pour Le Balcon, depuis trois ans en résidence à l’Athénée (lequel ferme pour travaux la saison prochaine), et obligé de procéder à un appel aux dons pour poursuivre son excellent travail (www.lebalcon.com).

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 16 juin

Concert d’ouverture du festival Manifeste 2015 (Ircam) à la Philharmonie de Paris : le Requiem pour un jeune poète de Bernd Alois Zimmermann (photo). Le grand œuvre d’une époque (1969), testament d‘un compositeur au bord du suicide. En vedette : Beethoven, Wagner et les Beatles, Maïakovski, Camus et Joyce, Hitler, Mao et Churchill, l’Ecclésiaste et la Déclaration des droits de l’homme. En 1995 au Châtelet (création française, direction Michael Gielen), ce collage-montage baptisé « lingual » (quelque chose comme « pièce parlé ») évoquait un passé pas mort, un éternel retour selon le principe du « temps sphérique » cher à Zimmermann. Aujourd’hui, dans la grande salle toute neuve de la Villette, dirigé par Michel Tabachnik à la tête d’un ensemble géant (Orchestre de la Radio de Stuttgart, choeurs de l’Armée française, Les Eléments, Les Cris de Paris, deux chanteurs, deux récitants, un jazz-band), impression d’être au-delà du temps, bien loin après le point de non-retour. Impression surtout, à voir l’énorme effectif musical écrasé par la partition des voix, cris, bruits et détonations déversées par les enceintes, que l’oeuvre raconte l’impossibilité de la musique seule à appréhender le réel, sa condamnation à ressasser sa propre histoire. Public enthousiaste, le même qui en première partie, après Photoptosis - ouverture orchestrale inspirée à Zimmermann par les monochromes d’Yves Klein et traversée de réminiscences beethovéniennes -, avait chahuté un récitant venu lire en français les textes et poèmes « lingualisés » en sept langues dans le Requiem. Une façon de rendre hommage à rebours au génie de Zimmermann à faire musique de tout, comme Antoine Vitez parlait, à la même époque, de faire théâtre de tout.

François Lafon

Philharmonie de Paris 1, 2 juin. En différé sur France Musique le 15 juin à 20h - Festival Manifeste 2015, jusqu'au 2 juillet

 Photo © DR

Ouverture aux Bouffes du Nord du 3ème festival Palazzetto Bru Zane avec Le Ventre de Paris, comédie musicale philosophico-burlesque signée Arnaud Marzorati et Florent Siaud sur la gastronomie française. Un thème qui parcourt la musique légère – française en particulier -, bien éloigné - mais pourquoi pas ? – de Georges Onslow, le « Beethoven français », héros de l’année. Comme toujours - signature du Centre de musique romantique française basé à Venise - le travail de recherche est impressionnant pour donner une nouvelle chance à des musiques, des styles, des personnalités oubliés. Mais comme souvent – revers de la médaille – au miracle nul n’est tenu. Au menu : Lecocq, Audran, Hervé, Offenbach, mais aussi les plus sérieux (enfin, pas toujours) Bizet, Spontini, Thomas (Ambroise), et même des inconnus célèbres en leur temps, tels Panard, Bugnot, Serpette et Pradels. L’idée de réunir chanteurs (quatre) et musiciens (trois) autour d’une table servie va de soi, celle de jouer mi-opérette mi-cabaret – c'est-à-dire complice et décalé – aussi. Frustration pourtant de ne comprendre que par intermittences des textes qui bien souvent aident la musique à passer, dans la bouche de chanteurs-acteurs qui par ailleurs jouent juste et sont drôles. Il faut que Mélanie Flahaut, flageolettiste hors pair, fasse passer un vent de folie sur le primesautier Boléro d’Hippolyte Monpou (1804-1841) pour que l’on se persuade (vieux débat) que la musique n’a pas forcément besoin de paroles pour déchaîner l’hilarité.

François Lafon

3ème festival Palazzetto Bru Zane à Paris (Bouffes du Nord et … Opéra Royal de Versailles), jusqu’au 5 juin. Photo © Palazetto Bru Zane/Michele Crozera

mercredi 20 mai 2015 à 00h05

Au théâtre de l’Athénée, doublé lyrique contemporain par le Balcon, ensemble en résidence : Lohengrin de Salvatore Sciarrino et Avenida de Los Incas 3518 de Fernando Fiszbein. Un doublé sucré-salé, dans la tradition de ce collectif à géométrie variable mais à audace constante, le tout pimenté par une double mise en scène de Jacques Osinski, lui aussi résident privilégié cette saison à l’Athénée, où il a donné un Don Juan revient de guerre d’Ödön von Horvàth passé trop inaperçu. Constante salée : l’ironie, voire le sarcasme, méchant chez Sciarrino montrant sur un scénario de Jules Laforgue une Elsa aliénée à laquelle Lohengrin a préféré son cygne, plus bon enfant chez Fiszbein nous faisant entrer dans un immeuble de Buenos Aires (pour l’adresse, voir le titre) dont la vie des habitants est mise sens dessus dessous par trois lurons interventionnistes. Constante sucrée-salée chez Osinski et son remarquable vidéaste Yann Chapotel : le jeu virtuose et hilarant de références et de correspondances d’un étage à l’autre de l’immeuble buenos-airien ; l’univers très Exorciste (le film) de Lohengrin, au bord du rituel satanique. Beaucoup de salé tout de même dans ce second opéra (« action invisible » selon Sciarrino), où Elsa est jouée par l’excellent acteur belge Johan Leisen, voix subtilement déraillante et visage marqué sous le voile de mariée. Pour le sucré (mais jamais le mièvre) : le travail au petit point (et sonorisé de façon signifiante) de Maxime Pascal et de ses musiciens et chanteurs, lesquels arrivent à faire passer un peu du génie de l’étrange propre à Sciarrino dans la musique impeccable mais pas toujours assez « dragées au poivre » de Fiszbein.

François Lafon

Au théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 23 mai Photo © DR

dimanche 17 mai 2015 à 01h48

Entrée du Roi Arthus d’Ernest Chausson au répertoire de l’Opéra de Paris, cent-onze ans après sa création à la Monnaie de Bruxelles. Un Tristan et Isole à la française auquel André Messager avait à l’époque trouvé « bien des inégalités », lui fermant ainsi les portes des théâtres parisiens. Non seulement on y tristanise, mais on y tétralogise, sans oublier d’y berlioziser, et même d’y debussyser. « On perçoit dans Le Roi Arthus un bouquet d’influences (…) … mais aussi enfin… beaucoup d’Ernest Chausson », se rattrape Philippe Jordan, lequel parvient, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra en grande forme, à conférer à l’ouvrage de la grandeur, et même de la cohérence. Sur scène, un brelan d’as - Thomas Hampson (Arthus), Sophie Koch (Genièvre), Roberto Alagna (Lancelot) – entouré d’un cast sans faiblesse (mention aux ténors Stanislas de Barbeyrac et Cyrille Dubois, deux anciens qui font leur chemin de l’Atelier Lyrique maison). Mais aussi une mise en scène signée Graham Vick, dont le King Arthur (de Purcell) entre enluminures et Monty Python a laissé un grand souvenir (Châtelet – 1995). Cette fois, plus de chevaliers ni de Table ronde, mais un univers bucolique avec verdure-plastique, canapé-sky et maison en kit évoquant Les Sims (jeu vidéo personnalisable), ramenant la geste héroïco-sentimentale sublimée par Jordan et ses troupes à un vaudeville qui tourne mal entre le mari, la femme et l’amant. Un nouvel enterrement donc, un an après une version Grande Guerre, à l’Opéra du Rhin, qui avait déjà commencé de compromettre la deuxième vie de l’ouvrage.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille jusqu’au 14 juin. En direct le 2 juin sur Mezzo et Culture Box, le 6 juin sur France Musique. Photo © Andrea Messana/Opéra de Paris

jeudi 14 mai 2015 à 01h38

Aux Bouffes du Nord, La Mort de Tintagiles, pièce (originellement) pour marionnettes de Maurice Maeterlinck. Pour se libérer de l’emprise, dix-huit ans après, du spectacle culte de Claude Régy (TGP de Saint-Denis, 1997), Denis Podalydès a fait appel, pour raconter le passage d’un enfant de la vie à la mort, aux musiciens Christophe Coin et Garth Knox. Bonne idée : Maeterlinck lui-même qualifiait d’opératiques ses pièces pour marionnettes, et cet ouvrage en particulier a inspiré plusieurs musiciens, dont Ralph Vaughan-Williams. A la viole d’amour et à la nickelharpa, à la basse de baryton et au violoncelle d’amour, Knox et Coin ponctuent de Bartok et de Lutoslawski, de Satie et de … Knox-Coin (improvisations) ce texte succinct et sophistiqué (Pelléas et Mélisande n’est jamais loin), précédé d’une lecture par Podalydès du magnifique Pour un Tombeau d’Anatole, adieu de Mallarmé à son fils disparu. Le souvenir de Régy n’est pas pour autant conjuré. On le retrouve dans la lenteur des mouvements, dans l’éclairage minimal. Mais alors que chez Régy les mots et les corps semblaient flotter dans un espace infini, chez Podalydès le jeu psychologique des acteurs (par ailleurs fort bons) est d’autant moins sauvé par le halo d’au-delà des cordes vibrant « par sympathie » que, cédant à une mode qui fait actuellement fureur, voix et musiques sont sonorisées et retravaillées façon showbiz, ce qui ne va pas vraiment avec le sujet.

François Lafon

Bouffes du Nord (Paris) jusqu’au 28 mai. Du 5 au 7 novembre au Trident (Cherbourg), le 19 janvier 2016 à l’Espace Legendre (Compiègne) Photo © Pascal Gély

dimanche 10 mai 2015 à 22h20

Option radicale à l’Opéra de Dijon pour l’opération Tous à l’opéra (portes ouvertes annuelles dans vingt-huit théâtres de l’hexagone) : Wozzeck d’Alban Berg. Une façon peut-être plus efficace de séduire de nouveaux publics – notamment les jeunes – rebutés pas l’opéra de papa. Grand Auditorium aux trois-quarts plein pour cette troisième et dernière représentation (La Traviata, évidemment, aurait fait mieux), ateliers, rencontres et animations assez largement fréquentés. Un Wozzeck austère et esthétique en même temps, une plongée, selon la metteur en scène Sandrine Anglade, dans le cerveau de l’opprimé-meurtrier, plutôt qu’une analyse brechtienne (dépassée) ou expressionniste (antédiluvienne). Lutte des classes tout de même, damné de la terre que ce prolétaire en col blanc regardant à travers d’immenses panneaux translucides un monde fantasmé dont il est exclu. Limite de l’expérience : un certain statisme, comme une progression en eaux troubles freinant la perception recherchée de « temps circulaire » bergien. Superbes instantanés tout de même que la danse de mort des soldats rouges dans le cabaret, ou que l’enfant orphelin seul au milieu des sacs-déchets d’une société invivable. Sandrine Anglade répondant aux questions du public : « A l’opéra, quand la musique va, tout va ». Une réussite donc : plateau sans faute avec le Français Boris Grappe très présent en Wozzeck pas si fou, et la Britannique Allison Oakes, voix grand format et personnalité émouvante. Plaisir surtout d’entendre une fois encore l’Orchestre de la SWR Baden-Baden und Freiburg, Philharmonique de Berlin de la musique du XXème siècle, bientôt démantelé – officiellement fusionné « économiquement » avec l’Orchestre de la Radio de Stuttgart. Grand écart entre romantisme et modernité finement entretenu par le chef Emilio Pomarico, héritier de Hans Rosbaud et Michael Gielen, figures tutélaires de cette phalange irremplaçable.

François Lafon

Photo © Gilles Abegg

Comme Macbeth est une pièce d’une profonde noirceur sur fond de folie meurtrière, une suite de huis clos aussi bien naturels qu’intellectuels, Mario Martone a axé la mise en scène sur un espace dégagé de tout élément matériel inutile, où l’impression de vide est supplantée par celle de l’inconnu, où les lumières, enfin, directes ou par jeux de filtre ou de réflexion, guident sans faillir l’action : elle centre toute l’attention sur la musique et sur les voix. Et quelle musique ! Daniele Gatti démarre en force, on imagine même qu’il y a deux orchestres en fosse. Mais non, un seul suffit bien sûr, et c’est l’Orchestre National de France, qui montre qu’on peut être tonique et subtil à la fois. On se demande même si les voix passeront. Mais dès le début, les chœurs s’en donnent à pleine gorge, avec jubilation, à l’unisson, et une belle diction. Chaque membre paraît prendre plaisir à cette débauche vocale : c’est à s'interroger sur cette métamorphose du chœur de Radio-France. Arrivent Macbeth (Roberto Frontali), Lady Macbeth (Susanna Branchini), puis Branquo (Andrea Mastroni), qui passent l’épreuve de force de façon stupéfiante, rugueux à souhait pour les deux premiers, plus en rondeur pour le troisième, même si Susanna Branchini souffre quelque peu dans les aigus : à cette intensité, cela se comprend. Cette production va jusqu’à présenter (acte IV) un Macduff palot et un Malcom caricatural dans le style du ténor rondouillard à la voix d’or mais aux semelles de plomb. Ce parti, sans doute non voulu, a pour effet de renforcer plus encore la présence tutélaire des Macbeth/Branco, et n’enlève rien à la magie délirante de l’ensemble.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs-Élysées, 4, 7, 11, 13 et 16 mai 2015. Sur France Musique le 16 mai. Photo © Vincent Pontet/TCE

vendredi 1 mai 2015 à 13h46

Au Théâtre de Caen, reprise du Vaisseau fantôme monté la saison dernière en conclusion du très réussi Wagner Geneva Festival (voir ici). Une recréation plutôt, le spectacle du metteur en scène Alexander Schulin (une plongée dans la tête de Senta la rêveuse, étreignant un doudou à l'effigie du Hollandais maudit, évoluant dans un souterrain - couloir de la mort, enfermement en soi-même? -   laissant à filtrer  des vagues, des yeux, du sang) soutenant cette fois une utopie musicale : la résurrection par François-Xavier Roth et son ensemble Les Siècles du son et de la couleur orchestrale de la toute première version de l'ouvrage, refusée à l'époque par l'Opéra de Paris, lequel lui préféra un Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers vite oublié, dû à l'obscur compositeur Louis Dietsch. Orchestre à la française, timbres un peu acides, surexposition des influences (de Meyerbeer à Gounod) subies par le jeune Wagner lors de son calvaire parisien : une dichotomie risquée entre l'oeil et l'oreille, accentuée par un plateau de grandes voix wagnériennes ... telles qu'il n'en existait pas encore du temps de Wagner. Un alliage réussi pourtant, parce qu'une heureuse connivence se fait entre les images postmodernes de Schullin et cette interprétation à l'ancienne mettant en lumière l'intrusion de la "musique de l'avenir" dans le vieil opéra romantique, parce  qu'Ingela Brinberg (Senta), Alfred Walker (le Hollandais) et Liang Li (Daland, appelé ici Donald, cette première version se passant en Ecosse) brûlent les planches. Gros succès auprès des habitués d'un théâtre qui a été, avant le changement de majorité municipale et les restrictions dues à la crise, le laboratoire des expériences philologiques de William Christie et de ses Arts Florissants.

François Lafon

Caen, Théâtre, 30 avril. Au Grand Théâtre du Luxembourg les 9 et 11 mai. Diffusion ultérieure sur France Télévisions Photo © Gregory Batardon

Ouverture du week-end pascal à la Philharmonie 1 : la Messe en si mineur de Bach par John Eliot Gardiner, avec les English Baroque Soloists et le Monteverdi Choir. Pour un ensemble rompu notamment à l’intégrale des Cantates, une sorte d’accomplissement que ce chef-d’œuvre équilibré comme une cathédrale, recyclant pourtant nombre de pièces antérieures, réunissant vingt ans de création. Fidèle au Bach humain avant tout qu’il décrit dans son livre Musique au château du ciel (Flammarion – voir ici), Gardiner jongle avec le sacré et le séculier, la danse et la méditation pour construire, en effet, un château céleste, grandiose et divers. Effet de l’acoustique peu réverbérée (rien d’une église) de la Philharmonie : l’oreille doit se faire à la présence écrasante du Monteverdi Choir, précis comme jamais, et volant la vedette aux instrumentistes, pourtant admirables (deux flûtes transcendantes, en particulier). Elle doit se faire aussi aux voix solistes issues du choeur, disciplinées mais anonymes, bien loin des guest-stars habituelles. Ovation finale, bravos scandés, interminables.

François Lafon

Philharmonie de Paris, 3 avril Photo © Philharmonie de Paris

A la Philharmonie de Paris, Maria Joao Pires joue le 4ème Concerto de Beethoven avec Tugan Sokhiev et l’Orchestre du Capitole de Toulouse. Une version de chambre, sans effets mais respirant large, un piano porté sur la confidence mais avec tout le panache nécessaire, comme retenant l’orchestre sans pourtant le brider. Les musiciens, déjà rompus à l’acoustique claire mais encore piégeuse de la salle (ils y ont joué le Requiem de Berlioz en février), se sont chauffés avec l’Ouverture des Hébrides (ou La Grotte de Fingal, initialement L’Ile solitaire) de Mendelssohn, pièce en demi-teinte, pré-impressionniste où tout effet descriptif (la mer, les vagues) serait déplacé. C’est dans cet esprit qu’après l’entracte Sokhiev, à la manière de son maître Yuri Temirkanov, laisse circuler l’air entre les pupitres dans une 4ème Symphonie de Tchaikovski angoissée comme il le faut (c’est la première des trois Symphonies « du Destin »), notablement mûrie depuis son disque « de mariage » avec l’orchestre (Naïve - 2008). Grand moment des cordes dans un Scherzo en pizzicati digne des meilleures phalanges russes, ce qui n’indique en aucun cas une quelconque altération de la personnalité si française de l’Orchestre.

François Lafon

Philharmonie de Paris, 2 avril Photo © DR

Affluence au Palais Garnier pour Le Cid de Massenet avec Roberto Alagna. Un rôle sur mesures que la pop star des ténors a étrenné à Marseille (2011), d’où le spectacle est importé. L’ouvrage, composé entre Manon et Werther, n’est pas mémorable. On pense en l’écoutant à Anny Duperey vantant des appareils auditifs (« Son opéra le plus bruyant ? » « Non, le plus brillant »). Mais il y a quelques beaux airs (« O Souverain, ô juge… » pour Rodrigue, « Pleurez mes yeux » pour Chimène), quelques vers de Corneille surnagent au milieu d’un océan de platitudes, et Michel Plasson, comme dans Faust qu’il vient de diriger à l’Opéra Bastille (voir ici), s’emploie avec autant de succès à mettre en valeur les finesses de la musique qu’à en gommer les trivialités. L’effet Alagna fait le reste : tout le monde (avec un bémol pour Chimène - Sonia Ganassi, seule non-francophone de la distribution) chante sans effets, articule à la perfection, donne une leçon de style. Le plateau est luxueux, avec Annick Massis en Infante (rôle superbe dans la pièce, sacrifié dans l’opéra) et l’imposant Paul Gay en Don Diègue. Une fois ses aigus chauffés (et Dieu sait s’il en a, dès son entrée en scène), le héros de la soirée ne fait qu’une bouchée d’un rôle redoutable et fait presque oublier à force d’énergie et de naturel la banalité du spectacle (l’action est transposé sous Franco, so what ?) et l’absence de direction d’acteurs. C’est la première fois qu’il chante à Garnier, après de nombreuses apparitions à Bastille. On dirait pourtant que le théâtre a été construit rien que pour lui.

François Lafon
 

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 21 avril. En direct sur France Musique le 18 avril Photo © DR

Mort prématurément, le compositeur français Gérard Grisey (1946-1998) fut, avec Hugues Dufourt, Tristan Murail et d’autres, le cofondateur en 1975 de l’ensemble L’itinéraire. Il s’agissait d’inventer une nouvelle modernité hors de la musique sérielle, restituant au son et à son évolution dans le temps leur primauté. Etait associé à cette démarche le terme de musique « spectrale » : il importait de « faire passer le son aux rayons X » pour mettre en évidence son spectre harmonique. Tout cela est bel et bon, mais quid de la musique ? Une des dernières œuvres de Grisey, créée un an après sa mort, est Quatre chants pour franchir le seuil pour soprano et quinze instruments, ce seuil étant la mort justement : quatre mouvements séparés par de courts (et un vaste) interludes instrumentaux, sur des textes relevant de quatre civilisations (chrétienne, égyptienne, grecque et mésopotamienne). L’œuvre, d’une durée d’une cinquantaine de minutes, est de celles qui tiennent de bout en bout l’auditeur en haleine. On est subjugué par son alchimie sonore, ses épisodes aux limites du silence, ses formidables explosions, sa mise en jeu très personnelle du « percussif ». Surtout, si des « instants » se succèdent, on est saisi par un sens très sûr de la forme, ou plutôt de la direction : on s’oriente, on suit. Quatre chants pour franchir le seuil, un chef-d’œuvre, deux fois enregistré, vient d’être porté au triomphe par Julie Fuchs et Le Balcon, dirigé par Maxime Pascal.

Marc Vignal

Athénée, Théâtre Louis--Jouvet, 28 mars 2015 Photo © DR

vendredi 27 mars 2015 à 00h51

Au Théâtre des Champs-Elysées, récital Beethoven par le pianiste russe Andrei Korobeinikov. Deux sonates seulement, mais deux Himalaya : la « Hammerklavier » et l’Opus 111, dernière des trente-deux et débouchant sur un fascinant outre-monde. Un défi à la mesure de l’artiste, trente ans à peine, bardé de prix (Concours Scriabine, Rachmaninov, etc.), sorti du Conservatoire de Moscou avec la mention « Meilleur musicien de la décennie », adoubé en France par le clan « Folle Journée » (Festival de la Roque d’Anthéron, disques Mirare, etc.), par ailleurs avocat et auteur d’ouvrages qui font autorité sur le droit de la propriété intellectuelle. Parallélisme du son et de l’image : éclairage parcimonieux, silhouette émaciée arcboutée sur le clavier, technique imparable et toucher précis, aucune volonté apparente de séduire ni de se donner en spectacle. Sonorités rêches, angles aiguisés pour la « Hammerklavier », supérieurement architecturée, jouée comme une prémonition du XXème siècle, et dont l’immense Adagio prend des airs de concentré de philosophie spéculative. Tout autant d’intransigeance mais plus de moelleux dans l’Opus 111, sans tout de même que l’Arietta finale évoque jamais le « sourire presque immobile de Bouddha » cher à Romain Rolland. Deux bis plus aimables, mais pas moins exigeants. En comparaison, les deux Ievgueni - Kissin, dont on donne Korobeinikov comme le successeur (en quoi ?), et le transcendant et trop peu connu Sudbin - feraient presque figure d’hédonistes du clavier.

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 26 mars. Diffusion sur France Musique le 7 avril à 14 h Photo © DR

jeudi 19 mars 2015 à 23h22

A l’Athénée, Kafka-Fragmente de Gyötgy Kurtag, mis en scène par Antoine Gindt. Rien de moins scéniques a priori que ces quarante fragments du Journal, de la Correspondance, de Méditations sur le péché et de quelques autres textes de Kafka, que Kurtag, de 1985 à 1987, a mis en sons pour chanteuse et violoniste, « presque par accident, (…) comme un gamin qui se délecte d’un petit plaisir défendu ». Rien de plus réaliste pourtant que ce dialogue à la fois minimal et « concentré à un si haut degré qu’il ne peut supporter un long développement » (Pierre Boulez), dans lequel (4ème fragment, Ruhelos, « sans répit ») la chanteuse doit « suivre les acrobaties et l'emportement du violoniste avec une tension croissante », et où interviennent des interlocuteurs cachés entre les notes, tels Eusebius et Florestan, les doubles de … Schumann. Un plateau nu, une arrière-scène où un couple (Franz et Milena, sa bien-aimée lointaine ?) et quelques silhouettes apparaissent en contrepoint, un écran reflétant une réalité décalée et surtout les formidables Salome Kammer (soprano) et Carolin Widmann (violon) font théâtre de ces notes et de ces mots (« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde ») mystérieux et rayonnants. Une heure de presque rien d’où, en effet, naît tout un monde.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 22 mars Photo © Pascal Victor ArtComArt

lundi 16 mars 2015 à 23h48

A l’Athénée, récital de Romain Descharmes, extension parisienne du 36ème festival Piano aux Jacobins de Toulouse. A l’occasion aussi de la sortie du CD Vers l’Extase chez Atalinna. Salle huppée, nombreux représentants des sponsors et partenaires du festival. Programme ambitieux – Schumann, Fauré, Scriabine, Ravel – pour ce pur produit du Conservatoire de Paris à la carrière en plein essor. Abordé à la hussarde, « Sus aux Philistins » plutôt que « Scènes mignonnes sur quatre notes » (son véritable sous-titre), le Carnaval (Schumann) surprend. Rêve éveillé et plus large respiration pour les raffinés Barcarolle n° 1 et Nocturne n° 4 de Fauré, avant la tempête des Poème tragique et Poème satanique de Scriabine enlevés comme dans un accès de rage, le tout débouchant sur une Valse de Ravel (version piano solo) plus revancharde qu’ironique, plus brûlante que sensuelle. Mais que veut dire cet artiste qui sait d’ordinaire si bien se faire poète ? Réponse en bis, dans Winnsboro Cotton Mill Blues de Frederic Anthony Rzewski (né en 1938), pièce inhumaine (Descharmes dixit) où le martellement de la machine manque avoir raison du chant des esclaves dans les champs de coton. A moins qu’il ne s’agisse d’autre chose…

François Lafon

Athénée, Paris, 16 mars Photo © DR

vendredi 13 mars 2015 à 00h27

Nouveau ciné-musical au Châtelet après Un Américain à Paris : Singin’in the Rain (Chantons sous la pluie) ou comment – thème de la saison - fabriquer un spectacle de notre époque avec un film d’un autre temps, cette fois celui de Stanley Donen avec Gene Kelly, Debbye Reynolds et Donald O’Connor (1952). Le metteur en scène Robert Carsen, déjà signataire in loco d’un Candide controversé et d’une My Fair Lady incontestée (voir ici), y décline toutes les références cinématographiques possibles, à commencer par The Artist : l’origine de l’œuvre le justifie et le sujet - la naissance du film sonore - s’y prête. Il nous fait passer derrière l’écran (bel effet de projection à l’envers) pour suivre les aventures du couple de stars du muet candidat au parlant – lui reçu, elle recalée pour cause d’ingratitude vocale – et de la jeune première au ramage à la hauteur de son plumage. Résultat sans bavure, plateau d’acteurs-chanteurs-danseurs britanniques capables d’en remontrer à leurs homologues américains, Orchestre de Chambre de Paris en grande formation (un luxe que Broadway ne permet pas). Difficile pourtant de ne pas sourire à l’idée que le film de Donen est plus moderne, qu’il dynamite bien plus sûrement - façon Helzapoppin - les codes du genre que cette grande machine somme toute bien sage (chorégraphie comprise). Qu’importe, le public adore : quinze représentations sold out, reprise d’un mois et demi annoncée pour les fêtes 2015-2016, standing ovation quand toute la troupe revient, sous une pluie battante, chanter et danser "Singin’in the Rain" en cirés jaunes, référence tous publics à l’affiche (culte) du film (idem).

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 26 mars. Reprise du 27 novembre 2015 au 15 janvier 2016 Photo © Patrick Berger

jeudi 12 mars 2015 à 00h00

Au théâtre de l’Athénée, Not I, Footfalls et Rockaby, trois monodrames pour femme seule de Samuel Beckett, par la comédienne irlandaise Lisa Dwan. Obscurité totale, d’où se détache une bouche débitant un flot de paroles longtemps retenues (Not I), une silhouette faisant les cent pas tandis que sa mère se meurt (Footfalls), un buste de femme apparaissant et disparaissant dans le balancement d’un rocking-chair (Rockaby). Pas de sous-titres, le rythme commandé par les lèvres, les pas, le fauteuil, les hauteurs commandées par les différentes voix (la mère, la fille, le souvenir, le cri) en direct ou traitées électroniquement suffisant (?) à donner le sens. « Le plus important, c’est de lire le texte comme une partition musicale », explique Lisa Dwan. « C’est comme de la musique, une sorte de Schoenberg dans sa tête », disait de Not I sa créatrice Billie Whitelaw. « Vous diriez peut-être que c’est du Bach, si vous parlez de musique ancienne, mais je vous dirai que c’est aussi bien du Webern ou du Boulez », ajoutait Madeleine Renaud, première interprète française de l’oeuvre. « Une sonate pour voix d’actrice », disait de Rockaby le critique Ned Chailley. Insistance, au-delà de la précision et de la virtuosité exigée (et en ces domaines, Lisa Dwan est prodigieuse), sur la forme musicale de ces textes que Beckett, lui-même musicien et excellent pianiste, ne supportait pas d’entendre autrement que « chantés juste » (il s’est brouillé à ce propos avec quelques comédien(ne)s, Madeleine Renaud en tête) et sur lesquels il ne voulait pas qu’un compositeur déposât des notes, fût-ce Pierre Boulez, lequel, après la disparition de l’écrivain, aurait caressé l’idée de porter En attendant Godot à l’opéra.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 15 mars

dimanche 8 mars 2015 à 23h22

Les compositeurs Tristan Murail (Le Havre 1947) et Hugues Dufourt (Lyon 1943) sont de ceux qui en janvier 1973 participent à la fondation de l’ensemble de musique contemporaine l’Itinéraire, avec comme objectif esthétique et théorique la poursuite d’une réflexion et d’une recherche sur le son musical et son rapport à l’écriture. D’où des sonorités et un style de jeu très différents de ceux de la musique sérielle de la génération précédente. Quarante ans plus tard, l’intéressant concert donné à Radio France par l’Orchestre philharmonique dirigé par Pierre-André Valade, avec Pierre-Laurent Aimard au piano, a confirmé qu’à partir de l‘analyse électroacoustique et spectrale et de la lutherie acoustique, on pouvait aboutir à des résultats fort divers. Le concerto symphonique pour piano et orchestre Le Désenchantement du monde de Tristan Murail (2012), donné en création française, se veut la négation des fondements harmoniques rêvés jusqu’aux révolution du XXème siècle. Dans cette œuvre souvent véhémente, parfois aux limites du silence, les références à Liszt sont bien présentes, par son côté virtuose mais aussi lorsqu’à la richesse harmonique des longes tenues de l’orchestre font écho, au piano, des notes délicatement égrainées. Ouvrage plus personnel, Le passage du Styx d’après Patinir de Hugues Dufourt (2014), référence à un tableau de ce peintre des alentours de l’an 1500 exposé au musée du Prado, procède par grandes vagues sonores, statiques d’apparence mais dynamisées par de constantes modifications harmoniques et de couleur. Cela d’un bout à l’autre, alors qu’ailleurs chez Dufourt, des explosions finissent par se produire. Un peu plus d’une heure de musique d’aujourd’hui donnant matière penser, ce qui n’est pas toujours le cas.

Marc Vignal

Auditorium de Radio France, 6 mars 2015 Photos : Tristan Murail - Hugues Dufourt © DR

mardi 3 mars 2015 à 01h30

A l’Opéra Bastille, Faust de Gounod dans une « nouvelle mise en scène » signée Jean-Romain Vesperini, remplaçant la reprise annoncée du spectacle contestable et contesté de Jean-Louis Martinoty (voir ici), dont Vesperini était l’assistant. Nouvelle mise en scène en effet, en ce qu’au trop plein d’idées et de références initial succède une mise en place sommaire, une vague transposition de l’intrigue dans les années 1930 (allusions, si l’on cherche bien, à René Clair et Marcel Carné), le tout écrasé par la gigantesque bibliothèque-galerie qui servait de décor au spectacle initial, posée là comme un remords encombrant. Pourquoi ne pas avoir élagué l’original (refus de Martinoty?), comme cela se fait couramment, en conservant les bonnes idées - il y en avait - et en supprimant les mauvaises ?  Distribution de luxe, dominée par Piotr Beczala, Faust stylé, Ildar Abdrazakov, Méphisto dans la tradition slave, et Krassimira Stoyanova, Marguerite au look improbable mais à la voix de miel. Direction lente, pas toujours précise mais habitée du spécialiste Michel Plasson, déjà au pupitre en 1975 du Faust « de » Jorge Lavelli, lequel a tenu, lui, l’affiche au Palais Garnier puis à l’Opéra Bastille trente-six ans durant, et qui aurait très bien pu jouer les prolongations.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 28 mars Photo : Krassimira Stoyanova et Piotr Beczala avant une répétition © DR

Débuts à la Philharmonie de Paris de Simon Rattle et du Philharmonique de Berlin, de retour d’une semaine de concerts à Londres. Programme tel que les aime le chef : la 2ème Symphonie « Résurrection » de Mahler, précédé de Tableau pour orchestre d’Helmut Lachenmann, pièce courte qu’il associe dans d’autres concerts à la 9ème du même Mahler, parce que cette musique-là « oscille entre son et forme, émergence et disparition ». Pas mal vu, même si ce Tableau parcourant toute la dynamique de l’orchestre prend des airs d’acclimatation à une salle perfectible mais déjà excellente - ni trop sèche ni trop réverbérée - pour ce genre de musique. On n’en écoute pas moins différemment la Todtenfeier (Cérémonie funèbre) qui ouvre la 2ème, dirigée assez lentement, découpée alla Rattle, c’est à dire avec un sens de l’architecture qui fait apparaître l’étrangeté de cette musique en son temps (1888) et renvoie à sa descendance, Lachenmann en tête. Mêmes motifs d’étonnement dans les mouvements n° 2 (« très modéré ») et 3 (« tranquille et coulant »), auxquels le chef, toujours là où on ne l’attend pas, nous persuade qu’ils recèlent le secret de l’œuvre entière. Après un « Urlicht » chanté de manière assez confidentielle par la mezzo Magdalena Kozena, la longue montée vers la Résurrection évoque davantage l’intimisme géant des Gurre-Lieder de Schoenberg que la préfiguration de la BO de western que tant de maestros s’obstinent à y voir. Triomphe final, pour Rattle, pour le superbe Chœur de la Radio Néerlandaise et pour l’orchestre, d’une sûreté, d’une ductilité, d’une musicalité - quoi qu’on en dise - inaltérées.

François Lafon

Philharmonie de Paris, 18 février Photo © DR

mardi 10 février 2015 à 00h02

Entracte contemporain au Châtelet : Le Petit Prince de Michaël Levinas, gros succès à Lausanne en novembre dernier. Un opéra pour les enfants, mais pas seulement, comme le conte de Saint-Exupéry dont il s’inspire. Là est évidemment la difficulté : créer une musique à la fois évidente et riche de prolongements (« Le mythe théâtral du Petit Prince a une dimension quasi mozartienne », remarque Levinas), pour illustrer un spectacle fidèle au trait et à l’univers pictural de l’auteur (seule exigence des ayants droit de l’écrivain). En ce sens, le pari est tenu : en mêlant les styles et les époques du gré des rencontres terrestres du Petit Prince venu d’ailleurs, en projetant – clavier numérique aidant - l’orchestre classique dans l’espace contemporain, Levinas donne-là son Enfant et les Sortilèges personnel, à peine moins déstabilisant que celui de Ravel et Colette (« Tu auras de la peine. J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai… »). Dans la salle, le jeune public réagit aux inventions musicales (l’Ivrogne et ses glouglous) et aux images simples de la metteur en scène Lilo Baur. Dommage seulement qu’à vouloir faire court (1 h 20) et éviter d’être lourd, Levinas assèche quelques thèmes et se prive de quelques prolongements (… « Mais le Petit Prince ne répondit pas », chapitre VI). Exécution optimale (Arie van Beek et l’Orchestre de Picardie), distribution choisie, même si la soprano Jeanne Crousaud est trop adulte pour faire croire au « Petit bonhomme » demandant à l’auteur-aviateur de lui dessiner un mouton.

François Lafon

Châtelet, Paris, du 9 au 12 février. Opéra Royal de Wallonie, Liège, du 17 au 21 octobre Photo © Théâtre du Châtelet

samedi 7 février 2015 à 01h47

Ouverture à l’Auditorium de Radio France du 25ème festival de musiques contemporaines Présences, sur le thème « Les deux Amériques ». Cinq compositeurs, deux créations mondiales, avec en unique tête d’affiche Gautier Capuçon pour créer le Concerto pour violoncelle écrit sur mesure par l’Argento-français Esteban Benzecry. A côté de cette œuvre complexe et évocatrice, où les échos très anciens de l’Amérique précolombienne croisent notre époque et ses peurs immémoriales, le Concerto pour hautbois et orchestre du Franco-suisse Richard Dubugnon, latino-américain de ton si ce n’est d’origine, paraît en retrait en dépit de la performance du hautboïste Olivier Doise, son dédicataire sorti des rangs de l’Orchestre Philharmonique qui officie ce soir. Autour de ces deux nouveautés, un portique en trois volets fortement contrastés pour illustrer les divers états du thème et introduire les treize concerts du festival : quel autre rapport entre Conlon Nancarrow, disciple de John Cage et Elliott Carter, Darwin Aquino, jeune chef et compositeur dominicain aimant empiler les tempos les plus variés, et Evencio Castellanos, figure historique de l’acclimatation du folklore sud-américain aux formes classiques ? Direction précise et animée du jeune Manuel Lopez Gomez issu du Sistema vénézuélien, public motivé mais cette fois encore pas assez nombreux.

François Lafon

Présences 2015, du 6 au 21 février Photo : Manuel Lopez Gomez © DR

mercredi 4 février 2015 à 00h57

Débuts de l’Ensemble Intercontemporain, pensionnaire de longue date de la Philharmonie 2 (ex-Cité de la Musique) dans la grande salle de la Philharmonie de Paris. Programme XXL, en collaboration avec les jeunes instrumentistes de l’Orchestre du Conservatoire : Pli selon pli (portrait de Mallarmé) de Pierre Boulez et Amériques d’Edgar Varèse. Un double test - du murmure à la déflagration -, pour apprécier l’acoustique du lieu, si l’on ne savait que les réglages définitifs sont encore à faire. Tel quel, entendu du premier balcon jardin (juste au-dessus de l’orchestre), le son est clair, mais aléatoire, et différent d’une place à l’autre. L’extraordinaire jeu de timbres de Pli selon pli se déploie, somptueux et soyeux, mais la voix trop lointaine de la soprano Marisol Montalvo (vue et entendu de dos) a du mal à évoquer l’au-delà du poème (« Si vous voulez comprendre le texte, alors lisez-le ») recherché par Boulez. Avec Amériques, géniale Symphonie du Nouveau Monde de l’ère industrielle, l’alliage Conservatoire-Intercontemporain continue de jeter des étincelles, même si le chef Matthias Pintscher, précis et véhément mais respirant moins naturellement cette musique saturée de rythmes et de couleurs que celle, à la fois dense et raréfiée, de Boulez, ne parvient pas jusqu’à la dimension panique (un Sacre du Printemps explosé) trouvée par Esa-Pekka Salonen en 2011 au Châtelet (festival Présences). Salle pleine, public plutôt jeune : curiosité pour la nouvelle salle ou, déjà, succès du pari Philharmonie ?

François Lafon

Philharmonie de Paris, grande salle, 3 février Photo Marisol Montalvo © DR

mercredi 28 janvier 2015 à 15h15

Ça commence comme un récital, ça continue par une pochade, se poursuit avec des guignolades et s’achève par une hispaniolade : c’est lorsqu’elle est en scène qu’on apprécie le mieux Patricia Petibon dont l’abattage est digne des spécialistes du one-man-show. Dans cet exercice, la belle excentrique est éclectique, joue superbement la mélancolie avec Les Berceaux de Gabriel Fauré avant de se mettre à aboyer pour chanter Fido, Fido, l’histoire du « chien vraiment ridicule dont on n'sait jamais s'il est su' l'dos, ni s'il avance ou s'il recule » l’une des Chansons du Monsieur Bleu de Manuel Rosenthal. Et sa complice pianiste Erika Guiomar n’est pas en reste, qui se voit affublée d’une trompe d’éléphant, d’un petit chapeau toc, ou d’oreilles de lapin pour Civet à toute vitesse extrait de La Bonne Cuisine de Leonard Bernstein. Au Granada final lancé à pleins poumons, Patricia Petibon triomphe. On se souvient alors qu’elle a eu le même triomphe dans un récent Dialogue des Carmélites de Francis Poulenc, qu’à ses débuts, elle a chanté Rameau avec le même succès et qu’elle fut acclamée l’an dernier pour la création d’Au Monde l’opéra de Philippe Boesmans repris le mois prochain à l’Opéra-Comique. Mazette !

Gérard Pangon

Théâtre d’Arras 24 janvier 2015

mardi 27 janvier 2015 à 00h11

Nouveau chapitre de l’excellente série Les Pianissimes dans la chapelle élégamment décatie - et comble pour l’occasion - du Couvent des Récollets (Paris 10ème) : Romain David. Un pianiste multitâche, bardé de prix et très respecté par ses pairs, membre fondateur de l’Ensemble Symtonia (quintette avec piano) et directeur du festival du Croisic (il est lui-même natif de Guérande). Un pianiste peu médiatisé pourtant, bien que représentatif de l’embellie du piano en France depuis une vingtaine d’années. « Pas facile de l’avoir », commente Olivier Bouley, directeur des Pianissimes. Programme à sa mesure, qu’il commente généreusement : Granados après Scarlatti, l’Espagnolissime et l’Italien émigré à Madrid, Massenet en entremets, Liszt et Chopin enfin, dans leurs habits belcantistes (Un Sospiro pour le premier, le Nocturne op. 62 n° 2 pour le second) et romantiques (2ème Ballade, 3ème Ballade). Etonnante péroraison que cette 3ème Ballade de Chopin, jouée rageusement, avec véhémence, sans hédonisme aucun, à l’image du style David : de la technique, de la réflexion, de la musicalité, beaucoup d’imaginaire mais peu d’abandon. Logiquement, la sombre Ballade de l’amour et de la mort (Granados – Goyescas) et la vaste 2ème Ballade de Liszt comptent parmi les points forts de ce concert sans temps mort.

François Lafon

Couvent des Récollets, Paris, 26 janvier

lundi 26 janvier 2015 à 09h58

Douzième et dernier opéra italien destiné par Haydn à la cour d’Eszterháza, créé le 26 février 1784, Armida reprend - à partir de la Jérusalem délivrée du Tasse - un thème déjà utilisé par maints compositeurs dont Lullly (1686), Haendel (1711 et 1731) et Gluck (1777), en attendant Rossini et Dvorak : les amours impossibles du paladin chrétien Renaud (Rinaldo) et de la magicienne sarrasine Armide. De ces archétypes, Haydn - aidé par son librettiste Nunziato Porta - fait des personnages de chair et de sang. La psychologie prend le pas sur le surnaturel, les péripéties spectaculaires cèdent dans l’intrigue devant les déchirements intérieurs. On est en pleine ère des Lumières ! Armida vient d’être donné, sous l’égide de l’Arcal (Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical), dans une sobre mise en scène de Mariame Clément qui heureusement ne traite pas le sujet par la dérision, comme c’est trop souvent le cas ces temps-ci, mais très sérieusement. Costumes neutres, ce qui ne permet pas toujours (sans doute est-ce voulu) de distinguer les Croisés des gens de Damas, et belles prestations vocales, en particulier des deux principaux protagonistes, Chantal Santon et Juan Antonio Sanabria. Mention spéciale au Concert de la Loge Olympique, orchestre nouvellement créé issu du Cercle de l’Harmonie, et à son chef Julien Chauvin, notamment pour leurs pianissimos haletants aux limites du silence. Un regret : l’omission des cinq premières minutes de l’acte III, durant lesquelles on aurait dû voir Rinaldo pénétrer dans la forêt « terrifiante » où se déroulera la plus grande partie dudit acte. « On dit que c’est ma meilleure oeuvre [dramatique] jusqu’ici », écrivit Haydn à propos d’Armida à son éditeur Artaria. A en juger par cette belle production devant une salle archi-comble, ce « on » n’avait pas tort.

Marc Vignal

Opéra de Massy, 23 janvier 2015 Photo © DR

vendredi 23 janvier 2015 à 00h42

Au Châtelet, Il re pastore, opéra de l’année entre deux comédies musicales. En fait une « sérénade en deux actes », dernier ouvrage de jeunesse de Mozart (19 ans) avant le chef-d’œuvre Idomeneo. Une musique très mûre quand même, sur un livret « Siècle des Lumières » traitant du pouvoir et de la légitimité, de la raison et du sentiment, du roi caché et du despote éclairé. Du royaume de Sidon (Liban), le scénographe, costumier et co-metteur en scène Nicolas Buffe transpose l’action au pays des mangas et du jeu vidéo. Au Châtelet déjà, ce Franco-japonais (d’adoption) avait en 2012 (voir ici) relooké façon Star Wars et Monty Python le non moins rare Orlando Paladino de Haydn. Cette fois encore, la greffe prend : dans l’univers du Dr Robotnic, Super Mario (le roi pasteur) est amoureux d’une princesse kawaii (= lapin), Alexandre le Grand, en armure dorée sortie de X-OR, a pour gardes du corps des soldats-acrobates échappé du jeu Halo. En filigrane - pour les initiés - la grande bataille dans les années 1980 des deux géants du jeu vidéo Nintendo et Sega : une manière de retrouver le roi caché de Mozart. Distribution jeune et disponible, direction relativement disciplinée de Jean-Christophe Spinosi, bruitages réussis (pendant les récitatifs seulement). Public éclectique de 7 à 77 ans, gros succès au rideau final. L’effet Châtelet, décidément.

François Lafon - Olivier Debien

Châtelet, Paris, jusqu’au 1er février Photo © Marie-Noëlle Robert

A l’Athénée, rareté de l’année par l’Opéra Studio de l’Opéra du Rhin. Après Blanche-Neige de Marius Felix Lange (2013 – voir ici), La Belle au dois dormant d’Ottorino Respighi. Un petit ouvrage, originellement pour marionnettes, du compositeur des Pins et Fontaines de Rome, inusables machines à jouer de l’orchestre. Là aussi, l’orchestre est soigné, mais minimal, accompagnant une adaptation habile du conte de Perrault signée Gian Bistolfi, scénariste connu à Cinecitta. Collaboratrice du collectif catalan La Fura dels Baus, la metteur en scène Valentina Carrasco habille de voiles mouvants, « étoffe dont sont faits les rêves » selon Shakespeare, l’histoire de la belle endormie réveillée par le Prince charmant telle la Walkyrie sur son rocher. Fluide et malicieux comme la musique de Respighi, son spectacle s’adresse aux enfants, lesquels, nombreux dans la salle, rient beaucoup et ont peur quand la méchante  fée émerge du sol telle une araignée maléfique. La saison dernière à l’Opéra de Lyon, Valentina Carrasco a monté Le Tour d’écrou de Benjamin Britten d’après Henry James (voir ici), une histoire de rêve éveillé aussi, mais maléfique, avec enfants plutôt que pour enfants. Elle y jouait sur le reflet, y tissait une inquiétante toile d’araignée. « Rien à voir, dit-elle, avec la magie blanche de Blanche Neige ». Et pourtant… Jeunes chanteurs de l’Opéra Studio très concernés, accompagné par le décidément excellent ensemble Le Balcon – en résidence à l’Athénée – dirigé non par son chef Maxime Pascal, mais par le solide Vincent Monteil.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 22 janvier. 30, 31 janvier et 1er février, La Sinne, Mulhouse Photo © Alain Kaiser

Festivités d’ouverture de la Philharmonie de Paris : après l’Orchestre de Paris, Les Arts Florissants, deuxième des cinq formations en résidence. William Christie : « Heureux de vivre l’aventure de ce lieu, même s’il n’est pas terminé » ; le directeur Laurent Bayle : « Il fallait ouvrir, malgré les retards, les réticences, les contestations ». Une formation baroque dans le nouveau temple du symphonique : les noces de la carpe et du lapin ? Escaliers roulants, espaces vides, terrasses nues ouvertes sur le périphérique, et enfin la grande salle, à la fois vintage et futuriste, parterre et corbeille cernés de balcons comme des nuages en suspension, volutes de bois vernis miel et chocolat, cocon enfantin et sophistiqué cernant le plateau. Programme festif et sérieux, comme savent en faire les anglo-saxons. Flottements au démarrage du Te Deum de Charpentier (celui de l’Eurovision) : appréhension des musiciens ou spécificité d’une acoustique qui ne pardonne pas, à laquelle manquent quelques mois de réglages ? Bel équilibre voix-instruments dans le superbe motet de Mondonville In exitu Israel, clarté du chœur et proximité des chanteurs, sensation de rencontre imminente mais pas tout à fait mûre de la pompe versaillaise et (ce qu’on imagine) du génie du lieu. En deuxième partie, avant un très baroque « Bon anniversaire » à Christie (70 ans) dirigé par son lieutenant Paul Agnew, l’entrée des Sauvages extraite des Indes galantes de Rameau – avec la mini-bombe lyrique Danielle De Niese - confirme l’impression. Ce week-end, concerts et ateliers divers, stars et orchestres invités en perspective. La ruche doit vivre, à la fois proche et luxueuse, et justifier sa dispendieuse existence. Quand le vin est tiré…

François Lafon

Les Arts Florissants, concert d’ouverture, disponible pendant 6 mois sur concert.qrte.tv et live.philharmoniedeparis.fr

samedi 20 décembre 2014 à 00h51

A l’Auditorium de la toute neuve Fondation Louis Vuitton (Bois de Boulogne, à la lisière du Jardin d’acclimatation), premier récital de la saison « Piano nouvelle génération » : Rémi Geniet. Un prodige de vingt-et-un ans formé par Brigitte Engerer, laquelle n’aura pas eu le temps de le voir rafler les prix (Concours Reine Elisabeth de Belgique, etc.), et élève à Hambourg du très renommé Evgeni Koroliov. Programme ambitieux - de Bach à Ligeti, suivi des Kreisleriana de Schumann - pour un lieu impressionnant, mais pas facile à apprivoiser, à la proue du vaisseau amiral de verre et d’acier voulu par Bernard Arnault. Son clair et présent du piano (acoustique signée Nagata, comme à Radio France et à la Philharmonie de Paris) mais assez froid et comme décoloré : particularité de l’artiste ou influence physico-psychologique des immenses baies vitrées donnant sur une monumentale (et très belle) cascade en escalier ? Aucune scorie dans le jeu de Rémi Geniet, que ce soit dans le vertigineux Escalier du diable (Etudes, Livre II) de Ligeti ou dans le dépouillement de la 1ère Suite anglaise de Bach, mais une maîtrise qui, dans les cyclothymiques Kreisleriana comme dans les transcriptions de Rachmaninov d’après… Kreisler, bride encore sa personnalité. Public sage comme une image : l’esprit du lieu, là aussi ?

François Lafon

Fondation Louis Vuitton, Paris, 19 décembre Photo © DR

samedi 13 décembre 2014 à 10h22

Au théâtre de l’Athénée, Et le Coq chanta…, d’après les Passions de Bach (Matthieu, Jean, et les fantômes de celles de Marc et Luc). Une mise en scène, ou plutôt une allégorie (signée Alexandra Lacroix et François Rougier) pour tenter d’incarner ces monuments de dramatisme qui échappent à tout théâtre. Un repas de famille qui dégénère, douze convives plus un (le Père), parmi lesquels cinq chanteurs, deux comédiens et six instrumentistes. Fil conducteur : la trahison, et pas seulement celle de Judas. D’une Passion à l’autre, d’une version (il y en a plusieurs) de chacune de ces Passions à l’autre, l’éclairage change, le sens se précise et échappe à la fois. Un formidable travail collectif, une façon impressionnante de mettre en avant les corps (mangeant, buvant, souffrant, se baignant, dormant) pour mieux saisir les mots et la musique. Adaptation inventive des airs, chorals et récitatifs à cet effectif de chambre à géométrie variable, dirigé avec sûreté par Christophe Grapperon, plus connu pour son travail dans le répertoire léger avec la compagnie Les Brigands. Une prémonition de Pâques en période de Noël : pas étonnant de la part d’un spectacle qui n’a de cesse de mettre à mal les idées reçues.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 17 décembre Photo © DR

vendredi 12 décembre 2014 à 10h11

Il est des metteurs en scènes qui, angoissés par le vide, l’accusent ou au contraire cherchent à tout prix à le combler par des mouvements de foule, la mise sur le ventre de chanteurs et autres performances plus ou moins inspirées. Pour La Clémence de Titus, Denis Podalydès tourne le dos à ces modes, conçoit une mise en scène classique au sens le plus noble du terme, lisible, élégante, un écrin idéal pour cet opéra sérieux et éminemment politique, sous-estimé pour avoir été prétendument bâclé entre deux chefs d’œuvres (La Flûte et le Requiem). Sa direction d’acteurs met en valeur l’épaisseur dramatique des protagonistes ici servis par des interprètes exemplaires par la technique, la clarté de la diction et le sens dramatique. Tous... à l’exception d’un Titus qui ne craint rien, pas même la posture du ténor trompétant et fébrile, au service d’un empereur pourtant clément par contrition et non par générosité, homme plein de doutes, mû par les appeaux du pouvoir et la libido (il n’est pas précisé si toute ressemblance avec un ou des régnants actuels est fortuite). Qu’importe, cette Clémence et ses sommets resteront dans les mémoires. Kate Lindsay (Sextus) et Karina Gauvin (Vitella), en particulier, ont suspendu le souffle d’un auditoire toussotant, la première dans le Parto, parto de l’acte I (en dialogue avec la clarinette) et seconde dans le Non piu di fiori de l’acte II (en dialogue avec le cor de basset). Les trois autres interprètes principaux (Julie Fuchs, Julie Bouliane et Robert Gleadow), Jérémie Rohrer, le Cercle de l’Harmonie et l’ensemble vocal Aedes ont été justement salués (contrairement à Denis Podalydès qui a été hué à cette première, ce qui peut être pris pour un compliment) pour la beauté, la tension et la cohérence de cette Clémence.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs-Élysées,10, 12, 14 16, 18 décembre 2014. Sur France Musique le 27 décembre Photo © DR

jeudi 11 décembre 2014 à 01h19

Au Châtelet, première officielle d’Un Américain à Paris, après trois semaines de previews (représentations de rodage) dans la tradition de Broadway. Deuxième volet du triptyque « de l’écran à la scène » (et non le contraire), entre Les Parapluies de Cherbourg (septembre 2014) et Chantons sous la pluie (mars 2015). Coût de la production : 13 millions d’euros. But de l’opération : retrouver le parfum de l’original sans chercher à le copier. Un pari risqué dans le cas de cet Américain, exercice de style à grand spectacle signé Vincente Minelli, reposant sur une intrigue d’opérette et recyclant quelques tubes de Gershwin pour peindre un Paris de carton-pâte où Gene Kelly et Leslie Caron dansent leur idylle entre toiles de maître et autochtones en béret basque. Bons sentiments, clichés sur la France (celle, quand même, de la fin des années 1940, à peine sortie de la guerre), décoration fluide et ballets convenus : un spectacle de Noël, élégant et sans aspérités, à mille lieux des musicals roublards et torturés de Stephen Sondheim (Sweeney Todd, Into the Woods – voir ici et ) dont le Châtelet s’est fait une spécialité. Professionnalisme à l’anglo-saxonne, troupe tous terrains de chanteurs-danseurs-acteurs de laquelle se détache la jeune première Leanne Cope. Triomphe, sold out jusqu’aux fêtes. En mars, le spectacle est repris à New York, où il a été répété. Pour le Châtelet, une consécration. Pour le Palace Theatre (Broadway), une série inespérée de previews.

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 4 janvier. Palace Theater, New York, à partir du 13mars. En direct sur France Musique le 20 décembre à 20h Photo © Théâtre du Châtelet

dimanche 7 décembre 2014 à 02h20

Série « Turbulences » à la Cité de la Musique : l’Ensemble Intercontemporain invite le DJ et compositeur Marko Nikodijevic. Deux concerts sur le thème du clair-obscur, de Gesualdo l’assassin musicien à Claude Vivier le musicien assassiné pour le premier, de Mozart à … Nikodejevic pour le second. Un pot-pourri postmoderne que cette dernière soirée (quatre heures d’horloge), en trois parties séparées par des entractes où l’artiste aux platines mixe et improvise en compagnie de quelques membres de l’Intercontemporain. Fil conducteur : de la lumière aux ténèbres, du grand jour de Mozart et Stravinsky à l’intrusion du jour dans la nuit et vice-versa selon Thomas Adès, Helmut Lachenmann mais aussi Schubert (Adagio de l’Octuor), pour finir, après les collages détonants de Fausto Romitelli et les réminiscences purcelliennes de George Benjamin, à la création de K-hole/Schwarzer horizon.Drone (with song), une sorte de trou noir musical (avec technique IRCAM) dans lequel Nikodejevic évoque l’antichambre de la mort (le K-hole) où mène l’absorption de kétamine, un anesthésique utilisé comme stupéfiant. Assez hypnotique d’ailleurs ce marathon où les œuvres, judicieusement choisies et appariées, se succèdent sans solution de continuité dans un espace d’ombre et de lumière, et où les virtuoses de l’Intercontemporain jonglent comme jamais avec les styles et techniques. Un spectacle aussi que Nikodejevic à la console, fine silhouette aux gestes précis, roi des dancefloors internationaux et disciple de Marco Stroppa, que Matthias Pintcher, directeur de l’Intercontemporain et compositeur lui-même, décrit comme « un anarchiste merveilleusement poétique ».

François Lafon

Cité de la Musique, Paris, les 5 et 6 décembre

mercredi 3 décembre 2014 à 00h12

Premier concert à la Cité de la Musique des Lauréats HSBC de l’Académie du festival d’Aix-en-Provence : Andreea Soare et Sabine Devieilhe, accompagnées par François-Xavier Roth à la tête des Siècles. Cinq airs de concert de Mozart parmi les plus virtuoses pour la première, parmi les plus nobles pour la seconde. Cadre approprié (700 places) pour la voix légère mais égale et expressive de celle-ci, triomphe après le double contre-sol (plus haut que la Reine de la Nuit) de l’air Popoli di Tessaglia. Beau succès aussi pour Andreea Soare, timbre doré et style impeccable, pur produit de l’Atelier d’Art Lyrique de l’Opéra. Final en beauté avec le duetto Suzanne-Comtesse du 3ème acte des Noces de Figaro. Première partie incongrue dans ce contexte : la 7ème Symphonie de Beethoven, lecture philologique, tempos d’enfer mais respirant large, factuellement perfectible : si CD il y a, attendons-le, Roth et ses musiciens y tirent en général les leçons de leurs essais en concert. Prochains manifestations Aix-HSBC-Cité (qui s’appellera à l’époque Philharmonie 2) : le Quatuor Bela le 31 mars et, le 4 avril, Trauernacht, le spectacle Bach vedette du festival 2014, mis en scène par Katie Mitchell et dirigé par Raphaël Pichon.

François Lafon

Cité de la Musique, Paris, 2 décembre. 29 décembre à 14h sur France Musique Photo : Andreea Soare © DR

vendredi 28 novembre 2014 à 01h19

Ante-ante-ante-pénultième concert de l’Orchestre de Paris à Pleyel avant d’émigrer à la Philharmonie : Christian Zacharias dirige Mozart et Schubert, avec le jeune pianiste canadien Jan Lisiecki en soliste. Un Mozart juvénile (Symphonie n° 31 « Paris », Concerto pour deux pianos), un Schubert de dix-sept ans (Symphonie n° 2), fou de Beethoven mais encore attaché au classicisme. Deux mondes tout de même, de part et d’autre de la faille creusée par la vague baroqueuse. Curieuse dichotomie entre la gestique sobre du chef et le son massif de l’orchestre dans la Symphonie « Paris », rappelant l’époque (trente ans déjà) du festival Mozart de Daniel Barenboim. Les musiciens ont pourtant marché avec leur temps, comme ils l’ont montré il y a peu sous la baguette de Giovanni Antonini (voir ici), et comme ils le rappellent après l’entracte dans une 2ème de Schubert bondissante et finement mélancolique. Entre temps, dialogue en porte-à-faux entre Zacharias (dirigeant du clavier) et Lisiecki dans le ludique Concerto pour deux pianos. Double bis opportun : le Presto final dudit Concerto, cette fois plus musclé, plus ludique justement, et en fin de concert, la version allégée (par l’orchestre autant que par Mozart) de l’Andante de la Symphonie « Paris », contribution de l’Orchestre à la Semaine de sensibilisation organisée par la FIM (Fédération Internationale des Musiciens) aux dangers courus par les institutions musicales et lyriques en ces temps de restrictions budgétaires.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 26 et 27 novembre Photo : Christian Zacharias © DR

dimanche 23 novembre 2014 à 00h23

Au Théâtre des Champs-Elysées, Vadim Repin (violon) et Boris Berezovsky (piano) jouent Debussy, Chostakovitch, Stravinsky et Strauss (Richard). Programme pour happy few, mais public nombreux et extraordinairement attentif. Aucun spectacle pourtant, pas de lutte à mort entre les deux virtuoses, une entente parfaite au contraire, et une sorte de modestie commune : pas besoin de surjouer pour faire apparaître l’énergie du désespoir de la 3ème Sonate d’un Debussy aux portes de la mort, ni d’accentuer le clin d’œil de Stravinsky à Tchaikovski dans le Divertimento tiré du ballet Le Baiser de la fée. Pas la peine non plus de crooner dans la très lyrique Sonate de Strauss, pièce de jeunesse contenant déjà l’orchestre de Don Juan et les voix du Chevalier à la rose. Repin dispense le plus beau son de violon depuis David Oistrakh, Berezovsky met ses immenses moyens au service d’œuvres qui exigent beaucoup du piano sans être toujours payantes : rien que de normal. Deux sourires pourtant, quand le public ne sait s’il est temps d’applaudir après les Préludes op. 34 de Chostakovitch, et quand Repin annonce en bis l'ébouriffant Tambourin chinois de Fritz Kreisler, qu’il joue comme si de rien n'était.

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 22 novembre Photo : Vadim Repin et Boris Berezovsky © DR

samedi 22 novembre 2014 à 01h14

Au Bouffes du Nord : Mimi, scènes de la vie de bohème, librement inspiré de Giacomo Puccini. Même équipe (Frédéric Verrières, compositeur, Guillaume Vincent, metteur en scène, Bastien Gallet, librettiste), même principe que The Second woman, il y a trois ans sur la même scène (voir ici), sauf que le référent n’est cette fois plus le cinéma, mais l’opéra. « Ce que nous voudrions faire, ce n’est pas une transposition de La Bohème, c’est l’arracher au XIXème pour la faire résonner ici et maintenant », déclare Vincent. Un argument souvent entendu, sauf que cette fois, il donne lieu à une véritable réécriture de l’original, à un jeu de sens et de sons, de dérapages et d’anachronismes visant à non pas à dissoudre le vernis du mélodrame, mais à se servir de lui pour faire apparaître l’essentiel sous le périssable. Vaste programme, risquant de perdre en route qui ne connait pas son Puccini sur le bout des doigts. La musique de Verrières est habile, très savante, souvent payante (le numéro Puccini-Alban Berg de la comtesse Geschwitz échappée de Lulu) mais n’évite pas toujours l’effet attendu, et le spectacle – danse de mort d’une jeunesse à la fois idéaliste et désabusée – se prend par moments les pieds dans les matelas de récupération qui couvrent le plateau. Proche de nous pourtant cet univers néo-puccinien - expliqué par Marcello le peintre, joyeux drille et philosophe - où les grandes causes chères à Verdi n’ont plus leur place, et dont le seul sujet est l’amour. Excellent Ensemble Court-circuit dirigé par Jean Deroyer, distribution virtuose, voix lyriques et chanteurs de variétés mêlées. Public jeune, venu en partie pour Camélia Jordana, pop star à la carrière en flèche, assez effacée pourtant en Mimi, éclipsée en tout cas par l’explosive rockeuse franco-allemande Caroline Rose.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 26 novembre. Tournée en janvier-février 2015, puis en 2015-2016 Photo © DR

Concert d’inauguration du nouvel Auditorium de Radio France, deux mois exactement avant l’ouverture de la Philharmonie de Paris. Une arène de 1461 places tout en bois (merisier, bouleau, hêtre) pour remplacer l’ancien « Aquarium » (ainsi nommé en raison de ses murs bronze et de son atmosphère brumeuse). Parterre de VIP ministres (ex- et actuels) compris, mais aussi vrai public profitant de l’opération de réouverture « Passez quand vous voulez » (14-16 novembre). Affiche partagée par les deux orchestres maison, le National dirigé par Daniele Gatti et le Philharmonique par Myung-Whun Chung, l’un avant l’entracte, l’autre après : pas de mélange festif réveillant le spectre d’une fusion toujours redoutée. Programme fleuve, pas festif lui non plus, mais propice aux comparaisons : Boléro (National) et Daphnis et Chloé (Philharmonique) de Ravel, suite du Chevalier à la rose de Strauss (National) et de Roméo et Juliette de Prokofiev (Philarmonique), plus l’ouverture de Tannhäuser de Wagner (National) et l’Ave Verum Corpus de Mozart (Philharmonique), incongru dans un tel contexte mais mettant en valeur le Chœur de Radio France. Un test acoustique grandeur nature aussi : son très présent mais comme à l’étroit, analytique plutôt que synthétique, plus flatteur pour le Philharmonique entraîné par un Chung vif-argent que pour le National lesté par Gatti. Un peu de fête tout de même en bis, où Chung lance à tombeau ouvert le prélude de Carmen, annoncé comme « le véritable hymne national de la France ».

François Lafon
 

Auditorium de Radio France, Paris, 14 novembre. En replay sur Culture Box, Arte Concert et Dailymotion Radio France. Diffusé ultérieurement sur France 2 Photo © DR

samedi 8 novembre 2014 à 01h06

Au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis : Erik Satie, mémoires d’un amnésique, "un petit opéra comique sans lyrics". Connue comme dramaturge et rewriteuse du metteur en scène Laurent Pelly, son auteur Agathe Mélinand note qu’ « il est troublant de faire le portrait d’Erik Satie. Où se diriger, de quel Satie parler ? » En une heure et quart, deux acteurs, deux actrices, deux pianistes-acteurs, des accessoires (bien choisis), des projections (pas envahissantes), beaucoup de musique et pas moins de mots font le tour de la question. Le tour ? Impossible justement. Pour approcher l’inconnu d’Arcueil, ses provocations biaisées et ses multiples personnalités, tout juste peut-on procéder par petites touches, confronter la mélancolie (fût-elle sautillante) de ses musiques faussement simplistes à celle (fût-elle potache, grinçante, surréaliste avant l’heure) de ses déclarations, aphorismes et incongruités, et recycler les stéréotypes (chapeau melon, parapluie, cheval signé Picasso dans le ballet Parade) tout en les cassant. Ce que fait très bien ce spectacle inventif et élégant.

François Lafon

Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis, jusqu’au 24 novembre - Théâtre National de Toulouse, du 2 au 20 décembre – Théâtre Olympe de Gouge, Montauban, le 10 janvier Photo © DR

samedi 25 octobre 2014 à 00h09

A L’Athénée avant tournée (jusqu’en 2016), Sur le fil, spectacle inclassable. Pour résumer, un récital du guitariste Philippe Mouratoglou plongé dans un univers de sons (signés Claire Thiébault) et d’objets signifiants : Fernando Sor (L’Enfance), Leo Brouwer (Le Temps vertical), Villa-Lobos (La Vie), Dowland revu par Britten (L’Epure), colonne de sable et pluie de pétales, éventail géant et fantôme de tulle (objets de José Pedrosa). Hélène Thiébault, musicienne et adepte des arts réunis, a conçu ce « conte sans texte pour guitares, lumières, son et objets animés » comme une « alchimie secrète » suivant « l’Homme qui prend conscience d’exister sur le fil qui sépare en même temps qu’il les relie, la réalité et le rêve ». Un fil si ténu, un univers si léger, si fragile que la seule guitare y sert de garde-fou. Mais quelle guitare que celle de Mouratoglou, interprète, improvisateur, compositeur (cinq des douze sections du spectacle sont de lui) et impressionnant funambule des sons !

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, 23, 24 octobre ; Théâtre Jean Vilar, Saint-Quentin (02), 21 avril ; tournée jusqu’en 2016

vendredi 24 octobre 2014 à 00h40

A Pleyel, l’Orchestre de Paris étrenne le programme Richard Strauss qu’il s’apprête à emporter en Chine (31 octobre – 7 novembre). Au jeu des a priori, on parierait davantage sur Paavo Järvi dans le sérieux Ainsi parlait Zarathoustra que dans la ludique Suite d’orchestre du Chevalier à la rose, avec en simple intermède la Burlesque pour piano. Erreur : Zarathoustra annone et même bégaie (nombreux accrocs), alors que le best of du Chevalier trouve l’orchestre à son meilleur et son chef déchaîné. Quant à la Burlesque, morceau de bravoure pour pianiste casse-cou, elle devient sous les doigts de Nicholas Angelich une grande pièce néoromantique, une folie digitale parsemée d’ineffables abandons que ni Liszt ni Rachmaninov n’auraient osé composer. Salle comble (beaucoup de jeunes) acclamant le pianiste comme une rock star et conquise par les dissonances sucrées du Rosenkavalier. Qui eût dit, il n’y a pas si longtemps, que ce Strauss-là volerait à ce point la vedette à son homonyme Johann ?

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 22, 23 octobre

Nouvelle présentation de L’Enlèvement au sérail au Palais Garnier, la première in loco depuis celle – formidable symphonie d’ombre et de lumière – signée Giorgio Strehler il y a presque trente ans (1985). « J’aime beaucoup jouer avec la convention », annonce Zabou Breitman, qui fait là ses débuts de metteur en scène d’opéra. En effet. Dans une forêt d’arabesques de carton et de fleurs en plastique imaginée par Jean-Marc Stehlé (disparu en août dernier), évoluent des personnages échappés de La Rose pourpre du Caire (le film de Woody Allen) et des Folies Bergère canal historique. Un antidote, selon le chef Philippe Jordan, aux « mises en scène particulièrement sombres » de l’ouvrage « que l’on a pu voir ces derniers temps ». Mais cette version optimiste du singspiel à la turque de Mozart souffre d’un manque d’idées et surtout de rythme que ne rattrape pas la direction raffinée mais majestueuse, résolument anti-baroqueuse de Jordan. Et comme le plateau est correct mais dépourvu de personnalités marquantes (une seconde distribution prendra le relais en janvier 2015), on a du mal à suivre sans ennui cette curieuse tentative de retour à l’opéra de papa.

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 8 novembre, et du 21 janvier au 15 février. Diffusion en direct le 27 octobre sur Culturebox et le 1er novembre sur France Musique, en différé dans les cinémas UGC dans le cadre de la saison « Viva l’opéra ! » Photo © Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

dimanche 19 octobre 2014 à 23h26

Ouverture de la saison à l'Opéra de Lyon : Le Vaisseau fantôme de Wagner mis en scène par Alex Ollé (La Fura del Baus), déjà artisan in loco (2011) d'un Tristan et Isolde de grande mémoire. Après les Vaisseaux psychanalytiques (Harry Kupfer à Bayreuth), sociologiques (Willy Decker à l'Opéra Bastille), financiers (Jan Philipp Gloger à Bayreuth - voir ici), retour au mythe. Retour ? A voir ce livre d'images en 3D (vidéos virtuoses de Franc Aleu) empruntant à l'heroic fantasy, à la BD d'Enki Bilal ou de Dan (Soda), on a plutôt la sensation d'un retour vers le futur. On y retrouve en tout cas une ouverture au rêve, une dimension mythique ces derniers temps refusées à ce Wagner de jeunesse, proche encore du fantastique alla Weber (Carl Maria). Hantés et hantant, ce cargo d'acier battu par la tempête enfermant dans sa cale le vaisseau fantôme et son équipage, ce cimetière de bateaux où le Hollandais volant demande l'impossible à sa fiancée rêvée, ces spectres de marins infiltrant la société des vivants. Tim Burton non plus n'est pas loin, et l'on imagine Johnny Depp en damné de charme, grand ordonnateur de ce ballet d'ombres. Direction d'acteurs travaillée (Ollé ne se contente pas de produire de belles images), plateau équilibré où une Senta vocalement problématique mais dramatiquement impliquée (Magdalena Anna Hofmann) ne dépare pas un ensemble ou brille Simon Neal (le Hollandais), Falk Struckmann (ex-Hollandais illustre jouant désormais les pères) et le ténor Tomislav Muzek en chasseur (ou combattant ?) égaré dans ce monde voué à l'incertitude des flots. Tout un art de l'insaisissable que, curieusement, l'excellent chef Kasushi Ono ne rejoint que par moments. La force des images, peut-être.

François Lafon

Opéra National de Lyon, jusqu'au 26 octobre Photo © Opéra de Lyon

jeudi 16 octobre 2014 à 14h21

Le génie de Rameau est d’avoir réussi, dans Castor et Pollux, une alliance rarement aussi achevée entre les trois éléments que sont le chant soliste, le chant choriste et la danse. Mais Christian Schiaretti, le metteur en scène de la production des Champs-Élysées, a peur du vide et du silence, les remplit par de l’action et de la violence, et au lieu de mettre ces trois éléments en sympathie, les oppose avec un parti pris systématique. Aux chanteurs, qu’il laisse désespérément sans direction de scène, il demande de chanter vite et fort. La consigne, peu baroque et donnée à une distribution plus à l’aise dans le bel canto verdien que dans la tragédie lyrique, fait voler en éclat diction, prosodie, et affects de l’opéra à la française. A ce rythme, l’interprétation d’Hervé Niquet tient de la performance physique. Le Concert Spirituel, ses bois et ses vents superbes, ne mérite pas un tel traitement, inhabituel certes. Même précipitation et agitation continues en matière de danses, quelles que soient les circonstances : la chorégraphie pourtant inventive d’Andonis Foniadakis sacrifie l’expressivité à la performance. Alors, que reste-t-il de ce Castor et Pollux ? Des chœurs, ceux du Concert Spirituel, en force eux aussi, mais qui parviennent à restituer les subtilités ramistes. Et comme Rameau leur a fait la part belle, sous leur souffle inspiré, Castor et Pollux se transforme en un opéra pour chœur avec intermèdes solistes. Pour notre plus grand plaisir, même si on s’attendait à autre chose.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs Elysées 15, 17, 19 et 21 octobre Photo © TCE

Au Théâtre des Champs-Elysées, Julia Fischer (violon) et Yulianna Avdeeva (piano) parcourent trois siècles de sonates : Bach (Sonate BMW 1016), Brahms (Sonate n°3), Prokofiev (Sonate n° 1), plus le Scherzo signé Brahms de la Sonate FAE (Schumann-Brahms-Dietrich). Un tandem nouvellement constitué pour des œuvres réclamant une entente de vieux couple. Deux personnalités contrastées surtout, la rigoureuse violoniste allemande – vedette des estrades depuis une bonne décennie – rencontrant la lauréate réputée volcanique du Concours Chopin de Varsovie en 2010. Pas de rivalité apparente dans Bach : violon chantant, piano tricotant selon une tradition ignorant les canons actuels d’interprétation. Le dialogue s’instaure avec Prokofiev : atmosphère menaçante pour cette 1ère Sonate, challenger austère de la plus célèbre 2ème. Impression déjà que Julia Fischer, qui joue sans pupitre ni partition, occupe l’espace, la pianiste restant en retrait. Impression confirmée dans le Scherzo FAE, où le son du piano ne « sort » pas (comme on dirait d’une voix), infirmée dans la Sonate de Brahms, où le tempérament de Yulianna Avdeeva s’impose enfin face au violon rayonnant de Julia Fischer. Equilibre presque parfait dans les bis (Mélodie de Souvenir d’un lieu cher de Tchaikovski, Intermezzo de Schumann pour la Sonate FAE). Aux saluts, Julia Fischer embrasse chaleureusement sa partenaire tétanisée. A la ville comme à la scène…

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 14 octobre Photo © DR

samedi 11 octobre 2014 à 01h26

Nouvelle Tosca de Puccini à l’Opéra Bastille, remplaçant la version Werner Schroeter (1994) maintes fois reprise (voir ici). Vœux pieux du metteur en scène Pierre Audi : faire affleurer la tragédie grecque sous le mélodrame, ritualiser la fable emblématique de la diva sacrifiée, exalter la symbolique des objets (fleurs, éventail, chandeliers, crucifix). Résultat curieux, dichotomie entre action « comme d’habitude » (conventions comprises) et scénographie décalée : croix géante omniprésente, lascives Oréades de Bouguereau remplaçant la Marie-Madeleine peinte par Mario, intérieur de Scarpia façon garçonnière chic, dernier acte sur une grève (bords du Tibre, plage d’Ostie, là où Pasolini a été assassiné ?) Absence de direction d’acteurs surtout, figeant le spectacle, laissant une impression d’inachevé. Sous la baguette plus solennelle que sensible de Daniel Oren, Martina Serafin (Tosca) a du mal à briser la glace, Marcelo Alvarez (Mario) place ses effets, Ludovic Tézier (Scarpia) reste sur son quant-à-soi. On les a tous les trois entendus autrement concernés. Plusieurs distributions sont prévues jusqu’à fin novembre.

François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 28 novembre - En direct au cinéma le 16 octobre, sur Culturebox à partir du 17 octobre puis en différé sur France 2 – Sur France Musique le 25 octobre Photo © C. Duprat-Opéra national de Paris

jeudi 9 octobre 2014 à 00h40

Rareté à l’Athénée : The Consul de Gian-Carlo Menotti. Un opéra créé à Broadway (1950), comme son auteur américain mais attaché à ses racines italiennes. Ambitieux aussi : livret à thèse (c’était l’époque de Sartre et de Camus), musique « néo » (on l’a beaucoup reproché à Menotti) mais complexe. A l’époque, un triomphe (prix Pulitzer, etc .) : « C’est mon histoire que vous racontez » écrivait une spectatrice, bouleversée par le drame de cette épouse de dissident, entre régime totalitaire et bureaucratie généralisée. Bérénice Collet, la metteur en scène de ce spectacle créé au printemps dernier au Théâtre Roger-Barat-Ville-d’Herblay (Val d’Oise) remarque qu’« aujourd’hui, les peuples (européens notamment) ne sont plus tant oppressés par des régimes politiques que par le pouvoir des multinationales ». Bien vu, et pas trop visible : pas plus que Menotti, elle ne situe nettement l’histoire dans le temps et l’espace. Rien de plus daté pourtant que cette musique où passent Puccini, Moussorgski et Kurt Weill (période américaine), que ce livret bien ficelé mais aux effets téléphonés (sans jeu de mots : à la fin, l’appel fatidique sonne dans le vide). Mieux qu’un exercice de style quand même pour une impeccable troupe française de laquelle se distinguent Valérie MacCarthy (Magda Sorel, l’héroïne) et Béatrice Dupuy (la Secrétaire pas si inflexible), sous la direction du jeune Inaki Encina Oyon. Salle comble, triomphe final : « C’est très moderne », affirme un connaisseur approuvé par ses voisins.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 12 octobre Photo © DR

Dans le cadre de France-Chine 50 (1964, établissement de relations diplomatiques entre les deux pays), Long Yu, directeur artistique de plusieurs grandes formations chinoises, dirige un programme tout XXème siècle avec l’Orchestre de Paris. Un festival de tubes en fait : Adagio pour cordes de Barber, Variations sur « I got Rhythm » de Gershwin, Roméo et Juliette (suites) de Prokofiev. Hiatus entre la gestique agitée du chef et le son tout confort qu’il obtient de l’orchestre. Rien de mou cependant, si ce n’est une "Marche des Montaigu et des Capulets" (tube suprême) étrangement lente, plus lourde que martiale. Clou de la soirée : la création française du Concerto pour piano et orchestre « Er Huang » de Qigang Chen avec Jean-Yves Thibaudet en soliste. Naturalisé français, élève d’Olivier Messiaen, le compositeur est aussi connu pour avoir mis en musique la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin : l’homme de la situation, d’une certaine manière. Son Concerto, inspiré d’un air célèbre de l’Opéra de Pékin, commence comme du Ravel et finit comme du Rachmaninov, le tout parsemé de références à la musique traditionnelle chinoise. Qu’en aurait dit Messiaen, lequel remarquait en Qigang Chen une « parfaite assimilation de la pensée chinoise aux conceptions musicales européennes » ? Intéressant en tout cas de comparer cette musique consensuelle aux inventions débridées de Gershwin (lequel était d’ailleurs fasciné par Ravel). Comme le prouve Prokofiev revenu, avec le réaliste et socialiste Roméo et Juliette, de ses incartades musicales en terre capitaliste, la modernité n’est pas seulement affaire de chronologie.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 1er et 2 octobre En photo : Qigang Chen © DR

jeudi 25 septembre 2014 à 23h29

Rentrée musicale au théâtre de l’Athénée : Canti d’amor, musique de Monteverdi, par l’Ensemble des jeunes du Muziektheater Transparant (Antwerpen, Belgique). Wouter Van Looy, le metteur en scène, a imaginé un montage d’extraits de madrigaux à partir de l’Arianna, considéré à son époque comme le plus bel opéra de Monteverdi, dont le livret nous est parvenu mais pas la musique, si ce n’est un Lamento célèbre. Belle idée a priori que cet opéra en creux, nourri de pièces qui sont comme un atelier du théâtre en musique. « Certains chanteurs ont ce talent incroyable de rendre leur imagination visible avec leur voix et la présence de leur corps, presque sans rien faire. Les jeunes ont fréquemment ce talent, qu’ils perdent souvent quand ils veulent approfondir les techniques de chant et de dramaturgie », explique Van Looy dans sa déclaration d’intention. Mais l’exercice est un peu ardu pour la quinzaine de stagiaires à la technique encore verte, ayant pour tout bagage un scénario assez incompréhensible fondé sur l’idée que l’on ne ressent ni n’exprime mieux l’amour et ses tourments que lorsqu’on est jeune et inexpérimenté. Autre atmosphère, autre monde dans la fosse, où le chef Nicolas Achten dirige un ensemble non moins jeune mais remarquablement au point, accréditant l’idée que le madrigal est un théâtre pour l’oreille auquel la scène ne peut offrir qu’un complément redondant.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 28 septembre. Le 26 septembre à 19h : présentation par le musicologue Philippe Cathé Photo © DR

samedi 20 septembre 2014 à 01h14

Nouvelle présentation du Barbier de Séville de Rossini à l’Opéra Bastille, empruntée au Grand Théâtre de Genève. Pourquoi pas - en ces temps de restrictions budgétaires - une reprise de la mise en scène plutôt réussie de Coline Serreau, au répertoire depuis 2002 ? Volonté de Stéphane Lissner, nouveau directeur de la maison, de rompre avec le passé ? On jurerait en tout cas que le spectacle signé Damiano Michieletto a été conçu pour le plateau géant de Bastille, avec sa maison tournante de trois étages, où l’on suit comme au cinéma les courses poursuites et les parties de cache-cache des protagonistes, mais aussi la vie très animée de tout un petit peuple. « Je préfère appréhender les œuvres de Rossini en m’appuyant sur des références modernes », explique Michieletto, qui ne fait en cela que suivre la mode. De fait, son actualisation mi-Pedro Almodovar mi-Dino Risi, inventive, souvent drôle, débouche sur une interprétation plutôt traditionnelle de l’ouvrage (rien n’empêche la jeunesse de s’émanciper), là où celle de Coline Serreau (l’Afrique du nord, une fille échappant à un mariage forcé) posait des questions plus actuelles, en tout cas plus aigues. Plateau équilibré, où l’on retrouve quelques grands titulaires (Karine Deshayes en Rosine, Dalibor Jenis en Figaro), direction vivante et précise du spécialiste Carlo Montanaro. Deux distributions en alternance : peut-être à l’usage le spectacle acquerra-t-il le grain de folie alla Marx Brothers qui lui manque encore et le rendra totalement irrésistible.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 3 novembre. Diffusion en direct au cinéma le 25 septembre et sur Culturebox à partir du 26 septembre. En différé sur France 3. Photo © Opéra de Paris - B. Coutant

jeudi 18 septembre 2014 à 00h04

A l’Oratoire du Louvre, Skip Sempé dirige le Requiem de Gilles revu et augmenté à l’occasion du service funèbre de Rameau (même lieu le 27 septembre 1764). Même plateau que pour le disque (voir ici), mais version encore plus étoffée d’ajouts ramistes. Un beau monstre pour un chef-d’oeuvre qui en a vu d’autres, utilisée pour les funérailles de Louis XV ainsi que pour celles, entre autres, de Campra, Stanislaw Leszczynski et Gilles lui-même, lequel s’en était réservé la primeur après l’avoir refusé à un commanditaire mauvais payeur. Etrange choix tout de même que cette musique typiquement XVIIème - bien que réinstrumentée et carrément postdatée dans les années 1760 - pour honorer un des compositeurs les plus novateurs du XVIIIème, provocation même lorsque la soprano (la charmante Judith van Wanroij) se lance dans un Pie Jesu mis en musique à l’italienne par Domenico Alberti, comme si Rameau n’avait pas représenté le parti français dans la Querelle des Bouffons. L’ensemble se tient pourtant, parce que le plateau est somptueux (magnifique Collegium Vocale de Gand, le choeur de Philippe Herreweghe), et que Skip Sempé s’entend à y faire souffler l’esprit qui réunit l’église et l’opéra.

François Lafon

Oratoire du Louvre, Paris, 17 et 18 septembre, dans le cadre de Terpsichore 2014. Autres concerts les 25 et 26 octobre, salle Erard (Skip Sempé - Pierre Hantai - Olivier Fortin, clavecin) - www.terpsichore-festival.com

lundi 15 septembre 2014 à 14h36

Jouer dans un même concert du pianoforte et du piano moderne, pourquoi pas ? Cela se pratique assez couramment, avec des œuvres de la même époque, c’est-à-dire de la fin XVIIIème, ou d’époques très différentes. Dans le cadre des Journées romantiques qui ont lieu sur la Péniche Anako amarrée dans le bassin de la Villette à Paris, Daniel Isoir et Michel Benhaïem ont interprété la transcription pour piano à quatre mains, du Sacre du Printemps de Stravinski, réalisée par le compositeur lui-même. Ce dernier ne chercha pas tant à reproduire au piano les timbres de l’orchestre, ce que pourtant en certains passages il réussit brillamment, qu’à en mettre en valeur les possibilités harmoniques et percussives. L’œuvre est d’une force telle que l’auditeur reconstitue aisément. Avant Stravinsky, Carl Philipp Emanuel Bach et Mozart étaient prévus au programme avec une des très capricieuses fantaisies du premier et la vaste sonate pour quatre mains en fa majeur KV 497 du second. Elle aurait pu faire contrepoids au Sacre, mais elle fut remplacée par les plutôt sages variations en sol majeur KV 501, probablement sur un thème de Mozart lui-même, et complétée par le rondo en la mineur qui apporta une touche de poésie.

Marc Vignal

Péniche Anako, 14 septembre 2014. La programmation de ces Journées est étalée sur une bonne semaine, avec des formations et des compositeurs très divers. Photo © DR

vendredi 12 septembre 2014 à 00h23

Concert de rentrée de l’Orchestre de Paris à Pleyel – en attendant la Philharmonie début 2015 : Maxim Vengerov joue le Concerto pour violon de Brahms. Curiosité : adulé il y a vingt ans, talonné par son condisciple Vadim Repin- comme lui élève du maître Zakhar Bron à Novossibirsk -, accusé d’abuser des défauts de ses qualités (précocité/facilité, brillant/superficialité, émotion/sentimentalisme), il a redoré son blason, entre autres en pratiquant la direction d’orchestre. Tel qu’en lui-même cependant : le cœur sur la main, la sonorité à peine moins riche qu’à ses débuts, il prend tous les risques, néglige par moments la justesse mais emporte son public. Curieux attelage que ce grand lyrique face à Paavo Järvi, brahmsien cérébral, menant un orchestre impeccable comme un général ses troupes, sans pourtant entraver le soliste, lequel se lance à la fin du premier mouvement dans une cadence à haut risque, véritable pièce de concert au sein du concerto, et se défoule en bis en annonçant « un cadeau. Jules Massenet, Thaïs, pas tout : la Méditation ». Dix minutes de kitch succulent, ovation de la salle. Une façon d’annoncer la seconde partie française : 3ème Symphonie de Roussel, La Valse de Ravel. Järvi parfait pour déchaîner la folie rythmique de la première sans oublier de mettre en valeur les solistes qui sont la force de l’orchestre, un peu trop rationnel pour aller jusqu’au bout des dérapages grinçants du trois temps ravélien.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 10 et 11 septembre Photo © DR

"Grande ouverture festive" du Festival Berlioz à La Côte Saint-André. Cette année : "Berlioz en Amérique, au temps des révolutions industrielles". Rutilantes à l'entrée de l'usine-pensionnat Girodon de Saint-Siméon-de-Bressieux - vestige du temps où les soyeux faisaient vivre la région -, les deux cloches de la Symphonie fantastique fondues l'année dernière. Pour commencer, jeux anciens, cavalière en amazones, machines d'époque; pour finir, envol de montgolfière (préparée par un Montgolfier pure souche), bal cajun et feu d'artifice. Foule compacte sous la grande verrière et dehors devant un écran géant pour la reconstutution du "concert monstre" imaginé par Berlioz en 1844 à l'occasion de l'Exposition à Paris des produits de l'industrie. En honorant Berlioz novateur, inventeur du concept de festival, agitateur d'idées autant que musicien, le directeur Bruno Messina traite le sujet, et tout le sujet. Berlioz n'est jamais allé en Amérique ? Non, mais il en a rêvé, et a été tout autant un enfant de l'ère industrielle qu'un romantique cheveux au vent. A concert monstre, programme monstre, mélange de tubes de l'époque et de déjà grands classiques, de chefs-d'oeuvre universels et d'hymnes cocardiers, terreau commun du mélange shakespearien (ou hugolien) de grotesque et de sublime, de concessions et d'innovations qui font le génie berliozien. Pas loin de mille participants, orchestres Symphonique de Mulhouse et des Pays de Savoie, choeur (professionnel) Emelthée et choeurs amateurs de la région réunis sous la baguette de Nicolas Chalvin, assez ferme pour fédérer les troupes et organiser le choc de Spontini avec Beethoven, de Gluck et de Meyerbeer, d'Auber et de Mendelssohn, et bien-sûr de Berlioz avec Berlioz, dont l'Hymne à la France rejoint le choeur du Charles VI d'Halévy ("Jamais l'Anglais ne règnera"), et dont la Marche au supplice de la Symphonie fantastique sonne comme un pied-de-nez dans un tel contexte. Deux Marseillaise (orchestration Berlioz) pour finir. Pièce de concert ou hymne national? Le public, édiles compris, ne s'est levé que la seconde fois.

François Lafon

Festival Berlioz, La Côte Saint-André, du 21 au 31 août. www.festivalberlioz.com Photo © DR

mercredi 2 juillet 2014 à 16h16

Parmi les nombreuses tâches que doit remplir Bach en tant que cantor à Saint-Thomas de Leipzig, il a celle d’assurer la musique des services funèbres. Les musiciens et lui-même doivent être sur place un quart d’heure à l’avance, et c’est lui qui doit choisir les chants et motets entendus durant la cérémonie. En général, il puise dans le recueil de motets imprimé « Florilegium portense ». Si au contraire on désire des textes tirés entièrement ou en partie de l’Ecriture, Bach doit, sur commande de la famille et des proches, composer et faire étudier un nouveau motet : terme désignant à l‘époque un morceau polyphonique de caractère religieux, alors qu’au Moyen-Age, le motet relevait du répertoire profane. Des six motets de Bach ayant survécu, tous en langue allemande, cinq semblent avoir été destiné à de telles circonstances, le premier d’entre eux, Singt dem Herrn ein neues Lied (Chantez au Seigneur un chant nouveau) pour double chœur, étant peut-être une musique de nouvel an. La Maîtrise Notre-Dame-de-Paris et la Maîtrise de Radio France avaient à remplir le vaste espace de la cathédrale, et peu à peu cela s’est produit, l’oreille s’y est faite. En particulier à la fin, avec le jubilatoire Lobet den Herrn, alle Heiden (Louez le Seigneur, toutes les nations), d’authenticité parfois discutée. Fascinant était de constater la façon différente qu’avaient de diriger Lionel Sow (sobriété, peu de gestes) et Sofi Jeannin (enthousiasme, engagement). Le bref et subtil Immortal Bach du Norvégien Knut Nystedt, né en 1915, concluait dans l’émotion ce beau concert.

Marc Vignal

Notre-Dame-de-Paris, 1er juillet 2014 Photo © DR

Aux Bouffes du Nord, L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel (3ème version – 1911 – la plus mystique). En 1948, lors de la création de la 4ème et dernière version, l’auteur poussait les acteurs à la grandiloquence, alors que le metteur en scène insistait sur l’aspect terrien de ce concentré de claudelisme : moyen-âge de convention, baiser au lépreux, résurrection de l’enfant mort pendant la nuit de Noël, sacrifice de la jeune fille Violaine. Yves Beaunesne, qui a monté le spectacle, parle de « l’intuition d’un opéra sans paroles », et a lui aussi voulu prendre en compte le grand écart entre le sublime et le trivial qui fait le verbe claudélien. Il a demandé au compositeur Camille Rocailleux de musicaliser la pièce, ou tout au moins d’en concentrer le sublime dans des intermèdes à deux violoncelles, ou dans des pauses vocales étranges, à la fois grégoriennes et folkloriques, tandis que le texte est joué « moderne », sans emphase, la « force de profération » (dixit Antoine Vitez) remplaçant les envolées poétiques. A la fois personnages et officiants, les acteurs évoluent sur une corde raide : formidable Judith Chemla – qui a joué et chanté Didon et Enée sur la même scène (voir ici) – tonnant Jean-Claude Drouot, sorte de roi Lear portant sa fille morte, émouvant Thomas Condemine, réussissant « O ma fiancée parmi les branches en fleurs » comme un véritable chant parlé, violoncelles extraordinairement expressifs de Myrtille Hetzel et Clotilde Lacroix. Un équilibre que n’ont pas toujours trouvé les musiciens (et pas des moindres, de Darius Milhaud à Philippe Boesmans) qui ont tenté d’apprivoiser cette pièce magnifique et un peu effrayante.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 19 juillet. Tournée d’octobre à décembre (Luxembourg, Lattes, Niort, Saint-Etienne, Meyrin, Nîmes, Perpignan) Photo © Guy Delahaye

vendredi 20 juin 2014 à 00h46

Aux Bouffes du Nord, Le Saphir, opéra comique en trois actes de Félicien David, final du 2ème festival parisien du Palazzetto Bru Zane, centre de musique romantique française établi à Venise. L’oeuvre la plus oubliée de celui à qui Berlioz disait : « Ce que vous avez fait est très grand, très neuf, très noble et très beau », mais qu’on ne connaissait plus que pour avoir mis à la mode l’orientalisme musical (Le Désert, 1844). Un ouvrage maudit que ce Saphir, tiré de la comédie peu connue de Shakespeare Tout est bien qui finit bien (cela ne s’invente pas) : grave maladie du compositeur pendant qu’il y travaillait, incendie sur scène le jour de la première, critique acerbe (« Il n’aurait pas dû descendre de son chameau »). Contre toute attente, un temps fort de l’entreprise de réhabilitation de David le disparu entreprise par le Palazzetto, après Le Désert et Herculanum ce printemps et avant Christophe Colomb cet été. Présentée comme un ouvrage de salon, avec neuf excellents instrumentistes venus du Cercle de l’Harmonie (parce qu’en plus, la partition d’orchestre a été perdue) accompagnant un sextuor vocal de luxe (Cyrille Dubois et Gabrielle Philiponet en tête), cette proto-opérette pleine de mélodies pimpantes et d’ensembles pétaradants confirmera les thuriféraires de David dans l’idée que « qui peut le plus peut le moins », et les autres dans celle qu’il aurait dû cultiver davantage ce genre de répertoire.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 19 juin Photo © Palazzetto Bru Zane - Michele Corsera

mercredi 18 juin 2014 à 08h42

Salieri (1799), Nicolai (1849), Verdi (1893) et Vaughan Williams (1929) ont tous composé un opéra d’après Les Joyeuses Commères de Windsor de Shakespeare, seul celui de Nicolai reprenant le titre de la pièce. Otto Nicolai (1810-1849) a survécu dans les mémoires grâce à cet ouvrage, créé à l’Opéra de cour de Berlin deux mois avant sa mort soudaine, et comme fondateur des Concerts philharmoniques de Vienne. Die lustigen Weiber von Windsor est un des meilleurs opéras bouffes qu’ait produit l’Allemagne au XIXème siècle. L’Italie (que Nicolai connaissait bien) est présente, en particulier dans les ensembles, mais aussi Carl Maria von Weber (évocation de la forêt de Windsor et du légendaire chasseur Herne), sans oublier, dès la célèbre ouverture, l’opérette naissante. L’Opéra de Lausanne joue le jeu, avec une mise en scène des plus vivantes du franco-germanique David Hermann. Chant dans la langue originale, mais avec interpolations de dialogues en français actualisant non sans humour les situations. Sir John Falstaff (le baryton-basse Michael Tews) est à Lausanne moins un personnage de chair et de sang que le fantasme insaisissable aussi bien des deux « commères » qu’il poursuit en vain de ses assiduités que du mari jaloux qu’est M. Fluth (chez Shakespeare Mr Ford). Un « Psy » se mêle de la partie, et un vent de folie souffle, par-delà la solide présence scénique de la troupe, en particulier de la soprano roumaine Valentina Farkas (Mme Fluth). Ce qu’on voit et entend à la fin, quand les masques sont supposés tomber, est une réjouissante bacchanale : tout le monde, y compris l’orchestre dirigé par Frank Beermann, s’en donne à cœur joie. Un beau séjour à Windsor, sous le signe de la verve et du charme mélodique.

Marc Vignal

Opéra de Lausanne, 15 juin 2014 Photo © M. van Appleghem

samedi 14 juin 2014 à 01h39

Dernier musical de la saison au Châtelet : Le Roi et moi de Richard Rogers et Oscar Hammerstein II. Le Roi et moi sans Yul Brynner, à la scène comme à l’écran (et même à la télévision, en feuilleton) le roi du Siam séduit par une institutrice galloise venue faire la classe à sa nombreuse progéniture ? Qui se souvient du remake Anna et le roi, avec Jodie Foster et… qui déjà ? Comme d’habitude au Châtelet, ce fleuron de Broadway fait l’objet de soins rares à Broadway même : mise en scène fastueuse, orchestre symphonique, distribution de premier ordre. Le musical élevé au rang de classique : aussi bonne comédienne que grande chanteuse, Susan Graham (en alternance avec Christine Buffle) ferait passer la musique de Rogers pour ce qu’elle n’est pas tout à fait. Le metteur en scène Lee Blakeley – régisseur maison du cycle Stephen Sondheim – ne nous épargne aucune chinoiserie (pardon, siamoiserie), mais après tout l’ouvrage est ainsi, traitant un sujet riche (une civilisation peut-elle se donner comme dominante ?) avec un mélange de rouerie et de naïveté qui agace d’abord, amuse ensuite, et finit par attendrir. L’adaptation locale de La Case de l’oncle Tom, offerte au deuxième acte par le Roi pour prouver aux Anglais qu’il n’est pas un barbare, en dit long sur la question (excellente chorégraphie de Peggy Hickey). Et le Roi justement ? Cheveux peroxydés, plus torturé qu’autoritaire, s’autorisant du fait que le véritable Rama IV avait une dégaine d’intellectuel, Lambert Wilson ne cherche pas à concurrencer le charme brutal de Yul Brynner. Comme il le dit lui-même : « Lorsqu’on parle de Brynner à des jeunes de vingt ou trente ans, ils ne le connaissent pas. C’est un peu triste, mais cela me libère ».

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 29 juin Photo © DR

jeudi 12 juin 2014 à 00h47

Excursion annuelle à l’Athénée de l’Opéra Studio de l’Opéra du Rhin : La Colombe de Gounod et Le pauvre Matelot de Darius Milhaud. Deux raretés, deux exercices de chant français de haute école, à part cela aussi différents que possible, si ce n’est que dans le genre opéra-comique Second Empire pour le premier (d’après Boccace et La Fontaine tout de même), drame concentré façon Groupe des Six pour le second (livret de Jean Cocteau), ils traitent du même sujet éternel : on tue toujours ce qu’on aime, et parfois même on le mange (mais chut…). Mise en scène par Stéphane Vérité, dont Les Enfants terribles (Cocteau déjà, Phil Glass pour la musique) avaient confirmé, à l’Athénée il y a deux ans, le talent de créateur d’images scéniques, la promotion 2014 de l’Opéra Studio fait preuve d’enthousiasme, de discipline et d’un louable effort de diction. Bien malin qui pourrait pronostiquer la réussite de l’un ou de l’autre, même si l’on est tenté de miser sur la mezzo Lamia Beuque, vif-argent en travesti de comédie. L’Orchestre Lamoureux, fermement tenu par Claude Schnitzler, fait sans douleur le grand écart entre les rondeurs de Gounod et les escarpements de Milhaud.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée jusqu’au 15 juin. Strasbourg, Opéra, 1er et 3 juillet Photo © DR

dimanche 8 juin 2014 à 00h17

Au Palais Garnier, Le Couronnement de Poppée dans la mise en scène de Bob Wilson, en co-production avec la Scala de Milan. Au prologue de ce chef-d’œuvre fleuve, dernier de Monteverdi (aidé de quelques confrères) et premier (1642) à s’inspirer de l’Histoire, on voit la Fortune et la Vertu coiffées au poteau par l’Amour, moteur des passions humaines. Or Wilson et le chef Rinaldo Alessandrini semblent s’employer à prouver le contraire. Le premier séduit toujours par son génie de scénographe et d’éclairagiste, mais son spectacle est figé dans la stricte observance de sa doxa personnelle : chanteurs face à la salle, gestuelle codée, déplacements symétriques. Aucune folie, très peu d’érotisme, plus rien de l’hystérie qui mènent Néron et sa cour revus par le Seicento, plus grand-chose non plus du mélange des styles qui a valu à l’ouvrage le qualificatif de shakespearien. Reste une démonstration clinique de la leçon - toujours actuelle : « Fréquenter les princes est affaire périlleuse. L’amour et la haine n’ont pas de prise sur eux : seul les affecte leur intérêt ». A la tête de son très raffiné Concerto Italiano, Alessandrini opte lui aussi pour le régime minceur : orchestration minimale, élans lyriques bridés, mise en avant du texte. Les chanteurs trouvent plus ou moins leurs aises dans un tel carcan : Néron éteint (le ténor Jeremy Ovenden), Poppée concentrée sur ses beautés vocales (Karine Deshayes), Sénèque ni très philosophe ni très politique (Andrea Concetti), mais Drusilla rayonnante (Gaëlle Arquez) et Octavie délicieusement venimeuse (Monica Bacelli).

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 30 juin. En direct sur France Musique le 14 juin Photo © DR

Concert russe à Pleyel, par l’Orchestre du Capitole de Toulouse et son directeur musical Tugan Sokhiev. Mise en train avec la Suite Katerina Ismaïlova, musique débridée qui valut à l’opéra dont elle est tirée le qualificatif « pornographique » décerné par Staline lui-même. Arêtes tranchantes, rythmes frénétiques dont un Nino Rota fera son miel, orchestre impeccable. Un ton plus haut, les Variations rococo de Tchaikovski avec le jeune violoncelliste Narek Hakhnazaryan : archet sûr, grand son, large palette expressive, orchestre aux petits soins. Plus haut encore les bis, où le strict virtuose se transforme en Jimi Hendrix du violoncelle, et met la salle à ses pieds en jouant et chantant du Giovanni Sollima (compositeur sicilien pétri de jazz et de rock). Seconde partie un ton en-dessous avec une Symphonie « Pathétique » collant aux instruments, où l’on ne retrouve pas - tant s’en faut - le vif-argent de la première. A l’entracte, salve d’applaudissements pour Narek Hakhnazaryan venant assister à la suite du concert. C’est sa soirée, décidément.

François Lafon

Halle aux Grains, Toulouse, 4 juin, Salle Pleyel, Paris, 5 juin. Photo © DR

mardi 3 juin 2014 à 00h10

Nouvelle Traviata à l’Opéra Bastille, mise en scène par le cinéaste Benoit Jacquot. Deux options pour appréhender ce tube de l’art lyrique : rédemption par l’amour de la Dévoyée – angle de vue qui a enfanté et enfante encore toute une littérature lacrymale et bien-pensante – ou portrait d’une irrécupérable, dont la mort seule peut satisfaire la société, et dont la clé réside dans le cri de l’agonisante : « Mourir si jeune ! ». En décembre dernier à la Scala de Milan, Diana Damrau dirigée par le metteur en scène Dmitri Tcherniakov incarnait jusqu’au malaise cette femme broyée. La voilà aujourd’hui à Paris en Traviata première option, dans un spectacle qui se veut à la fois respectueux et signifiant, mais finit par ne plus signifier grand-chose. Jacquot, dont le Werther sur la même scène (voir ici) était comme réanimé de l’intérieur, se contente cette fois de laisser les chanteurs faire comme d’habitude, dans un décor réduit à quelques éléments encombrants (dont un lit géant, au cas où l’on n’aurait pas compris que…) perdus dans un espace ouvert où se perd aussi le son. Est-ce pour cela que le chef Daniel Oren dirige à gros traits ? Damrau – voix aérienne aux aigus filés alla Caballé – n’exprime rien que de conventionnel mais enchante les amoureux de belles notes, tandis que le ténor Francesco Demuro s’égosille et que le baryton Ludovic Tézier campe un père noble dans la grande tradition. Triomphe collectif au rideau final, comme si La Traviata n’était pas aussi un chef-d’œuvre de théâtre en musique.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 20 juin. En direct le 7 juin sur France Musique et le 17 à 19h30 dans des salles UGC et indépendantes dans le cadre de la saison Viva l’opéra Photo © Opéra de Paris

samedi 24 mai 2014 à 15h59

Né en 1928, Einojuhani Rautavaara est sans doute le doyen des compositeurs finlandais vivants, et un de ceux dont la personnalité est la plus diverse : c’est à la fois un romantique, un mystique et un intellectuel, et il a connu une période sérielle. La célébrité lui vient tôt, avec Requiem in Our Time pour orchestre à vents (1953), et grâce à Sibelius, il obtient une bourse pour étudier deux ans à Tanglewood et à New York, où il apprend ce que veut dire « Etre européen ». Dans une production abondante, on relève notamment neuf opéras (le dernier en 2003) et huit symphonies (la dernière en 1999). Son compatriote Mikko Franck, qui deviendra en septembre 2015 directeur musical du Philharmonique de Radio France, a dirigé à la tête de cet orchestre deux de ses partitions. Cantus Articus (1972), « Concerto pour oiseaux et orchestre », est son ouvrage le plus joué dans le monde. Les oiseaux ne sont pas ceux de Messiaen, Rautavaara les a enregistrés dans le Grand Nord, la source sonore est une bande magnétique. Le Concerto pour violon (1976), musique souvent arachnéenne, exige du (ou de la) soliste et de l’orchestre une virtuosité non tapageuse et surtout un sens développé des nuances et des sonorités. Hilary Hahn a remporté un triomphe, y compris de la part de l’orchestre, lui aussi plus qu’à la hauteur. Le Prélude à l’Après-Midi d’un Faune et La Mer de Debussy par Mikko Franck ? Maîtrise de la durée, belle alchimie sonore.

Marc Vignal

Salle Pleyel, 23 mai 2014. Prochain concert avec les mêmes et la Symphonie 8 de Rautavaara le 30 mai Photo © DR

jeudi 22 mai 2014 à 00h16

Au théâtre de l’Athénée, Le Balcon de Peter Eötvös par l’ensemble Le Balcon, dirigé par Maxime Pascal. Hasard ou prédestination ? L’ouvrage revient de loin. Lors de sa création en 2002 au Festival d’Aix-en-Provence dans une mise en scène tirée au cordeau de Stanislas Nordey, il avait fait un flop : pourquoi ajouter une couche de musique au mille-feuilles imaginé par Jean Genet – rituel, masques, faux-semblants, faux représentants de l’autorité retranchés dans un bordel tandis qu’au-dehors gronde une vraie (?) révolution. Douze années et quelques remaniements plus tard, le metteur en scène Damien Bigourdan s’affranchit de la malédiction jetée par Genet sur quiconque (sauf Roger Blin) osait monter son théâtre, et s’appuie autant sur la musique – où passent Boulez et Weill, Bizet et le baroque, le son IRCAM (superbe traitement de l’électronique) et la chanson – que sur le texte, finement adapté par Françoise Morvan. A l’image de la maquerelle et maîtresse de cérémonie Madame Irma, distribuée au formidable contre-ténor Rodrigo Ferreira, le spectacle transforme l’essai impossible fantasmé par Genet : « Avec Le Balcon, c’est du délire rappelé à l’ordre par un professeur de danse classique, et qui prend la pose ». Cagoulés de cuir noir, les jeunes musiciens du Balcon (l’orchestre) participent à ce « délire jugulé et qui se cabre » (Genet encore) avec la justesse et l’enthousiasme qui font leur succès : grâce à eux, et à une formidable troupe de chanteurs-acteurs, la musique d’Eötvös va aussi loin qu’on peut aller pour rendre plus fascinant encore ce jeu infini de miroirs brisés.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 24 mai

jeudi 22 mai 2014 à 11h08

De ce Tancrède là, toute émotion est bannie. En fait d’exotisme (la Sicile du XIème siècle menacée par les Sarrasins), le metteur en scène Jacques Osinski se complaît dans l’univers morne de ces bureaux et salles de réunions que la plupart des spectateurs du TCE viennent de quitter, et de héros engoncés dans des costards de cadre moyen – on échappe tout de même aux chaussettes blanches. L’entreprise de cryogénisation est efficace et la barrière de glace ainsi dressée empêche toute empathie. Antonino Siagusa (Argirio), à la technique époustouflante, fait le ténor léger tant de la voix que du cerveau, et en abuse. Patricia Ciofi (Amenaïde), sans doute pas au meilleur de sa forme ce soir là, ne parvient pas à se réchauffer : les aigus sont aigres et les fioritures rigides. Il faut tout le talent d’une Marie-Nicole Lemieux à la barbe adolescente, première victime de l’entreprise d’enlaidissement, pour créer de la sympathie, et encore n’y parvient-elle que dans la longue scène finale, celle de sa mort, qu’elle franchit sans ridicule : chapeau bas. Les deux rôles seconds (Josè Maria Lo Monaco/Isaura et Sarah Tynan/Roggiero) s’en sortent à merveille, n’étant pas la cible première du metteur en scène. A la tête du Philarmonique de Radio-France, Enrique Mazzola imprime une direction heurtée, ignorant tout de la suavité rossinienne. Tout était prêt pour une production de référence, le rendez-vous est volontairement manqué. Restera le finale du premier acte, un sextuor magistralement rossinien : ce délice fait figure de rescapé et justifie à lui seul le déplacement.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs-Elysées jusqu'au 27 mai Photo © DR

samedi 17 mai 2014 à 00h42

A l’Opéra Bastille, Bruckner (2ème Symphonie) et Schubert (8ème Symphonie « La Grande ») par Philippe Jordan et l’Orchestre maison. Un programme plus pensé qu’il n’en a l’air : au « second Beethoven » appelé de ses vœux par Wagner répond le chef-d’œuvre prophétique de celui qui n’osait se rêver en successeur de Beethoven. Surtout dans cet ordre (le cadet avant l’aîné), les similitudes apparaissent : divines longueurs (comme disait Schumann) chez l’un et l’autre, ressassement des thèmes, mouvement perpétuel brisé par de soudains éclats, de brusques changements d’atmosphère. Avec un orchestre selon ses vœux – fusion des timbres, larges respirations, attaques gommées « alla Karajan » - Jordan impose un Bruckner au long cours, exigeant, fatiguant presque. C’est pour mieux, après l’entracte, donner un Schubert déjà brucknérien là où nombre de chefs actuels, surfant sur la vague baroque, auraient tendance à regarder vers le passé, à alléger le son et le ton. Cette « Grande » Symphonie péremptoire, violente, contrastée, massive et ciselée en même temps, ferait pour un peu figure de provocation. Le charme viennois y est même réduit à la portion congrue. L’affirmation d’une contre-réforme, d’un retour au grand geste orchestral ? Le public qui applaudit entre les mouvements, fusillé du regard par les spécialistes, donne une réponse dérangeante mais sans ambiguïté.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, 16 mai. Diffusion sur France Musique le 3 juin à 20h Photo © DR

Huitième édition de Tous à l’opéra. Concerts, ateliers, répétitions, visites et rencontres : deux journées portes ouvertes dans les théâtres français et européens, pour démontrer que l’art lyrique n’est pas réservé aux happy few. Un élitisme pour tous qui s’arrête aux représentations d’opéra, trop onéreuses pour figurer dans un programme gratuit. Au Théâtre des Champs-Elysées, Philippe Jaroussky, parrain de l’opération, répare l’injustice à sa manière. Au lieu du récital qu’on lui avait demandé, il offre un condensé du genre, de Monteverdi à Verdi, avec quelques collègues chanteurs et instrumentistes. Animateur, interprète et même percussionniste à l’occasion d’une ouverture de La Pie voleuse façon Marx Brothers, il ravit ses fans (salle comble) sans tirer la couverture : duo Néron-Poppée (Monteverdi) en apesanteur avec la soprano Julie Fuchs, quelques Handel en solo, un air de Chérubin volé aux mezzos. Moments de folie avec Marie-Nicole Lemieux, voix de bronze et entertaineuse née : un Tancrède de Rossini façon vieux théâtre (un test du rôle qu’elle répète sur la même scène), un Duo des chats gagné d’avance avec Jaroussky, une Carmen fracassant son éventail sur « Prend garde à toi ». Aucun temps mort, pas de présentateur jonglant avec les superlatifs, joie dans la salle. Une pédagogie de luxe, mais diablement efficace.

François Lafon

Tous à l’opéra, 10 et 11 mai. www.tous-a-lopera.fr – www.operadays.eu Photos © DR

mercredi 7 mai 2014 à 13h33

Dans la musique tchèque du XIXème siècle existent au moins deux grands quintettes avec piano, l’opus 81 d’Antonin Dvorak (1841-1904) et l’opus 8 de son gendre Josef Suk (1874-1935). Ils sont moins distants qu’on pourrait le supposer, car l’un est de maturité (1887), l’autre d’extrême jeunesse (1893). Les présenter ensemble va de soi, ce à quoi s’est livré Syntonia, aussi bien en concert qu’en CD. Fondé en 1999, cet ensemble est aujourd’hui - en France en tout cas - l’unique quintette avec piano constitué, avec à sa disposition un vaste et passionnant répertoire qui ne demande qu’à s’accroître. Le célèbre quintette de Dvorak séduit par sa richesse mélodique, celui de Suk est une rareté : encore dans la descendance de son beau-père (et de Brahms), avant la tragédie qui le frappera en 1905 - la perte de sa femme - et son évolution vers un style plus tourmenté. Par ce quintette, Suk met fin à ses années d’apprentissage, après deux autres ouvrages de chambre. La musique tchèque se distingue à l’occasion par sa frénésie rythmique, trait que Syntonia sait rendre évidemment. On s’en est aperçu aussi dans le scherzo du quintette de Schumann, joué en bis. Le piano a souvent la conduite du discours, en particulier chez Suk. Appréciable était le fait que Romain David, toujours bien présent, ne couvrait jamais ses partenaires aux cordes, dans une salle à l’acoustique un peu sèche. Une anomalie : tout nous était dit sur Syntonia, mais aucune information sur les œuvres elles-mêmes, sinon leurs dates. Passe encore pour Dvorak, mais Suk est-il vraiment si connu ?

Marc Vignal

Théâtre de l’Athénée, 5 mai 2014 - 1 CD Syntonia SYN 001

Suite du cycle John Adams au Châtelet : A Flowering tree (Un Arbre en fleurs). Une œuvre de circonstance, commandée par le New Crowned Hope Festival et créé à Vienne à l’occasion du 250ème anniversaire de la naissance de Mozart (2006). Avec son co-librettiste Peter Sellars, Adams a adapté un conte indien où l’on suit le parcours initiatique d’un prince charmant amoureux d’une jeune fille pauvre capable de se transformer en arbre. Un avatar de La Flûte enchantée, si l’on veut, empruntant au mythe de Daphné. Un sujet étrangement allégorique en regard des préoccupations politiques (Nixon in China), sociales (I was looking at the ceiling … – voir ici) et philosophiques (Doctor Atomic, actuellement donné à l’Opéra du Rhin) d’Adams et Sellars. Comme la mise en scène du shakespearien de Bollywood Vishal Bhardwaj ne fait qu’ajouter à l’abstraction sans parvenir à nous entraîner dans un monde de rêve, on se demande d’autant plus à quoi riment cette fable déconnectée, ce texte alambiqué, cette musique charriant trivialités et jolies choses tintinnabulantes. On admire les marionnettistes (que ne se chargent-ils de l’ensemble du spectacle !), on salue l’Orchestre Symphonique Région Centre-Tours et son chef Jean-Yves Ossonce, on oublie les voix, ni très belles, ni aidées par la prosodie (n’est pas Britten qui veut). Alors on danse ? Même pas.

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 13 mai Photo © DR

Trois veines lyriques de Benjamin Britten à l’Opéra de Lyon, avec en alternance Peter Grimes (grand opéra), The Curlew River (parabole d’église) et Le Tour d’écrou (opéra de chambre). Pour ce dernier, univers fantasmatique de l’Argentine Valentina Carrasco, collaboratrice des Catalans de la Fura dels Baus. Génie de Britten : incarner scéniquement et musicalement la ghost story de Henry James sans la priver de son mystère, en épaississant celui-ci même. Dans le programme de salle, répertoire d’énigmes : « Pourquoi ce titre ? » ; « Que signifie de chant de Peter Quint ? » ; « Qu’est-ce que la Cérémonie de l’innocence ? » ; « Qui a tué le petit Miles ? » ; « La Gouvernante est-elle folle ? » Toutes questions que le spectacle doit poser en évitant d’expliquer l’inexplicable. Peut-être parce qu’elle s’est davantage attachée à l’atmosphère qu’à la direction des acteurs-chanteurs - très justes au demeurant -, la metteur en scène y parvient, mais au prix d’une certaine froideur. On est fasciné, pas effrayé. Belles idées que ce salon bourgeois pris dans une toile d’araignée, que ce jardin souterrain, comme un monde inversé où les méchants revenants pervertissent les enfants, à moins que tout cela ne se passe dans la tête de la Gouvernante, elle-même pas aussi claire qu’elle en a l’air. Le chef Kazushi Ono dirige à l’unisson : pas ou presque de montée de l’angoisse, de « serrage de l’écrou », mais un jeu de timbres très raffiné (quatorze excellents instrumentistes) menant à un quasi-silence. Comme si rien n’était arrivé, ou autre chose. Encore une question sans réponse.

François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 29 avril Photo © Jean-Louis Fernandez

vendredi 25 avril 2014 à 00h30

A Pleyel, Nicholas Angelich joue en deux soirées les deux Concertos de Brahms, avec l’Orchestre de Paris dirigé par Paavo Järvi. Le Second n’a plus rien de la symphonie avec piano principal qu’on lui reproche (ou le félicite) d’être. Arcbouté sur son tabouret, effleurant le clavier, le caressant presque avant de lui demander l’impossible – des phrases incroyablement sculptées, des nuances infinies -, déployant une dynamique - du pianissimo au fortissimo « au fond du clavier » - ressuscitant l’époque des grands monstres - les Backhaus, les Richter, les Guilels -, il fait de cet Himalaya pianistique un poème fou, entre Keats et Hölderlin. Comme dans leur enregistrement commun (Virgin, 2010, avec l’Orchestre de la Radio de Francfort), Järvi rationnalise le discours, au risque de le banaliser. C’est ce Brahms volontariste qu’il imposera en seconde partie dans une 1ère Symphonie parfaitement structurée, mais privée du « développement organique » si difficile à rendre, et qui fait le génie de cette musique. On ne retrouve l’univers créé par le pianiste qu’au détour d’une intervention soliste – flûte, cor, lumineux premier violon (Roland Daugareil) -, comme pour montrer que le Brahms d’Angelich et celui de Järvi ne sont pas inconciliables.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, les 23 et 24 avril. Concert du 23 accessible sur Arte Concert, orchestredeparis.com et citedelamusique.tv. Photo © DR

jeudi 24 avril 2014 à 00h05

Au Théâtre des Champs-Elysées, récital de Yo Yo Ma avec Kathryn Stott au piano. Programme cassant savamment les codes, dans la lignée de son Silk Road Project, « organisation d’art et d’éducation à but non lucratif ». Première partie latino-russe, enchaînant sans respirer des transcriptions pour violoncelle de Villa-Lobos, Piazzolla et Camargo Guarnieri dans la foulée de la Suite italienne de Stravinsky, elle-même transcrite pour violoncelle et piano de la suite d’orchestre Pulcinella. Phrasés généreux, sonorités miroitantes, énergie inépuisable de Ma, jonglant avec ces univers proches et complémentaires. Seconde partie plus sérieuse, sans hiatus pourtant avec la première : chant infini, archet interminable dans la "Louange à l’éternité de Jésus", extraite du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen, fabuleuse richesse expressive de la 3ème Sonate de Brahms, où l’on aurait aimé un engagement plus net de l’impeccable Kathryn Schrott, partout ailleurs efficace accompagnatrice. Série de bis se terminant par un ineffable Cygne de Saint-Saëns, danse improvisée de l’artiste déchaîné en guise de salut. Spectateurs très jeunes, particulièrement enthousiastes dans les loges du dernier balcon : beaucoup de violoncellistes en herbe certainement, qui n’auraient pas manqué une telle leçon pour un empire.

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 23 avril Photo © DR

Le Platée de Robert Carsen souffre d’un mal fatal, celui d’être inévitablement jugé à l’aune de la version Pelly/Minkowski produite à l’Opéra Garnier voilà 15 ans, version devenue mythique et faisant résolument le pari du comique. Robert Carsen, conscient de la chose, fait un choix diamétralement opposé, celui d’un Platée grinçant et bourré de vices de conception. Son monde cruel, fait de Liaisons dangereuses entre gens qui ne sont pas du même milieu, est celui de la mode. Si la satire de ce microcosme fonctionne jusque dans les moindres détails, c’est sans craindre que ces détails ne froissent et Cybèle et Melpomène. On se plait alors à l’idée, réfutable, que ces faiblesses sont calculées : toujours est-il qu’elles collent au propos. Une foule compacte danse avec à peu près autant de grâce que les fashion victims au Queen. Les danseurs et danseuses « professionnels » pastichent un art contemporain abscons – hormis une brochette masculine qui détonne en qualité – scènes ennuyeuses comme le souhaitait Rameau. Car c'est là tout le problème : cette Jet-set s'ennuie terriblement. Du coup, La Folie est massacrée par Simone Kermès qui nous rappelle que Madonna, eh oui, est inimitable, et laisse libre cours, c’est aisé, à une diction calamiteuse. De belles images se succèdent : la scène du nuage (début de l’acte II), par exemple, provoque un silence ému dans la salle. Les clins d’œil appuyés aussi s'accumulent (l'ennui, toujours l'ennui), dont le Jupiter/Lagerfeld convenu tant il est criant de vérité, et ainsi de suite, jusqu’au final. Ce final vers lequel Marcel Beekman en Platée nous aura menés par un sans faute à la fois vocal et scénique. Un grand coup de chapeau à ce ténor chaplinesque, quand, il y a quinze ans, Paul Agnew lorgnait du côté de Buster Keaton. Paul Agnew, justement, qui dans ce Platée dirige les Arts Florissants. Alors saluons William Christie, grand pédagogue, tant l’élève a su au moins égaler son Maître : c’est tout dire.

Albéric Lagier.

Paris, Opéra Comique, les 20, 22, 24, 25, 27 et 30 mars 2014. Photo © DR

lundi 7 avril 2014 à 16h59

Des trois opéras d’Albéric Magnard (1865-1914), le dernier, Bérénice, est celui qui cerne le mieux sa personnalité. L’influence de Wagner est inexistante, c’est dans la descendance des Troyens de Berlioz que l’ouvrage se situe. Le sujet s’inspire de Racine, mais pas uniquement. Magnard, auteur du livret, supprime tout personnage et toute intrigue subsidiaires, ne laissant en scène, sauf rares exceptions, que Titus et Bérénice. Les duos d’amour qu’ils chantent dans chacun des trois actes sont au centre de tout, et si à la fin ils se séparent, c’est largement dû à la couardise de Titus, qui a préféré à l’amour, valeur suprême, les impératifs de la raison d’Etat. Depuis la création de Bérénice en 1911, ses représentations sur des scènes françaises ne se comptent même pas sur la moitié des doigts d’une seule main. L’Opéra de Tours a relevé le défi, en cette année du centenaire de la fin tragique du compositeur, et le succès était au rendez-vous. On se trouvait à Rome, l’intrigue n’était pas déplacée dans on ne sait quelle catastrophe des temps à venir, et le chef Jean-Yves Ossonce - il a enregistré les quatre symphonies de Magnard - est un fin connaisseur. Les deux principaux protagonistes, Catherine Hunold, qui tenait là un des plus beaux rôles de soprano dramatique, et Jean-Sébastien Bou, ont été ovationnés comme il se doit, et la représentation a montré combien était vaine l’accusation portée à l’époque contre Magnard d’avoir travaillé « en dehors de toute préoccupation dramatique » justement. On s’étonne aussi que cette musique ait pu être qualifiée d’hermétique. Traduisant le côté intime de Magnard, elle révèle à qui sait entendre des tensions psychologiques intérieures mais bien réelles.

Marc Vignal

Opéra de Tours, 6 et 8 avril 2014

vendredi 4 avril 2014 à 00h23

A Pleyel, Radu Lupu joue le 1er Concerto pour piano de Beethoven avec Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris. Calé sur sa chaise, totalement immobile pendant l’introduction, il ne détend les bras qu’au dernier moment : étrange dichotomie entre cette fulgurance et le son Lupu, doux et perlé jusque dans les fortissimos. Les trois mouvements filent ainsi, entre rêve et réalité, accompagnés par un orchestre lui aussi entre ciel et terre : une revanche, dix-huit ans après un cycle Beethoven où Lupu et Wolfgang Sawallisch n’étaient pas arrivés à faire cause commune. En bis, L’Oiseau Prophète, des Scènes de la forêt de Schumann. Même détente des bras, même intimité sonore, même impression de dilettantisme, et pourtant cet Oiseau vole très haut, et traverse des régions rarement atteintes. En ouverture, le Mouvement lent (Langsamer Satz) du jeune Webern (22 ans) marchant dans les pas de Brahms et Mahler ; en seconde partie, la 4ème Symphonie de Mahler, dirigée à la pointe sèche par Järvi - et d’autant plus inquiétante sous ses airs de gentil répit entre les écrasantes 3ème et 5ème. Autre apparition magique : la mezzo Katija Dragojevic, entrant au moment où le « tranquille » (Ruhevoll) Adagio éclate en mille couleurs et chantant le lied final avec le mélange d’innocence et de sensualité qui en fait le mystère.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 2 et 3 avril Photo © DR

mercredi 2 avril 2014 à 01h26

Au Châtelet, nouveau hit (le quatrième en quatre ans) de la Stephen Sondheim mania : Into the Woods, créé à Broadway en 1987. Idée alla Sondheim : réunir dans un bois – lieu de tous les fantasmes et de toutes les transgressions (voir Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare) – Cendrillon et le Petit Chaperon-Rouge, la Sorcière et le Loup, Raiponce et Jack (celui des haricots magiques). James Lapine, le librettiste, voyait là la manifestation de l’inconscient collectif théorisée par Jung. Sondheim, lui, n’excluait pas l’approche freudienne de Bruno Bettelheim dans La Psychanalyse des contes de fées. Résultat : un univers plus proche de Tex Avery que de Walt Disney, sur une musique raffinée, mâtinée de Ravel et de Satie mais toujours optimiste et melliflue, et par là même savamment décalée. Quand le rideau tombe sur le premier acte, on a bien ri, on a vu ces héros qui n’auraient pas dû se rencontrer se marier (tant bien que mal) à défaut d’avoir beaucoup d’enfants, mais on imagine que le pire est à venir, et l’on a raison. Au second acte, le rêve tourne au cauchemar. Les couples ne s’entendent plus, les princes charmants sont infidèles, une géante (voix de Fanny Ardant en VO, très chic) terrorise la contrée, les peurs et bassesses prennent le pas sur les grands sentiments. Pas tout à fait cependant : comme si la production avait imposé une fin propre à rassurer le public familial, nos auteurs font marche arrière, tournent en rond, versent dans la sentimentalité. La troupe, vaillante (c’est un musical « choral », sans vedette, si ce n’est peut-être la Sorcière, fort bien jouée par Beverly Klein), n’y peut mais, pas plus que le tandem Lee Blakeley (mise en scène) – David Charles Abell (direction musicale), toujours aux commandes de ce cycle Sondheim dont, à ce jour, le cynique Sweeney Todd (voir ici) reste le fleuron.

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 12 avril. Diffusion sur France Musique le 15 avril à 20h Photo © Marie-Noëlle Robert - Châtelet

A Pleyel, l’Orchestre de Paris joue baroque sous la direction de Giovanni Antonini. En trois jours de répétitions, le leader de l’explosif Giardino Armonico a obtenu l’effet « Nikolaus Harnoncourt - Concertgebouw d’Amsterdam », application réussie du jeu à l’ancienne à la grande machine symphonique. Démonstration avec l’Ouverture "Olympia", musique de scène pour une pièce de Voltaire de Joseph Martin Kraus, exact contemporain de Mozart (mort quelques mois après lui, à trente-six ans), parfait exemple du Sturm und Drang (Orage et Passion) alliant l’équilibre classique et les turbulences du romantisme à venir. Articulations marquées et archets allégés pour le Concerto pour basson de Mozart, avec en soliste l’étonnant Giorgio Mandolesi, chef de pupitre de l’Orchestre mais aussi professeur de basson historique au Conservatoire de Paris. Accompagnement aérien du 2ème Concerto pour violoncelle de Haydn avec la flamboyante mais incontrôlable Sol Gabetta, timbres chatoyants et harmonie éclatante dans la « Messe de l’orphelinat », où Mozart fait à douze ans une entrée solennelle (c’est une « missa solemnis ») dans un genre qui le conduira à la Grande Messe en ut mineur et au Requiem. Une nouvelle chance en tout cas pour l’Orchestre, dont l’expérience baroque, il y a quinze ans avec Frans Brüggen, n’avait pas donné le résultat espéré.

François Lafon

Salle Pleyel Paris, 26 et 27 mars. Concert en famille Kraus-Mozart, 30 mars Photo © DR

dimanche 23 mars 2014 à 02h59

A la MC 93 de Bobigny, Don Giovanni de Mozart par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris. Le saut de l’ange, le test qui ne pardonne pas, qui plus est sur ce plateau panoramique où il y a un quart de siècle, le Don Giovanni « de » Peter Sellars a changé la face du lyrique. Double idée force du metteur en scène Christophe Perton : Don Giovanni est dès le début blessé à mort (une citation de la mise en scène de Claus Guth au festival de Salzbourg), et il est animé, protégé par Mozart lui-même, lequel, installé en fond de scène, tient le continuo. Une échappée dans l’espace-temps qui justifie la fuite immobile du héros toujours poursuivi, jamais attrapé, si ce n’est par la mort. Une ouverture à un jusqu’auboutisme qu’autoriserait la jeunesse de la troupe (deux distributions où personne n’a plus de trente ans), mais qui probablement mettrait celle-ci en danger. Admirable déjà la maîtrise Michel Partyka, Don Juan prédateur plutôt que séducteur, de Pietro di Bianco, Leporello plus complice que valet, d’Andreea Soare, Elvira au timbre somptueux, d’Adriana Gonzalez, Zerline de vingt-et-un ans, tous novices dans des rôles où se sont illustrés les plus grands. Exemplaire l’équilibre fosse-plateau obtenu par Alexandre Myrat, chef-pédagogue à la tête des jeunes de l’Orchestre-atelier Ostinato. Un bâton de maréchal en tout cas pour cette institution qui fêtera bientôt ses dix ans d’âge et d’où sont issues nombre de voix parmi les plus prometteuses.

François Lafon

MC 93, Bobigny, jusqu’au 31 mars. 24 - 26 mai Théâtre de la Piscine, Châtenay-Malabry Photo © Cosimo Mirco Magliocca

mercredi 19 mars 2014 à 00h05

Aux Bouffes du Nord, Les Méfaits du tabac, concert en un acte. Concert, le monologue de Tchékhov, où l’on voit un vieux professeur martyrisé par sa femme profiter d’une conférence pour épancher sa bile ? Concert parce que le vieux professeur a sept filles (ou six, il ne sait plus) et que l’institution où il officie est une école de musique. Concert parce que ce spectacle d’une heure a été conçu de concert par Denis Podalydès (metteur en scène) et Floriane Bonanni (violoniste), et que les digressions tchékhoviennes sont mêlées de musiques de Bach, Tchaikovski et Berio, interprétées, autour de Floriane Bonanni, par Muriel Ferraro (soprano) et Emmanuelle Swiercz (piano). Théâtre pourtant, car la scène est éclairée de la présence étrange, minérale et animale (c’est Podalydès qui le dit) de Michel Robin, aussi fabuleux en victime de la vie que le fut – dans un autre registre – Robert Hirsch en son temps. Il y a un moment extraordinaire, vers la fin, où Robin écoute, sans presque bouger, Floriane Bonanni jouer la Sequenza VIII de Berio. On regrette d’autant plus que l’alternance texte-musique ne soit pas plus naturelle, comme si, pour arriver à une heure de spectacle, il avait fallu par moments céder au remplissage. Les costumes de Christian Lacroix, à la fois chics et usagés, sont des merveilles.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, du 18 au 22 mars, et du 1er au 12 avril. Tournée à Namur (25 - 29 mars), à Arras (17 - 18 avril) et en Roumanie (11 – 29 juin) Photo © V. Tonello

mardi 18 mars 2014 à 00h26

Récital de Boris Berezovsky au Théâtre des Champs-Elysées. Salle pleine pour un programme musclé : Rachmaninov, Debussy, Ravel. Trop musclé peut-être : les doigts d’acier tarabustent le piano dans les Etudes-Tableaux et la 2ème Sonate de Rachmaninov. Pas de sentimentalité déplacée, mais le mélange, évident comme jamais, de rage et de nostalgie qui caractérise le compositeur. Pas davantage de brume ni de rêverie dans les huit Préludes du Livre 1 de Debussy, mais une angoisse presque, marquant à peine le pas le temps d’une Fille aux cheveux de lin enfin « entre deux mondes ». Rage et piétinements en revanche dans Gaspard de la nuit, ou l’inquiétant Ravel devient machine à broyer du noir. Sensation finale d’avoir été roué de coups, d’avoir été précipité dans un bain musical dérangeant, par moments abusif, adouci en bis par deux extraits de la Petite Suite de Debussy où le pianiste joue les papas fiers avec sa fille Evelyne (23 ans) : un quatre mains tendre cette fois, accord parfait sur le clavier (joli toucher de la demoiselle) et désaccord charmant à propos de qui tournera le premier les pages de la partition.

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 18 mars Photo © DR

vendredi 14 mars 2014 à 00h32

A Pleyel, Richard Strauss et Schubert par Marek Janowski et l’Orchestre de Paris. Un programme tout Strauss au départ, chamboulé par la défection de la soprano Anja Harteros. Amusant de retrouver là le chef qui, seize ans durant, a fait du Philharmonique de Radio France le plus allemand des orchestre français. Amusant est-il le bon terme ? Plus austère que jamais, le geste efficace mais parcimonieux, le maestro semble animer une nuit de la déprime. Une exaltante déprime, tout de même. Basses puissantes, sombres colorations, attaques estompées, le son Janowski va bien à Mort et transfiguration, poème de jeunesse d’un Strauss prévoyant la fin de toutes choses à travers un thème mélodique que l’on retrouvera cinquante-neuf ans plus tard dans les Quatre derniers Lieder. Atmosphère proche, émouvante mais sans lumière dans la Symphonie inachevée. Etat de grâce en revanche - 23 cordes en apesanteur et chef inspiré – pour les Métamorphoses, chef-d’oeuvre hors du temps du vieux Strauss célébrant un monde parti en fumée. Une demi-heure comme jamais, qu’il aurait presque été dommage de prolonger par la pourtant superbe scène finale de Capriccio, déprogrammée faute d’une chanteuse disponible au pied levé.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 12 et 13 mars Photo © DR

mercredi 12 mars 2014 à 00h46

A l’Opéra Bastille, quatrième Flûte enchantée depuis celle de Bob Wilson (1991), cette fois importée de Baden-Baden et signée Robert Carsen. Il y a vingt ans, Carsen avait monté au festival d’Aix-en-Provence une Flûte simple, colorée, pleine de charme à défaut de regorger d’idées. Celle-ci reprend le même principe – à savoir que Sarastro et la Reine de la Nuit se sont aimés un jour, et qu’ils travaillent ensemble à l’initiation de Pamina et Tamino – mais le charme est moins évident. Question de format, de moyens sans doute. La distribution, soignée mais sans personnalités marquantes – si ce n’est Julia Kleiter, assez lumineuse Pamina – ajoute à cette impression de produit de série, luxueux et sans aspérités. Dans la fosse, Philippe Jordan dirige lent, avec de beaux phrasés, mais ne s’impose pas comme il sait le faire dans Wagner ou Strauss. Avant le lever du rideau, Nicolas Joël, directeur de l’Opéra pour quelques mois encore, vient dédier la représentation à la mémoire de son prédécesseur Gerard Mortier. Un curieux hommage à celui qui ne détestait rien tant que le consensuel en matière d’art lyrique.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 15 avril Photo © Pierre Andrieu

vendredi 7 mars 2014 à 00h08

Au théâtre de l’Athénée, centenaire Marguerite Duras avec Un Barrage contre le Pacifique, mis en scène par Juliette de Charnacé. En réalité L’Eden Cinéma (Théâtre d’Orsay - 1977), variation scénique sur le roman fondateur de la légende durassienne : le Cambodge, la concession inondée, la Mère « hurlante, terrible », le fils, la fille et son riche amant indigène. Une symphonie dramatique avec voix et musique de scène. Souvenir de la création : les timbres très particuliers du trio Madeleine Renaud - Bulle Ogier - Michael Lonsdale et la musique de Carlos d’Alessio : sons d’ailleurs, rengaines entêtantes. Un monde immatériel et très présent. A l’Athénée, musique nouvelle de Ghédalia Tazartès, belle, étrange, prolongeant les affects là où celle d’Alessio les cernait. Une manière peut-être de donner corps aux voix plus anonymes de Florence Thomassin (la Mère), Julien Honoré (le Fils) et Lola Créton (la Fille). Sensation que la légende durassienne se renouvelle, ce qui est bien, mais que la tonalité originelle s’est perdue. Mais qui, déjà, se souvient de celle-ci ?

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 22 mars Photo © Anne Gayan

Aux Bouffes du Nord, Te craindre en ton absence, monodrame pour une actrice, un ensemble de douze instrumentistes et électronique, texte de Marie Ndiaye, musique d’Hector Parra, mise en scène de Georges Lavaudant. Un objet théâtro-musical dans la lignée de Cassandre de Michael Jarrell et Christa Wolf (voir ici), avec les mêmes interprètes Astrid Bas et l’Ensemble Intercontemporain (CD Kairos). Le texte, distribué à l’entrée, est riche et souvent beau. Une femme rapporte à ses parents les cendres de sa sœur. Elle marche - superbe idée - sur un sol brûlé traversé d’un chemin de plumes blanches : « Notre mère se meurt par-delà les blés, et les dures saisons l’ont faite à leur image ». La musique est riche elle aussi, efflorescente même, mêlant avec science la nostalgie et la brutalité. Qu’est-ce qui fonctionnait alors dans Cassandre, qu’on ne retrouve pas ici ? Au-dessus de l’ensemble instrumental, impeccable sous la direction de Julien Leroy, des phrases s’inscrivent, dédoublées, avant que l’actrice ne les prononce. Une union naturelle se fait entre les sons et ces mots écrits, rares, répétés, comme des notes sur une portée, alors que dans la bouche de l’actrice, pourtant impeccable elle aussi, le texte parasite la musique et est parasité par elle. « Prima la musica, dopo le parole » … ou le contraire : la Querelle des Bouffons ne sera jamais terminée.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 4, 5, 7, 8 mars. En tournée saison 2014/2015, dont le 4 octobre au Festival Musica / Strasbourg. Photo © DR

samedi 22 février 2014 à 01h30

A la Cité de la musique, Haendel et Purcell par Teodor Currentzis et son ensemble MusicAeterna. Atmosphère électrique pour le Dixit Dominus du premier : chef survolté, tempos d’enfer, chœur frôlant le précipice, solistes prenant tous les risques. La Currentzis touch appliquée au Didon et Enée du second est déjà classique : c’est avec ce chef-d’œuvre ovni (créé où, par qui, dans quelles circonstances ?) que ce Grec aux allures de Paganini pratiquant la musique au fond de l’Oural (voir ici) s’est fait connaître au disque, fascinant les uns, rebutant les autres. Là encore, photo surexposée, exacerbation du mélange de pompe française, de souplesse italienne et de violence anglaise concentrés en à peine une heure. Version de concert mais éclairages étudiés, image étonnante que ces instrumentistes véhéments, ces cordes jouant debout, ces chœurs mouvants, véritables héros du drame, plus concernés que les solistes menés par une Anna Prohaska sous-dimensionnée en reine suicidaire. Bis extrait de la Musique pour la reine Marie, annoncé par le chef dans un anglais sibyllin, avec chœurs exécutant une étrange chorégraphie, comme un rituel baroque revu par Peter Sellars. Plus de fascination que d’émotion, mais sensation, comme souvent avec Currentzis, d’entendre mieux des oeuvres que l’on croyait connaître.

François Lafon

Cité de la musique, Paris, 21 février Photo © DR

samedi 15 février 2014 à 00h15

Deux premiers, au Châtelet et à Pleyel, des treize concerts du 24ème festival Présences (Radio France), sur le thème Paris-Berlin. Sur sept œuvres, cinq de compositeurs vivants, donnant un aperçu plutôt haut de gamme de quelques tendances actuelles. Passion des références : WuXing/Water d’Oliver Schneller (création mondiale) s’inspire de la Chine mais traite l’orchestre alla Richard Strauss, Hérédo-Ribotes pour alto solo et 25 musiciens d’orchestre de Fabien Lévy déconstruit sans le reconstruire le rapport soliste-ensemble du concerto classique, Nähe Fern (Proximité lointaine) I et III de Wolfgang Rihm se veut un palimpseste des 2ème et 3ème Symphonies de Brahms. Outsiders : Philippe Manoury, dont Zones de turbulences pour deux pianos et orchestre lance un défi à la brièveté d’une Bagatelle de Beethoven (n° 10, op. 19) mais s’amuse surtout à mettre la pagaille dans une structure savamment élaborée, et la très inventive Elégie pour clarinette et orchestre, de Jörg Widmann - divine surprise du lot -, avec le compositeur en (superbe) soliste. Grands ancêtres, modèles évidents de leurs cadets : Hans Werner Henze, avec Le Rêve de Sébastien, poème nocturne aux textures orchestrales compactes, et la Symphonie vocale Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, version fragmentaire et simplifiée de l’opéra du même nom, créée deux ans (1963) avant celui-ci, et donnant une idée assez fracassante de son incroyable richesse dramatique et musicale. Exercice de haute école de l’Orchestre National dirigé au cordeau par Ilan Volkov (Châtelet), et du Philharmonique de Radio France sous la baguette plus souple mais un peu moins précise de Peter Hirsch (Pleyel), solistes impeccables. Public clairsemé, surtout au Châtelet : peur de la grande méchante musique contemporaine ou manque de vedettes à l’affiche ? Peut-être est-ce aussi parce que les concerts "service public" de Présences ne sont plus gratuits. 

François Lafon

Radio France, salle Pleyel, Châtelet, Cité de la musique, jusqu’au 25 février Photo : Philippe Manoury © DR

mardi 11 février 2014 à 00h17

Aux Bouffes du Nord, The Raven (Le Corbeau), monodrame pour mezzo-soprano et douze musiciens d’après Edgar Poe. Une seule représentation, salle comble pour la mezzo Charlotte Hellekant - sculpturale, présence irradiante, timbre d’or sombre – et pour la musique néo-Darmstadt mêlée de tradition japonaise de Toshio Hosohawa. Un désespéré pleurant son amour perdu, un corbeau prédisant « nevermore » (jamais plus), une chanteuse-récitante ajoutant à l’étrangeté : le poème de Poe, connu en français dans les traductions de Baudelaire (« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée … ») et de Mallarmé (« Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maints et curieux volumes de savoir oublié… »), rejoint le théâtre Nô, où les frontières sont moins nettes que chez nous entre l’humain, l’animal et le végétal. Interprétation impeccable de l’ensemble luxembourgeois Lucilin, mise en images efflorescentes du vidéaste Jan Speckenbach. Mais à trop illustrer, l’image rivalise avec la musique, elle-même ouvertement illustrative. Un match nul compensé par quelques éclairs d’étrangeté, comme cette porte fermée contre laquelle la chanteuse semble se dématérialiser.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 10 février Photo © Bohumil Kostohryz

La Première Symphonie de Sibelius (1899-1900) s’inscrit dans la tradition austro-allemande, à cause notamment de la maîtrise formelle de son mouvement initial, et dans la tradition russe, à cause de sa sauvagerie et d’un lyrisme parfois expansif. Sibelius avait entendu la Pathétique de Tchaikovsky, sans en faire son modèle, mais sûrement pas Mahler, contrairement à ce que d’aucuns s’obstinent à nous faire croire. Cette Première terminait le concert donné cette semaine par le jeune chef russe Vasily Petrenko (37 ans), étoile montante s’il en est, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France. Plutôt qu’étoile montante, astre déjà au firmament ou presque ! L’ouvrage n’est plus une rareté. Il faut oser dire qu’on a eu là, par-delà quelques précieux souvenirs, une interprétation vraiment extraordinaire, comme on en entend, pour une œuvre donnée, une fois par décennie. Petrenko prend cette musique à bras-le-corps, en sachant exactement imposer ce qu’il veut, sans jamais se perdre en route, y compris dans les épisodes rhapsodiques : rythmes percutants, gestique des plus efficaces permettant au discours de se projeter sans cesse en avant, contour sonores très nets, y compris dans la périlleuse apothéose terminale, fin dans la nuance inattendue mezzo forte donnant l’impression d’une musique s’abîmant soudain dans une trappe : faut-il applaudir ? Hésitation, puis déchainements d’enthousiasme amplement mérités. En début de programme, le Concerto pour violon n°2 de Bartók : soliste de haut niveau (Sergej Krylov), mais pour le chef moins de pièges et de défis à surmonter que chez Sibelius.

Marc Vignal

Salle Pleyel, vendredi 7 février 2014 Photo © DR

samedi 8 février 2014 à 00h02

Au théâtre de l’Athénée, King Arthur de Henry Purcell (musique) et John Dryden (livret) par l’Ensemble BarokOpera d’Amsterdam. Dix musiciens dirigés par Frédérique Chauvet, cinq chaises, cinq chanteurs – trois hommes, deux femmes –, une panière remplie d’objets hétéroclites (rapières, gantelets, débouche-lavabo, etc). Note d’intention du metteur en scène Sybrand van der Werf : « J’ai choisi un style théâtral très prisé aux Pays-Bas et en Flandre, mais encore tout à fait original et méconnu en France : le jeu « transparent ». Dans ce style « épique néerlandais », l’acteur ou le chanteur interprète son personnage tout en restant lui-même en tant qu’individu ». On se rappelle quand même que les Branquignols en France ou les Monty Python en Angleterre en ont fait autant, mais en beaucoup plus drôle et plus inventif, et que le procédé bien connu de la panière à accessoires était mieux amené dans La Vie parisienne d’Offenbach mis en scène par Alain Sachs au théâtre Antoine (2009). Les chanteurs chantent comme ils jouent, c'est-à-dire plus ou moins bien, et l’on a du mal à suivre l’histoire de ce semi-opera dont le texte parlé, ouvertement patriotique (il s’agissait de faire remonter aux Chevaliers de la Table ronde une dynastie anglaise aux racines peu profondes), est réduit au minimum. Au moins l’ensemble instrumental tient-il le choc et le célèbre « Air du froid », immortalisé par le regretté Klaus Nomi, est-il fort bien interprété par la basse Pieter Hendriks.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 12 février. Enregistrement intégral chez Ligia Digital Photo © DR

dimanche 2 février 2014 à 00h17

Rareté italienne de l’année à l’Opéra Bastille : La Fanciulla del West. A New York en 1910, Puccini innove. Il a écouté Pelléas et Mélisande et s’intéresse à l’Ecole de Vienne, laquelle le lui rend bien : « Chaque mesure de cette Fanciulla est une surprise », écrit Webern à Schoenberg. L’ouvrage est rarement donné (dernière à Paris : Opéra Comique, 1969) : pas de grands airs, récitatif permanent, orchestre virtuose, multitude de petits rôles. Idée originale : c’est un western (pas encore spaghetti), avec tenancière de saloon, chercheurs d’or, shérif amoureux et bandit au grand cœur. Mais le mariage du mélo italien et de la mythologie du Far West – inspiré, comme Madame Butterfly, d’une pièce de David Belasco – donne un résultat curieux, par moments franchement comique. Le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff, spécialiste de Strauss et Wagner, pratique le clin d’œil appuyé : lever de rideau à Wall Street, deuxième acte dans la loge-caravane de la Fanciulla superstar, troisième dans un cimetière de voitures façon Mad Max, avec happy-end sur fond de lion MGM. Mouvements divers de la salle, report des applaudissements sur les chanteurs - pourtant décevants à commencer par Nina Stemme, à la voix puissante mais raide -, un peu moins sur le chef Carlo Rizzi, lequel dirige gros cette musique qui mérite mieux.

François Lafon

Diffusion en direct le 10 février dans cinémas UGC et salles indépendantes. En direct sur France Musique le 22 février Photo © Chrales Duprat/Opéra de Paris

vendredi 31 janvier 2014 à 14h18

Existe-t-il deux symphonies du même compositeur jouables à la suite l’une de l’autre sans interruption, sans applaudissements entre les deux, avec comme résultat non une simple juxtaposition mais une nouvelle entité organique ? Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris ont montré que oui, mais cela constitue, dans le grand répertoire, un cas unique. Il s’agit des deux dernières de Sibelius, les Sixième (1923) et Septième (1924). Elles sont contemporaines, mais cela ne suffit pas. En quatre mouvements, la Sixième évite tout extrême et procède par touches transparentes, non sans quelques accès de violence. Elle se termine aux limites du silence dans un extraordinaire retrait en soi. « L’ombre s’étend », déclara Sibelius à ce propos. La Septième, bloc monolithique en un seul mouvement, surgit des profondeurs et prend fin sur une affirmation de sobre grandeur. On passe sans heurt d’une symphonie à l’autre et surtout, la Septième - une vingtaine de minutes sur un total de seulement une cinquantaine - apparaît comme l’imposant finale d’une structure cohérente en cinq mouvements. Expérience d’autant plus convaincante que Paavo Järvi s’est confirmé comme un interprète hors pair de cette musique difficile. Il s’est aussi révélé comme n’hésitant pas à jouer des tours à son public. Dans le finale de la symphonie l’Ours (n°82) de Haydn, qui ouvrait le programme, il a marqué bref un temps d’arrêt, sans pour autant baisser les bras, après un épisode à l’arraché. Réaction immédiate : applaudissements interrompant le discours musical, redoublés après la vraie conclusion du morceau. Un concert où, décidément, on ne s’est pas ennuyé.

Marc Vignal

Salle Pleyel, 30 janvier 2014 Photo © DR

Au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre du 30ème Printemps des Arts de Monte-Carlo, trois Sonates de Beethoven par François-Frédéric Guy. C’est à Monaco que cet adepte du piano extrême a commencé en 2008 ses marathons beethovéniens : 32 Sonates en dix concerts. Ce soir, « Clair de lune », « Pastorale » et « Hammerklavier », du tube grand public au monument pour happy few. Typique d’un artiste qui, tout jeune déjà (il a aujourd’hui 45 ans) ne se sentait chez lui que dans la cour des grands. Spectacle étonnant que de le voir aux prises avec cette « Hammerklavier » qu’il a enregistrée trois fois (1998, 2006 et 2012, dans le cadre de son intégrale chez Zig-Zag Territoires), et dont il dénoue et renoue les fils avec une sorte de rage : le capitaine Achab luttant avec Moby Dick, mais d’égal à égal. Même dialogue - plus détendu - avec une « Clair de lune » pourtant traversée d’éclairs inattendus, et une « Pastorale » chantante comme il le faut, mais que l’on perçoit après coup comme l’antichambre des tempêtes hammerklavieresques. Bis apaisés – l’Andante de la 25ème Sonate, une ineffable « Lettre à Elise" - suivis, en hommage à Claudio Abbado, d’une Mort d’Isolde (Wagner/Liszt) tendue comme un arc. Toujours la fascination des grands espaces, décidément.

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 28 janvier Photo © DR

Escale à l’Athénée de L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Viktor Ullmann (musique) et Petr Kien (livret), un spectacle de l’Arcal (Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical). Forme courte (une heure), livret allégorique, musique composite, instrumentation idem (quatuor à cordes classique mais guitare, clavecin et banjo). Un objet contemporain ? En apparence seulement : redécouvert en 1975, régulièrement joué depuis, cet Empereur de bric et de broc a été composé en 1943 (mais censuré) à Theresienstadt, camp de concentration modèle réservé à l’élite des déportés, néanmoins antichambre d’Auschwitz, où Ullmann et Kien ont été gazés. Sujet : la Mort se met en grève dans l’empire du tyran Overall (Uber Alles ?), où règne la guerre totale. Belle idée du metteur en scène Louise Moaty : présenter cette histoire comme un moment arrêté où tout devient possible, entre échafaudages dont on fait les miradors et toiles de parachutes propices à l’évasion. Direction musclée - avec juste ce qu’il faut de dérision - de Philippe Nahon avec son ensemble Ars Nova, quintette vocal impeccable dominé par Vassyl Slipak, Mort de cabaret à l’inquiétante élégance.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 30 janvier. En tournée (Niort, Poitiers, Massy, Saint-Quentin-en-Yvelines) jusqu’au 9 avril Photo © THéätre de l'Athénée

vendredi 24 janvier 2014 à 16h13

Alexander Raskatov, compositeur russe né en 1953 et installé en France depuis 2004, compose en 2008-2009, suite à une commande de l’Opéra National des Pays-Bas, Cœur de Chien, d’après le récit éponyme de Mikhaïl Boulgakov, l’auteur du Maître et Marguerite. Interdit par la censure, ce récit de 1925 n’est publié à l’étranger qu’en 1968, et en URSS en1987 seulement. Créé à Amsterdam en 2010, donné à la Scala de Milan, l’opéra de Raskatov - deux actes, seize tableaux, un épilogue - vient de connaître sa première française, à Lyon. Il fait sienne la satire politico-sociale au vitriol de la science et surtout du soviétisme en ses débuts concoctée par Boulgakov par le biais d’une histoire loufoque et sarcastique : un chien est métamorphosé en homme par un chirurgien spécialiste du rajeunissement et, après avoir plongé son entourage dans un véritable enfer, en particulier en poursuivant les chats, est ramené de force à sa condition d’animal. L’homme nouveau se révèle incontrôlable. Le second acte, sombre, tue en quelque sorte le premier, burlesque : les prolétaires peuvent se montrer tyranniques, et l’épilogue dû au compositeur - un juge d’instruction se présente chez le chirurgien muni d’un mandat d’arrêt - met en garde contre la déshumanisation ambiante. Sans tomber dans les « à la manière de », Cœur de Chien parcourt de façon kaléidoscopique l’histoire du genre opéra, avec de nombreux personnages dont aucun n’est secondaire, un orchestre fourni doté de balalaïkas amplifiées et d’une énorme percussion, et des effets vocaux surprenants, le plus souvent du type staccato. La mise en scène de Simon McBurney est des plus efficaces. D’aucuns ont cru déceler chez le « Chef haut placé » un accent géorgien : serait-ce déjà Staline ?

Marc Vignal

Opéra National de Lyon, 22 janvier 2014 Photo © Opéra de Lyon

dimanche 19 janvier 2014 à 19h24

A l’Opéra Bastille, reprise de Werther dirigé par Michel Plasson et mis en scène par le cinéaste Benoit Jacquot, une des seules réussites parmi les nouveaux spectacles (quoiqu’importé de Londres) de l’ère Nicolas Joël. A Jonas Kaufmann, Werther sombre et magnétique, capable d’ouvrir des abîmes schubertiens sous la musique de Massenet, succède Roberto Alagna, annoncé comme souffrant mais retrouvant vite la forme : aigus triomphants, diction toujours impeccable, présence solaire. C’est peut-être là que le bât blesse : ce Werther ne porte pas la mort en lui, ce qui rend plus interminable encore l’agonie finale. Le spectacle tout entier est d’ailleurs comme désenchanté : ce mur en carton-pâte, cette fontaine qui fait glouglou, cette chambrette sur roulettes étaient vraiment là, il y a quatre ans ? Distribution différente, mais toujours de premier ordre : bien dirigés, Karine Deshayes (Charlotte) et Jean-François Lapointe (Albert) ne sont pas qu’une prude et un mari trompé. Plasson caresse la partition, en exalte les parfums bon marché mais capiteux, acclamé par le public de ce dimanche en matinée, fans d’Alagna et nostalgique de l’opéra de papa.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 12 février. En DVD (version 2010, avec Jonas Kaufmann, Sophie Koch et Ludivic Tézier) chez Bel-Air Classiques. Photo © Chantal Navarre

mercredi 15 janvier 2014 à 00h26

Au théâtre de l’Athénée, Le Viol de Lucrèce de Benjamin Britten, mis en scène par Stephen Taylor (reprise de 2007, même lieu) et dirigé par Maxime Pascal à la tête de son ensemble Le Balcon. Le premier opéra de chambre (huit chanteurs, treize instrumentistes) de Britten, et déjà une maîtrise parfaite de l’exhibition/camouflage de ses obsessions, d’après une pièce française d’André Obey : innocence bafouée avec le viol par le roi Tarquin de la Romaine inflexible, autopunition avec le suicide de ladite Romaine peut-être pas si inflexible, le tout décrypté à la lumière du christianisme à venir par un Chœur male and female. Déjà un chef-d’œuvre de dramaturgie musicale : chaleur, cavalcades, grillons au lointain, plages lyriques et accès de violence, apparition tardive de l’objet du désir, catastrophe sur un chant sensuel et éthéré à la fois. Peu d’action, des présences : octuor de voix superbes de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris (deux distributions en alternance), mise en scène allant à l’essentiel. On pense à Claude Régy, mais aussi à Pierre Strosser, grand artiste méconnu (son austère Tétralogie au Châtelet est désormais culte) dont Stephen Taylor a été le disciple. Même esprit dans la fosse, où Maxime Pascal relit Britten comme il a relu Strauss (Ariane à Naxos - voir ici), avec un sens très fin de la rigueur et de la transgression.

François Lafon

Théâtre de l'Athénée, Paris, jusqu’au 19 janvier Photo © Cosimo Mirco Magliocca

jeudi 9 janvier 2014 à 23h37

A la salle Pleyel avec l’Orchestre de Paris, le pianiste Boris Berezovsky, grippé, est remplacé par Valentina Lisitsa. Programme inchangé – 1er Concerto et Totentanz de Liszt - l’Ukrainienne ne redoutant pas plus que le Russe les folies digitales. La coqueluche du Web (62 millions de visites, 108 000 abonnés – voir ici) est égale à elle-même : technique d’acier, relative monochromie sonore tempérée par des phrasés assez personnels, mais surtout le don d’occuper le terrain, de communiquer le plaisir qu’elle prend à être là, à se dépenser sans compter. Chauffée par la diabolique Totentanz, elle s’installe pour un quadruple bis – Schubert/Liszt, Paganini/Liszt, Prokofiev, Chopin – qui achève de bousculer les conventions, secondée par des musiciens un peu déconcentrés, mais visiblement ravis, le chef Paavo Järvi en tête. En début de concert (la seconde partie sera occupée par la 4ème Symphonie de Tchaikovski), création d’Affetuoso, « In memoriam Henri Dutilleux » d’Eric Tanguy. Une pièce d’un quart d’heure, affectueuse en effet, ne cherchant pas à imiter la musique du maître mais assez « dutilleusienne » par son refus de prêter allégeance à aucune chapelle, par sa volonté de sonner française sans exclure aucune influence extérieure. Comme pour se rassurer avant la tempête Lisitsa.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 8 et 9 janvier Photo © DR

lundi 30 décembre 2013 à 22h53

A l’Opéra Bastille, Philippe Jordan annonce la nouvelle année à sa manière vec la Symphonie n°2 « Résurrection » de Gustav Mahler. Un test pour le chef. Virages dangereux : l’alternance de guerre et paix (intérieure) du premier mouvement Totenfeier (Fête des morts), la respiration très particulière de l’Andante (bonheur ambigu, silences menaçants), les ricanements orchestraux du Scherzo, l’ascension finale (une bonne demi-heure) vers la Résurrection, alternance de tensions-détentes risquant périodiquement de déraper dans la musique de film. Moments forts : l’Andante et le Scherzo, transparents, étonnants, vraiment personnels. Totenfeier narrative mais pas trop, Finale retenu mais fervent. Une forme de sans-faute, avec un orchestre irréprochable, des chœurs et des solos vocaux tirés au cordeau (la mezzo Michela Schuster extravertie mais convaincante dans l’Urlicht). Léger sentiment de frustration pourtant : trop beau, trop léché, trop pensé ? Jordan, jeune chef surdoué, n’est jamais meilleur que quand il est au bord du gouffre.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, 30 décembre. Photo © Opéra de Paris

samedi 28 décembre 2013 à 00h25

Création annuelle de la Compagnie Les Brigands au Théâtre de l’Athénée : La Grande-Duchesse d’Offenbach. Celle de Gerolstein bien-sûr, qui a perdu son patronyme, ainsi qu’une partie de sa musique. Un Offenbach qui n’a rien de philologique (voir les travaux du musicologue Jean-Christophe Keck), mais pas non plus complaisant façon feu Jérôme Savary. C’est - mis en scène par le cinéaste Philippe Béziat - un festival de faux-semblants, de balles coupées, de dérapages contrôlés, d’allusions détournées à l’actualité : le beau militaire est gay, le baron Grog est une femme, le Général Boum mène la danse à coups de trompette. Tout le monde, chanteurs et musiciens (ces derniers sur scène, sans cesse en mouvement, dirigés par Christophe Grapperon), jongle, pour mieux les mettre à mal, avec les codes du théâtre, de l’opérette, de l’opéra. Ils pourraient aller plus loin, jusqu’au burlesque pur, mais la charge est déjà assez violente, assez offenbachienne en somme. Même inconfort pour les oreilles : couacs et finesse, musique de chambre et bastringue, chant châtié et parodie jusque chez Isabelle Druet, Grande-Duchesse à l’abattage pourtant idéal. Salle « de Fêtes », comble et ravie, mais un peu interloquée : pas innocent du tout, ce réjouissant jeu de massacre.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 5 janvier. En tournée jusqu’au 21 janvier Photo © DR

vendredi 20 décembre 2013 à 01h22

Succès, au Théâtre des Champs-Elysées, de Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos et Francis Poulenc mis en scène par Olivier Py. Le temps est loin où Maurice Fleuret, dans Le Nouvel Observateur, se demandait s’il fallait encore monter un ouvrage aussi réactionnaire : traditionnelles (Mireille Delunsch à Bordeaux) ou revisitées (Christophe Honoré à Lyon), les productions se bousculent, et font salle comble. Bonne idée de Py : l’intemporalité. Révolution française, nazisme, stalinisme ? Tout cela esquissé, pour raconter l’histoire des Carmélites de Compiègne, guillotinées sous la Terreur. Très précise en revanche la direction d’acteurs, comme pour mieux incarner l’idée force – et intemporelle elle aussi – que « l’on ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres » (en langage chrétien : la Communion des Saints). Scènes choc : l’agonie de la vieille Prieure vue en plongée, comme un insecte épinglé sur un mur, et le Salve Regina final, où les soeurs gagnent un ciel étoilé à mesure que tombe le couperet. Quatuor gagnant de divas made in France - Patricia Petibon, Sandrine Piau, Sophie Koch, Véronique Gens -, avec en guest star l’exotique mais incandescente Rosalind Plowright ; direction attentive à défaut d’être inspirée de Jérémie Rhorer à la tête du somptueux Philharmonia de Londres. Clé du spectacle, présente aux moments cruciaux : une sorte de lampadaire sans abat-jour, traditionnellement utilisé pour éclairer les plateaux vides, appelé servante. C’était le titre de la pièce qui a lancé Py en 1995, c’est le seul dont se glorifient les Carmélites. Tout un symbole.

 François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, jusqu’au 21 décembre. Le 21 : en direct sur France Musique et en streaming direct sur le site du Théâtre, en collaboration avec Arte Live Web et France Télévisions. Photo © TCE

mercredi 11 décembre 2013 à 14h52

Pour les concerts de célébration du huit cent cinquantième anniversaire de la cathédrale, " Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris " a commandé une œuvre à Philippe Hersant  : Les Vêpres de la Sainte Vierge pour « grand effectif vocal » traité le plus souvent en triple chœur, chœur d’enfants, baryton solo, orgue de tribune et orgue de chœur, cloches et ensemble de cuivres anciens (deux cornets et trois sacqueboutes). L’ouvrage, divers et attachant, d’une durée d’environ 75 minutes, vient d’être donné en première audition sous la direction de Lionel Sow. Le titre, audacieux, ne peut manquer de rappeler Monteverdi. Philippe Hersant ne s’en cache pas : il s’agit d’un hommage à ses Vêpres de 1610, avec d’autres références au passé : Ave, dulcissima Maria de Gesualdo, Livre Vermeil de Montserrat, thèmes grégoriens, fanfares et jeux de cuivres évoquant les musiques italiennes du XVIIe siècle, voire Heinrich Schütz. Est suivi de près l’Office des Vêpres tel qu’il est célébré en la cathédrale : Ave Maris Stella et Magnificat en latin, Psaumes 125 et 126 et Cantique aux Ephésiens en français dans la belle traduction de Lemaîstre de Sacy, janséniste du XVIIème siècle. L’espace même de Notre-Dame a présidé à beaucoup de choix « compositionnels », notamment pour la deuxième des trois toccatas pour orgue, avec ses sources sonores - les deux orgues et les deux cornets - très éloignées les unes des autres. L’ultime verset du Magnificat débute dans le mystère, malgré les paroles « Gloria Patri et Filio », pour se conclure (et les Vêpres avec lui) dans la splendeur sonore du « Et in saecula saeculorum Amen ».

Marc Vignal

Cathédrale Notre-Dame de Paris, 10 décembre 2013 Photo © DR

mardi 10 décembre 2013 à 00h06

A l’Ircam (Centre Pompidou) : Trio. Trios plutôt : trois compositeurs (Marc Monnet, Liszt, Bartok), trois interprètes : (Tedi Papavrami – violon -, François-Frédéric Guy – piano -, Xavier Phillips - violoncelle), plus deux informaticiens, Carlo Laurenzi et Thierry Coduys. Atmosphère alla Monnet, rêve de temps aboli : modernité de Pensées des morts de Liszt (matrice des Harmonies poétiques et religieuses), audace en référence aux classiques de la Sonate pour violon seul de Bartok. Monnet en ouverture et en point d’orgue : Imaginary Travel pour piano et informatique (1996), inspiré par des clichés de Wim Wenders projetés sur grand écran, et Trio n° 3, créé ce soir, dédié « aux musiciens créateurs, mais aussi au vent, à l’ombre et au chaos humain ». Une pièce dure - glas, bourrasques, plaintes et soupirs « en temps réel » -, défendue comme un classique par des musiciens non spécialisés contemporain : « Leur jeu, leur travail du son me semblent plus recherchées » (Monnet). Une gageure, entre Liszt et Bartok, morceaux de bravoure pour Guy et Papavrami. Un test plutôt concluant, en tout cas, pour cette œuvre hors cadre d’un compositeur hors normes.

François Lafon

Ircam (Paris), Espace de projection, 9 décembre Photo © DR

vendredi 6 décembre 2013 à 09h25

Reprise au Châtelet, trois ans après, de My Fair Lady dans la mise en scène de Robert Carsen (voir ici). Un cadeau en v.o. pour les fêtes : cast impeccable (excellent Alex Jennings en Pr Higgins), décoration chic, sonorisation (presque) indétectable. Luxe que ni Londres ni New York ne se permettent : un orchestre symphonique dans la fosse (Pasdeloup, très en forme, fort bien dirigé par le jeune Américain Jayce Ogren), selon la tradition maison « mieux qu’à Broadway ». A revoir ce sans faute, on rêve pourtant d’une vision plus nerveuse, plus insolente de cette fable inspirée du Pygmalion de George Bernard Shaw, où il est question de machisme, de manipulation sociale, d’émancipation de la femme au son de mélodies délicieusement désuètes. « Voilà la doxa de la comédie musicale, que le public français a mis si longtemps à accepter », semble dire Carsen. Une prochaine fois peut-être… Mais l’équilibre subtil qui fait de My Fair Lady un chef-d’œuvre du genre y résistera-t-il ?

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 1er janvier 2014 Photo © DR

dimanche 1 décembre 2013 à 00h05

A Pleyel, Bertrand de Billy dirige l’Orchestre de Paris. Programme rare pour chef rare : à la Symphonie en la majeur d’un Saint-Saëns de quinze ans rendant hommage à Mozart et Mendelssohn dans une France folle de Gounod et Meyerbeer succède la Messe n° 6 de Schubert, chef-d’œuvre testament, contemporain des dernières Sonates pour piano, de la Symphonie « La Grande », du Quintette avec deux violoncelles. Au pupitre - petites lunettes et gestique sobre -, le chef chéri de Vienne et de Salzbourg, ex-directeur musical du Liceo de Barcelone, Parisien qui ne passe qu’en coup de vent dans son pays natal. Avec lui, le devoir sage du surdoué Saint-Saëns devient une fête de fraîcheur et de couleur, un exercice de style, mais quel style ! Quant à la Messe, œuvre difficile car à la fois solennelle et intime, facilement monotone sous une baguette plus distraite, elle sonne ici comme l’antithèse de l’écrasante Missa Solemnis de Beethoven, elle aussi sa contemporaine. Orchestre sur son trente-et-un, chœur impeccable, solistes (cinq, dont l’excellent ténor Werner Güra) finement assortis. Plus occupé à mettre en avant ses musiciens que lui-même, De Billy a quelque chose de Pierre Monteux : au moment où l’on se dit « Ah, l’élégance française ! », on s’aperçoit qu’il a mis le feu à l’orchestre, et que la musique prend une dimension insoupçonnée.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, les 28 et 30 novembre. Accessible jusqu'au 28 mai 2014 sur Medici.tv, Orchestredeparis.com et Citedelamusique.tv Photo © Marco Borggreve

jeudi 28 novembre 2013 à 01h29

Enième reprise au Palais Garnier de La Clémence de Titus de Mozart, mis en scène par Willy Decker. Depuis la première en 1997, chefs et chanteurs se sont succédé (voir ici). Le spectacle, lui, n’a pas bougé, mais on le voit de plus loin. Ces Romains en perruque et jabot, ce buste officiel qui émerge du marbre à mesure que le despote est plus éclairé, ce mouvement permanent, entre réalisme et pantomime, destiné à clarifier l’action tout en animant les longues plages de chant pur propres à l’opera seria témoignent de l’époque où l’opéra avait découvert le théâtre, où il savourait les délices de la dramaturgie et les vertiges de la distanciation, assez loin encore des tentations trash du Regietheater. On n’a pas pour autant l’impression d’être au musée, tant les chanteurs, jeunes pour la plupart, s’impliquent dans l’action, tant le public a intégré ces codes qui ne le dérangent plus depuis longtemps. Tamar Iveri a la classe, mais pas toujours l’endurance de la terrible Vittelia, Saimir Pirgu est impeccable à défaut d’être mémorable en Titus, tous deux sont distancés par Stéphanie d’Oustrac, Sextus enflammé. Un luxe ordinaire, mais un luxe quand même.

François Lafon

Opéra National de Paris Palais Garnier, jusqu’au 23 décembre

mardi 26 novembre 2013 à 01h07

A l’Opéra Bastille, Les Puritains de Bellini, mis en scène par Laurent Pelly. Un spectacle conçu autour de Natalie Dessay et Juan Diego Florez, dans la lignée de La Fille du régiment de Donizetti (voir ici) mis en scène par le même Pelly. Mais les deux stars ont déclaré forfait, laissant l’Opéra aux prises avec un ouvrage à la distribution introuvable, sauf à retenir d’autres stars plusieurs années à l’avance. Résultat honorable : sous la direction fluide du spécialiste Michele Mariotti, les jeunes Maria Agresta et Dmitri Korchak escaladent cet Everest vocal sans accident notable, solidement secondés par les vétérans Mariusz Kwiecien et Michele Pertusi. A court d’idées, Laurent Pelly s’en tire moins bien,enfermant les chanteurs dans une carcasse de château Tudor où les voix se perdent. Au moins n’a-t-il pas essayé de transposer (en Amérique pendant la guerre de Sécession, aujourd’hui dans la bande de Gaza ?) cette improbable histoire d’amour contrarié et de folie subite, dont le cadre historico-politique (l’Angleterre sous Cromwell, Puritains contre Royalistes) n’est que la toile de fond d’un combat où l’on se bat à coups de contre-ut et où l’on applique sur les blessures des kilomètres de cantilènes éthérées.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 19 décembre. En direct sur grand écran le 9 décembre : salles UGC dans le cadre de la saison « Viva l’opéra » et cinémas indépendants. Photo © Opéra de Paris

mardi 19 novembre 2013 à 23h07

Au théâtre de l’Athénée, doublé rabelaisien avec Pantagruel et C’est la faute à Rabelais. L’urtext et ses avatars : dans Pantagruel, Benjamin Lazar - pour une fois sans éclairage à la bougie ni prononciation restituée – raconte à travers l’histoire du géant voyageur le passage du Moyen Age à la Renaissance. Un spectacle à la fois bricolé et magique, où le formidable Olivier Martin-Salvan, géant-narrateur à l’étonnante palette expressive, évolue dans un monde de peaux de bêtes et de raffia, se nourrit (au sens propre) de culture et nous entraîne jusqu’au fond de la mer … et des entrailles du héros. Avec C’est la faute à Rabelais, dans la petite salle Christian Bérard, l’auteur-acteur Eugène Durif et le musicien-acteur Pierre-Jules Billon - clowns très cultivés et un peu beckettiens (on pense à En attendant Godot) - explorent sous forme de cabaret plus bricolé encore l’héritage du grand homme, de Villon à … Durif en passant par Clément Marot et Jehan Rictus. Musique dans les deux spectacles : cornet et flûte, guitare et luth, sons d’époque recomposés par David Colosio pour le premier, capharnaüm d’instruments vieux et neufs, refrains dans l’esprit chansonnier pour le second. Second degré musical - très réussi - dans les deux cas : difficile de jouer à jeu égal avec de tels textes.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 30 novembre. Pantagruel : tournée en janvier (Saint-Dizier, Saint-Nazaire, Quimper, Blagnac, Périgueux, Le Perreux) Photo : Pantagruel © N. Baruch

samedi 16 novembre 2013 à 14h50

Créé à Paris en 1933, le ballet Les sept péchés capitaux des petits bourgeois, dernière œuvre commune de Kurt Weill et Bertolt Brecht, résulte d’une commande de George Balanchine. Hier, à la salle Pleyel, l’ouvrage inaugurait un concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France entièrement consacré à Weill, chose rare. Le personnage d’Anna I, raisonnable et pratique, voix de la conscience, se dédouble en Anna II, un peu folle, beau reflet dansant de la première. Sa mission est de parcourir les grandes villes en se faufilant à travers les sept péchés capitaux pour ramasser de l’argent et secourir le reste de la famille (quatuor vocal). Tableau sombre et grinçant de la société capitaliste, beau succès. Sous le nom de Petite musique de Quat’sous, Weill réalisa en 1928 une adaptation, en huit numéros pour orchestre d’instruments à vent, de quelques pages de son opéra le plus célèbre : belle occasion de faire sonner la chanson de cabaret et la revue berlinoises de l’époque. La triomphatrice de la soirée ? Anne Sofie von Otter dans une série de Songs tirés de comédies musicales de la période américaine de Weill. Prestation extraordinaire de la part d’une chanteuse qui brille aussi dans le baroque, et dont les accents et la gestique transportaient à Broadway : on avait là - pourquoi pas ? - une sorte de seconde Marlène Dietrich. Pour la plus grande joie de l’assistance, Anne Sofie von Otter fut pour finir rejointe en duo par l’excellent chef viennois Karl-Heinz Gruber. Kurt Weill est un compositeur aux facettes multiples. Connaissant à fond son métier d’homme de théâtre, il sut s’adapter pour le meilleur aux lois et à l’esthétique du show-business.

Marc Vignal

Salle Pleyel, 15 novembre 2013 Photo © DR

vendredi 15 novembre 2013 à 00h19

A l’Auditorium du Louvre, Lecture of Nothing de John Cage, dans le double cadre du Festival d’Automne et du "Louvre invite Robert Wilson". En scène, Wilson himself, face blanche, vêtements blancs, attablé à une table blanche cernée de panneaux blancs couverts de mots noirs. Au sol, une mer de journaux froissés. Lumière Bleu Wilson, comme on dit Bleu Klein. Cette « Conférence à propos de rien », prononcée par Cage en 1949 et insérée dans le recueil culte intitulé Silences, parle en réalité de beaucoup de choses, entre autres de musique. En cinq parties de quarante-huit unités comptant chacune quarante-huit mesures, elle est en elle-même une partition, qui ne commence ni ne finit, que l’on peut donc prendre et laisser où l’on veut, et où Wilson décèle « un mode de pensée radicalement différent ». « Je suis ici, et il n’y a rien à dire », commence celui-ci, calme, suivant du doigt les mots sur la page blanche. Il ira ensuite se coucher (lit blanc), ira jusqu’au cri, se calmera, et nous laissera sur « Il est tout à fait clair que je ne sais rien. » Des mots, des rythmes, des silences : tout le portrait du compositeur de 4 minutes 33 secondes (de silence). Celui de Wilson aussi, qui , envoie des clins d’œil au public et revient saluer en dansant, de nouveau le jeune homme désarticulé qu’il était dans Overture (Opéra Comique - 1972). Et tout cela, aussi, pour nous consoler – ou pas – de vivre dans un monde ou « Life, time and Coca-Cola » cachent de plus en plus mal qu’ « une structure est comme un pont de nulle part à nulle part ».

François Lafon

Louvre, Auditorium, 11-14 novembre – Le Louvre invite Robert Wilson, 11 novembre – 17 février Photo © Wonge Bergmann

jeudi 14 novembre 2013 à 00h11

Au Châtelet, The End, vocaloid opéra. Débuts parisiens de Hatsune Miku, seize ans, 1,58 m, 42 kg, jambes interminables et couettes bleues. Une star internationale, surnommé la « Net-Age-Diva », plus cliquée sur Internet que Lady Gaga, convaincue par le compositeur Keiichiro Shibuya de se lancer dans l’art lyrique. Histoire personnelle (la disparition de son épouse), culturelle (il a vu, en 1992, Wozzeck … au Châtelet dans la mise en scène de Patrice Chéreau), nationale (Fukushima) : Shibuya parle de la mort. Et qui peut incarner, pour un Japonais de notre temps, la femme dont on rêve, sinon Hatsune Miku (en français : « Premier son du futur »), artiste sans âme et créature parfaite puisque vocaloid (logiciel de synthèse vocale, version musicale d’humanoïde), d’autant plus vraie qu’elle est totalement virtuelle, et dont la mort prend des allures d’aventure cybernético-métaphysique ? Quatre écrans, sept projecteurs, cinquante enceintes et le compositeur lui-même aux manettes pour rendre plus présente et plus absente en même temps cette femme en 3D frappée par un virus (informatique ?), habitant un univers de manga truffé de références (avis aux fans). Salle comble, grosse couverture de presse mais trois représentations seulement : les producteurs ont-ils sous-estimé le charisme de la Miku ? Pour le néophyte : prouesse technique, invention visuelle assez bluffante (mise en scène du cinéaste YKBX), mais musique étrangement commerciale (un peu de John Adams, pas mal de Jean-Michel Jarre) et voix monocorde autant que métallique de la diva. Les initiés ont bien sûr une tout autre perception du phénomène. 

Olivier Debien - François Lafon

Châtelet, Paris, 12, 13, 15 novembre.

vendredi 8 novembre 2013 à 01h34

90ème anniversaire (anticipé, ce sera le16 décembre) de Menahem Pressler à Pleyel. Deux heures et demie de musique pour le pianiste du Beaux Arts Trio, devenu soliste sur le tard et admis vivant au panthéon des grands ancêtres. Programme composite, où l’artiste, jamais seul, ne se ménage pas pour autant : Schubert à quatre mains avec Wu Han (Fantaisie) et à deux mains et quatre archets avec le Quatuor Ebène et le contrebassiste Benjamin Berlioz (La Truite), des extraits du Voyage d’hiver avec le ténor Christoph Prégardien, Dvorak (Quintette) avec les Ebène. Allocution finale de Mathieu Herzog, l’altiste du quatuor : « Jouer comme cela à cet âge-là, ce n’est pas normal. » Toucher de rêve, musicalité transcendante, zénitude inentamée (un exemple pour les agités du clavier), le héros de la soirée donne le change, et tant pis pour les inévitables flottements dont le Quatuor fait les frais. Moments forts : Prégardien, fabuleux chanteur, calquant ses phrasés sur ceux de son accompagnateur, les Ebène jouant (superbement cette fois) le mouvement lent du Quatuor de Debussy, Pressler remerciant par un Chopin magique avant d’être enseveli sous une pluie de confettis dorés. Un nouveau CD (voir ici), un Mozart avec l’Orchestre de Paris (29, 30 janvier) : pour quelques élus, le secret est de savoir ne pas s’arrêter.

François Lafon

jeudi 31 octobre 2013 à 00h46

Festival d’Automne à la Bastille : Matthias Pintscher dirige Webern, Stravinsky et lui-même avec l’Orchestre de l’Opéra. Œuvres de jeunesse : Im Sommerwind est la première pièce pour orchestre de Webern, une « idylle » mahlero-strausso-debussyste où les prémisses de la raréfaction sonore à venir sont encore cachées. De même L’Oiseau de feu (ballet intégral) est un dernier coup de chapeau de Stravinsky à son maître Rimski-Korsakov. « Ma réflexion de chef d’orchestre est enrichie par mon propre processus d’écriture, et vice versa », remarque Pintscher. Cela se sent lorsqu’après Im Sommerwind, il dirige sa pièce Chute d’étoiles pour deux trompettes et orchestre, inspirée d’une installation du plasticien Anselm Kiefer mêlant argile et plomb, gravats et arbre déraciné. Le soin qu’il met à éviter le grand spectacle dans Webern se retrouve dans sa musique, à la fois description d’un paysage d’apocalypse et tentative de redonner une forme à un monde dévasté. Même impression dans L’Oiseau de feu, où la grisaille guette, balayée de soudains éclairs de poésie. L’Orchestre de l’Opéra y perd de sa superbe : fatigue entre Aida et Elektra actuellement à l’affiche, ou étonnement d’être dirigé comme la réunion de solistes de l’Ensemble Intercontemporain, dont Pintscher est le nouveau directeur (voir ici) ? 

François Lafon

Opéra National de Paris - Bastille, 42ème Festival d’Automne à Paris, 30 octobre Photo © DR

dimanche 27 octobre 2013 à 18h16

A l’Opéra Bastille, Elektra de Richard Strauss dans la mise en scène de Robert Carsen (Tokyo, 2005, Mai Musical Florentin, 2008). Une arène de sable noir cernée de hauts murs, un ballet de servantes-clones d'Elektra formant chœur antique, un hommage à Pina Bausch sans Pina Bausch, esthétiquement séduisant, ponctué de moments forts, comme l’apparition de Clytemnestre sur son lit blanc porté comme un linceul. Pas de danse hystérique, pas de rires fous ni de dérapages gores, si ce n’est l’étrange scène d’amour d’Elektra avec un Agamemnon nu aux allures de Christ au tombeau. Impression tenace pourtant que le sujet n’est qu’effleuré, que les personnages ne sont que des motifs dans le tapis, que le cérémonial tient lieu d’analyse dramaturgique. Difficile, après la lecture au scanner de Patrice Chéreau (voir ici - Arte Live Web, jusqu’au 29 octobre. Bientôt, on l’espère, en DVD) de revenir à ces stéréotypes, fussent-ils artistement relookés. Perdues dans l’immensité, les voix sont désincarnées, elles aussi, comme abstraites. Dommage pour Irène Theorin, Ricarda Merbeth, Waltraud Meier surtout, si impressionnante dans le spectacle de Chéreau. Tout le théâtre est dans la fosse, où Philippe Jordan dirige un orchestre somptueux, traversé du souffle tragique et de la densité psychologique que la scène nous refuse.

François Lafon

Opéra National de Paris, Bastille, jusqu’au 1er décembre. En différé sur France Musique le 20 novembre Photo © Opéra

jeudi 24 octobre 2013 à 10h52

Pour la 850e anniversaire de la cathédrale, Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris - structure créée en 1991 conjointement par l’Etat, la Ville de Paris et l’Association diocésaine de Paris - a passé commande à quinze compositeurs d’autant de pièces d’église, à savoir une messe brève et douze motets. L’ensemble, d’une durée de près d’une heure et demie et qui se situe dans la lignée séculaire des musiques de maîtrise, a été donné en création mondiale, cinq jours après un colloque au Collège des Bernardins, avec comme titre Le Livre de Notre-Dame. Il s’agit de pièces de difficulté moyenne et d’esthétiques très différentes pour chœur d’enfants avec accompagnement d’orgue, les compositeurs choisis n’ayant pas forcément une grande habitude de la musique liturgique. Certaines pièces sont en latin, d’autres en français, elles suivent le déroulement de l’année liturgique, et l’on espère qu’elles résonneront au fil des saisons en des lieux multiples. On pouvait craindre au début une certaine monotonie, mais on s’est vite senti rassuré, envahi par un sentiment sinon de piété, du moins d’élévation. Emilie Fleury était à la direction, Yves Castagnet et Denis Comtet à l’orgue de chœur. Les compositeurs ? Il faut les citer tous, ou n’en citer aucun. Impressionnante, la longue file d’attente à l’extérieur avant le concert, avec comme résultat une cathédrale archicomble. Faut-il s’en étonner ?

Marc Vignal

Notre-Dame de Paris, 22 octobre Photo © DR

samedi 19 octobre 2013 à 22h55

Tout comme Lully puis Gluck, Spontini jeta en son temps les fondements de l’Opéra à la française. Admiré par Wagner et Berlioz, il confiait lui-même au premier que « depuis la Vestale, il n’a point été écrit une note qui ne fût volée à mes partitions. » De cet opéra entre deux époques, le Théâtre des Champs-Elysées offre une représentation entre deux eaux. Avec une mise en scène dépouillée à l’extrême, des décors et des costumes intemporels, ainsi qu’un beau travail de lumières, le metteur en scène Eric Lacascade privilégie la dimension sensuelle de l’œuvre – difficile de ne pas penser parfois, à l’Extase de Sainte Thérèse (du Bernin), visible à jet de pierre du temple de Vesta – et en oublie les tourments et les fureurs. Ermonella Jaho, en Vestale vers qui tous les regards se tournent, est à l’unisson : elle fait merveille dans les pianissimi (et aigus), mais manque de densité dans les passages en puissance (et graves). En revanche, son alliance avec la grande prêtresse (interprétée par Béatrice Uria-Monzon) fait de l’acte II le moment fort de la représentation. Côté homme, l’univers macho et bellâtre voulu sans subtilité par Eric Lacascade cultive à contre-emploi le ridicule. Si Jean-François Borras (Cinna) et Konstantin Gorny (Le Souverain Pontife) ont pour eux le timbre, la diction et le sens dramatique, Andrew Richard se contente de faire invariablement le cabotin, avec peu du reste. Les chœurs (Chœur Aedes) sont, avec le face à face du deuxième acte, la deuxième clé magique de cette soirée, laissant dans l’ombre une direction orchestrale (Jérémie Rhorer ; Le Cercle de l’harmonie) flottante, notamment dans les solos de vents.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs Elysées, les 15, 18, 20, 23, 25 et 28 octobre 2013. Rediffusion sur France Musique le samedi 2 octobre à 19h00. Photo © Théâtre des Champs-Elysées

Pour le 200ème anniversaire exactement de la naissance de Verdi (10 octobre 1813), retour d’Aida à l’Opéra de Paris. Malédiction des pharaons ? En 1968, la mise en scène de Chéreau (Pierre), datant de 1939, donne lieu à un chahut historique. Bis repetita, quarante-cinq ans plus tard, avec celle d’Olivier Py, lequel vient courageusement saluer sous les huées. Sabres et goupillons, treillis et uniformes Risorgimento, architectures mussoliniennes en cuivre étincelant, charnier sous l’arc de triomphe de la Scène … du triomphe : au cas où on ne l’aurait pas compris, Aida est une mise en garde (certes très actuelle) contre le totalitarisme. Pour transformer le cuivre en or, de belles voix feraient l’affaire. Mais hormis Marcelo Alvarez, Radamès impeccable, les chanteurs sont ordinaires, les dames surtout, ce qui, en l’occurrence, est rédhibitoire : silence de mort accueillant l’ « Air du Nil » par la soprano ukrainienne Oksana Dyka. Etonnant de la part du directeur Nicolas Joël, dont les distributions sont le point fort. Etonnant aussi de celle du chef Philippe Jordan, attaché à faire ressortir les finesses de cette partition moins clinquante qu’on ne le pense encore, mais assez loin du naturel souverain qu’il affiche dans Strauss ou Wagner.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, deux distributions en alternance jusqu’au 16 novembre. En direct le 14 novembre à 19h30 dans des salles UGC et cinémas indépendants de France et du monde entier. Diffusion ultérieure sur Orange et Mezzo Live HD

jeudi 10 octobre 2013 à 01h07

Concert Britten–Beethoven à Pleyel, avec l’Orchestre de Paris dirigé par le peu médiatique mis très respecté David Zinman. Britten (né en 1913) pour le centenaire, Beethoven pour remplir la salle. Car si Le Tour d’écrou ou Billy Budd ont leur public, la Sinfonia da Requiem - hymne à la paix aux accents mahlériens (Le Chant de la Terre) commandé en 1940 par le très belliqueux Japon et refusé parce que trop chrétien – n’a rien d’un tube. On en retrouve des accents cinq ans plus tard dans les plus connus Interludes marins tirés de l’opéra Peter Grimes, mais plus incisifs, plus dramatiques, plus habilement placés. Zinman - gestique précise et présence évoquant son maître Pierre Monteux - s’y interdit tout sentimentalisme, comme le faisait Britten quand il dirigeait ses propres œuvres, mais s’entend à faire monter la pression quand il le faut. L’orchestre, impeccable, sonne clair et net. On s’étonne de ne pas retrouver la Zinman touch dans un Concerto pour violon de Beethoven où le soliste Nikolaj Znaider - violon superbe, nuances infinies – semble évoluer dans un monde parallèle. Pas un dialogue de sourd, mais une légère impression de rendez-vous manqué.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, les 9 et 10 octobre Photo © DR

A la Cité de la Musique, rentrée de l’Ensemble Intercontemporain dans le cadre du cycle Rêves. Quatre rêves musicaux sous la baguette de Matthias Pintcher, qui commence sa deuxième saison à la tête de l’Ensemble : la Fuga (ricercata) a sei voci, extrait de L’Offrande musicale de Bach instrumenté par Webern, Two Interludes and a Scene for an Opera de Johnathan Harvey, la Sonate pour violoncelle seul de Bernd Alois Zimmermann et Bereshit de Pintscher lui-même. Quatre œuvres aussi différentes que possible : « Mon instrumentation essaye de mettre à nu les relations motiviques, » annonce Webern à propos de Bach ; « Mon travail sur Wagner Dream, qui évoque l’instant de la mort du compositeur, a précisément commencé par l’écriture de ces deux Interludes, » explique Harvey pour présenter ce concentré d’un opéra créé en 2006, où il exploite l’informatique Ircam avec le sens du spectacle qu’on lui connaît ; « Rêves, pensées et réalité apparaissent et alternent avec les souvenirs, les attentes et l’irréalité, » proclame Zimmermann, justifiant le caractère à la fois éclaté et concentré de sa Sonate ; « Bereshit est le premier mot de la Torah. Ce mot parle d’un à peu près d’un commencement - et non du commencement –, d’une césure, » précise Pintcher. Rêve d’un « état sonore originel », sorte de prélude de L’Or du Rhin contemporain mais nettoyé des tics répétés depuis un siècle par la « musique nouvelle », sa pièce rejoint dans l’esprit Bach par Webern. Il la dirige, comme les trois autres, avec le sens de l’économie qui caractérise son travail de compositeur. Solistes (les chanteurs Claire Booth et Godron Gietz, le violoncelliste Pierre Strauch) et tuttistes (mais tous les membres de l’Intercontemporain sont des solistes) participent de cette quête de l’essentiel. A méditer en ces temps de commentaire généralisé.

François Lafon

Cité de la Musique, Paris, 27 septembre. sur France Musique le 14 octobre à 20h Photo : M. Pintcher

vendredi 27 septembre 2013 à 00h21

A Pleyel avec l’Orchestre de Paris, les sœurs Labèque jouent un de leurs tubes : le Concerto pour deux pianos de Poulenc. Public de fans, énergie intacte des duettistes de charme (Katia en rouge, Marielle en noir) dans cette œuvre faussement pagaille, où l’auteur de Dialogues des Carmélites envoie des clins d’œil à Stravinsky et Ravel (le Concerto en sol) tout en tirant son chapeau à Mozart. En bis, la version à deux pianos de « When you’re a Jet » de Leonard Bernstein (West Side Story) achève de mettre la salle en joie. Effet Labèque garanti, rien de nouveau. Le nouveau, c’est Andris Poga, trente-trois ans, chef assistant au Symphonique de Boston et à l’Orchestre de Paris, remplaçant Georges Prêtre initialement prévu. Air jovial et geste rond, ce premier prix du Concours Evgeni Svetlanov est un « bras », comme on dit en jargon de métier. La suite d’orchestre tirée du ballet Les Animaux modèles (du petit Poulenc, créé en 1942 au Palais Garnier) passe comme l’éclair, le Concerto file droit. Après l’entracte, la 5ème Symphonie de Tchaikovski est plus éruptive que métaphysique : une fête pour l’orchestre, qui lui déroule le tapis rouge en jouant comme avec les plus grands. Un adoubement, en quelque sorte.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 25 et 26 septembre. Sur Arte Live Web, orchestredeparis.com et citedelamusique.tv jusqu’au 25 mars 2014 Photo © DR
 

jeudi 26 septembre 2013 à 00h38

Au théâtre de l’Athénée, Pierrot Lunaire de Schoenberg et Paroles et musique de Samuel Beckett/Morton Feldman par l’Ensemble Le Balcon « en résidence ». Sonorisation sophistiquée, mise en image de l’artiste multi-foncions Nieto. Particularité du Balcon : il ose tout, et peut se le permettre depuis le succès, à l’Athénée la saison dernière, d’un étonnant Ariane à Naxos de Strauss (voir ici). Donné en français (Albert Guiraud, auteur du texte était Belge francophone), sprechgesangué par un homme (le bluffant comédien-chanteur Damien Bigourdan) et non plus une femme, illustré avec un sens de l’économie qui met en valeur quelques images choc (la bouche sanglante, la chute des oiseaux), Pierrot Lunaire n’est plus seulement le manifeste sacro-saint de la nouvelle musique. Paroles et musique – rencontre de Beckett, qui n’aimait pas qu’un musicien tourne autour de ses textes, et de Feldman, qui se méfiait de l’opéra et de tout ce qui lui ressemblait – va plus loin : à pièce radiophonique, noir dans la salle, si ce n’est un projecteur braqué sur un spectateur-récitant de rouge vêtu. Quelques personnes sortent, le plus bruyamment possible. Applaudissements nourris quand le rideau de fer se lève sur le chef Maxime Pascal et ses musiciens, mettant une fois encore sens dessus dessous le rituel du concert.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 28 septembre. Photo © DR

samedi 21 septembre 2013 à 00h01

Passage à la Cité de la Musique de Que Ma Joie Demeure!, de et avec Alexandre Astier, créé l’année dernière au Théâtre du Rond-Point, en tournée jusqu’en novembre. Public jeune, mélange de fans de la série Kaamelott (M6), dont Astier est l’auteur-scénariste-interprète, et d’élèves du Conservatoire tout proche. Au clavecin, au tableau noir, au confessionnal, à l’église, à la maison, jonglant avec ses béquilles (il s’est blessé pendant une représentation à Bordeaux), Astier-Bach donne une master-class et raconte sa vie. Atmosphère de cabaret, blagues de potache, bagout pas toujours raffiné : « Les ouvrages que Gilles Cantagrel a consacrés à Bach donnent une large part au trivial », se justifie-t-il. Grands moments parmi d’autres qui le sont moins : l’expertise d’un orgue à moitié démonté (Bach en a réalisé beaucoup), la répétition avec la maîtrise de Saint-Thomas, l’explication des commodités du cantus firmus. Car Astier est musicien, il connait son sujet, tâte de la viole et touche le clavecin. « Ma présence ici consisterait à dire qu’il n’y a pas de mauvaise façon de parler de la musique », se justifie-t-il encore. Les trivialités dont il ne se prive pas valent bien, en effet, les superlatifs lénifiants qui fleurissent dès qu’il s’agit de parler de grande musique au grand public.

 François Lafon

Cité de la Musique, Paris, jusqu’au 22 septembre. A Genève, Valencienne, Lyon jusqu’au 11 novembre. Photo © DR

mercredi 18 septembre 2013 à 00h31

Reprise à l’Opéra Bastille de Lucia di Lammermoor de Donizetti dans la mise en scène désormais historique (1995) d’Andrei Serban. Un univers d’hommes, mi-corps de garde mi-amphithéâtre de la Salpêtrière, où le public bourgeois venait assister aux expériences de Charcot sur l’hystérie. Une salle de torture, avec passerelles, balançoire et espaliers, pour l’amoureuse persécutée au chant vertigineux. Un spectacle conçu pour June Anderson et Roberto Alagna, double présence magnétique. Les distributions suivantes étaient plus déséquilibrées : Mariella Devia, belcantiste consommée mais apparemment sujette au vertige, Sumi Jo impeccable et glaciale, Andrea Rost économe de ses moyens, toutes flanquées de ténors faire-valoir, jusqu’à Natalie Dessay (2006), spectacle à elle seule, et seule depuis Anderson à déchaîner un vent de folie. Aujourd’hui, deux distributions en alternance, rapports de force opposés. Yin et yang avec Patricia Ciofi - parfaite styliste et équilibriste mesurée - face à Vittorio Grigolo - chant débraillé mais sex-appeal affiché -, yang et yin avec Sonya Yoncheva - timbre somptueux et interprète casse-cou -, et Michael Fabiano - look ténébreux et chant de haute école. Troisième dimension : Ludovic Tézier (trop ?) élégant en méchant frère, cédant le pas au plus fruste mais plus efficace George Petean. Que du beau monde, cela s’entend.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 9 octobre. Journée spéciale sur Radio Classique le 26 septembre en direct du Studio Bastille, suivie de la représentation à 19h30. Photo © Opéra de Paris

mardi 17 septembre 2013 à 02h03

Reprise à l’Opéra Bastille de L’Affaire Makropoulos de Janacek dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, spectacle phare de l’ère Gerard Mortier. Salle de première, ovation au rideau final : visage fermé du metteur en scène, trublion devenu icône. Sept ans après, le spectacle ne choque plus, il fait même figure de mètre étalon d’un Regietheater désormais généralisé, de condensé des standards du genre, entre discours induit et démonstration appuyée : brillante, l’assimilation de la diva victime d’un élixir de longue vie à une star d’Hollywwod, d’autant plus fragile à la ville qu’elle est immortelle sur l’écran ; virtuose, l’utilisation de l’image – Marilyn qui rit, Marilyn qui pleure en guise d’ouverture, Gloria Swanson dansant pour l’éternité dans Sunset Boulevard de Billy Wilder ; superbe la mort tant désirée de l’héroïne au fond de sa piscine, passant le relais à sa cadette déjà marilynisée ; mais convenus les airs maffieux des hommes d’argent qui entourent la vedette, démonstratives les scènes de séduction dans les toilettes publiques. Question récurrente : une telle transposition donne-t-elle au public actuel les clés d’une œuvre déjà complexe ou achève-t-elle de le dérouter ? Respirant au rythme particulier de la somptueuse musique de Janacek, la chef Susanna Mälkki répond à sa manière, secondée par un plateau musicalement précis et dramatiquement concerné, même si l’excellente Ricarda Merbeth est moins crédible en diva névrosée qu’Angela Denoke en 2007.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 2 octobre Photo © Opéra de Paris

vendredi 13 septembre 2013 à 00h47

Première nouveauté de la saison à l’Opéra Garnier : Alceste de Gluck par le tandem Marc Minkowski - Olivier Py. Un rêve pour le chef, un pensum pour le metteur en scène. A musique noble et pathétique, action minimale, tirée d’Euripide : le roi Admète va mourir, à moins qu’un de ses sujets se sacrifie à sa place. Ce sera son épouse Alceste, laquelle sera sauvée par  Hercule. En acclimatant son ouvrage viennois (1767) à la scène parisienne (1776), Gluck a posé les principes de sa « réforme » : plus de folies vocales comme dans l’opéra italien, plus de ronds de jambes comme dans la tragédie lyrique française. Du naturel, du vécu, de l’émotion. Pour animer cette édifiante déploration, Py a imaginé un univers sans couleur, un Palais Garnier dessiné en temps réel sur un immense tableau noir, une coiffeuse où l’on se grime et un lit où l’on agonise, des enfants royaux qui figurent la mort et la résurrection, des sentences effacées sitôt écrites, un orchestre qui passe de la fosse au plateau (après l’entracte) en vertu du fait que « Seule la musique sauve » Une allégorie de l’opéra selon Gluck, qui meurt pour renaître plus pur et plus vrai (sentence finale : « La mort n’existe pas »), ou seulement un habillage habile d’une fable qui a moins bien franchi les siècles que celles d’Electre ou d’Antigone ? Occupés à soigner leur style sous la baguette musclée de Minkowski, les chanteurs, la superbe Sophie Koch en tête, sont démonstratifs là où on les attend sensibles. Alors, à défaut d’essuyer une larme, on étouffe un bâillement.

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 7 octobre. En direct sur France Musique et sur les radios associées de l’Union Européenne le 28 septembre Photo © Opéra de Paris/A. Poupeney

jeudi 12 septembre 2013 à 09h57

Les Gurrelieder de Schönberg n’avaient jamais été entendus en Roumanie. C’est chose faite depuis le 7 septembre : concert-événement qui fut l’un des points forts du Festival Enesco. L’œuvre, entreprise en 1900, ne fut créée en 1913. Elle valut à Schönberg son plus grand triomphe public, mais ce triomphe fut en quelque sorte posthume : il avait dans l’intervalle radicalement évolué et produit une série d’ouvrages à scandale, alors que par leur sujet (une légende danoise relatant avec ses funestes conséquences l’amour d’un roi pour une jeune fille nommée Tove), le gigantisme de leurs effectifs instrumentaux et vocaux et leur durée de plus d’une heure et demie, les Gurrelieder s’inscrivaient dans la grande tradition romantique. Bertrand de Billy devait diriger. Il a été remplacé par le Britannique Leo Hussain, qu’on avait entendu le 5 à la tête de la Philharmonie de Moldavie dans des pages de Maxwell Davies et Birtwistle. Hussain, qui souhaitait depuis longtemps s’attaquer aux Gurrelieder, n’eut que très peu de temps pour se préparer. Il s’en est tiré avec les honneurs, comme aussi bien le chœur que Janina Baechle dans le Lied der Waldtaube (Chant du Ramier). Avant d’être interprété « normalement » en Sprechgesang, le texte de l’épisode suivant la fantastique « Chasse sauvage du vent d’été », juste avant le grandiose chœur final, a été simplement récité en roumain par l’acteur Victor Rebengiuc, vétéran des scènes du pays, dans un souci de meilleure compréhension. Il va de soi que les bruyantes manifestations d’enthousiasme du public à l’issue du concert se seraient produites en tout état de cause.

Marc Vignal

Photo © DR

mercredi 11 septembre 2013 à 18h54

5 septembre, grande Salle du Palais, 3 000 personnes. Paavo Järvi dirige l’Orchestre de Paris : pour commencer, une ouverture du Corsaire de Berlioz menée tambour battant au détriment de l’imagination ; pour finir, une Symphonie avec orgue de Saint-Saëns des grands jours ou presque, avec en soliste (si l’on peut dire) un Thierry Escaich soucieux, par sa retenue, de ne pas maltraiter le fragile instrument à sa disposition. Entre les deux, le concerto pour violon de Britten, sans grande substance mais admirablement servi par la Norvégienne Vilde Frang.
6 septembre, dans la même salle, second concert de l’Orchestre de Paris, clos par une phénoménale Cinquième Symphonie de Prokofiev, après une Première Symphonie d’Enesco. Celle-ci fut créée en 1905 à Paris, où, sans trop y croire, on espère l’entendre bientôt, d’autant que Järvi sait la diriger : musique aux relents brahmsiens, wagnériens et berlioziens mais s’imposant surtout par sa rudesse. Elle ne coule pas toujours de source, et c’est fort bien ainsi.
Ailleurs, dans la salle de l’Ateneul, l’excellent Ensemble Profil fit entendre six œuvres d’autant de compositeurs roumains, dont l’un nommé Adrian Enescu, témoignant d’une heureuse concision et d’un savoir-faire certain. Succès mérité aussi pour l’Allemand Jörg Widmann grâce à son éblouissant concerto pour trompette et aussi à sa vaste Messe (2005), dernier volet d’un trilogie transférant des formes vocales à l’écriture pour grand orchestre. La Philharmonie de Cluj était de la fête. (à suivre)

Marc Vignal

Photo © DR

mardi 10 septembre 2013 à 17h40

Radu Lupu habite aujourd’hui en Suisse, mais le 4 septembre au soir, il était revenu doublement chez lui : à Bucarest, son pays d’origine, pour jouer Schubert un compositeur devenu au fil des ans sa « patrie pianistique. » Son interprétation des deux dernières sonates, avec un souci des nuances, une miraculeuse indépendance des mains et un sens des « divines longueurs » tint la salle en haleine. Et quatre bis - Schubert évidemment - ont sanctionné et prolongé ce triomphe, l’un des grands moments du Festival International George Enescu (Enesco est la francisation du patronyme roumain du compositeur) qui se tient tous les deux ans et dont la 21ème édition a lieu du 1er au 28 septembre à Bucarest et dans dix autres villes roumaines. Le programme global de cette manifestation est comparable par son ampleur et sa variété à ceux de seulement quelques rares festivals, comme Salzbourg ou surtout Lucerne. Plus de 80 manifestations à Bucarest, avec de prestigieuses formations venant du monde entier alors que le budget est de 8 millions d’euros contre 64 millions pour Salzbourg. La vente des billets assure 10% des recettes, 20 000 billets sont vendus à l’étranger, et comme il se veut populaire, le festival propose par exemple un forfait de 350 euros pour 29 concerts. Ce qui équivaut malgré tout à un salaire mensuel… (à suivre)

Marc Vignal

Photo © DR

mardi 3 septembre 2013 à 18h32

Le festival de La Chaise-Dieu possède depuis cette année un nouveau directeur général, Julien Caron, le plus jeune en France à occuper un tel poste, mais Bach conserve dans la programmation une place de choix. Le faire coexister avec Mondonville (1711-1772), auteur de dix-sept grands motets composés de 1754 à 1758 et dont huit sont perdus, et le sublime compositeur tchèque Zelenka, actif à la cour de Dresde (Allegro de la Sinfonia a 8), est dans l’ordre des choses. Avec Mondonville, on n’est plus à Versailles mais dans le Paris de Louis XV : ses motets - on a entendu le dernier (In exitu Israel) puis le premier (Dominus regnavit) - sont d’essence à la fois religieuse et profane, avec leurs ritournelles et leur esprit d’ouverture à la française. L’ensemble Les Nouveaux Caractères, fondé en 2006, et son chef Sébastien d’Hérin, se sont également imposés dans le Magnificat de Bach, avec d’extraordinaires fondus du chœur et de l’orchestre avec trompettes et timbales. A Leipzig, sans pour autant pratiquer la dévotion mariale, on savait rendre hommage à la mère de Dieu. Le soir, Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion donnaient une mémorable Passion selon saint Jean, chambriste mais remplissant sans peine l’espace. On l’a ressenti dès le chœur initial et plus encore dans les airs, quand seuls deux instruments de la même famille s’ajoutent à la basse continue. On atteignait là un rare degré d’émotion, et dans certains chorals, comme celui terminant la première partie, un bienfaisant sentiment d’éternité.

Marc Vignal

Abbatiale Saint-Robert, 29 août Photo : Les Nouveaux caractères

En 1713 sont signés les traités d’Utrecht, ville de Hollande, qui mettent fin à la guerre de Succession d’Espagne : ce pays est relégué au second rang, l’Angleterre de la reine Anne Stuart réaffirme sa puissance maritime et prend possession du rocher de Gibraltar. Le prédécesseur d’Anne sur le trône de Londres, son beau-frère Guillaume III d’Orange-Nassau, disparu en 1702, militaire dans l‘âme, adversaire acharné de Louis XIV, aurait-il comme elle commandé de la musique à Haendel pour marquer l’événement ? Sans doute, mais c’était également affaire de gouvernement. Quoi qu’il en soit, le festival de La Chaise-Dieu pouvait sans chercher loin célébrer ce tricentenaire : le Te Deum (en neuf sections toutes avec choeur) et le Jubilate de Haendel sont des œuvres grandioses, créées à Saint-Paul de Londres le 7 juillet 1713, et par-dessus le marché ses premières en langue anglaise. L’excellent RIAS Kammerchor de Berlin et l’Accademia Bizantina se sont également tournés vers William Croft (1678-1727), organiste à l’abbaye de Westminster à partir de 1708 comme successeur de John Blow, fait docteur en musique à Oxford en 1713 après avoir présenté deux odes pour la paix d’Utrecht, dont With Noise of Cannon (Avec le bruit du canon) : musique moins monumentale, moins impressionnante au premier abord que celle de Haendel, mais plus attachante et plus variée. Décidément, le malheur des peuples fait le bonheur des mélomanes. De Croft, une Ode funèbre sera exécutée aux funérailles aussi bien de la reine Anne (1714) que de Haendel (1759). (à suivre)

Marc Vignal

Abbatiale Saint-Robert, 28 juin

dimanche 1 septembre 2013 à 15h02

Cette année au festival de La Chaise-Dieu (21 août - 1er septembre), beaucoup de concerts ont fait revivre la première moitié du XVIIIème siècle : Angleterre de la reine Anne et des premiers rois George, Allemagne luthérienne, cour catholique de Dresde, France du jeune Louis XV. Imaginer comment aurait pu se dérouler en 1727 à l’abbaye de Westminster le couronnement de George II permet d’en restituer sans détours l’apparat, à grand renfort de fanfares, de processions et de vivats, et de programmer non seulement Haendel, Purcell et Blow mais aussi, en remontant dans le temps, Orlando Gibbons ou Thomas Tallis : près d’une trentaine de numéros instrumentaux ou vocaux, total confirmant l’adage « Abondance de biens ne nuit pas ». Le maître des cérémonies était Robert King, à la tête de « son » King’s Consort de Cambridge. On l’a retrouvé le lendemain, tout aussi en situation, dans Bach (brefs morceaux et Oratorio de l’Ascension) et dans le très italianisant Dixit Dominus (Psaume 109) de Haendel, célèbre page de jeunesse transportant de vingt ans en arrière (Rome 1707). Sans oublier sa jubilatoire ouverture pour The Occcasional Oratorio. (à suivre)

Marc Vignal

Abbatiale Saint-Robert, 27 et 28 juillet Photo : King's consort

dimanche 1 septembre 2013 à 20h02

Modernité (du siècle dernier) en trois volets à Pleyel par Simon Rattle et le Philharmonique de Berlin : juste avant la révolution atonale (Schönberg : La Nuit transfigurée), juste après (Berg : Trois fragments de Wozzeck), voie de traverse (Stravinsky : Le Sacre du printemps). Peut-être plus l’orchestre de Karajan, mais toujours une sorte de perfection. Pendant La Nuit transfigurée, un jeune homme, au dernier rang derrière l’orchestre (c'est-à-dire face à la salle), est pris d’une crise d’angoisse. Toxique en effet, sous ses dehors raffinés, cette musique que Rattle dirige comme un opéra sans paroles (aveu d’infidélité, rédemption par l’amour, d’après un poème de Richard Dehmel), où Brahms et Wagner (ennemis jurés) se retrouvent avant de céder la place à un autre monde. Le chef romantise aussi, sans pourtant en émousser l’électricité, le best of de Wozzeck destiné - un an avant sa création - à promouvoir l’opéra, trouvant en Barbara Hannigan une soliste à l’expressivité aiguë mais à la voix légère. Le Sacre du printemps (voir ici) - énième exécution en cette année anniversaire – souffre davantage de cet arrondi généralisé : à trop s’attarder sur les passages méditatifs, Rattle compromet la fête sauvage. Pour être d’une efficacité à toute épreuve, cette musique « écrite gros » (Pierre Boulez) serait-elle la plus fragile des trois ?  

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 1er septembre. En différé sur France Musique le 1er octobre à 20h Photo © DR

samedi 24 août 2013 à 09h09

20ème Festival Berlioz à La Côte-Saint-André : première tentative, avec Béatrice et Bénédict, d'opéra mis en scène au théâtre éphémère (et couvert) du château Louis XI. Restaurant de plein air, public assez chic, atmosphère feutrée, assez éloignée des réjouissances telluriques de la fonte des cloches (voir ici). Mis en scène n'est pas vraiment le terme : mise en espace place plutôt par Lilo Baur, disciple de Peter Brook, de cet ouvrage comico-mélancolique fragmentairement inspiré de la comédie de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien. Choeurs enthousiastes, bons solistes emmenés par la mezzo Isabelle Druet (Béatrice), dispensés des dialogues parlés par un récitant dont la présence accentue l'aspect oratorio de l'ensemble. La vedette de la soirée, qui occupe l'essentiel du plateau, est le Jeune Orchestre européen Hector Berlioz, émanation de l'Académie du festival, et dirigé avec entrain par François-Xavier Roth. Pas mal vu : dans cet ovni scénique composé sur le tard, Berlioz dynamite une fois encore les codes de l'opéra, et se délecte à donner aux musiciens ce qui revient aux chanteurs (et vice-versa). L'après-midi dans l'austère église où a été baptisé Berlioz, début de l'intégrale en neuf concerts des Sonates pour piano de Beethoven, où François-Frédéric Guy fait mentir sa réputation de ne s'intéresser vraiment qu'aux oeuvres les plus ardues. Aux (encore) classiques trois premières Sonates, il confère désormais une dimension qui est la marque des très grands. Là aussi nous sommes loin de la fonte des cloches. Quoique...

François Lafon

vendredi 23 août 2013 à 09h52

Au château de Bressieux (Isère), dans le cadre du festival Hector Berlioz, "Grande Ouverture festive et fonte traditionnelle de cloches". Atmosphère de rituel médiéval sur fond de ruines illuminées, grondement du feu jaillissant de terre, ballet des fondeurs masqués coulant le métal dans le brasier, lueurs méphistophéliques dans la nuit. Les deux cloches (320 et 600kg) du Dies Irae de la Symphonie Fantastique seront démoulées dimanche à midi : après l'oeuvre au noir, l'oeuvre au blanc. Toute la soirée sur le site : musiques et danses traditionnelles, artisans en action (rémouleurs, scieurs de long, fabricants de cordes), jeux d'adresse d'un autre temps (grenouille, passe-boule). Selon Bruno Messina, ethnomusicologue et directeur du festival, Berlioz n'a pas rejeté autant qu'il s'est plu à le répéter sa ville natale de La Côte-Saint-André, et sa musique tout entière témoigne de la nostalgie des sons et des couleurs de sa jeunesse, de même que la Fantastique porte la marque de M. Berlioz père, médecin respecté mais opiomane et un peu sorcier, pratiquant l'acuponcture en un temps où cela ne se faisait pas. Les cloches fondues ce soir seront paraît-il telles que les a rêvées Berlioz (mais accordées au diapason moderne), davantage que les cloches tubulaires ou les pianos (!) généralement utilisés, davantage même que celles détenues - et données comme authentiques - par l'Orchestre Colonne ou que celles fondues à Strasbourg et inaugurées par l'Orchestre Les Siècles ... au festival Berlioz 2009. Samedi 24 août, Leonard Slatkin dirige la Symphonie Fantastique avec l'Orchestre de Lyon au château Louis XI de La Côte-Saint-André. La veille du démoulage donc. Les cloches de Bressieux feront leurs débuts avec l'Ensemble Le Balcon le 1er septembre. Ellesont l'éternité devant elles.

François Lafon

dimanche 28 juillet 2013 à 14h56

Construit à partir de la fin du XVème siècle, le Logis de la Chabotterie est un haut-lieu des guerres de Vendée : le dernier chef vendéen, Charette, y fut arrêté le 23 mars 1796. Il s’agit maintenant d’un beau musée aménagé avec des meubles et objets antérieurs à 1790. Pour sa deuxième manifestation de la saison, le 17e festival de musique baroque « Musiques à la Chabotterie » s’est délocalisé dans une salle aux dimensions adéquates pour une magnifique exécution de concert de l’opéra-ballet Les Indes galantes de Rameau, menée avec une conviction de tous les instants par son directeur artistique Hugo Reyne. La partition - avec comme thème l’exotisme, la découverte de pays imaginaires hors d’Europe - est géniale de bout en bout, tant en ce qui concerne les parties vocales que les danses, mais c’est un exploit que de la donner en concert sans coupures, en une soirée d’une durée de quatre heures, entracte compris. Il faut un orchestre incisif et discipliné (c’était le cas de la Simphonie du Marais), un chœur plus qu’à la hauteur et surtout - qualité essentielle dans le répertoire baroque français - des chanteurs capables de faire ressortir les perpétuelles inflexions dramatiques du texte et d’en articuler clairement les paroles. Mention spéciale, dans la mesure où ils n’ont « pris » leur rôle qu’au dernier moment, à la soprano Chantal Santon Jeffery et au baryton-basse Marc Labonnette. Une aventure passionnante jusqu’à la chaconne finale, la plus belle de toute la musique française.

Marc Vignal

Saint-Georges-de-Montaigu, Salle Dolia, 26 juillet 2013

jeudi 25 juillet 2013 à 00h06

Au Théâtre Ephémère du Palais-Royal dans le cycle "Voyage en Afrique du Sud", Paris Quartier d’été importe Refuse the Hour, le spectacle de William Kentridge qui avait décontenancé le festival d’Avignon 2012. Autour de l’illustre artiste (peintre, vidéaste, sculpteur, comédien, etc.) des musiciens, des chanteuses, des danseuses, des objets, des films, des trompe-l’œil. Son sujet : nier le temps. Dans un anglais oxfordien, il convoque la science, la littérature, la philosophie, les souvenirs personnels, périodiquement interrompu par son turbulent entourage : métronomes géants, cuivres hurlants, corps désarticulés, cantatrices reprenant Le Spectre de la rose (Berlioz – Nuits d’été) en canon, comme un incoercible leitmotiv. On attend du grand homme qu’il nous transporte dans le monde fou qu’il avait inventé au festival d’Aix (voir ici) pour raconter l’aventure folle du Nez de Chostakovitch, mais il tourne en rond, se répète, collectionne les clichés. Idem pour les images, les cris, les onomatopées. Mais que manque-t-il ? On pense à Méliès, aux Monty Python, mais ce n’est pas ça. Trois porte-voix multifonctions - autres leitmotive - donnent la réponse : ce sont les Shadoks qu’il nous faudrait. Eux n’avaient pas besoin de jouer les conférenciers pour manier la philosophie des trous noirs et plonger dans les abîmes de la pensée en vrille.

François Lafon

Théâtre Ephémère du Palais-Royal, Paris, jusqu’au 27 juillet Photo © DR

Danses pour l'oreille au festival de Montpellier, avec Les Siècles dirigé par François-Xavier Roth. Instruments baroques pour Lully (Le Bourgeois gentilhomme) et Rameau (Les Indes galantes), romantiques poiur Delibes (Coppélia) et Massenet (Le Cid), début XXème pour Stravinsky (Le Sacre du printemps). Tour de force technique et signature de l'ensemble, plus à son affaire tout de même dans la seconde partie du programme : grisante Coppélia et Sacre fauve, joué tel qu'il a été créé et non dans une des habituelles simplifications. Raccourci saisissant de quatre cents ans de ballet français aussi, où l'on pressent chez Lully (dirigé par Roth avec une canne frappant le sol, comme celle qui fut fatale au compositeur) les violences calculées de Stravinsky. Plaisir, en plus, d'entendre ce Sacre "à l'ancienne" dans de meilleures conditions qu'au printemps dernier dans la Grande Halle de La Villette (voir ici). Plus tôt dans la journée, masterclass technique et compétente de Renaud Capuçon suivie par un public (nombreux) de fans, mais surtout récital du jeune pianiste russe Yevgeny Sudbin, artiste fascinant qui mériterait la gloire d'Evgeny Kissin ou de Nikolaï Lugansky, confrontant Liszt et Debussy avec une puissance expressive rappelant Emil Guilels pour mieux nous entraîner dans les folies mystiques de la 5ème Sonate de Scriabine.

François Lafon

Photo : la partition du Sacre dans les mains de François-Xavier Roth

vendredi 12 juillet 2013 à 08h41

Ouverture du festival de Montpellier avec Mass de Leonard Bernstein. Une messe de l'époque de Jésus-Christ Superstar et de la guerre du Vietnam, composée pour l'ouverture du Kennedy Center de Washington (1971). Une messe étrange, provocante, mêlant au texte latin des poèmes pas très catholiques et convoquant un orchestre symphonique, des claviers électroniques, des guitares électriques, un célébrant sachant chanter (baryton), danser et soulever les foules, un grand choeur, une maîtrise et une chorale de rue. Un pied de nez officiel à Richard Nixon, alors président (républicain) lequel boycotta l'événement, laissant la place d'honneur à Jackie Kennedy, veuve du dédicataire (démocrate et catholique). Un monstre musical aussi, illustrant la conviction de Bernstein que l'avenir de la musique n'était pas dans l'avant-garde néo-Ecole de Vienne mais dans le mariage du classique et de la pop, du rock et du gospel, du savant et du populaire. Quarante-deux ans plus tard, salle en délire pour Jubilant Sykes (le Célébrant, extraordinaire), pour le chef James Judd, pour les deux-cent cinquante exécutants, pour cette fête musicale imparfaite et inspirée, où l'on brise un calice, où l'on apprend que "la moitié des gens est stoned et l'autre attend les élections", et que " l'heure des gens de pouvoir est venue". Dans un premier état, la musique de Mass devait servir de bande originale au Saint-François d'Assise sulpicien de Franco Zeffirelli (François ou le chemin du soleil - 1972). Les voies du Seigneur... En prélude, une heure avec l'étonnant Imani Winds de New-York, cinq souffleurs virtuoses passant en douceur de Gershwin à Elliott Carter, de Bernstein à  la musique Klezmer. Là aussi, nostalgie d'une certaine innocence.

François Lafon

jeudi 11 juillet 2013 à 08h31

Première, au festival d'Aix-en-Provence, d'Elektra de Richard Strauss dirigé par Esa-Pekka Salonen et mis en scène par Patrice Chéreau. Deux généralités : 1 - Les événements les plus attendus sont souvent les plus décevants - 2 - Les oeuvres qui paraissent le mieux convenir à un interprète sont les plus traîtres. Double démenti : la standing ovation finale n'est pas volée, et Chéreau se garde bien de faire du Chéreau. Il arrive même à une sorte d'ascèse : plus d'effets, rien que le sens et la lisibilité de l'action. " Si j'ai une qualité, dit-il, c'est de savoir lire un texte. " Même qualité chez Salonen, qui lit à livre ouvert entre les lignes compactes de la partition et fait sonner l'Orchestre de Paris comme un ensemble de chambre aux dimensions des Atrides. Résultat : l'habituel bloc d'hystérie éclate en mille diamants. Quelques flashes : les servantes s'affairant au son d'un balai sur les marches de pierre, avant que ne claque le premier accord, Clytemnestre (Waltraud Meier, très belle, pas du tout mégère fardée) revivant ses cauchemars en caressant la tête d'Elektra (Evelyn Herlitzius, juvénile, vocalement ahurissante), Oreste (Mikhail Petrenko, Monsieur Tout le Monde investi d'un destin tragique) et son précepteur (Franz Mazura, chanteur " chéreauien " historique) apparaissant tels les Inconnus dans la maison, Elektra hagarde, privée de son désir de vengeance, tandis que se répète le thème d'Agamemnon. Elektra, " son analogie et son opposition à Hamlet, " pointait Hugo von Hofmannsthal écrivant la pièce que Strauss allait mettre en musique. Et tant d'autres choses, si souvent noyées dans le bruit et la fureur...

François Lafon


Festival d'Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 10, 13, 16, 19, 22 juillet. En direct sur Radio Classique le 13 et Arte Live Web le 19 Photo © Pascal Victor/Artcomart

lundi 8 juillet 2013 à 10h22

Au Châtelet, première en France de la Banda Sinfonica Juvenil Simon Bolivar, sœur cadette de l’Orchestre Symphonique de Gustavo Dudamel et tête de pont bis du Sistema vénézuélien (400 000 jeunes de toute l’Amérique latine, des centaines d’orchestres, chorales, jazz-bands et harmonies). Cent-vingt bois, cuivres, percussions, violoncelles et contrebasses dirigés par Sergio Rosales - vingt-quatre ans et une technique phénoménale, produit-type de cet impressionnant ascenseur social. Atmosphère de fête, chorégraphie d’instruments en folie et lancers de blousons aux couleurs du Vénézuéla pendant les bis, selon la tradition maison. Mais avant cela, concert sérieux, et des leçons à méditer. Extreme MakeOver de Johan de Meij (auteur de la Symphonie « Seigneur des Anneaux ») et la 3ème Symphonie "Circus Maximus" de John Corigliano (disciple de Leonard Bernstein, adulé aux USA) sonnent cross-over aux oreilles européennes, mais renvoient dos à dos néo- et avant-gardistes. Même remarque pour la Rhapsodie for Talents, hymne jazzy de circonstance commandé à Giancarlo Castro D’Addona par Buffet Group, pourvoyeur français du Sistema en instruments haut de gamme, et que la Banda bisse avec entrain. La maturité et l’introspection viendront plus tard, à l’exemple de Dudamel (voir ici).

François Lafon

Tournée en Belgique, Suisse, Hollande, Espagne, jusqu’au 21 juillet.

Aux Docks, beaubourienne Cité de la mode et du design entre la Seine et la gare d’Austerlitz, Valentina Lisitsa joue sur un des quarante-huit pianos droits décorés par des artistes contemporains et installés dans divers lieux publics, selon la formule anglaise Play Me, I’m Yours (Jouez-moi, je suis à vous). Hier, elle jouait l’ « Appassionata » de Beethoven en peine rue, dimanche elle sera sur les marches du Sacré-Cœur. La Reine de la Toile (voir ici) fait à sa manière la promotion des quatre Concertos de Rachmaninov, son premier album chez Universal. Toutes ses interventions seront bien sûr en ligne, prêtes à êtres dégustées par ses 77 000 abonnés. Haute voltige (Liszt) et introspection (Chopin) dans les conditions les plus improbables : un paradoxe qui fait le succès de cette Ukrainienne à la technique phénoménale et à la concentration hors du commun, voire une démonstration par l’absurde de la provocation que représente la musique savante dans le monde contemporain. Une provocation qui atteint des sommets quand une touche reste dans la main de l’artiste, qui la dépose délicatement sur le bord de son tabouret sans interrompre les folies digitales d’une Rhapsodie hongroise de Liszt.

François Lafon

Play Me, I’m Yours, jusqu’au 8 juillet - Valentina Lisitsa : mini-récitals 6 juillet (19h) place des Abbesses et 7 juillet sur les escaliers du Sacré-Cœur.

dimanche 30 juin 2013 à 13h02

Retour aux Bouffes du Nord d’Une Flûte enchantée (voir ici) de Peter Brook, deux ans et demi, vingt-six pays et deux-cent soixante représentations plus tard. Fraîcheur intacte de cette Flûte de poche, ni résumé ni ersatz de l’original, tentative typiquement brookienne d’extraction de la quintessence d’une œuvre que tous croient connaître. Salle bondée, beaucoup d’enfants, applaudissements nourris. Aucune frustration, apparemment, devant les ellipses de l’action, les coupes claires dans la partition, habilement réduite pour piano seul par Franck Krawczyk. Jeu plus sobre, plus intériorisé, pourtant, des jeunes et excellents chanteurs-acteurs, faisant ressortir l’ascétisme du propos. Une belle occasion, en tout cas, de faire l’expérience de l’ « espace vide » créé par Brook dans cette carcasse de théâtre selon ses rêves, qu’il a dirigée trente-six ans durant. Le spectacle est donné tout le mois de juillet, ce qui, dans le quasi-désert culturel qu’est Paris en été, est une véritable aubaine.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 31 juillet Photo © Pascal Victor

dimanche 23 juin 2013 à 17h36

Il Mondo della Luna (1777), sur un livret d’après Carlo Goldoni, est un des opéras de Haydn les plus joués depuis sa résurrection dans sa version originale aux festivals de Hollande et d’Aix-en-Provence de 1959. L’Atelier lyrique de l’Opéra national de Paris s’en empare à son tour. Mise en scène très convaincante de David Lescot, qui pour une fois ne tourne pas l’argument en dérision, malgré sa volonté de le mettre en relation avec notre époque : récitatifs prolongés à l‘occasion par des bruits de synthétiseur, premier acte dans un bidonville, sur un terrain vague avec pneu de voiture et roulotte bien en évidence (référence à l’univers cinématographique d’Ettore Scola), deuxième acte sur une lune aride, à l’opposé d’un monde rêvé, encombrée des détritus du précédent. Surtout, personnages des plus crédibles, parfois agités et désarticulés mais ne sombrant jamais dans le ridicule. Mention spéciale au jeune baryton portugais Tiago Matos en barbon Buonafede, chargé d’ans tant par son grimage que par ses gestes, à la mezzo-soprano Anna Pennisi en servante Lisetta, rôle en or s’il en est, et à l’Orchestre Atelier-Ostinato dirigé par Guillaume Tourniaire, remarquable en particulier dans les épisodes en nuance piano. Mais il ne saurait être question ici de distribution des prix. L’essentiel ? Mission remplie pour l’Atelier Lyrique : présenter un spectacle qui se tient, offrir aux habitués de l’opéra, à ceux qui y font leurs premiers pas et à tous les intermédiaires imaginables une soirée dont ils se souviendront.

Marc Vignal

MC 93 (Bobigny), jusqu’au 28 juin Photo © Opéra de Paris/M. Magliocca

Aux Bouffes du Nord, En deuil/Trauerzeit, mise en scène de Johan Leysen, composition et direction musicale Dominique Pauwels. Un heure-vingt de… quoi au juste ? Il y a un petit garçon qui vit, depuis la mort accidentelle de son père, dans un monde de poésie, une chanteuse qui exprime ce qu’il refoule, quatre violoncellistes transportant leurs instruments dans des poussettes, une comédienne qui décrit la situation et un comédien (le petit garçon longtemps après ?) qui répète inlassablement le poème en prose de Rainer Maria Rilke Le Chant d’amour et de mort du cornette Christophe Rilke. Comme le reste, la musique est à la fois indispensable et insaisissable, traits d’archets rageurs, effluves romantiques ou répétition en boucle de la Coda de Rilke : « Der Tod ist gross » (La Mort est grande »). On ne voit le petit garçon que dans un film étrange, surgi du passé, qui rappelle le film qui rend aveugle de l’étonnant roman de Franck Thilliez Le Syndrome E (Fleuve Noir - 2010). On peut d’ailleurs penser que la musique a la même fonction que le film : acte fondateur et refus de la réalité. Créé au Luxembourg le 6 juin, le spectacle part en tournée la saison prochaine. Guettez-le.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 15 juin

Au Châtelet, I was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky, songplay de John Adams sur un livret de l’écrivain et militante June Jordan. Une variation à chaud sur le tremblement de terre de Los Angeles (1994), mis en scène à l’époque par Peter Sellars. Cette fois, c’est le metteur en scène et scénographe Giorgio Barberio Corsetti qui s’y colle : immeubles pivotants et incrustations savantes pour suggérer (efficacement) la ville-prison devenue ville-piège, où s’accomplit le destin modeste d’une petite société multiethnique. Sept solistes (excellents) et groupe de rock pour ces vingt-deux chansons enchaînées, où Adams opère le tour de force d’inventorier les genres populaires (pop, jazz, gospel, blues) sans cesser de faire du John Adams, rompant avec style grand opéra de Nixon  in China et The Death of Klinghoffer. Livret malin mais univoque, maniant à la truelle poncifs et bien-pensance. En 1994, Sellars avait monté un formidable Marchand de Venise transposé à Venice (Californie), où s’affrontaient asiatiques, noirs et latinos. Même principe, efficacité décuplée. Mais le scénario et la musique (des mots) étaient signés Shakespeare.

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 19 juin Photo © Théâtre du Châtelet

mardi 11 juin 2013 à 22h23

Pour Esa-Pekka Salonen, il était dans l’ordre des choses de célébrer au même concert le centenaire du Sacre du Printemps et celui de Witold Lutoslawski - un compositeur qu’il affectionne - avec sa Musique funèbre pour orchestre à cordes de 1958, à la mémoire de Bartók. Après un concerto en sol de Ravel largement centré sur le rythme (avec Hélène Grimaud), c’est bien dans leSacre qu’on attendait Salonen. On peut exécuter l’ouvrage de façon « moderniste », en insistant sur ses débauches de rythmes et ses arêtes sonores dures. Tout cela était très présent, mais Salonen ne s’en est pas tenu là. Il en a fait ressortir aussi la dimension harmonique, le côté « tachiste » : accords dissonants appuyés, utilisés comme des couleurs tranchées. Et si les solos instrumentaux ont reçu tout leur dû, grâce notamment à des timbales tonitruantes lâchant des notes aussi bien que des sons, l’orchestre dans sa plénitude est plus que jamais apparu comme une extension de l’orchestre symphonique classique, par-delà son abondance de bois et de cuivres et ses percussions si actives. Cet orchestre - en l’occurrence le Philharmonia - résonnait en profondeur, agité de l’intérieur, multidimensionnel, dépassant en quelque sorte l’argument du ballet, dont pourtant Salonen rappelait l’existence par certains gestes du corps, par exemple se penchant en avant. Un spécimen de la maîtrise du chef ? Cette  sonorité de cor coupée net à la fin de la première partie, qui tint la salle en haleine. Un Sacre vraiment impressionnant, accueilli avec un enthousiasme rare.

Marc Vignal

Théâtre des Champs-Elysées, 10 juin 2013  Photo © DR                           

Bicentenaire Verdi à l’Opéra Bastille : le Requiem. Deux concerts sold out, public des grands soirs. Pari gagné pour Philippe Jordan, qui crée l’événement sur l’estrade autant que dans la fosse. Plus que pour Chostakovitch (voir ici), la nouvelle conque acoustique fait son effet. Trop, presque : les tempêtes du Dies irae saturent l’espace, les chœurs sont assis sur les genoux des auditeurs. Jordan ne se demande pas si le Requiem est une messe opératique ou un opéra spirituel. Il le dirige comme un sixième acte de Don Carlos : la mort comme transcendance, la terreur comme instrument de pouvoir, avec une habileté particulière à opposer véhémence et méditation. L’orchestre et les chœurs (bravo au chef Patrick-Marie Aubert) sont à la fête, les solistes compensant par leur enthousiasme des disparités stylistiques évidentes : superbe duo masculin (Piotr Beczala, Ildar Abdrazakov), voix féminines plus inégales (Violeta Urmana enfin revenue à sa tessiture de mezzo, mais soprano – la nouvelle venue Kristin Lewis – en difficulté). Enregistrement live à paraître chez Virgin. A comparer, pour les mordus, avec Daniele Gatti/Orchestre National, au Théâtre des Champs-Elysées les 16 et 18 juin.

François Lafon

Opéra de Paris – Bastille, les 10 et 11 juin En photo : Patrick-Marie Aubert

A Pleyel, Gustavo Dudamel dirige l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam. La carpe et le lapin, le choc du latino flamboyant et de la machine de haute tradition. Mais le « Dude » s’est discipliné et les musiciens jouent le jeu. Première partie contemporaine : Colores de la Cruz del Sur (Couleurs de la croix du sud) de l’Argentin Esteban Benzecry, et les Neruda Songs de Peter Lieberson. Tonalité, atonalité, polyrythmie, gammes pentatoniques pour le premier, technique métissée pour un folklore imaginaire. Ecriture sage, voire passéiste pour le second, cinq sonnets amoureux dédiés par le compositeur à son épouse, la mezzo Lorraine Hunt. Du contemporain grand public, comme on l’aime outre-Atlantique. Le chef fait monter la pression, l’Orchestre déploie ses plus belles couleurs, la mezzo Christiane Stotijn chante avec émotion. Applaudissements mesurés. Après l’entracte : Symphonie « Du Nouveau Monde » de Dvorak. Le public (salle presque pleine) attend le chef, et le trouve : tempos extrêmes, effets de manche bien placés. On écoute l’orchestre, superlatif. Standing ovation : le Dudamel circus n’a pas pris en France, place au surdoué de la baguette. Les musiciens applaudissent aussi, chaleureusement.

François Lafon

Photo © DR

samedi 8 juin 2013 à 00h41

Oeuvres des XXème et XXIème siècles à Pleyel dans le cadre du festival de l’Ircam Manifeste 2013. Règle du jeu : replacer la musique au centre des arts du temps (théâtre, danse, cinéma, arts numériques). Ce soir, avec le Philharmonique de Radio France dirigé par Jukka-Pekka Saraste, création de Reflets de l’ombre, pour grand orchestre et électronique live, du compositeur et scientifique Carmine Emanuele Cella. Propos de Cella compositeur : « Il y a deux façons de reproduire la réalité : mimétique ou cathartique. Le cathartique s’obtient au moyen d’un filtre personnel qui nous donne l’image véritable que nous nous faisons de la réalité ». C’est là qu’intervient Cella chercheur, personnalité culte dans le monde de l’informatique, en produisant des « nuages de sons » qui ne sont plus seulement le traitement en temps réel d’un son physique. L’ennui est que son œuvre, qui convoque Platon et le Mythe de la caverne, s’entend comme une houle orchestrale façon musique de film, d’où s’échappe à un moment, alors que l’orchestre est soudain plongé dans l’ombre (bel effet visuel), un nuage électronique évoquant … ce qui se fait à l’Ircam depuis son ouverture. La voix stratosphérique (mais, hélas!, sonorisée) de Barbara Hannigan dans les Songs from Esstal I, II et III de Philippe Schoeller, autre création de la soirée, nous emmène plus sûrement dans les étoiles, et la 3ème Symphonie de Witold Lutoslawski, très efficace machine à « jouer de l’orchestre » dédiée au Symphonique de Chicago, déploie un univers sonore autrement plus riche. On peut en dire autant de Métaboles, ajouté au programme en hommage à Henri Dutilleux, dont Saraste et l’Orchestre donnent une interprétation qui fera date. 

François Lafon

Festival Manifeste 2013, jusqu’au 30 juin. Photo © Jean Radel

A Pleyel, Yutaka Sado dirige l’Orchestre de Paris dans un programme Ibert-Rachmaninoff-Verdi. La carpe et le lapin en apparence, en réalité des variations sur le brillant en musique. Galops années 30 pour le Divertissement de Jacques Ibert tiré d’une musique de scène pour le galopant Chapeau de paille d’Italie de Labiche, funambulisme pianistique dans la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninoff (superbement joué par le funambulesque Boris Berezovsky), ouvertures et chœurs de Verdi, cadeau de fin de saison et occasion de briller pour le Chœur de l’Orchestre et son chef Lionel Sow. Sado, bouillant disciple de Leonard Bernstein, est a priori l’homme de la situation : l'orchestre est idéal (en formation de chambre) dans Ibert et solide dans Rachmaninoff, mais il ne parle pas le Verdi avec autant de naturel, pas plus que le Chœur, qui chante comme un ange d’oratorio mais ne se lâche que dans le bis : le Triomphe d’Aïda (trompettes comprises - sans couacs, ce qui est rare). Pas mal de places vides après l’entracte : passe pour Rachmaninoff et son romantisme attardé, moins pour Verdi et ses élans lyrico-patriotiques.

François Lafon

jeudi 6 juin 2013 à 00h05

Dans la série Convergences à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, la jeune pianiste franco-arménienne Varduhi Yeritsyan joue en deux soirées les dix Sonates d’Alexandre Scriabine. Austère, a priori : des premières Sonates liszto-rachmaninoviennes aux dernières, « ponts jetés entre le visible et l’invisible » brouillant tous les repères de forme et de tonalité, le voyage mystico-symboliste peut prendre des allures de bad trip. Pour baliser le chemin et permettre à la pianiste de souffler entre chaque pièce, un acteur lit des textes, parfois abscons, souvent trop longs, mais toujours en sympathie avec la musique : Pasternak, Maïakovski, Andreiev (le magnifique « Rire rouge »), Blok, Mandelstam, Zamiatine, Akhmatova, Scriabine lui-même. Plus en phase avec l’exubérant Olivier Py, le second soir, qu’avec le trop neutre Pascal Greggory, qui le remplaçait (presque) au pied levé la veille, Varduhi Yeritsyan tient le choc, plus motivée encore par les folies digitales de « Messe blanche », « Messe noire » ou de la « Sonate des insectes » (n° 7, 9, 10). Pourquoi le piano de Scriabine à l’Opéra ? « Une cosmogonie non moins ambitieuse que celle de Wagner », répond le programme. La consécration, en tout cas, d’une diva du clavier.

François Lafon

Reprise de La Tétralogie bouclée à l’Opéra Bastille avec Le Crépuscule des dieux, en attendant le cycle complet du 18 au 26 juin. Toujours le volet le plus faible pour la mise en scène, même partiellement revue : fête foraine cheap chez les Gibichungen, corps astral holographique s’échappant du cadavre de Siegfried (peu d’effet mais sûrement très cher à réaliser), finale en doom-like (jeu vidéo première génération) insinuant que le monde actuel est virtuel et ne mérite que son triste sort. Deux ans après (voir ici), Philippe Jordan revoie lui aussi sa copie - tempos plus serrés, élimination de quelques tunnels, tissu orchestral plus chatoyant encore – et achève d’imposer son style : équilibre subtil entre conception symphonique et sens du théâtre. Un Wagner tenant compte du passé – école Knappertsbusch-Barenboim plutôt que Böhm-Boulez - sans être passéiste à la Christian Thielemann. Plateau sans faute mené par Hans-Peter König, basse de choc en méchant Hagen, et Petra Lang (Brünnhilde), ex-mezzo au fort tempérament et aux aigus bien accrochés.

François Lafon
 

Photo © Elisa Haberer/Opéra de Paris

mercredi 29 mai 2013 à 00h13

Mahler et Chostakovitch pour l’inauguration de la nouvelle conque modulable de l’Opéra Bastille. Une immense boite de bois, assez belle et acoustiquement performante, comme pour rivaliser avant l’heure avec la Philharmonie de Paris. Grands effectifs et musiques de l’extrême : des antidotes peut-être, pour Philippe Jordan, au Crépuscule des dieux actuellement au programme. Entre rêve d’harmonie universelle et kafkaïenne « course incessante, comme contre un mur » (Eberhardt Klemm), l ’Adagio de la Xème Symphonie de Mahler ressemble moins que jamais à un adieu, mais perd en transparence ce qu’il gagne en étrangeté. Timbres superbes, quand même, de l’Orchestre de l’Opéra, auquel s’ajoutent, pour la XIIIème Symphonie « Babi Yar » de Chostakovitch, les somptueuses voix graves des chœurs maison et du Chœur Philharmonique de Prague. Là, Jordan ose le grand spectacle et le travail au petit point, et emporte la partie en compagnie de la basse solo Alexander Vinogradov, physique de jeune homme sage mais voix de bronze et émotion maximale pour détailler les poèmes d’Evgueni Evtouchenko maniant l’horreur collective (le carnage nazi de Babi Yar) autant que l’autodérision, et finissant sur fond de musique doucement céleste par un credo minute qui pourrait être celui de Chostakovitch : « Ma façon de faire ma propre carrière, ce sera de ne pas la faire ». Public jeune, tapant des pieds comme au Zénith. L’Opéra Bastille, enfin théâtre populaire ?

François Lafon

Reprise à l’Athénée de L’Autre Monde ou les Etats et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac (le vrai) par Benjamin Lazar et l’ensemble La Rêveuse. L’archétype du style lazariste : gestique baroque, prononciation à l’ancienne, éclairage à la chandelle. Presque un classique, créé en 2004, déjà donné à l’Athénée en 2008 par Lazar lui-même (sans faux nez), toujours avec les très fins Florence Bolton (dessus et basse de viole) et Benjamin Perrot (théorbe, guitare, luth). Respirations musicales au gré de ce texte génial et visionnaire, qui a probablement contribué à abréger la vie de son auteur (le « coup de bûche » évoqué par Rostand) : Sainte-Colombe, Marais, Kapsberger, Dufaut, Ortiz, Hume, tout un théâtre musical qui ajoute à l’étrangeté du jeu de l’acteur. Bien loin en apparence de l’explosif Ariane à Naxos « mis en concert » ce mois-ci par Lazar dans ce même théâtre (voir ici), mais dégageant pourtant un charme proche, insaisissable. « Bon vin vieillit bien », aime à dire Lazar à ses acteurs. Son ovni scénique (faire théâtre de tout, à la Vitez) va être filmé et diffusé en DVD. Presque dix ans d’âge, un grand cru.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 8 juin Photo © Romain Juhel

Reprise au Palais Garnier de Giulio Cesare de Handel dans la mise en scène « Une Nuit au musée » de Laurent Pelly (2011 – voir ici). Un spectacle monté tout exprès pour Natalie Dessay, qui « volait le show » en Cléopâtre survoltée, d’autant que son César, le contre-ténor Lawrence Zazzo, était en méforme, et peinait à chanter autant qu’à exister face à elle. Sandrine Piau, qui lui succède, marche scrupuleusement sur ses brisées : même gestes, même silhouette, mêmes tenues suggestives. Et pourtant cela donne tout autre chose. Avec ses moyens à elle, elle chante aussi bien que Dessay, elle est même plus à l’aise dans ce festival d’airs superbes mais épuisants, sollicitant constamment le médium de la voix. Surtout, elle ne vole pas le show, et c’est tout le spectacle qui s’en trouve rééquilibré, Zazzo ayant par ailleurs retrouvé son assurance naturelle et sa facilité à vocaliser. Troupe homogène (jusqu’à l’inénarrable Dominique Visse, titulaire-maison du rôle de Nireno depuis… 1987), chef (Emmanuelle Haïm) moins enclin à chalouper que d’habitude. Comme disait Jean Giraudoux dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu : « Un seul être vous manque et tout est repeuplé ».

François Lafon

Opéra de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 18 juin. Photo © Opéra de Paris/Agathe Poupeney

vendredi 17 mai 2013 à 00h53

Au théâtre de l’Athénée, Ariane à Naxos de Richard Strauss, version de concert mise en scène par Benjamin Lazar. Des musiciens partout, habillés comme tous les jours, sur scène et dans la salle - les trente-sept solistes (pouvant sonner comme cent) requis pour cet opéra étrange, version refondue d’un divertissement d’abord destiné à accompagner … Le Bourgeois gentilhomme de Molière. Sur une chaise à l’avant-scène : le Compositeur (rôle travesti). En ligne, les autres personnages, les yeux fermés. But apparent : faire naître l’action de la musique, ou plutôt des musiciens, qui finiront, entraînés par les chanteurs, par entrer dans le jeu, par danser avec eux. Point fort : montrer à la loupe, dans un espace confiné, cet ouvrage gigogne – théâtre dans le théâtre, intimité et grands épanchements, sentiments sublimes et réparties canailles, dialogue permanent des voix et des instruments. Mené par le jeune Maxime Pascal, l’ensemble Le Balcon, habitué aux paris fous (voir ici) dégage une énergie communicative, comme les chanteurs, qui n’ont pas tous le format straussien, mais sont à la fois proches et étranges, avec leur gestique étudiée. Gros succès, salle bondée, public conquis. L’opéra, fût-il le plus sophistiqué, est avant tout un théâtre des sens.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 19 mai. Photo © Théâtre de l'Athénée

jeudi 16 mai 2013 à 00h45

Récital à la salle Pleyel de Yefim Bronfman. Public averti, beaucoup de jeunes, mais rangs clairsemés : cet Américain né Ouzbek et formé en Israël est peu médiatisé en France, où l’on se méfie de ces virtuoses grand format soupçonnés d’hollywoodiser le piano. Le programme va à l’encontre de cette idée reçue : 60ème Sonate de Haydn, une des dernières, tendant la main à Beethoven, la 3ème du jeune Brahms (approuvée par Schumann), et la 8ème de Prokofiev, sonate « de guerre » (1944), dont le classicisme officiel débouche sur des flambées rappelant le passé avant-gardiste du compositeur. Point commun de ces trois pièces : le mystère, l’ambiguïté, la finesse l’emportant sur la violence. Même contraste entre l’aspect massif du pianiste, son refus de toute sentimentalité, sa dynamique phénoménale (les forte claquent comme des drapeaux) et la légèreté naturelle de son toucher. On pense aux grands Russes, Richter, Gilels (créateur de la 8ème de Prokofiev), la folie visionnaire en moins. C’est peut-être cet « en moins » qui empêche Yefim Bronfman d’être une légende du piano.

François Lafon

mardi 14 mai 2013 à 00h21

Récital de David Violi, au Cercle suédois de Paris, dans la série Les Pianissimes. Grand salon rouge bondé, atmosphère étouffante. Les Pianissimes est une affaire qui marche : en ne programmant que de jeunes artistes, son animateur Olivier Bouley prend des risques, et ne se trompe pas beaucoup. David Violi, trente-deux ans, connu pour sa collaboration avec le Quatuor Ardeo, n’a pas choisi la facilité : Déodat de Séverac et Mel Bonis en hors-d’œuvre, suivis de Debussy (Six Epigraphes Antiques) et Schumann (Kreisleriana). Pour les interprètes modernes habitués aux grandes salles, l’exercice est périlleux : son vite saturé interdisant les déchaînements, sièges qui grincent dès que l’attention se relâche. C’est justement ce qui arrive pendant les Debussy. La fausse antiquité (façon Pierre Louÿs) est bien là, et le mélange de distance et de fascination qui va avec, mais il manque la sensation que cette musique est phénoménale, qu’elle ne vient de rien et ne va nulle part. Les Kreisleriana aussi se heurtent aux murs, mais plus violemment. David Violi maîtrise les oeuvres, il lui reste à les laisser s’envoler. Le lieu, en fin de compte, n’y est pas pour grand-chose.

François Lafon

vendredi 3 mai 2013 à 01h01

Création à l’Opéra de Paris de La Gioconda d’Amilcare Ponchielli (1876). Un nouveau chapitre de la dédiabolisation, entreprise par le directeur Nicolas Joël, de séries B italiennes pré-, post- ou pur véristes. La Gioconda, tiré par Arrigo Boito, dernier librettiste de Verdi, d’un drame peu connu de Victor Hugo (Angelo, tyran de Padoue) est tout cela, Ponchielli ayant été le professeur de Puccini et Mascagni. C’est le royaume du trop : trop de mélo, trop de sanglots, trop de lagune (de Venise), trop de ballet (la Danse des heures, immortalisée par Walt Disney dans Fantasia). Six grandes voix, six personnalités comme on n’en fait plus ne sont pas de trop pour venir à bout de cette musique qui fait penser à tout le monde, en moins bien. Ce soir, on reste à mi-gué, avec une mention spéciale pour Maria José Montiel (contralto) et Luciana d’Intino (mezzo-soprano). Direction milieu de gamme de Daniel Oren, mise en scène basique de Pier Luigi Pizzi, empruntée à Barcelone et Vérone. Gros succès à la fin, ovation pour la Danse des heures – pourtant kitchissime, mais moins drôle que les crocodiles et hippopotames de Disney. Dont acte. L’opéra régressif a ses charmes, et d’ailleurs tout opéra l’est un peu. Question de degré.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille jusqu’au 31 mai. En direct le 13 mai dans 26 salles UGC (France et Belgique), 45 salles indépendantes en France et 200 en Europe. Diffusion ultérieure sur France Télévisions Photo © Opéra de Paris

mercredi 1 mai 2013 à 15h01

Ce Don Giovanni-là, mis en scène par Stéphane Braunschweig, est tout entier sorti des souvenirs de Leporello. Don Giovanni est montré gisant pendant l’ouverture, et les deux actes se déroulent comme un seul et cinglant mouvement vers la mort. Une marche irrésistible animée par la force centrifuge du désir charnel et celle centripète de la morale, qui balaie tout dans sa progression. La génération des années 60 - mais pas seulement elle -, revivra les années 80 avec ce Don faisant office de charge virale insidieuse. Décors dégraissés de tout superflu, plateau tournant répondant aux visions de ce Leporello axial dont la tête n’aura jamais autant tourné. La froide sensualité d’un Hopper et celle, acide, d’un Hogart se côtoient dans une même célébration de l’énergie destructrice de la libération sexuelle, et la crispation de ceux qui, même tentés, s’y refusent. Cette danse macabre et lumineuse est servie par une distribution jeune et unie. Elle est animée par une direction orchestrale (Jérémie Rhorer et Le Cercle de l'Harmonie) elle aussi moins soucieuse de grâce que d’efficacité. Tous naviguent dans les extrêmes en évitant les écueils de l’excès. Le sextuor final affirme achève de poser l’ouvrage comme un Requiem de la Liberté doublé d’un Magnificat de la Morale.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs-Elysées, les 25, 27 et 30 avril, 3, 5 et 7 mai 2013. Rediffusé sur France Musique le 4 mai à 19h00.

Photo © Théâtre des Champs Elysées

mardi 30 avril 2013 à 18h44

L’Aiglon, « grand opéra » en cinq actes relativement bref (une heure et demie), a été créé à l’Opéra de Monte Carlo le 11 mars 1937. Le livret de Henri Caïn est une adaptation - un habile montage des vers - de la pièce en six actes d’Edmond Rostand (1900) relatant d’un ton parfois cocardier la destinée tragique à Vienne du duc de Reichstadt, fils de Napoléon. La musique provient de deux compositeurs différents, sans qu’il y ait vraiment rupture de style : Jacques Ibert (actes I et V) et Arthur Honegger (actes II à IV), liés d’amitié depuis leurs études au Conservatoire. L’Opéra de Lausanne vient de reprendre une production de celui de Marseille (2004), avec des décors (Christian Fenouillat), des costumes (Agostino Cavalca) et une mise en scène (Renée Auphan) efficaces, ne cherchant pas midi à quatorze heures : on se trouve sans conteste dans un salon et dans le parc de Schönbrunn, non sans les inévitables rythmes de valse, puis dans la plaine de Wagram et enfin dans une chambre mortuaire. Les deux moments les plus forts de la partition, la destruction morale du duc par le chancelier autrichien Metternich (fin de l’acte II) et l’évocation hallucinée, au son de la Marseillaise et du Chant de départ, de la bataille de Wagram (fin du IV), ont reçu tout leur dû. Les personnages sont au nombre de onze, moins que dans la pièce. Carine Séchaye, originaire de Genève, chantait le duc (l’Aiglon), rôle créé par Sarah Bernhardt, et Marc Barrard le vieux grognard Flambeau. Ibert et Honegger voulaient une œuvre au langage direct, « simple, facile à interpréter, accessible à tous ». Pari tenu, à en juger par la réaction de la salle. L’Aiglon visait le « grand public » de 1937 : l’ouvrage parle aussi à celui d’aujourd’hui.

Marc Vignal

Opéra de Lausanne, 28 avril 2013 Photo © Marc Vannapelghem

dimanche 21 avril 2013 à 01h05

Au théâtre de l’Athénée, Blanche Neige de Marius Felix Lange par L’Opéra Studio de l’Opéra National du Rhin. Le contraire de Hänsel et Gretel au Palais Garnier (voir ici), où la metteur en scène Mariame Clément passe le conte des frères Grimm revu par Humperdinck au sérum de vérité (?) de la psychanalyse. Ici, Lange (livret et musique) et le metteur en scène Waut Koeken s’en tiennent à la lettre du conte des mêmes Grimm, tout en maniant un second degré propice à la réflexion : jeux de miroirs très réussis (« Dis-moi si je suis la plus belle… »), costumes de music-hall, sept Nains pas nains du tout (et vexés qu’on le leur fasse remarquer). Les enfants sont ravis, les parents sourient finement. Le bonheur serait parfait si la musique de Lange, plutôt enlevée, bien chantée, bien dirigée par Vincent Monteil à la tête de l’Orchestre Lamoureux en formation réduite, ne drainait une bonne partie des poncifs hérités du théâtre musical des années 1970. Mais cela ne gênera que ceux qui ont connu cette époque aussi ancienne que les contes de fées. 

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 26 avril. Livre illustré pour les enfants : www.operanationaldurhin.eu

Photo © Alain Kaiser - Opéra National du Rhin

A l’Auditorium du Louvre, soirée de Lieder par l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, en parallèle avec l’exposition De l’Allemagne 1800-1839. S’ouvrant sur Olympia de Leni Riefennstahl et se refermant sur L’Enfer des oiseaux de Max Beckmann, l’exposition est accusée de mettre l’accent sur la part d’ombre (élément de langage à la mode) de la culture allemande. Schubert, Schumann, Loewe et Wolf, mais aussi Kurt Weill et Richard Strauss sont-ils passibles du même reproche ? A écouter les versions Schubert et Loewe du Roi des Aulnes de Goethe (génialement détourné par Michel Tournier dans un roman qui a fait scandale), on se pose la question. On se la pose aussi, mais différemment, lorsque se succèdent Es regnet (Il pleut) de Weill sur un texte de Cocteau et Im Abendrot, dernier des Quatre derniers Lieder de Strauss : désespoir avant la catastrophe, apaisement après. Exercice à haut risque pour sept chanteurs et quatre pianistes de la promotion 2013 de l’Atelier. Les barytons Tiago Matos et Michal Partyka, la basse Andriy Gnatiuk réussissent le saut de l’ange en faisant vivre les mots autant que les notes. Mais comment résister à la voix somptueuse de la soprano Andreea Soare chantant Strauss ?

François Lafon

Exposition De l’Allemagne (1800-1839), de Friedrich à Beckmann. Musée du Louvre, jusqu’au 24 juin Photo © DR

Au Châtelet, Sunday in the park with George, troisième volet du cycle Stephen Sondheim après A little night music (voir ici) et Sweeney Todd (voir ici). Même metteur en scène (Lee Blakeley), même chef (David Charles Abell) et le Philharmonique de Radio France dans la fosse. Sujet : la création. Quand le rideau se lève sur le premier acte : écran blanc, apparition du peintre néo-impressionniste Georges Seurat (1859-1891). Quand il tombe, le tableau Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (maintenant à l’Art Institute de Chicago) est terminé. Contre-sujets : la vanité humaine, le lien entre les générations, le Carpe diem selon Horace, illustrés au second acte (beaucoup plus lourdement) par les affres dans lesquels se débat l’arrière-petit fils du peintre, artiste américain et conceptuel. On comprend qu’avant de devenir le patriarche du musical made in Broadway, Sondheim ait été considéré comme un dangereux intellectuel. Rien que sa façon de mêler le parlé et le chanté a de quoi donner la migraine aux fans de La Mélodie du bonheur. Distribution de spécialistes, luxueuse mise en images (le sujet d’y prête) du décorateur et vidéaste anglais William Dudley. Standing ovation au rideau final pour Sondheim, qui partage avec Woody Allen la particularité d’avoir trouvé en France le public de ses rêves.

François Lafon

Photo © Théâtre du Châtelet

lundi 15 avril 2013 à 00h13

Première à l’Opéra de Paris (Garnier) de Hänsel et Gretel d’Engelbert Humperdinck, cent-vingt ans après sa création. En Allemagne et dans les pays anglo-saxons, cet « opéra-conte » inspiré des frères Grimm est traditionnellement donné à Noël pour un public d’enfants. Pas ici. C’est d’ailleurs aux adultes que s’adresse la mise en scène très mode de Mariame Clément. Plus de pauvre masure, plus de forêt profonde, plus de maison de pain d’épices, mais un appartement bourgeois 1900 vu en double, ou en miroir, lieu de vie vraie et univers fantasmatique : Humperdinck, wagnérien militant et assistant du maître à la création de Parsifal, avait intitulé « Festival scénique sacré pour chambre d’enfants » un premier état de son opéra. Le procédé fonctionne assez bien : vrais enfants vs chanteurs-adultes, Sorcière vs mère redoutée, Petit Bonhomme Rosée en costume Disneyland vs amie de la famille en Marchand de sable, etc. Le chef Claus Peter Flor canalise autant qu’il le peut les tempêtes wagnéro-straussiennes (c’est Strauss qui a dirigé la première à Weimar) et les chanteurs sont impeccables, à commencer par Anja Silja (73 ans), à bout de voix mais grandiose en Sorcière-meneuse de revue. Sifflets insistants au rideau final : tout cela manque de féérie. Comme si, trente-sept ans après Bruno Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées - 1976) la question n’était pas résolue.

François Lafon

Opéra National de Paris – Garnier, jusqu’au 6 mai. Diffusion en direct le 22 avril dans des salles UGC et des cinémas du monde entier. Photo © Opéra de Paris

mercredi 10 avril 2013 à 09h53

Créé à Eszterháza en 1779, L’isola disabitata (L’île déserte) occupe une place spéciale parmi les opéras de Haydn : quatre personnages seulement (deux couples), durée sans entracte d’une heure et demie, livret mi-sérieux mi-comique et chargé de symboles dû au célèbre Métastase, récitatifs accompagnés uniquement par l’orchestre, jamais par le seul clavecin ou pianoforte. Cet ouvrage peu mozartien - mais oui ! - est donc assez souvent monté, ni trop long ni trop court pour des soirées en famille en des lieux divers, et surtout idéal pour les atelier lyriques, d’autant que ses difficultés vocales et instrumentales sont grandes. L’atelier lyrique de l’Opéra national de Paris s’est donc penché sur L’isola disabitata, ce qui avait déjà été le cas en 2005. Dans la brochure de programme, un plaisant résumé de l’action en bande dessinée, et dans la scène finale, au lieu de quitter enfin l’île, les protagonistes se transforment en touristes passant du bon temps sur une plage, un peu au détriment de la musique il est vrai. Pour le reste, la mise en scène de Dominique Pitoiset et Stephen Taylor se distingue par sa sobriété, et des quatre chanteurs-acteurs se détachent les deux dames, Anna Pennisi en émouvante Costanza et Armelle Khourdoïan en espiègle Silvia. Dirigé par Inaki Encine Oyón, l’Orchestre Atelier-Ostinato s’est essentiellement distingué dans les épisodes expressifs des récitatifs. On peut critiquer ceci ou cela, mais on est toujours heureux de retrouver L’isola disabitata.

Marc Vignal

La Ferme du Buisson, 6 avril Photo © DR

dimanche 7 avril 2013 à 00h36

A la Grande Halle de La Villette, Stravinsky en mode hip-hop avec l’orchestre sur instruments d'époque Les Siècles (direction François-Xavier Roth), la compagnie Melting Spot (direction Farid Berki) et un « corps de ballet » d’une quarantaine de jeunes issus du nord-est francilien. Public ravi : parents, amis, professeurs, responsables d’associations. Attention extrême (enfants compris) pour Petrouchka (pourtant sans danseurs), le Scherzo Fantastique (trois hip-hopeurs burlesques alla Jacques Tati) et Le Sacre du printemps (toute la troupe). Dans cet espace impressionnant à l’acoustique étonnement claire en dépit de l'amplificaiton du son, Roth et Les Siècles, pourtant réputés pour leur punch et leur faculté d’adaptation à tous les styles et toutes les situations, marchent sur des œufs dans Petrouchka et en cassent quelques-uns dans Le Sacre. Comme la chorégraphie oscille entre la cour d’école et un West Side Story relooké, la fête orgiaque prend des allures de fête de fin d’année, ce qui rend l’atmosphère plutôt sympathique. Pour les ados danseurs, c’est une victoire (hurlements de joie derrière le rideau); pour l’orchestre, un peu moins. Le Sacre, « musique sauvage avec tout le confort moderne » (Debussy) a besoin d’une autre précision pour éveiller le grand désordre salvateur.

François Lafon

Cité de la Musique, cycle Schönberg/Stravinsky. Stravinsky en mode hip-hop, les 6 et 7 avril Photo © Compagnie Melting Pot

samedi 6 avril 2013 à 00h36

A l’Auditorium du Louvre dans la série "Clip & clap, une exploration de la musique en images" : l’improvisation. Deux animateurs, trois membres de l’Orchestre National de Jazz, et de nombreux documents filmés. Donnée de départ, le mépris de Pierre Boulez envers l’improvisation, qu’il juge primaire, en-deçà de l’acte de création. Témoins (pas toujours volontaires) de la défense : Georges Cziffra, Ella Fitzgerald, Led Zeppelin, le violoniste Gilles Apap, les rappeurs Supernatural et Craig G et quelques autres, parmi lesquels Charlie Chaplin improvisant sur « Je cherche après Titine » dans Les Temps modernes, Miles Davis accompagnant Jean Moreau dans Ascenseur pour l’échafaud, et le free-jazzeur Cecil Taylor mettant KO Boulez lui-même en direct sur TF1. Public très jeune mêlé d’institutionnels (Christiane Taubira partant précipitamment en cours de séance), sage, presque studieux, entre conférence au musée et soirée thématique sur Arte. Un peu plus que cela en réalité, grâce au présentateur Clément Lebrun, qui donne à la salle une leçon-minute soundpainting (langage musical par gestes, Woodstock 1974) et aux trois jazzmen improvisant sur une course-poursuite tirée du court métrage de Carl Theodor Dreyer Ils attrapèrent le bac (1948). Prochaine séance Clip & Clap (en décembre) : Rire en musique, rire de la musique. Un sujet plus sérieux qu’il n’en a l’air.

François Lafon

www.louvre.fr/musiques Photos © DR

vendredi 5 avril 2013 à 00h34

A Pleyel, cast français pour programme franco-allemand avec l’Orchestre de Paris. Bonne idée que de mettre en regard la sombre Ouverture tragique de Brahms et la Symphonie de César Franck, longtemps accusée d’être trop germanique. Bonne idée aussi que de confronter ces deux œuvres de poids au tout léger Concerto pour deux pianos en mi majeur, composé par Mendelssohn à quatorze ans. Bonne idée enfin que de faire jouer ce Concerto par Bertrand Chamayou et Jean-Frédéric Neuburger, deux poids lourds au toucher léger du jeune piano français. Le chef Louis Langrée, dont le nom désormais pèse son poids sur la scène internationale, fait rutiler l’orchestre de tous ses ors. Lourd ? Non, charnu, s’appuyant sur des basses solides et sculptant dans la masse des figures d’une exceptionnelle légèreté, comme il l’avait fait  il y a deux ans dans un Pelléas et Mélisande d’anthologie avec le même orchestre (voir ici). Français, en somme, au meilleur sens du terme.

François Lafon

Photo © DR

Aux Bouffes du Nord dans la série « Maestro and Kids » : master-class et concert de Viktoria Mullova. « Votre Paganini est excellent, je n’ai rien à dire. Ah si : ne jouez surtout pas Bach de la même manière ». « Pensez que le Bach est une langue qui se parle : posez les questions, attendez les réponses, aidez-vous du contrepoint, soyez libres ». « Dans la musique baroque et classique, résistez au romantisme ». Métamorphose presque immédiate du jeune Coréen Da-Min Kim, un peu moins évidente du non moins jeune et très virtuose Chinois Chi Li. Une conseillère plutôt qu’un maître, en rien une show-woman. Concert avec le pianofortiste Paolo Giacometti : trois sonates de Beethoven (n° 4, n° 5 « Le Printemps », n° 9 « A Kreutzer »). Mullova joue, comme elle le fait dans Mozart et Vivaldi, un violon monté en boyau : « Je ne crois pas, après y avoir goûté, pouvoir jamais rejouer Beethoven avec des cordes en métal ». Visage austère, technique transcendante, style dépouillé. Une certaine raideur aussi, tempérée par les phrasés souples de Giacometti. Elle met exactement en œuvre les conseils qu’elle donnait, deux heures plus tôt, aux « Kids ». Jusque dans Beethoven, elle résiste au romantisme. Enfin pas tout à fait : sous ses dehors hautains, elle sait étonnement en restituer le feu et le miel.

François Lafon

samedi 23 mars 2013 à 16h07

A l’Opéra de Dijon-Auditorium, Don Giovanni mis en scène par Jean-Yves Ruf. Cinq représentations sold out, un public jeune (30% de moins de 26 ans), une troupe qui ne l’est pas moins, le solide Orchestre de Chambre d’Europe (en résidence) dans la fosse, un positionnement international pour cette structure ambitieuse (Auditorium : 1611 places ; Opéra historique : 694 places) gérée depuis cinq ans par Laurent Joyeux, le plus jeune directeur d’opéra de France. Spectacle jeune en effet, et accessible à qui ne connaît pas l’œuvre par cœur : costumes modernes mais pas trop, décor à tout faire (une pelouse accidentée), fable racontée au premier degré. Mais ni le chef Gerard Korsten ni le metteur en scène ne viennent à bout du « problème Don Giovanni » : comment suggérer la fuite en avant du séducteur poursuivi que personne n’attrape – ou ne veut attraper – sinon la Mort elle-même ? L’horlogerie musicale est précise mais statique, l’action scénique tourne en rond. Silhouette de voyou chic et voix de velours, le Don (Edwin Crossley-Mercer) pâlit devant les deux autres voix graves, Leporello (Josef Wagner) et Masetto (Damien Pass), eux-mêmes des Don en puissance. Même déséquilibre chez les dames, dominées par la petite Zerline (la jeune et fraîche Camille Poul). Il s’en faudrait de peu (un autre chef, un autre Don ?) pour que vienne la légèreté tragique apparemment recherchée. Autre gageure la saison prochaine (sous-titrée « Cap au nord »), une Tétralogie artistement condensée : deux soirées de six heures agrémentées de préludes dus au compositeur Brice Pauset. Mise en scène du décidément casse-cou Laurent Joyeux, direction de l’excellent et pas assez connu Daniel Kawka. Grand public et puristes rebutés par la version light à convaincre.

François Lafon

Opéra de Dijon-Auditorium, les 22, 24, 26, 28, 30 mars. Diffusion sur www.medici.tv et www.bourgogne.france3.fr à partir du 30 mars, lecture pendant 3mois sur Medici.tv Photo © Roxanne Gauthier

vendredi 22 mars 2013 à 07h23

A l’Opéra Bastille, reprise de Siegfried, troisième volet de La Tétralogie mise en scène par Günter Krämer. Le spectacle a été artistement karchérisé, mais reste un concentré des contradictions de l’ensemble. A force de vouloir montrer qu’il a tout compris à Wagner et qu’il n’en est pas dupe, Krämer ne raconte que sa difficulté à créer un spectacle cohérent. On pense à Marguerite Duras expliquant qu’en tournant Le Camion, elle a « fait un film de l’impossibilité à filmer ce film-là ». Il y a deux ans (voir ici), Philippe Jordan déroulait un tissu symphonique séduisant mais assez peu théâtral et ne prenait les rênes que lorsque l’agitation scénique le lui en laissait le loisir. Aujourd’hui, il impose son tempo, crée un paysage sonore riche et varié, bref, fait le spectacle à lui seul, secondé par un orchestre aux sonorités de rêve et par des chanteurs valeureux à défaut (surtout Torsten Kerl en Siegfried pourtant impeccablement musical) d’être toujours audibles dans un espace aussi vaste.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille jusqu’au 11 avril, et le 23 juin Photo © Opéra de Paris

mercredi 20 mars 2013 à 01h22

Au Châtelet, première française de Carousel, de Rodgers et Hammerstein, soixante-sept ans après sa création à Broadway. Curieux que cette célèbre version musical de la pièce hongroise Liliom, dont Fritz Lang a tiré en 1934 un film culte et … français (avec Charles Boyer et Madeleine Ozeray) ait mis tout ce temps à traverser l’Atlantique, ou tout au moins la Manche, puisque le spectacle est une coproduction avec Opera North (Leeds). A moins que cette version presque rose d’une histoire plutôt noire n’ait paru trop rose et trop noire en même temps, trop métaphysique et trop naïve. L’histoire du bonimenteur de foire qui meurt de façon crapuleuse et se voit proposer par l’administration céleste de revenir une journée sur terre pour réparer le mal qu’il y a fait est pour le moins édulcorée, et c’est pourtant ce côté mélo qui fonctionne le mieux : rien dans la mise en scène à la fois spectaculaire et toute simple de Jo Davies qui ne mène au happy end post mortem. Comme le chef et les chanteurs-acteurs sont impeccables, on oublie les tunnels du texte et la banalité de la musique – mis à part le tube « You’llnever walk alone » et la petite Carousel Waltz, étrangement prokofievienne –, sans pouvoir s’empêcher, quand même, de se demander ce que Liliom serait devenu si Puccini, Gershwin et Kurt Weill, qui s’y étaient intéressés, n’avaient cédé la place à l’entertainer Richard Rodgers.

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 27 mars Photo © Richard Morgan

Dans le cadre de Piano aux Jacobins (Toulouse) délocalisé au théâtre de l’Athénée (Paris), Philippe Bianconi joue les 24 Préludes de Debussy. Noir dans la salle, lumière, l’artiste est en place, musique : typique de ce Français plus connu à l’étranger que dans son pays natal (il n’est pas le seul), reconnu comme un maître mais peu soucieux de vendre son image. Pris un par un, ces Préludes sont d’étranges paysages mentaux, rendus plus insaisissables encore par leurs titres : « Ce qu’a vu le vent d’ouest », « La Cathédrale engloutie », « Général Lavine-eccentric », « La Terrasse des audiences au clair de lune ». Donnés à la suite les uns des autres, ils ont des effets de drogue dure : éléphants roses et/ou bad trip. Dans l’enregistrement qu’il en a réalisé l’année dernière (voir ici), Bianconi ne joue ni les gourous ni les maîtres d’école : respect du texte, précision du dessin, mais aussi une étonnante liberté à se mouvoir dans ce monde sans repères apparents. Ce soir, après un début troublé par la pluie sur le toit du théâtre (un 25ème Prélude intitulé « Gouttes d’eau sur le Palais des illusions » ?), il faut attendre le 2ème Livre, après l’entracte, pour entreprendre le grand voyage. En bis : une explosive « Isle joyeuse », « pour dissiper les dernières vapeurs ». On revient de loin, en effet.

François Lafon

mardi 12 mars 2013 à 10h44

Puisque bicentenaire wagnérien il y a, le Grand-Théâtre de Genève n’a pas résisté à se lancer dans La Tétralogie et en a confié la mise en scène au vétéran Dieter Dorn. Celui-ci évite le piège dans lequel est tombé son confrère Günter Krämer à l’Opéra de Paris : se montrer plus malin que Wagner. N’aspirant ni à révolutionner Le Ring ni à en accumuler des lectures politiques, psychanalytiques ou autres, il s’attache à narrer au présent un conte épique, avec son entrelacs de prosaïsme et de merveilleux, avec un Wotan pusillanime et déjà défait. Malgré de menues banalités esthétiques et quelques hésitations mal résolues entre espace et architecture, il y parvient. Ingo Metzmacher dirige avec finesse et cursivité une cohérente équipe vocale, de laquelle se distinguent les deux ténors de comédie Corby Welch (Loge) et Andreas Conrad (Mime), le mordant John Lundgren (Alberich) et l’émouvant duo de sœurs, Elena Zhidkova (Fricka) et Agneta Eichenholz (Freia). Cet Or du Rhin sans fioritures donne en tout cas envie de voir la suite, dès l’automne prochain, en attendant le cycle complet au printemps 2014.

Frank Langlois


Genève, Grand Théâtre, 9, 12, 15, 24 mars Photo © C. Parodi

vendredi 1 mars 2013 à 00h07

Récital, dans la série Les Pianissimes, de Benjamin Grosvenor au Conservatoire d’Art Dramatique. Bach-Kempff, Bach-Rummel, Bach-Siloti, Bach-Saint-Saëns (mais pas Bach-Busoni) pour commencer. Le poulain Decca la joue classique : toucher précis, phrasés sage, beaucoup de pédale. Puis vient Chopin, avec la Polonaise op. 44 et l’Andante Spianato et Grande Polonaise Brillante. Là, le prodige britannique (21 ans) se déchaîne : phrasés étranges, foucades répétées, graves secs et aigus agressifs, ignorance systématique de l’art de l’enchaînement. Cinq Mazurkas et la Valse op. 38 de Scriabine dans la foulée : on admire la technique et l’audace, tout en se félicitant de ne pas être au premier rang. Ensuite des Valses poeticos de Granados ni très dansantes ni très poétiques, et pour finir un Beau Danube bleu feu d’artifice dans la transcription kitsch d’Adolf Schulz-Evler. Applaudissements nourris : on peut admirer ou détester, et même faire les deux en même temps. Benjamin Grosvenor a son monde, et déjà son système, mais n’a pas encore trouvé son assise. C’est en cela qu’il est inquiétant.

François Lafon

jeudi 28 février 2013 à 01h01

Bicentenaire Verdi à l’Opéra Bastille, avec la reprise de Falstaff dans la mise en scène de Dominique Pitoiset (1999). Un hommage modeste comparé à La Tétralogie donnée en parallèle, mais pertinent : ainsi transposée à l’époque victorienne, dans une arrière-cour de brique noircie, cette ultime « comédie lyrique » nous montre l’envers du décor, nous fait visiter l’atelier du peintre. A travers les déboires du gros chevalier vieillissant, Verdi règle ses comptes avec la séduction, qui a été une des clés de sa carrière : « Tous dupés! Chaque mortel se moque de l’autre ». On regrette tout de même de perdre, sur l’immense plateau, les finesses d’une des plus belles distributions actuellement disponibles, menée par Ambrogio Maestri - Falstaff énorme et en même temps aérien -, et Marie-Nicole Lemieux - craquante en entremetteuse de charme -, sous la direction avant tout énergique de Daniel Oren.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 24 mars. En direct le 12 mars dans des salles UGC et des cinémas du monde entier. Diffusion ultérieure sur France Télévisions (réalisation Philippe Béziat) Photo © Opéra de Paris

vendredi 22 février 2013 à 22h21

Aux Bouffes du Nord, Répertoire, théâtre musical de Mauricio Kagel mis en œuvre par Jos Houben et Françoise Rivalland. Des « Szenisches Konzertstück » datant de 1970, « autant de flash inspirés, cet instant décisif si cher à la photographie », typiques des recherches de cet Argentin installé en Allemagne et décédé en 2008, qui a fait musique de tout, et théâtre d’à peu près tout. Trombones, cymbales et tambourins – maniés de manière pour le moins particulière -, mais aussi balles, ressorts, aspirateurs, roulements à bille, tuyaux d’arrosage et ovnis domestiques sont actionnés pendant une heure d’horloge par cinq acteurs-manipulateurs impassibles ou/et empêtrés, créant des situations improbables, des images surréalistes et des sons qui ne le sont pas moins, dans le style des gags relayés par You Tube. La salle rit beaucoup au début, moins après, pour retrouver son hilarité lors d’un finale avec toute la troupe augmentée de quelques accessoires parmi les plus sonores. Un travail d’orfèvre digne des rêves fous du maître. Peut-être pas l’accession de celui-ci au rang de classique, mais le signe que son « tout musique » peut encore trouver un écho.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 2 mars Photo © Charles Mignon

Au théâtre de l’Athénée, L’Histoire du soldat de Stravinsky et Ramuz, mais pas la même présentation qu’en juin dernier sur la même scène (voir ici). Pas la même œuvre non plus, pourrait-on croire. Le soldat-violoniste-funambule rentrant de guerre (création : Lausanne, 1918), le Diable chef d’orchestre, le livre volant du spectacle de Jean-Christophe Saïs font place dans celui-ci, signé Roland Auzet, à des images inquiétantes (vidéos inventives de Wilfried Wendling), à des objets obsessionnels peuplant la tête et la voix de l’unique et protéiforme personnage : Diable dans un gant rouge, violon-revolver, souliers ne conduisant nulle part. Idée choc : confier le rôle à l’auteur-compositeur Thomas Fersen, forte présence, voix fêlée, diction modulée, flow subtilement musical. Fondus dans un mur-écran cachant des rouages compliqués, les instrumentistes-choristes, issus du Conservatoire de Lyon, lui renvoient les harmonies de Stravinsky comme un combustible à son enfer personnel. Plus rien à voir avec le spectacle de tréteaux originel : tel le Diable, L’Histoire du soldat se prête aux incarnations les moins attendues.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 2 mars Photo © Emmanuelle Murbach

Reprise de La Tétralogie à l’Opéra Bastille, suite : La Walkyrie. Après un Or du Rhin  discrètement retouché, le metteur en scène Günter Krämer était censé « revoir sa copie », selon les termes du directeur Nicolas Joël. Il l’a revue en effet, en gommant certains effets les plus critiqués, comme pour mieux en accentuer d'autres : plus de tables de dissection pour les Walkyries charognardes, mais les fières guerrières essuyant le sang à quatre pattes. Direction d’acteurs resserrée, soulignant le parti-pris ironique : un anti-Chéreau, refusant toute empathie entre les personnages. N’empêche que la rupture avec la débauche BD-manga de L’Or du Rhin laisse, a fortiori dans cette version "nettoyée", une impression de vide mal comblé par des effets de figuration insistants, tels les Wotan-boys lobotomisés reproduisant en boucle une sorte de pas de l’oie. Ce qui, comme dans L’Or du Rhin, a vraiment changé, c’est la direction de Philippe Jordan, à la fois plus raffinée et plus dramatique, antidote bienvenu à la froideur revendiquée du spectacle. C’est la distribution aussi, avec un couple Sieglinde-Siegmund de rêve (Martina Serafin et Stuart Skelton), galvanisant une Brünnhilde (Alwin Mellor) et un Wotan (Egils Silins) qui ne sont que bons.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 10 mars, et le 19 juin Photo © Opéra de Paris

Aux Bouffes du Nord, Le Crocodile trompeur/Didon et Enée, d’après Didon et Enée de Henry Purcell et d’autres matériaux. Et quels matériaux ! S’autorisant du fait que ce chef-d’œuvre minute (même pas une heure) est un ovni lyrique peut-être créé dans le cadre d’un mask, spectacle total très prisée dans l’Angleterre du XVIIème siècle, Samuel Acache et Jeanne Chandel, les metteurs en scène, ont réuni un collectif d’acteurs-chanteurs-instrumentistes-clowns-tragédiens-danseurs-équilibristes (dans l’ordre que vous voudrez) pour raconter, en musique mais pas seulement, la mort d’amour et autres sentiments. Un bric-à-brac savamment agencé - inspiré du tableau de Breughel L’Ouïe -, des références aux Marx Brothers en même temps qu’à Tadeusz Kantor et James Thierrée, une invention visuelle trépidante, un sens du nonsense très développé, et voilà une mise en abîme, baroque dans l’esprit et contemporaine dans la forme, qui en dit plus que bien des dramaturgies et autres matériaux. Musicalement, tout Purcell est là, ou presque, baroque jusque dans les dérapages, nombreux et contrôlés, auxquels il est soumis. On rit beaucoup, pour mieux compatir au malheur de Didon (étonnante Judith Chemla, ex-de la Comédie Française aux beaux moyens de soprano) et pour admirer ces artistes qui savent tout faire, et en font quelque chose d’assez bluffant.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 3 mars Photo © V. Portelli

vendredi 15 février 2013 à 01h54

A Pleyel, Yuri Temirkanov dirige l’Orchestre de Paris dans Prokofiev, Tchaikovski et Moussorgski. Mise en scène sonore très personnelle, gestique unique, la plus étonnante depuis celle de Carlos Kleiber. Donnant les départs comme on jette une rose ou comme on lance une flèche, Temirkanov distribue les rôles, sculpte les phrases, suspend le temps, mime la musique. Contrastes détonants dans Lieutenant Kijé, où Prokofiev peaufine son art de musicien de cinéma, couleurs violentes des Tableaux d’une exposition, où l’orchestration de Ravel ne parvient pas, pour une fois, à franciser la véhémence moussorgskienne, raffinements capiteux des Variations rococo de Tchaikovski, dont la violoncelliste Alisa Weilerstein tient la partie soliste comme un funambule sur son fil. Temirkanov obtient de l’orchestre des sonorités un peu vertes, proches de celles du Philharmonique de Saint-Pétersbourg dont il est le directeur depuis la mort d’Evgeni Mravinski (1988). « La direction d’orchestre ? Un métier qu’on n’apprend pas », affirmait Carlo Maria Giulini. Un phénomène qu’on n’explique pas, en tout cas, que celui de ce chef dont l’art passe mal au disque, mais dont les concerts sont des expériences à nulle autre pareilles.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 13 et 14 février Photo © DR

Au théâtre des Champs-Elysées, Aldo Ciccolini joue le 3ème Concerto de Beethoven avec l’Orchestre de Chambre de Paris dirigé par Louis Langrée. Salle bondée, chauffée en hors-d’oeuvre par une Ouverture "Coriolan" sous haute tension. Contraste entre la fragilité du pianiste (87 ans) et le son royal qu’il produit. Ses moyens sont presque intacts, son style l’est tout à fait, à la fois caressant et péremptoire, intériorisé et démonstratif, le tout nimbé du je ne sais quoi que le grand âge confère aux grands artistes, de cette légère distance - on n’ose dire de cette faiblesse - qui donne de la profondeur au moindre trait. Même impression dans le bis, une pièce de Grieg qui sonne bizarrement dans ce programme tout Beethoven. La seconde partie - les sépulcrales Equales pour quatre trombones joués ici par quatre violoncelles et la 8ème Symphonie, tenue à bout de baguette par un Langrée obligeant les musiciens à se surpasser -, abolit cette distance, sans pour autant que l’on revienne vraiment sur terre. « Je suis fier de penser qu’il a été un peu mon élève », dit Ciccolini de Langrée. Ceci explique peut-être cela.

François Lafon

mercredi 13 février 2013 à 22h27

Pour cette représentation de La Favorite, le Théâtre des Champs Elysées a fait le choix du minimalisme. La scénographie (Andrea Blum) pousse l’abstraction à un degré qui prive le spectateur de ses repères. Et la mise en scène (Valérie Nègre) donne dans le genre libertaire : tout le monde fait ce qu’il veut. Evidemment, c’est gênant dans les ensembles – c'est à dire la quasi-totalité de l'oeuvre - et seuls les airs solos donnent quelque plaisir. Bien que malade, Ludovic Tézier donne un « Viens Léonor, je suis à tes pieds » plein d’émotion (Alphonse XI). Alice Coote, complètement perdue dans les deux premiers actes, est d’un dramatisme ravageur dans le célèbre « Ô mon Fernand ». Malgré sa souplesse et sa diction exceptionnelles, Marc Laho, à force de camper, sur les pas de Jean Carmet, un Fernand cocufié et abusé par la vie ne parvient pas à émouvoir. Conscient des défauts de la scène, Paulo Arrivabeni dirige plus souvent pour le plateau que pour la fosse, ce qui naturellement nuit à la qualité de l’accompagnement orchestral.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs-Elysées, du 7 au 19 février 2013 Photo © DR

Avatars de la modernité, dimanche soir au Théâtre des Champs-Elysées, pour la prise de fonction de Mattthias Pintscher à la tête de l’Ensemble Intercontemporain : Stravinsky (Huit miniatures, Concertino), Boulez (Le Marteau sans maître), Varèse (Octandre, Déserts). En 1954, même lieu, Pierre Henry, aux commandes des parties enregistrées de Déserts, poussait les manettes pour couvrir le plus beau chahut depuis celui, quarante-et-un ans auparavant, du Sacre du printemps. Aujourd’hui, public clairsemé, mais silence religieux. On écoute les solistes de l’Intercon, on apprécie la technique de chef de Pintscher, plus connu comme compositeur. Du classique, en somme. Le jeu de références de Stravinsky, les timbres miroitants de Boulez (« Du Webern qui sonne comme du Debussy », disait le musicologue Heinrich Strobel), les éruptions sonores de Varèse sont des moments d’histoire, que l’on reconnait comme des éléments fondateurs, mais banalisés par les innombrables « à la manière de » qu’ils ont engendrés. Les avant-gardes sont mortes, restent des oeuvres qui traversent le temps. Celles-ci le font sans problème.

François Lafon

Photo © DR

mercredi 30 janvier 2013 à 11h20

Lancement avec L’Or du Rhin, de la saison tétralogique à l’Opéra Bastille - huit cycles en kit jusqu’en juin – pour le bicentenaire de la naissance de Wagner. Très peu des changements annoncés dans la mise en scène manga-BD de Günther Krämer, créée en 2010 : c’est après, avec La Walkyrie, que le bateau a commencé à tanguer. L’image finale résume le propos et annonce les dérives : pendant que les dieux casqués gravissent l’escalier doré qui mène au Walhalla, arrive une équipe de gymnastes en shorts et débardeurs (Berlin, 1936?) portant des lettres géantes formant le mot Germania. C’est de la fosse que vient le changement : Philippe Jordan, lent et prudent en 2010, de plus en plus assuré jusqu’au Crépuscule des dieux un an plus tard, promet aujourd’hui une Tétralogie grand format : phrasés affinés, équilibre avec les voix, palette orchestrale démultipliée. Ses débuts à Bayreuth dans Parsifal, l’été dernier, ont apparemment porté leurs fruits. Plateau vocal plus homogène aussi, avec un nouveau Wotan - Thomas Johannes Meyer – vocalement assuré et très naturel en maffieux de série TV. Signe des temps : en attendant que les metteurs en scène – Krämer le premier – rechargent leurs accus tétralogiques, c’est aux musiciens de reprendre la main.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 12 février, et le 18 juin Photo © DR

lundi 28 janvier 2013 à 17h06

Quatre représentations, au Châtelet, de Street Scene, « opéra américain » de Kurt Weill (1947). Ce n’est pas tout à fait une première parisienne : en décembre 2010, l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris en a donné une version de chambre, accompagnée au piano, où les jeunes chanteurs s’essayaient au style Broadway amélioré instauré par Weill exilé aux Etats-Unis, et dont se sont inspirés, entre autres, Leonard Bernstein et Stephen Sondheim. Cette fois, c’est l’Opera Group, une compagnie britannique pratiquant le lyrique décalé, qui officie, mais s’en tient à la tradition Broadway la plus fatiguée. Traitée façon opérette, sonorisée comme un show-télé, ce qui tue les voix et noie l’orchestre, cette peinture du petit peuple entassé dans un immeuble vétuste de Manhattan perd une grande partie de la charge contestataire qu’y a mis le compositeur de L’Opéra de quat’sous, et remise sa musique, pourtant formidablement écrite, au rang d’un à la manière de Gershwin, Irving Berlin et quelques autres. A voir la version modeste de l’Atelier Lyrique, on imaginait le grand spectacle que l’œuvre pouvait susciter. Ce n’est pas ce spectacle que nous voyons aujourd’hui.

François Lafon

Châtelet, Paris, 25, 27, 29, 31 janvier Photo © DR

Théâtre de la cruauté, au Palais Garnier, avec la reprise du Nain de Zemlinsky et de L’Enfant et les sortilèges de Ravel, mis en scène par les Britanniques Richard Jones et Antony McDonald (1998). Grand écart esthétique, stylistique et musical, « conte tragique » vs « fantaisie lyrique », mais trouble parenté entre la mortelle histoire (inspirée d’Oscar Wilde) du nain découvrant sa laideur dans le regard de la petite infante dont il est le cadeau d’anniversaire, et celle, apparemment plus douce, de l’enfant (livret de Colette) faisant l’apprentissage de la vie au cours d’un cauchemar se terminant en rêve bleu. Etrange parallélisme aussi, pointé sur le rideau de scène par un collage très années 1920, entre Zemlinsky, disgracié comme son personnage et poursuivi par une sombre fatalité, et Ravel, à jamais mystérieux sous ses dehors d’homme-enfant tiré à quatre épingles. Air de famille enfin entre la marionnette à l’effigie de Zemlinsky manipulée par le ténor qui lui prête sa voix, et les habitants du jardin enchanté de Ravel, lucioles et écureuils aux allures de rescapés de la Grande Guerre. Silence respectueux pendant Le Nain, rires plus ou moins nerveux pendant L’Enfant, applaudissements libératoires à l’adresse des nombreux et excellents interprètes : la légèreté, souvent, est plus insoutenable que la mise au jour des tréfonds de l’être.

François Lafon

Opéra de Paris Garnier, jusqu’au 13 février Photo © DR

mercredi 23 janvier 2013 à 01h06

Presse nombreuse, atmosphère de première à l’Opéra Bastille pour la reprise de La Khovantchina de Moussorgski dans la mise en scène pourtant peu mémorable d’Andrei Serban (2001). Beau plateau (Larissa Diadkova, Vladimir Galouzine, Orlin Anastassov), chœur valeureux (c’est lui le personnage principal), direction sans génie mais orthodoxe (si l’on peut dire) de Michail Jurowski, père de Vladimir et Dmitri, chefs eux aussi. Le spectacle n’a pour lui que de chercher à clarifier l’intrigue – en gros l’ouverture à l’ouest de la Russie, sous Pierre le Grand, par l’élimination des féodaux dissidents et des intégristes religieux. Mais qu’on en saisisse ou non les détails, ce monument imparfait, inachevé – donné ici dans la scrupuleuse mise au propre de Chostakovitch – est un champ de mines moins que jamais désamorcées : nationalisme, fondamentalisme, communautarisme, conspirationnisme. La dernière scène, où l’on voit les Vieux Croyants s’immoler par le feu, est d’autant plus dérangeante que la musique en est céleste. « Les personnages ne sont pas des nihilistes ni des partisans du chaos. Ils cherchent tous le bien et le salut de leur pays » note le metteur en scène dans sa déclaration d’intentions. C’est bien là le plus effrayant. 

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu'au 9 février. En direct sur France Musique le 9 février. Photo © Opéra de Paris

mardi 15 janvier 2013 à 00h09

Voyage d’hiver au féminin à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille. Un tandem étonnant que la jeune mezzo Janina Baechle et la légende du piano Elisabeth Leonskaja pour raconter l’histoire du désespéré schubertien. La première, voix d’opéra au timbre opulent, ne tente pas de faire croire que le cycle n’a plus de secrets pour elle. La seconde débute dans l’œuvre : toucher raffiné, musicalité éprouvée, mais pas encore de vision d’ensemble. Le duo fonctionne, mais pas jusqu’à la liberté, l’abandon qui font les Voyages d’hiver mémorables. Salle bondée, toux bruyantes, mais attention soutenue. Convergences, la saison de concerts et rencontres organisée autour de la programmation lyrique, a son public, comme l’Atelier d’art lyrique, Opéra-école souvent plus aventureux que l’autre, a le sien. C’est dans ce cadre que la basse Franz Josef Selig a donné un somptueux récital en novembre (voir ici). Le pianiste François-Frédéric Guy, la contralto Marie-Nicole Lemieux, une Belle Maguelone de Brahms avec le baryton Roman Trekel et la comédienne Marthe Keller sont annoncés. En prenant les chemins de traverse, il arrive qu’on voie mieux le paysage.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, Amphithéâtre, les 14 et 18 janvier Photo © DR

samedi 12 janvier 2013 à 16h35

Lionel Bringuier, le chef qui monte, Gautier Capuçon, Eric Tanguy, programme de musique française : soirée attrayante, parfois étonnante, pour le concert de rentrée 2013 de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. La surprise est venue du concerto pour violoncelle en la mineur de Saint-Saëns, de forme originale. La conception intimiste qu’en a Gautier Capuçon est tout au bénéfice de l’ouvrage, et lorsque Lionel Bringuier et l’orchestre s’y rallient, comme dans sa deuxième section, en l’occurrence très légèrement dansante, aux limites du silence, on vit un moment d‘exception. Eclipse d’Eric Tanguy (1999) n’était pas une création mondiale : depuis sa première audition aux Flâneries musicales de Reims, elle a été donnée, en particulier, en octobre dernier dans la nouvelle salle de concert d’Helsinki. Partition à la fois flamboyante et « d’une trame architecturale rigoureuse », elle justifie amplement sa durée de vingt-trois minutes, une de celles dont on « entend » qu’elle descend de « grands ancêtres » sans toujours percevoir exactement qui ils sont. Une partie du mystère demeure, et c’est très bien ainsi. Les symphonies de Roussel, notamment la Troisième, se font rares, ce qu’on ne saurait dire de La Valse de Ravel : leur succession est à sa manière source d’équilibre. Lionel Bringuier a largement répondu aux attentes, et sa complicité avec l’orchestre semble bien établie.

Marc Vignal

Salle Pleyel, 11 janvier 2013

vendredi 11 janvier 2013 à 10h36

Drôle de concert à Pleyel, où le violoniste Gil Shaham poursuit avec l’Orchestre de Paris son cycle « Concertos des années 1930 ». Il joue cette fois le Concerto de Stravinsky (1931), mélange de sport violonistique extrême et de raffinement néo-classique. Au pupitre : Nicola Luisotti, directeur du San Carlo de Naples et de l’Opéra de San Francisco. Concours de sourires - éclatant chez le chef, plus ambigu pour le soliste – et d’expressivité. Gestique lyrique de Luisotti, démonstrative et analytique de Shaham, qui transmet à l’orchestre la souplesse, la variété de son jeu. Trois bis, de Bach à l’Américain Bolcom, achèvent de rendre la soirée inoubliable. Luisotti reprend la main - et avec une certaine poigne -, dans la 3ème Symphonie de Prokofiev, recyclage orchestral de l’opéra L’Ange de feu considéré à l’époque (1929) comme injouable. L’Orchestre y conserve quelque chose de la pointe sèche stravinskienne : éternelle rivalité des deux compositeurs. Mais c’est dans l’ouverture de La Force du destin (début de l’année Verdi) et le Capriccio italien de Tchaikovski que le chef se déchaîne. Eternelle rivalité, cette fois, de la grande musique et de la grosse musique.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 9 et 10 janvier

vendredi 21 décembre 2012 à 11h07

Pour les fêtes au théâtre de l’Athénée, la compagnie Les Brigands (onze ans d’âge, d’abord composée de membres des Musiciens du Louvre en goguette) revient à ses fondamentaux avec Croquefer et L’Ile de Tulipatan, deux Offenbach de poche. Les principes maison – décalé, mais pas trop, subversif mais bon enfant – sont respectés. Salle bondée, rappelant que ce style so French ne demande qu’à être réactivé. Croquefer, parodie du style paladin (qui ne nous dit plus grand-chose), peine à trouver son rythme et sa folie, en dépit des clins d’œil répétés du metteur en scène Jean-Philippe Salério à Groland et aux Monty Python. L’Ile de Tulipatan, en revanche, marche tout seul. Musicalement sur-vitaminée, contemporaine (1867) des grands opéras-bouffes (La Périchole, La Grande Duchesse de Gérolstein), cette histoire de garçon élevé en fille qui en pince pour une fille élevée en garçon est faite sur mesure pour la troupe, menée par l’étonnant baryton à transformations Flannan Obé. Comme d’habitude, les voix passent ou cassent, et l’orchestre (dix musiciens) se démène comme cent. On vient aussi pour ce côté artisanal, artistiquement incorrect dans un monde lyrique obsédé par la perfection.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 13 janvier. Théâtre Municipal, Gray, 23 décembre. Le Fanal, Saint-Nazaire, 15 janvier. Photo © Claire Besse

jeudi 20 décembre 2012 à 10h52

Concert Ravel par l’Orchestre de Paris sous la pyramide du Louvre (mardi 18) et à la salle Pleyel (mercredi 19). Pierre Boulez, handicapé par une affection des yeux, est présent mais a passé la baguette au Finlandais Mikko Franck. Chaises musicales : Franck, qui lui-même annule souvent pour raisons de santé, est encore auréolé du succès d’un Tristan et Isolde, en octobre à Pleyel, où il remplaçait Myung Whun Chung. Son Ravel n’est pas boulézien : il est compact, coloré, spectaculaire. L’orchestre, sous haute tension, se surpasse. Entre un Alborada del gracioso électrique et un Daphnis et Chloé (ballet intégral, mais sans le choeur) en cinémascope, on oublie les efforts de la mezzo Nora Gubisch pour faire comprendre le texte de Shéhérazade. A la fin, Franck annonce le départ à la retraite du contrebassiste Bernard Cazauran, présent depuis 1967 (« Je n’étais pas né », précise-t-il). Fleurs, banderole : une fête de l’orchestre. Que le génie d’orchestrateur de Ravel cache un monde mystérieux, que les moments de tendresse ne soient pas des longueurs mais des pistes lancées par ce compositeur secret n’est pas à l’ordre du jour.

François Lafon

Concert (à Pleyel) diffusé en direct et accessible jusqu’au 19 juin 2013 sur Arte Live Web. Diffusé ultérieurement sur Mezzo. Photo © DR
 

mercredi 19 décembre 2012 à 11h15

Ouverture, avec les Vêpres de la Vierge de Monteverdi, de la saison du jubilé (850ème anniversaire) de Notre-Dame de Paris. Vingt-cinq concerts jusqu’à la création, en décembre 2013, de nouvelles Vêpres signées Philippe Hersant. Nef bondée, présence conjointe de Monsieur le Cardinal et de Monsieur le Maire (de Paris). Lionel Sow, chef de la Maîtrise de la cathédrale (et, depuis un an, chef du Chœur de l’Orchestre de Paris) est aux commandes. Gestique onctueuse mais précise, maîtrise de l’acoustique du lieu : stéréo réussie du double chœur, effets d’écho réglés au millimètre, alchimie savante des cordes et des cuivres (les très bons Sacqueboutiers de Toulouse), ballet impeccable des voix solistes (parmi lesquels l’excellent baryton Marc Mauillon). Un prodige dans cette nef gigantesque, où la bouillie sonore menace sans cesse le néophyte. Mais tout cela au détriment du grand théâtre initié par cette œuvre révolutionnaire, où Monteverdi abandonne les abstractions polyphoniques pour appliquer à l’église les mêmes principes (« seconde pratique », ou nouveau style) qu’à l’opéra naissant (son Orfeo date de la même année 1610). Une manière peut-être de rappeler qu’à Notre-Dame, on vient pour vénérer, pas pour faire la révolution.

François Lafon

www.musique-sacree-notredamedeparis.fr Photo © DR

vendredi 14 décembre 2012 à 17h40

Pourquoi pas Mozart comme soutien de l’UNICEF ? Cela s’est produit à la mairie du VIème arrondissement de Paris : concert au profit du fonds des Nations Unies pour l’enfance et en particulier d’UNICEF France, avec au programme quatorze extraits de Cosi Fan Tutte allant de l’air au sextuor en passant par le duo, le trio et le quintette. Six chanteurs en tenue de ville évoluent dans la salle des fêtes, l’orchestre est réduit à deux violons, un alto, un violoncelle et un pianoforte, se produisent des membres de l’Atelier Lyrique d’Opera Fuoco. Créé en 2003 par David Stern, Opera Fuoco est en résidence à Saint-Quentin-en-Yvelines. C’est justement là qu’en mars 2013 sera représenté Cosi Fan Tutte. La musique de Mozart est telle que même dans la salle des fêtes du VIème, elle ne perd rien de son impact dramatique : superbe sextuor du Ier acte ! Il faut bien sûr, ce qui était le cas, des interprètes à la hauteur et surtout engagés. Il n’y a pas lieu ici de chanter les louanges de chacun des onze, mais bien de rappeler qu’une soirée comme celle-là ne saurait être considérée comme une préparation à un événement plus sérieux - ou plus officiel. Elle existe en soi, et dans une mairie comme dans une grande salle de concert, on peut ressentir fortement enthousiasme et émotion.

Marc Vignal

Paris, salle des fêtes de la mairie du VIème, jeudi 13 décembre 19h30

C’est la dolce vita dans la salle, sur fond de variétés des années 60 et d’une vidéo de souvenirs de vacances, deux enfants dansant sur l’avant-scène. Warlikowki l’annonce avant que le spectacle ne commence : il montrera ce que Cherubini et Hoffman ont laissé offstage, l’ambiance festive de cette journée de mariage dans une Corinthe transportée au Lido d’Ostia. Cet éclairage ne fera qu’accentuer, peu à peu mais avec quelle sûreté, la noirceur du drame qui se déroule sur scène et s’intensifie à mesure que le personnage de Médée s’épaissit. D’épouse trompée (Jason est alors ingrat) en mère dépossédée (Jason est dès lors cruel) sous la plume plus de plus en plus acérée du librettiste et celle, nerveuse, du compositeur, ces noces mortelles imposent une expérience physique au spectateur. Coup de maître pas seulement visuel, le dépoussiérage de l’œuvre est général. En fosse, Christophe Rousset s’empare de cette partition toute en tensions, aux ouvertures amples et riche en originalités, surtout du côté des vents où les bois dominent : quelle belle introduction à la flûte de cet Hymen, viens dissiper une grande frayeur (Dircé) et au basson, qui se transforme en basson obligé, de Ah! nos peines seront communes (Médée). Décapage côté texte, les dialogues parlés ayant été entièrement ré-écrits dans un français actuel et cru au point de déclencher des huées, divisant la salle entre applaudissements enthousiastes et lazzis dont on regrettera simplement qu’ils furent si dénués de panache. Dépoussiérage surtout côté interprètes. Car c’est une autre réussite de cette production que de se placer ainsi sous le culte du corps. Tous y participent, mais, soutenue par Vincent le Texier (Créon), John Tessier (Jason) et Varduhi Abrahamyan (une Néris bouleversante dans Ah! nos peines seront communes) Nadja Michael, ex-nageuse de compétition, ex-mannequin, incarne une forme achevée (et définitive ?) du jusqu’auboutisme sensuel et acéré. La scène finale, l’infanticide consommé, tonne comme une porte qui claque. C’est d’ailleurs ce claquement final qui laissera l’audience sans voix.

Albéric Lagier

Théâtre des Champs Elysées, 12, 14 et 16 décembre 2012. DVD paru chez Bel Air CLassiques Photo © DR

jeudi 6 décembre 2012 à 11h09

Reprise, à l’Athénée, du spectacle Cocteau-Poulenc déjà donné en février 2011 (voir Musikzen : Gare au blues !) Seule en scène avec le pianiste Pascal Jourdan, la mezzo Stéphanie d’Oustrac conjugue à trois temps le verbe abandonner : La Dame de Monte-Carlo, vieille joueuse lâchée par la chance, Lis ton journal, issu du monologue Le Bel Indifférent, La Voix humaine, ou comment l’invention du téléphone a enrichi l’arsenal de la torture amoureuse. Un univers sentant la naphtaline et le 5 de Chanel, un pendant aux Enfants terribles version Phil Glass, joué le mois dernier dans ce même théâtre. Comédienne (Lis ton journal est un monologue parlé) autant que chanteuse, Stéphanie d’Oustrac s’y révèle en tout cas de l’espèce des divas mutantes, dont Natalie Dessay est l’exemple plus médiatisé. Un rêve d’opéra que Poulenc avait réalisé en rencontrant Denise Duval, ex-pensionnaire des Folies-Bergère devenue son interprète de prédilection.

François Lafon

Au théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au décembre. Photo © DR

mercredi 5 décembre 2012 à 01h49

Nouvelle présentation de Carmen à l’Opéra Bastille. Les deux premières (1993 – 1997) étaient ratées, celle-ci semblait sans danger : chef aguerri à ce répertoire (Philippe Jordan), metteur en scène « du juste milieu » (Yves Beaunesne), protagonistes ayant fait leur preuves dans leurs rôles respectifs (Anna Caterina Antonacci, Nikolaï Schukoff). Idée phare de Beaunesne, transposer l’action à l’époque de la Movida, avec clins d’œil aux films d’Almodovar : costumes décalés, drag-queen imitant Rossy de Palma, Micaela en écolière à bicyclette, Carmen  en Pénélope Cruz peroxydée montée sur talons aiguilles, Escamillo déguisé en Roberto Alagna chantant Luis Mariano. Mais n’est pas Almodovar qui veut et Carmen n’est pas La Loi du désir : dans un décor figurant un hangar à moitié construit (ou à moitié démoli ?) l’œuvre est jouée comme d’habitude, un folklore en remplaçant un autre. Bons points : l’orchestre, somptueux, Ludovic Tézier, Escamillo bien-chantant (une rareté), les petits rôles, bien tenus. Mauvais points : Schukoff en petite voix, Antonacci beaucoup moins à l’aise qu’avec John Eliot Gardiner dans le cadre intime de l’Opéra Comique, scène finale (Don José étranglant Carmen avec la robe de mariée de sa mère, qu’il a apportée dans une valise en carton) déchaînant les huées. A partir du 20 décembre, le rôle-titre sera repris par Karine Deshayes. Une nouvelle chance? 

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 29 décembre. Retransmission sur France Musique le 22 décembre. Représentation du 13 décembre diffusée en direct dans 26 salles UGC (France et Belgique), 40 cinémas indépendants (France) et 150 cinémas en Europe. Photo © Opéra de Paris/Charles Duprat

dimanche 2 décembre 2012 à 12h02

Reprise, au Palais Garnier, de La Cenerentola de Rossini dans la production historique (1968) de Jean-Pierre Ponnelle, donnée pour la première fois à Paris la saison dernière. Distribution moyenne, direction sans tonus, scories multiples grippant la mécanique rossinienne. Du coup, la mécanique ponnellienne grippe elle aussi. Adulé de son vivant, ce Français de culture et d’esthétique germanique, musicien consommé (il avait été l’élève d’Alfred Cortot) avait pour idéal de traduire la musique en mouvement, d’être scrupuleusement en empathie avec elle. Cela pouvait être, selon les œuvres, fascinant ou fastidieux. Il représentait, en tout cas, l’antithèse du mouvement lancé à l’époque par des metteurs en scène venus du théâtre, souvent moins musiciens que lui, mais habiles à manier la dialectique, et soucieux avant tout de faire avouer aux œuvres leurs intentions cachées. C’est ce courant qui a gagné, jusqu’aux actuels tops et flops du regietheater. Ponnelle en héraut d’un opéra consensuel. Lui qui aimait tant bousculer les habitudes du public huppé des grands festivals...

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 26 décembre, et du 27 février au 25 mars. Cette Cenerentola, filmée en 1981 à la Scala de Milan avec Claudio Abbado au pupitre, est disponible en DVD Deutsche Grammophon.

Photo © Opéra de Paris

Récital de Franz-Josef Selig à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille. Salle austère, silhouette austère, répertoire austère. Fil conducteur, la mort : "La jeune fille et la mort", "La Nostalgie du fossoyeur" (Schubert), "Tout ce qui est créé est condamné à finir" (Hugo Wolf – Michelangelo Lieder), Chants et danses de la mort (Moussorgski). Selig, basse allemande au grave abyssal, chante Wagner, Sarastro de La Flûte enchantée ou Arkel dans Pelléas et Mélisande sur les scènes internationales. Cela n’implique pas qu’il fasse partie du cercle fermé des grands récitalistes. C’est le cas pourtant : diction exemplaire, économie de moyens (et quels moyens !), faculté de suggérer un monde par la force du verbe. En passant de Schubert à Moussorgski, sa voix se fait moins rugueuse, plus égale. Il impose les Chants et danses de la mort comme le faisaient ses grands prédécesseurs Kim Borg ou Martti Talvela, avec une glaçante simplicité. Mêmes qualités chez son pianiste, Gerold Huber. L’austérité, en art, est un concept porteur.

François Lafon

Diffusion sur France Musique le 30 décembre à 18h Photo © DR
 

lundi 26 novembre 2012 à 19h28

Tout au long du XIXème siècle, la romance de salon s’est volontiers parée des charmes et des sortilèges espagnols, et ce goût de l’exotisme, prétexte à virtuosité et sensualité, s’est largement poursuivi au XXème. En liaison avec l’actuelle production de Carmen, l’atelier lyrique de l’Opéra de Paris a organisé un concert-auditions de mélodies françaises et espagnoles pour permettre à de jeunes chanteurs et à des pianistes-chefs de chant en début de carrière de se faire mieux connaître et de rassembler les meilleurs atouts pour réussir dans la vie professionnelle. Quinze chanteurs ont ainsi interprété des pages d’autant de compositeurs : de Bizet (très à l’honneur) à Rodrigo et Monpou en passant par Saint-Saëns, Berlioz et autres Massenet. Sans vouloir distribuer des bons points en chant ou en prononciation, on se souvient de l’étonnante Havanaise de Pauline Viardot, des Filles de Cadix de Léo Delibes et d’El-Deschidado de Saint-Saëns, pour ne citer que des raretés, mais aussi des célèbres Siete canciones populares (Sept chansons populaires espagnoles) de Falla, ce qui n’était pas couru d’avance, et de l’inénarrable Châteaux en Espagne (pour ténor et baryton) de Gounod. De très bons moments pour qui n’a pas tellement l’habitude d’assister à des manifestations de ce genre.

Marc Vignal

Amphithéâtre Bastille, 23 novembre 2012

Au théâtre de l’Athénée, deuxième production en trois ans des Enfants terribles de Philip Glass d’après le roman de Jean Cocteau. Quatre chanteurs, trois pianos, une scénographie en images numériques signée Romain Sosso et Stéphane Vérité, aussi metteur en scène : un numéro de haute école, non moins « cocteauien » que le film célèbre de Jean-Pierre Melville (1950). La musique de Glass – ritournelles obsessionnelles et récitatifs à la Poulenc – peut paraître systématique, voire flagorneuse, elle fonctionne pourtant, comme une ronde enfermant l’histoire de ce couple frère-sœur mourant de devenir adulte. Obsédé par Cocteau (c’est là le troisième volet d’une trilogie dont les deux autres sont Orphée et La Belle et la Bête), fasciné par le Groupe des Six, élève de Nadia Boulanger (comme tant d’Américains, et des plus typiques), Glass donne là, toute proportion gardée, son Pelléas et Mélisande (le sujet, sinon la musique, n’est pas si éloigné). Même pertinence dans le spectacle, traversé d’images rassurantes et effrayantes – chambre cocon et nature hostile –, sans allusion facile à l’esthétique de Cocteau, plus proche des intérieurs-extérieurs à la fois légers et étouffants de Christian Bérard. Etonnant travail avec les interprètes aussi, très jeunes, chantant comme on parle (une qualité, en l’occurrence), mélange d’innocence et de cruauté propres à l’enfance. Un exemple, qu’on le veuille ou non, de ce théâtre en musique à côté duquel tant de nos compositeurs, et même les meilleurs, passent avec obstination.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 2 décembre Photo © DR

mercredi 14 novembre 2012 à 10h02

Au théâtre de l’Athénée, Ubü Kiraly (Ubu Roi) d’Alfred Jarry, joué en hongrois par le Théâtre magyar de Cluj (Roumanie) et mis en scène par le Français Alain Timar. Production minimaliste : deux bancs de bois, une herse lumineuse et un énorme et interminable rouleau de papier (hygiénique ?), avec lequel six Père Ubu et six Mère Ubu en collant et t-shirt couleur chair inventent décors, costumes, bedaines et couvre-chefs. Atmosphère de monôme étudiant, esthétique de théâtre de rue, images baroques rappelant les films d’animation faussement naïfs et vraiment grinçants venus de l’Est dans les années 1960. Les douze acteurs sont aussi munis d’instruments de musique, des cuivres usagés dont ils ponctuent l’action, en groupe ou individuellement. La musique qu’ils jouent est grossière, stridente, dissonante, provocante, une version gore de L’Histoire du soldat de Stravinsky ou des musiques de foire cultivées par le Groupe des Six. Une véritable musique de scène au demeurant, collant à l’action, enveloppant d’harmonies en folie les aventures plus que jamais actuelles de ce Macbeth pas ragoûtant résumant à coup de « merdre » et de « cornegidouille » (en hongrois dans le texte) les riches périodes shakespeariennes. 

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 18 novembre. Photo © DR

vendredi 9 novembre 2012 à 10h41

Création, à la salle Pleyel, du Concerto pour piano « La Vie antérieure » de Karol Beffa, par Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris, avec Andreas Haefliger en soliste. Public des grands jours - presse internationale, gratin musical, sponsors et politiques - pour ce quart d’heure de musique au titre baudelairien, œuvre d’un surdoué bien ancré dans l’institution musicale, et point de mire d’un programme lui conférant une flatteuse antériorité : Le Tombeau de Couperin de Ravel et Le Sacre du printemps de Stravinsky (deux adieux opposées au « monde d’avant »), et le génial et ambigu 24ème Concerto pour piano de Mozart, joué aussi par Andreas Haefliger. Une antériorité dangereuse aussi : bien sonnante, jazzy alla Ravel mais n’oubliant pas de rendre hommage à Dutilleux et Ligeti (les modèles contemporains de Beffa), instaurant un jeu ambigu (revoilà Mozart) plutôt que conflictuel entre le soliste et l’orchestre, cette « Vie antérieure » passe un peu inaperçue. Succès fracassant pour l’orchestre – spécialement les percussionnistes – dans Le Sacre du Printemps, plus discret pour le pianiste – assez neutre dans Mozart, raffiné chez Beffa. « Les tout-puissants accords de leur riche musique » (Baudelaire) auront toujours raison des « couleurs du couchant » (idem).

François Lafon
 

Troisième et dernier concert du cycle Schumann dirigé par le jeune Québécois Yannick Nézet-Séguin à la Cité de la Musique. Après Gautier Capuçon (Concerto pour violoncelle) et son frère Renaud (Concerto pour violon), Nicholas Angelich joue le Concerto pour piano. Bel accord entre le chef et le soliste, le second transmettant au premier une poésie qui tempère sa fougue, le second maintenant le premier dans un dialogue d’égal à égal. Car Angelich, tel Sviatoslav Richter en son temps, est de plus en plus libre, personnel, inattendu, passionnant même quand il est contestable. Dans cet archétype du concerto romantique, il tient en tout cas son public sous le charme. Nézet-Séguin reprend la main dans une 2ème Symphonie conduite telle une Ferrari, où le discipliné mais toujours sec Orchestre de Chambre d’Europe fait preuve d’un à-propos qui manquerait à des phalanges plus prestigieuses. Les quatre Symphonies seront édités par Deutsche Grammophon, dont ce désormais VIP de la baguette (directeur de l’Orchestre de Philadelphie et du Philharmonique de Rotterdam, chef principal du London Philharmonic) est une des plus récentes locomotives. Un « bras » comme on dit, et non des moindres, en attendant que lui vienne la poésie.

François Lafon

Retransmission gratuite pendant quatre mois sur les sites www.citedelamusiquelive.tv et www.medici.tv. Diffusion sur France Musique le 6 décembre à 14h. Photo © DR

jeudi 1 novembre 2012 à 12h15

Reprise jusqu’aux fêtes de West Side Story au Châtelet, dans la production déjà donnée en 2007 dans le cadre du cycle Leonard Bernstein (Candide, On the Town). Grosse couverture médiatique, façon show biz. En 1981, déjà au Châtelet, première tournée all american cast du plus célèbre (en France) des musicals. Un dimanche soir, Bernstein est dans la salle, accompagné de George Chakiris. Standing ovation. « J’arrive de Munich, où j’ai terminé l’enregistrement de Tristan et Isolde" explique-t-il aux saluts. "Après cela, réécouter ma propre musique remet les pendules à l’heure ». Trente ans plus tard, un public familial (beaucoup de très jeunes) vient visiter le monument, qu’il connait pour avoir vu et revu le film de Robert Wise. Il retrouve ses marques : le spectacle d’origine, la chorégraphie de Jerome Robbins en particulier, n’a subi qu’un dépoussiérage de surface, ce qui lui donne d’ailleurs un côté propret pas très en situation. On rêve un moment à une relecture radicale de cette œuvre qui parle d’émigration, de racisme, de délinquance, puis l’on se dit que sa désuétude même la protège, et l’on se laisse entraîner par la machine Broadway : énergie de la troupe, fraîcheur des solistes. Il n’y a que l’orchestre qui pèche. Là, il aurait fallu un Leonard Bernstein pour remettre les pendules à l’heure.

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 1er janvier 2013. Photo © DR

mardi 30 octobre 2012 à 09h18

Avec Der ferne Klang (Le son lointain), créé à Francfort en 1912, Franz Schreker (1878-1934) inaugura l’une des plus fulgurantes carrières lyriques de l’histoire. L’œuvre lui valut d’être nommé professeur au conservatoire de Vienne. En 1920, il devint directeur de l’Ecole supérieure de musique de Berlin, d’où il fut chassé comme artiste « dégénéré » avant même l’arrivée de Hitler au pourvoir. Son audience dépassa celle Richard Strauss, d’aucuns le mirent au-dessus de Wagner. Puis oubli brutal, dont il émerge à peine. Un siècle après Francfort, l’Opéra du Rhin a assuré la création scénique française de Der ferne Klang : musique luxuriante, viennoise mais très personnelle, ne ressemblant ni à Strauss ni à Mahler. D’essence symbolique, le livret est de Schreker lui-même, non sans traits autobiographiques : la recherche de l’idéal est incompatible avec les bassesses de la vie quotidienne, le compositeur Fritz se lance dans la vaine poursuite du « son lointain » qui l’obsède, ce qui provoque la déchéance de celle qui l’aime, Grete, dont le personnage et d’autres font penser à Lulu. Mise en scène haute en couleurs au 2ème acte, sur une île du golfe de Venise fréquentée par le demi-monde, voix en situation. Ce sont les prestations de l’orchestre qui retenaient sans cesse l’attention, et l’on se disait une fois de plus qu’en France, en matière d’opéra, il fallait quitter Paris pour « découvrir » au sens fort. Der ferne Klang à l’Opéra national du Rhin restera dans les mémoires.

Marc Vignal

Helena Juntunen (Grete), Will Hartmann (Fritz), Geert Smits (le Comte)... Stéphane Braunschweig (mise en scène et scénographie), Thibault Vancraenenbroeck (costumes). Chœur de l’ONR, Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. Marko Letonja

Strasbourg, Opéra national du Rhin, 27 octobre Photo © Alain Kaiser

lundi 29 octobre 2012 à 08h27

Directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg depuis septembre 2012, originaire de Slovénie, Marko Letonja sait captiver et surprendre. En programmant ensemble Rendering de Berio (1989-1990), composé d’après les fragments d’une audacieuse et parfois noire Dixième Symphonie laissés à sa mort par Schubert, et Le Chant de la Terre de Mahler, il a prospecté le crépusculaire. Rendering n‘est en rien un « achèvement » de Schubert : les esquisses sont trop parcellaires, et tel ne fut jamais le propos de Berio. Il a complété celles qui s’y prêtaient et surtout les a reliées par un « tissu connectif » de son propre cru, toujours pianissimo et lointain, entremêlé de réminiscences du dernier Schubert, démarche rappelant celle de sa Sinfonia : continuité et discontinuité, bonds de cent soixante années en avant et en arrière mais sans heurts, tant sont évidents chez Berio le sens et l’art de la transition. Aucun aller et retour dans Le Chant de la Terre, mais un adieu définitif - ou supposé tel - au monde tel qu’il est. Les chanteurs sont importants, mais l’orchestre peut l’être davantage. Plus encore que Christianne Stotijn et Simon O’Neill, ce sont les sonorités arachnéennes de hautbois, de flûte ou de clarinette grave de l’Abschied (l’Adieu) final, inimaginables sans une direction à la hauteur, qui ont provoqué l’émotion. On était concerné au plus haut point, comme il se doit, car pour Gustav Mahler, le péché le plus grave était celui d’indifférence.

Marc Vignal

Strasbourg. Palais de la Musique et des Congrès 26 octobre

A la Cité de la Musique, dans le cycle Hommages (d’un compositeur à un autre, d’une époque à une autre), Emmanuel Krivine dirige Debussy, Ravel et Stravinsky avec La Chambre Philharmonique. Drôle d’orchestre, fondé par Krivine en 2004 autour de la recherche du « son d’époque », d’abord tâtonnant, aujourd’hui très au point. Résultat sonore déroutant tout de même : puissance moindre que les formations modernes, mais solos surexposés, bois et cuivres claquants (on ne s’en plaint pas lorsqu’il s’agit de la trompette de David Guerrier ou de la flûte d’Alexis Kossenko). Au centre du concert, le Concerto en sol de Ravel - hommage à Mozart, Saint-Saëns, Prokofiev et quelques autres, le tout façon jazz - que Bertrand Chamayou joue sur un superbe Pleyel : impression paradoxale de douceur et d’agressivité mêlées, qu’on peut voir comme une certaine vérité de l’œuvre. Même sensation dans Ma mère l’Oye (Ravel) ou Pulcinella (Stravinsky), où l'entrelacs des références, emprunts et pastiches se suit comme un jeu (de l’oie ?). Krivine, toujours heureux lorsqu’il peut secouer les habitudes et idées reçues, est inspiré comme jamais.

François Lafon

mercredi 24 octobre 2012 à 10h40

Enième reprise de Tosca à la Bastille, dans la mise en scène à tout faire du cinéaste Werner Schroeter (1994). Atmosphère de première pourtant, pour les débuts locaux de Martina Serafin, la Tosca du moment. Grande voix, grandes manières : une Maréchale du Chevalier à la Rose, une Sieglinde dans La Walkyrie (à Bastille encore, cette saison), un rêve de chanteuse allemande. Aucune parenté avec Tullio Serafin, le chef de Callas (« Il faudra tout de même que je cherche dans mes origines vénitiennes », dit-elle dans une interview). Sa Tosca est dramatiquement sobre, vocalement impressionnante. Pas de sensiblerie : du style, de la présence, de l’allure. Autour d’elle, un Mario hurlant (Marco Berti, acclamé au rideau final, pourtant) et un Scarpia second couteau (Sergey Murzaev). N’importe, l’histoire d’amour, c’est avec l’Orchestre de l’Opéra qu’elle le vit, aux petits soins sous la direction efficace de Paolo Carignani. Comme pour rappeler que la magie de Puccini réside dans son génie d’orchestrateur.

François Lafon

Opéra de Paris – Bastille, 23, 26, 29, 31 octobre, 3, 7, 9, 13, 17, 20 novembre Photo © Opéra de Paris

mardi 23 octobre 2012 à 10h45

Récital du jeune pianiste Guillaume Coppola, à l’Athénée, pour l’ouverture de la saison des Pianissimes. Principe de la série : casser le rituel du concert. Pas d’entracte, cocktail ouvert à tous, lieux inattendus (prochain concert au Couvent des Récollets, Paris Xème), ateliers pédagogiques, collaboration avec diverses associations. Public inaccoutumé en effet – tous âges, tous styles – pour ce programme Debussy-Chopin-Granados donné comme un parcours personnel ponctué de lectures par le journaliste et récitant François Castang. Promotion aussi de l’album Granados récemment sorti (Eloquentia - Soleil de Musikzen). Jeu séduisant de Coppola, et plus dérangeant qu’il n’y paraît : Debussy (cinq Préludes) à la fois cérébral et coloré, Chopin sérieux et aérien (une Polonaise op. 26 n°1, en particulier, débarrassée de l’hystérie habituelle), Granados épuré et nostalgique, avec un très élégant et tout naturel Allegro de concert, pièce pourtant redoutable sous ses airs aimables. Un ton en tout cas, des moyens, et déjà un public conquis : une graine de star, espérons, et pas seulement en mode mineur.

François Lafon

dimanche 21 octobre 2012 à 10h47

Au théâtre de l’Athénée, Miss Knife chante Olivier Py. Une version music-hall de Dr Jekyll et Mr (Mrs) Hyde : « Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que je réapparais dans les moments politiques où il n’y a plus d’autres solutions que de mettre un masque et de chanter ». Remercié à l’Odéon, désigné pour 2014 comme directeur du festival d’Avignon, Py profite de l’entre-deux pour remettre le masque. A quelques mètres de l’Athénée, au Palais Garnier, l’Opéra reprend sa mise en scène du Rake’s Progress de Stravinsky : music-hall et pacte avec le diable pour la chute d’un libertin. Fourreau lamé et bas rouge sang, Py le libertin a l’air de Mackie-le-Surineur dans L’Opéra de Quat’sous (Knife = couteau) déguisé en Marlène Dietrich. Entouré de quatre formidables instrumentistes, dont le pianiste Stéphane Leach qui a mis la plupart de ses textes en musique, il chante « Dans un théâtre noir », « Chanson des perdants », « Châtiment de la nuit », « Ne parlez pas d’amour ». La salle rit jaune, il jubile, la provoque (« Que ceux à qui leurs parents ont transmis leurs frustrations lèvent le doigt ») et s’en va dans un frou-frou de fourrure blanche (« J’étais bipolaire, je ne suis plus que polaire »). En juin 2013 à l’Opéra de Munich, il monte Le Trouvère de Verdi, une histoire où personne ne sait très bien qui est qui.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 27 octobre. Tournée en France et Belgique jusqu’à la fin de l’année. Photo © DR

vendredi 19 octobre 2012 à 16h00

« J’ai rêvé la nuit dernière que Josef Haydn nous avait rendu visite chez nous », note Sibelius dans son journal le 11 juillet 1912, un an après avoir fait entendre son ascétique Quatrième Symphonie. Pourquoi Haydn plutôt que Beethoven, son dieu ? Sibelius nous ne le dit pas. II arrivait jadis au chef Thomas Beecham de programmer Haydn et Sibelius au même concert, et c’est probablement le cas, de nos jours, de Simon Rattle. Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris l’ont fait, en commençant leur programme par la moins pittoresque et la plus rare des six Parisiennes, la symphonie n°84. Sa vigueur et ses subtilités étaient au rendez-vous, grâce notamment à un beau sens des nuances, à de soudaines et très efficaces plongées dans la nuance piano. Rien d’ascétique dans la Première de Sibelius, mais un romantisme d’ordre légendaire et individuel, ponctué par des déchainements orchestraux aux sonorités tranchantes. Le timbalier peut s’en donner à cœur joie, et Frédéric Macarez ne s’en est pas privé, frappant dur mais parvenant également donner à certains traits une dimension mélodique qu'on imaginait pas. Entre les deux, dans le 27ème concerto de Mozart, le vétéran Menahem Pressler a montré que son jeu n’avait rien perdu de ses qualités de précision et de mystérieux lyrisme. Il s’est surpassé dans les deux bis consacrés à Chopin, tenant littéralement la salle en haleine.

Marc Vignal

Salle Pleyel, 18 octobre 2012 Photo Frédéric Macarez © DR

Week-end pluvieux, quoi de mieux que se noyer dans la musique. A la cité éponyme, Alexandre Tharaud fait son Bœuf sur le toit : du classique, du jazz, du cabaret, de 11h minuit. Et moi avec ma nièce (Myrtille, la savoyarde) on s’y pointe dès 11h00. Premier concert : Tharaud, Braley, Milhaud, Poulenc, Gershwin, Stravinski. A la fin, on joue au Kital+plu (Qui t’a le plus plu ?). Tharaud, Braley, et leur profonde complicité (c’est dans le programme, NDLR) c’est d’enfer, mais tu as vu les tourneurs de page ? Le paradis ! Humm… bon. 12h45, après le cabaret de Flannan Obé, Kital+plu ? Ah …Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux... Alexandre Tharaud de nouveau à 15h00 : Wiener, Ravel, Milhaud. 16h15, Kital+plu : Milhaud, à cause de sa polytonalité ! Et ça continue ainsi, opéras, opérettes, cinéma, tout mélangé. 22h00, l’heure des reproches. On arrête le Kital+plu ! T’aurais pu me dire que c’était, un concert salade ! Et Tharaud avec des gants de boxe... Alors on se réconcilie chez madame Raymonde. On a attendu qu’elle s’en aille pour vous quitter, M. Tharaud, mais à bientôt ! Car des Bœufs comme ça, on en redemande, végétarien ou pas.

Albéric Lagier

Cité de la Musique 14 octobre Photo © DR

mercredi 17 octobre 2012 à 10h19

Reprise au Palais Garnier du Rake’s Progress de Stravinsky dans la mise en scène d’Olivier Py. Lumière noire, acrobates, Crazy Horse Girls : aucune référence aux gravures moralisantes de Hogarth (1697-1764) qui ont inspiré au compositeur ce vrai-faux pastiche de Mozart et de Pergolèse. « Il est toujours intéressant d’importer à l’opéra des esthétiques qui lui sont a priori extérieures » déclare Py, qui voit cette « Carrière du libertin » comme un avatar original du mythe de Faust, où un jeune homme à qui tout est donné convoque son démon personnel pour mieux précipiter sa perte. Dans la fosse, Jeffrey Tate ne surexpose pas non plus les références à l’opéra baroque. On peut voir dans sa façon de ne faire corps avec les personnages que dans les moments de désespoir, une ironie plus dure encore que dans l’habituel exercice de style. Distribution à l’avenant : grandes voix lyriques (formidable Charles Castronovo en Libertin sanguin) et non plus baroqueux recyclés. Tout cela donne au spectacle une cohérence qu’il n’avait pas lors de sa création en 2008, où l’on avait surtout vu la mise en avant des fantasmes personnels du metteur en scène.

François Lafon

Opéra de Paris – Garnier. 10, 12, 16 ; 19, 22, 25, 28, 30 octobre Photo © Opéra de Paris/J.M. Lisse

Depuis cinq ans que, partie de Londres, elle écume les scènes, La Fille du régiment fait enfin escale à Paris – Bastille. L’ouvrage, composé par Donizetti pour l’Opéra Comique, fonctionne à coups de contre-ut en cascade et de mélodies bien cirées, et deux gosiers d’or suffisent à enflammer les foules : June Anderson et Alfredo Kraus en 1986 à la salle Favart, Natalie Dessay et Juan Diego Florez aujourd’hui. Le metteur en scène Laurent Pelly y offre un copier-coller de La Grande Duchesse de Gérolstein qu’il avait monté au Châtelet en 2004 : poilus de 1914, patriotisme en bataille, dérision joyeuse. Mais Donizetti n’est pas Offenbach et le deuxième degré fonctionne moins bien, en dépit d’une mise au goût du jour des dialogues parlés. N’importe : Dessay charge son personnage mais est très en voix, Florez joue les bidasses avec charme (et quels aigus !) et Felicity Lott fait un tabac en guest star à l’accent british. Dialogue glané à la sortie : « Comment peut-on aussi bien chanter de telles fadaises ? - Ne te plains pas : c’est si souvent l’inverse… »

François Lafon

Opéra de Paris – Bastille, 15, 18, 21, 24, 27, 30 octobre, 2, 6, 8, 11 novembre.Photo © Opéra de Paris

lundi 15 octobre 2012 à 17h53

Mais qu’est-ce qui pousse Emmanuelle Haïm à mener Médée à un rythme d’enfer ? A ce train-là, le prologue, Louis le triomphant, n'a rien de majestueux mais tourne à l’air de guinguette primesautier. Un pastiche ? Non pas, le premier acte débute avec un Pour flatter mes ennuis qu'on attend lamento mais qui est du même tabac. Ça joue vite et fort dans la fosse, et avec une raideur métronomique. Côté voix, la diction en prend un coup et le souffle court est éliminatoire. Prosodie ? Déclamation ? Aux oubliettes, même si Médée est précisément une tragédie, lyrique certes, mais avant tout une tragédie. Seuls Anders Dahlin (Jason) et Sophie Karthäuser (Créuse) épousent le style baroque et parviennent à émouvoir. Laurent Naouri (Créon) s’en tire en faisant sourire (bien que le Roi de Corinthe ne soit pas vraiment un rigolo) ; Michèle Losier (Médée) abandonne toute prétention à se faire comprendre. La mise en scène de Pierre Audi est d’un modernisme académique : chœur en grenouilles rampantes, interprètes sortis de chez Cyrillus (tout de même). Inscrit en fond de scène, un immense SOS ! – en anglais Mayday !, emprunté au français M’aider ! Médée… Mayday…M’aider…Voilà donc la métaphore ? Les transports d’hier ne pas sont ceux d’aujourd’hui …et la Médée d’Haïm/Audi vaut-elle ce déplacement ?

Albéric Lagier

Théâtre des Champs-Elysées 15, 17, 19, 21 et 23 octobre. Opéra de Lille 6, 8, 10, 13 et 15 novembre.

Ouverture de la saison lyrique à l’Opéra royal de Versailles avec Carmen importé de l’Opéra de Rouen. Mise en scène et direction de l’administrateur maison, Frédéric Roels, et du nouveau chef attitré, Luciano Acocella. Accroche médiatique : la baroqueuse Vivica Genaux dans le rôle titre, qu’elle avait jusqu’ici (prudemment) refusé. Drôle d’endroit pour une telle rencontre : une Carmen sans folklore ni espagnolade, au milieu des fleurs de lys et des marbres en trompe-l’œil. En fait, un bouquet bien composé : cadre intime et dépoussiérage du mythe, version opéra-comique avec dialogues parlés (sans coupures : trois heures de spectacle) et distribution jeune, vocalement et dramatiquement assortie. Seul hiatus : un orchestre brillant (bravo les solistes) mais un manque constant d’effervescence scénique. Genaux, voix de braise, diction exemplaire, sculpturale en mini short (l’action est transposée de nos jours, dans un pays contrôlé par les Casques bleus) offre une Carmen à la Teresa Berganza, femme libre et fragile sous la provocation. Elle aussi, sans ostentation, donne le coup de grâce à l’habituelle Bohémienne aux œillades assassines.

François Lafon

Versailles, Opéra royal, 14, 16, 18 octobre.

samedi 13 octobre 2012 à 00h23

Dans la série « Œuvres » (des classiques et une création) à l’Auditorium du Louvre, Julian Rachlin joue Britten, Beethoven et Richard Dubugnon, avec Itamar Golan au piano. Une pièce avec alto (Britten : Lachrymae, Reflections on a song of John Dowland), une avec violon (Beethoven : 10ème Sonate), une avec alto et violon alternés (Dubugnon), cette dernière baptisée Violiana parce que (en anglais) violin, viola et Julian, plus le suffixe « ana », comme dans les Kreisleriana de Schumann. L’œuvre est énergique et chantante, du contemporain soft propre à mettre en valeur le son riche et la virtuosité transcendante de son dédicataire. Car Julian Rachlin est un artiste phénoménal. Sa 10ème Sonate de Beethoven est à la fois explication de texte (écoutez ses transitions) et grand moment de poésie, son Britten une démonstration des possibilités techniques et expressives de l’instrument mal aimé qu’est l’alto. Vous ne le connaissez pas, ou seulement de nom ? Normal : il n’a pas besoin d’être médiatisé à outrance pour être reconnu comme un des grands virtuoses de l’époque.

François Lafon

Photo © Julia Wesely

vendredi 12 octobre 2012 à 11h02

Au Théâtre de Caen, Vénus et Adonis de John Blow, premier opéra anglais (vers 1683). Chœur et orchestre locaux (Les Musiciens du Paradis), Maîtrise de Caen dirigés par l’excellent claveciniste Bertrand Cuiller, mise en scène archéologique de Louise Moaty. Un spectacle phare pour le plus baroqueux des centres régionaux : tournée nationale, dont l’Opéra Comique de Paris. Une gageure aussi : intrigue minimale (Vénus aime Adonis, lequel est tué par un sanglier), micro-numéros musicaux, dont Purcell s’inspirera pour Didon et Enée, le génie dramatique en plus. Comme l’ouvrage dure à peine une heure, il est précédé de l’Ode à sainte Cécile du même Blow, où sont énumérées les vertus de la musique. Le spectacle est raffiné : éclairage à la bougie, danseurs en pourpoint, colombes et chiens de race, « mise en rapport de la nature et de la connaissance, du précieux et de la nudité, du noir et de la couleur, de l’homme et du végétal » (Louise Moaty). Mais aux questions : A quoi cela sert-il ? Que nous raconte-t-on ?, pas de réponses. Même flou musical : hormis Céline Scheen (Vénus) et Marc Mauillon (Adonis), l’ensemble évoque un travail d’atelier, largement perfectible. Nous n’en sommes pas tout à fait au moment de douceur dans un monde de brutes dont notre époque a besoin.

François Lafon

Caen, jusqu’au 13 octobre. Tournée jusqu’au 20 janvier 2013 à Lille, Luxembourg, Paris, Grenoble, Angers et Nantes.

A Pleyel, Christoph von Dohnanyi dirige l’Orchestre de Paris dans Le Château de Barbe-Bleue de Bela Bartok. Opéra en concert ou opéra de concert, ce dialogue intime d’une heure sur fond de grand orchestre ? Opéra mental en tout cas, puisque ce château aux portes verrouillées n’est autre que l’âme du monstre. En Barbe- Bleue, Matthias Goerne, tourmenté comme il le faut ; en Judith, sa dernière épouse, Elena Zhidkova, plus extérieure. Dohnanyi, lui-même d’origine hongroise, rend hommage à Georg Solti, qui aurait eu cent ans le 21 octobre, et avait dirigé l’ouvrage pour sa prise de fonction à la tête de l’orchestre (1972) ainsi que pour ce qui devait être son dernier concert avec celui-ci (1995). C’est par ailleurs Solti qui lui avait mis le pied à l’étrier, en le choisissant comme assistant à l’Opéra de Francfort dans les années 1950. Une affaire de famille artistique ? Pas vraiment, car Dohnanyi a le geste souple et la fibre chambriste, là où Solti menait son orchestre comme une machine de guerre. En première partie, une Symphonie « Italienne » de Mendelssohn particulièrement lumineuse, comme pour conjurer les ténèbres bartokien. Un contraste risqué, bien dans l’esprit de Solti, lui.

François Lafon

Belà Bartok Photo © DR

dimanche 7 octobre 2012 à 21h48

Si les œuvres, le lieu, les musiciens et l’auditoire s’y prêtent, un concert de 25ème anniversaire peut se dérouler de façon extrêmement conviviale. Ce fut le cas de celui de La Simphonie du Marais, qui pour l’occasion a organisé trois manifestations exceptionnelles. La deuxième était consacrée à des Musiques festives à la cour du Roi Soleil. Au programme deux compositeurs, Lully et Philidor, pour un double parcours - Départ en campagne puis Retour à la cour - effectué à grands renforts de flûtes, hautbois, taille de hautbois, basson, trompettes et percussions. Il ne s’agissait pas de simplement faire défiler ces musiques souvent (mais pas toujours) d’apparat, mais de les situer clairement dans leur contexte : mariage du Roy à Saint-Jean-de-Luz, guerre (brève cacophonie), plaisirs de Versailles, chasse, coucher du Roy, cérémonies funèbres. Hugo Reyne et ses huit complices n’y sont pas allés de main morte, se déplaçant comme des acteurs, se déguisant parfois quelque peu, n’hésitant ni à parler brièvement pour annoncer ou expliquer ni à émettre des sons ou des bruits imitatifs dès qu’il était question de chiens ou de chevaux. Le public, conquis d’avance et tout disposé à obtempérer, était alors invité à en faire autant. Un sommet fut sans doute atteint avec la Mascarade du Roy de la Chine et ses bonnets, gongs et onomatopées. Concert-spectacle réalisé avec un minimum de moyens, mais d’une qualité rare.

Marc Vignal

Samedi 6 octobre. Paris, Eglise des Billettes Photo © Simphonie du Marais

vendredi 5 octobre 2012 à 09h56

Rythme : Retour périodique des temps forts et des temps faibles, disposition régulière des sons musicaux (du point de vue de l’intensité et de la durée) qui donne au morceau sa vitesse, son allure caractéristique (Petit Robert). Au théâtre de l’Athénée, le Studio Théâtre d’Alfortville reprend en alternance La Mouette et Oncle Vania de Tchékhov, mis en scène par Christian Benedetti. Pas de décors, vêtements de tous les jours, salle éclairée pendant tout le spectacle. Les deux pièces durent respectivement 1h45 et 1h20, c'est-à-dire une heure de moins que d’habitude, sans que les textes soient notoirement coupés. Les acteurs parlent vite, ils sont sans cesse en mouvement, mais l’action se fige, périodiquement, en d’assez longs silences. Plus rien à voir avec la nostalgie russe, la langueur tchékhovienne. « Les conditions de frustration et d’ennui, au lieu de dévitaliser les gens, leur donne envie de dramatiser la moindre chose, et cela crée une immense vitalité », écrivait Peter Brook lorsqu’il travaillait sur La Cerisaie. Une question de rythme, donc, qui donne à ces classiques un sens, une couleur, une saveur nouveaux, que l’on pourrait dire « de notre temps » si l’expression n’était si vague et galvaudée. Un rythme serré et même sophistiqué, comme dans certaines musiques « de notre temps ». On rit pour ne pas pleurer, on court pour ne pas tomber. Très russe, en fin de compte.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, en alternance jusqu’au 13 octobre. Théâtre du Beauvaisis (Beauvais) du 24 au 27 octobre. Théâtre Studio d’Alfortville du 12 novembre au 1er décembre.
 

vendredi 28 septembre 2012 à 10h53

A Pleyel, Herbert Blomstedt dirige l’Orchestre de Paris dans la 8ème Symphonie de Bruckner. Atmosphère des grands soirs : Blomstedt, longtemps considéré comme un respectable mais peu glamour kappelmeister, fait figure aujourd’hui de témoin d’un âge d’or, tels en leur temps Karl Böhm ou Günter Wand, eux-mêmes parvenus au premier plan sur le tard, après la disparition des grands anciens. Rien d’un démiurge chez ce vieux monsieur souriant, pas d’effets de manche ni d’état de transe. Comme Böhm, il provoque des tempêtes d’une simple levée de baguette, et soulève le colossal Adagio (une demi-heure, le plus long du répertoire) comme il animerait un menuet de Mozart. L’Orchestre fait corps avec lui comme il le faisait avec Carlo Maria Giulini, longtemps son chef préféré. Comme disait Sergiu Celibidache, autre brucknérien confirmé : « Les concerts sont légions, mais la musique est rare ».

François Lafon

jeudi 27 septembre 2012 à 10h45

A la Cité de la musique, clôture par le pianiste Pierre-Laurent Aimard du cycle Bach/Kurtag. Six concerts en une semaine, dont un de György Kurtag lui-même au piano avec son épouse Marta. En exergue : « Je ne crois pas littéralement à l’Evangile, mais dans une fugue de Bach, la crucifixion est là, on entend les clous. Je cherche sans cesse, dans la musique, là où l’on enfonce les clous ». Aimard suit Kurtag à la lettre, enchaîne Capricioso-luminoso (Kurtag) et le Caprice sur le départ de son frère bien-aimé BWV 992 (Bach), enfonce comme des coins Versetti et pièces In Memoriam de Kurtag entre canons et ricercars de L’Art de la fugue ou de L’Offrande musicale. Le procédé se justifie, l’alliage se fait, le contemporain n’est pas ridicule face au grand ancêtre. La violence vient du jeu d’Aimard : du piano parfait, une technique sans faille, une puissance intellectuelle implacable, mais l’impression, depuis la salle, que l’interprète est dans sa tour d’ivoire, que l’univers des formes pures est au-delà des contingences du concert. Applaudissements timides. Un antidote, au moins, à la théâtrocratie dénoncée par l’ethnologue Georges Balandier.

François Lafon

Photo © DR

mardi 25 septembre 2012 à 10h41

Au Théâtre des Champs-Elysées, débuts de Thomas Zehetmair - violoniste original, chambriste élitiste -, au poste de Chef principal de l’Orchestre de Chambre de Paris. Un va-tout pour cette institution - ex-Ensemble Orchestral de Paris, ex-ex-Ensemble Instrumental de France -, qui n’a jamais vraiment trouvé sa place dans un monde où les ensembles baroques ont annexé le répertoire des orchestres de chambre traditionnels. Un premier concert en forme d’examen de passage : « Dumbarton Oaks » de Stravinsky - concerto pour petit orchestre en référence aux Brandebourgeois de Bach -, la 1ère Symphonie de Mendelssohn - devoir prometteur d’un surdoué de quinze ans -, et le Concerto pour violon de Beethoven. Zehetmair chef fonctionne à l’énergie. Cela va tout seul dans les deux premières pièces, mais se complique dans Beethoven, où il tient aussi la redoutable partie solo. La salle applaudit très fort la prouesse collective.

François Lafon

Paris, Théâtres des Champs-Elysées, 24 septembre

Photo : © JB Millot
 

jeudi 20 septembre 2012 à 01h04

A Pleyel, Dvorak et Beethoven par Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris. Du premier, les Variations symphoniques (peu connues) et la 8ème Symphonie (un tube). Public ravi, à juste titre, pour ces deux machines à jouer de l’orchestre. Du second, le 3ème Concerto pour piano, avec Rudolf Buchbinder en soliste. Curiosité pour cet artiste respecté, mais qui n’a pas la réputation de déchaîner les foules. Look Vienne éternelle : soixantaine épanouie, brushing inamovible, queue de pie et escarpins de velours. Rien de fantasque dans son jeu : grand son, phrasés naturels, nuances bien placées. Rien de raide non plus, ni d’excessivement sérieux : ce collectionneur d’autographes et de partitions originales joue comme il respire, l’œil heureux et le geste expressif. En bis, il annonce : « Trrranscription Johann Strrrauss », et se lance dans un pot-pourri échevelé de La Chauve-souris. On avait bien remarqué en lui quelque chose qui contredisait le brushing et les escarpins, mais on n’en espérait pas tant. Reste à écouter d’une oreille différente ses innombrables enregistrements.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 19 et 20 septembre, 20h. Photo © DR

A l’Opéra Bastille, quarante-et-unième reprise, cent-soixante-dix-huitième représentation des Noces de Figaro dans la mise en scène de Giorgio Strehler. Un spectacle tout trouvé pour les Journées du Patrimoine. Salle bondée, et pas seulement de nostalgiques ; en découvrant le décor du 3ème acte (la galerie en perspective), un jeune homme lâche : « Ça, c’est génial ! ». Au rideau final, applaudissements nourris pour Humbert Camerlo, assistant de Strehler en 1973, et gardien du temple : c’est lui qui, depuis les années 1990 – époque où le spectacle était si décalé que le metteur en scène et le scénographe Ezio Frigerio avaient fait retirer leurs noms de l’affiche – passe le relais aux chanteurs, génération après génération. Ce soir, l’ensemble est impeccable, comme un vin vieux dont on redécouvre les arômes, et pourtant la tonalité n’est pas la même. Cela tient probablement à la direction enlevée d’Evelino Pido – un spécialiste de Rossini – et à la personnalité d’Alex Esposito, Figaro virevoltant, assez éloigné du jacobin voulu par le metteur en scène. Du coup, le fond « commedia dell’arte » cher à Strehler prend le dessus. Décalage, peut-être, trahison, pas vraiment.

François Lafon

Photo © Opéra de Paris

mercredi 12 septembre 2012 à 00h08

Reprise, à l’Opéra Garnier, de Capriccio de Richard Strauss, dans la mise en scène de Robert Carsen. Un pendant intimiste des Contes d’Hoffmann selon Carsen à la Bastille. Là aussi, le Palais Garnier est en vedette, mais dans ses murs : cage de scène apparente, foyer de la danse (arrière scène) ouvert, jeu de perspectives incluant la salle, comme si le salon de cette Comtesse hésitant entre un poète et un musicien ne pouvait être que ce théâtre d’opéra où les mots et les notes sont indissociables. Lors de sa création en 2004, le spectacle était un cadeau d’adieu à Hugues Gall terminant son mandat de directeur en même temps qu’un écrin à la voix melliflue de Renée Fleming, sa diva fétiche. Une brillante démonstration de virtuosité. Avec Michaela Kaune - physique alla Schwarzkopf, style straussien accompli, tempérament de comédienne -, avec au pupitre un Philippe Jordan plus à son affaire que jamais, le palais de la Belle au bois dormant se réveille. Et ce Capriccio, traité d'esthétique en forme de conversation musicale créé à Munich en pleine horreur nazie, prend des allures d’ultime signe de civilisation avant la débâcle. Délicieux et effrayant à la fois.

François Lafon

Opéra de Paris, Palais Garnier, 8, 11, 13, 16, 19, 22, 25, 27 septembre 2012 Photo © Opéra de Paris-Elisa Haberer

lundi 10 septembre 2012 à 00h04

Concert, à la salle Pleyel, du Lucerne Festival Academy Orchestra. Public nombreux, malgré le beau temps, et très jeune : Pierre Boulez, créateur et animateur de l’Académie, dirige Philippe Manoury (son élève), Jonathan Harvey (un des pionniers de l’IRCAM) et Arnold Schönberg (son père spirituel). Mais comme à Lucerne vendredi, le maître, « à la suite d’une inflammation soudaine de l’œil », est remplacé par son assistant Clement Power, lequel ne devait diriger que l’œuvre de Harvey. Power, qui a fait travailler les cent-trente étudiants de l’Académie tout au long de la session 2012, a la Boulez touch : gestique économe, précision naturelle. Dans Sound and Fury de Manoury, sorte de bataille rangée orchestrale inspirée de Faulkner (deux groupes de cordes, deux de cuivres, séparées par la petite harmonie et les percussions), le mimétisme est impressionnant. Dans Speakings de Harvey, où « le discours orchestral est touché par les structures du langage » par la magie de la technique IRCAM, c’est à toute une école inspirée et soutenue par Boulez qu’hommage est rendu. La frustration vient avec Erwartung de Schönberg, quand l’orchestre couvre la voix pourtant grande de Deborah Polaski, au lieu de réaliser « l’enregistrement sismographique des chocs traumatiques » ressentis par cette dernière. Un seul chef vous manque…

François Lafon

Photo © DR

Début de saison à l’Opéra Bastille avec Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach dans la mise en scène à grand spectacle de Robert Carsen. Un must maison, maintes fois repris, filmé en 2002 et diffusé en DVD (EuroArts), maintenant emblème de la politique « opéra au cinéma » mise en place par l’Opéra de Paris dans la foulée du MET et de quelques grandes scènes : retransmission en direct le 19 septembre en France (71 salles) et en Europe (167 salles dont 47 en Allemagne), en attendant le Japon, l’Australie, Hong-Kong et les Etats-Unis. Une carte de visite toute trouvée pour le public du bout du monde (ou des salles UGC parisiennes) que cette métaphore géante de l’Opéra de Paris, cet hommage au Palais Garnier - vu de la salle, de la scène, des coulisses, de la fosse d’orchestre - à la mesure du plateau de la Bastille, impensable sur la petite (!?!) scène de Garnier. Quand le rideau se lève au troisième acte sur … la salle de Garnier, avec ses fauteuils rouges dansant au rythme de la Barcarolle, la tête du spectateur chavire. Elle chavire aussi pour les deux Américaines de la distribution - Jane Archibald en Poupée nymphomane (taillée, il y a douze ans, à la mesure de Natalie Dessay) et Kate Aldrich en Muse travestie – et pour la Française Sophie Koch, brûlante en courtisane suppôt du Diable.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille les 7, 10, 12, 16, 19, 22, 25, 28 septembre, 1er, 3 octobre. Photo © Opéra de Paris

mercredi 5 septembre 2012 à 17h53

La Symphonie liturgique d’Honegger, donnée à La Chaise-Dieu par l’Orchestre national de Lorraine et Jacques Mercier, traite de l’homme face à la divinité, comme souvent chez Bach, mais sans référence explicite à ce dernier. Chez Mendelssohn, ce n’est pas le cas : premier compositeur à s’être confronté, et ce dès l’enfance, aussi bien à Bach qu’à Beethoven, il redonna avec Paulus et Elias ses lettres de noblesse à l’oratorio luthérien, par conviction et aussi grâce à ses liens avec l’Angleterre, pays où se pratiquait assidûment le culte de Haendel. Elias fut créé en anglais à Birmingham et à Londres (1846), puis à titre posthume en allemand à Hambourg (1847). Le festival de Birmingham, qui avait passé la commande, était la grande institution chorale de l’ère victorienne, ce qui fit d’Elias l’une des clés de voûte de l’oratorio romantique, une fresque haute en couleurs, sans chorals étant donné l’origine « Ancien Testament » du livret, mais non sans rapports avec l’opéra. Le chœur d’amateurs et l’orchestre OTrente et leur chef et fondateur Raphaël Pichon souhaitaient depuis quelque temps monter Elias. Il en est résulté un concert mémorable et salué comme tel : ovation spéciale pour la basse Stéphane Degout, interprète d’un rôle-titre aux accents tour à tour farouches, cruels ou pitoyables, faisant du prophète Elie une sorte de cousin de Telramund, voire de Wotan.

Marc Vignal

Abbatiale Saint-Robert, 29 août Photo © DR

Parmi les contemporains de Bach, un des plus grands est Jan Dismas Zelenka (1679-1745), natif de Bohême. Il séjourna à Dresde (comme contrebassiste) et à Vienne, voyagea en Italie, et, à partir de 1719, se fixa définitivement à Dresde, où en 1726 lui fut confiée la supervision des services catholiques mais où en 1729 on lui préféra, pour le poste de maître de chapelle, Johann Adolf Hasse, tenant du goût italien. Sa production relève essentiellement du domaine religieux : grande maîtrise contrapuntique, audacieuses recherches harmoniques. Un des sommets du festival de La Chaise-Dieu a été l’exécution, par l’orchestre baroque Collegium 1704 et l’ensemble vocal Collegium Vocale 1704 menés par leur chef et fondateur Vaclav Luks, de ses Responsoria pro hebdomada sancta (Répons pour la semaine sainte) en trois parties - jeudi, vendredi, samedi - de 1723. Le style théâtral « moderne » s’y mêle à la tradition grégorienne et au contrepoint plus ou moins issu de Palestrina. L’œuvre, de vastes dimensions, était entrecoupée d’un bref Crucifixus de Lotti, que Zelenka connut sans doute, et de pages instrumentales de Haendel et Vivaldi. Le concert prit fin avec le puissant Miserere de 1738 de Zelenka lui-même. La personnalité et les activités de Zelenka restent entourées de mystère, mais on ne peut qu’être saisi par la dimension mystique de sa musique et par son « extraordinaire propension à traduire la souffrance et la mort ». Les auditeurs des Responsoria ne n’y sont pas trompés. (à suivre)

Marc Vignal

Le Puy-en-Velay, église Saint-Pierre des Carmes, 28 août Photo © Célik Erkul

lundi 3 septembre 2012 à 15h58

Située sur un plateau granitique de Haute-Loire à 1082 mètres d’altitude, la commune de La Chaise-Dieu est célèbre pour son abbaye du XIVème siècle, construite à l’instigation de Clément VI, pape à Avignon et qui disposait d’une chapelle musicale prestigieuse. On peut admirer dans cette abbatiale Saint-Robert une fresque sur la Danse macabre et des tapisseries comme celle de L’Apparition du Christ à Marie Madeleine. Un jubé sépare le chœur en deux parties : l’une était réservée aux moines, l’autre au peuple. Un festival de musique initié en 1966 par Georges Cziffra se déroule tous les ans en août à La Chaise-Dieu et dans des lieux avoisinants. Trois compositeurs français - Claude Debussy, Gabriel Fauré et Théodore Gouvy - étaient cette année à l’honneur, du 22 août au 2 septembre, mais une grande partie de la programmation s’articulait autour de Bach et de sa Messe en si. A la tête de la Capella Amsterdam et de l’ensemble Il Giardinello, Daniel Reuss - apprécié notamment comme directeur du RIAS Kammerchor de Berlin - a donné de cette œuvre unique une interprétation à la fois sobre et puissante. A la fin des nombreux morceaux où il avait son mot à dire, le chœur faisait montre de surprenantes et très efficaces réserves d’intensité. Trompettes et timbales étaient placés bien en vue à gauche de l’auditoire, et le jeu des timbales, discret mais présent, précis surtout, fascinait. Une belle ouverture avant les Zelenka et autres Mendelssohn des jours suivants. (à suivre)

Marc Vignal
 

Abbatiale Saint-Robert, 27 août

mardi 14 août 2012 à 22h55

En haute saison, la basilique de Carcassonne ressemble à un hall de gare où les touristes viennent reprendre haleine après avoir échappé aux odeurs de frites et aux boutiques de fripes, aux armures médiévales fabriquées en RPC et aux reproductions de statues garanties PVC. Un petit tour en écarquillant les yeux pour repérer les traces romanes et les souvenirs gothiques, et puis… Et puis, voilà que des voix s’élèvent comme venues de nulle part, tout le monde s’arrête, le silence se fait. Ténor à la voix pure qui monte jusqu’à la voûte, basse profonde à faire trembler les vitraux, le quatuor (parfois quintette) enchaîne deux chants tirés d’une liturgie orthodoxe russe, puis l’un des chanteurs s’adresse à la foule pour vendre ses CD. Depuis 2005, où il est venu en France animer un marché de Noël, le chœur Doros de Moscou a pris ses habitudes en Languedoc-Rousillon comme en Midi-Pyrénées : concerts çà et là et point fixe à Carcassonne où il commence à faire parti du patrimoine, au même titre que les restaurations de Viollet-le-Duc.

Gérard Pangon

vendredi 10 août 2012 à 12h26

« Allez tonton, on va à Londres. » Myrtille continue son apprentissage. En ce matin de juillet, la Tate Modern d’abord : les citernes de l’ex-centrale thermique devenue musée d’art contemporain viennent d’ouvrir au public. « Regarde, le premier ministre ! » (français) débarque incognito à l’entrée Holland Street (véridique). Dans les « Tanks », L’Art en action. Sung Hwan Kim est un poète - sculpteur de mots, d’images et de sons - artiste inter-disciplinaire majeur. Son remix de Gute Nacht (du Voyage d’hiver de Schubert) vaut à lui seul…le voyage. On quitte Ayrault et Schubert, « Direction Trafalagar Square ! », pas pour le Square, mais pour la National Gallery. Je n’en reviens pas. Ni du choix de la nièce, ni du spectacle à l’entrée du Musée : personne, pas de queue ! A nous le Titien, trois tableaux spécialement réunis, dédiés à Diane et à Actéon – le prince de Thèbes, transformé en cerf puis dévoré par ses chiens pour avoir surpris Diane au bain. En association avec le Royal Opera House, l’événement réunit autour de ces trois chefs d’œuvres huit chorégraphes dont Wayne Mac Grégor, et trois compositeurs dont Mark-Antony Turnage. Chris Offili, Conrad Shawcross et Mark Wallinger ont conçu les décors et les costumes. A spectacular multi art project. Je la vois triturer son smartphone. « Actéon… mars 2013… Opéra de Lille… tu m’y emmèneras ? » Elle ne serait pas un peu snob, la nièce ?

Albéric Lagier

Photo : Diane et Actéon par Lucas Cranach

Paris Quartier d’été pour trois soirs au Théâtre de l’Athénée. A 19h : Sylvie Courvoisier (piano préparé) et Mark Feldman (violon). A 21h : Israel Galvan (danse) et Sylvie Courvoisier (composition et piano). Public calme, estival, venu découvrir, dans ce théâtre habituellement fermé en cette saison, un duo américano-suisse, disciple de l’éclectique John Zorn, et pratiquant une musique savamment indéfinissable : jazz, folk, improvisée, classique. Petit quiz, reconnaître les références et citations : longue variation sur les premières mesures du Concerto à la mémoire d’un ange de Berg, réminiscences de Debussy, Liszt, Paganini et Feldman (l’autre, Morton), tout cela alimentant l’univers ludique et sérieux, pas toujours convaincant mais constamment déroutant, de ce drôle de couple. Une programmation pointue, une sorte de Festival d’Automne en été, une bulle d’art contemporain. A deux pas : l’Olympia assiégé par les fans de Madonna. Un contraste assez parlant en ces temps de subventions en berne et de basses eaux culturelles.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, 26, 27, 28 juillet. Photo © DR

vendredi 20 juillet 2012 à 00h16

Aux Voûtes, ancienne gare frigorifique à l’ombre de la Grande Bibliothèque, Le Balcon aux Enfers par le collectif Le Balcon, dans le cadre de Paris Quartier d’été 2012. Trois salles, deux compositeurs colombiens (Pedro Garcia Velasquez et Marco Suarez Cifuentes), deux œuvres en kit, pass disponible pour assister en trois soirées aux trois versions du spectacle. Avant l’entracte : Plip, inspiré de José-Luis Borges, pour ensemble, électronique et vidéo. En seconde partie : L’Enfer musical d’Alejandra Pizarnik, poétesse argentine, opéra pour trois lieux, trois chanteuses, trois ensembles sonorisés. Premier soir vu de la Voûte 2 : public prêt à toutes les expériences, atmosphère Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon dans les années 1970. Pénombre, effets acoustiques planants, longues phases d’attente, interprètes imperturbables, plages d’humour à froid. Une jeune fille à une femme plus âgée : « C’est expérimental ». La dame : « On ne se moque pas un peu de nous ? ». La jeune fille : « Le collectif a été adoubé par Pierre Boulez lui-même ». Sous les Voûtes aussi, l’Enfer est pavé de bonnes intentions.

François Lafon

Le Balcon aux Enfers, 19, 20, 21 juillet à 21h. Photo © Jacki Herbet

Ouverture du 28ème Festival de Radio France et Montpellier. Programme tentaculaire à propos, entre autres, de « Musique et pouvoir », thème bien trouvé dans une ville en proie à un bras de fer musclé entre le directeur de l’Opéra et ses équipes. Concerts gratuits ou payants, de chambre ou symphoniques, jeunes solistes ou confirmés, dans les diverses salles du Corum ou les caves vinicoles de l’Aude, œuvres lyriques en scène ou en concert, sessions d’orgue, master-classes, académie d’orchestre, émissions de radio en direct, films sur la musique, cycle autour de l’exposition Caravage, etc. Pas de vedettariat forcené, mais une locomotive en résidence : cette année, Renaud Capuçon. Trois concerts pour la journée d’ouverture. « Jeunes solistes » avec Liya Petrova (« choix » de Capuçon) et David Kadouch : le pianiste se taille la part du lion dans Beethoven (Sonate n° 1 « Le Printemps »), la violoniste reprend du poil de la bête dans Brahms (3ème Sonate). « Musique de chambre » avec Jean-Efflam Bavouzet, qui met la salle (bondée, shorts et tongs) dans sa poche en expliquant que « les Etudes de Debussy, c’est moins rébarbatif qu’il n’y paraît », et en les jouant dans le même esprit après une éblouissante 33ème Sonate de Haydn. « Séquence violon » (traduire : ouverture officielle) le soir avec Brahms (Concerto pour violon, 1ère Symphonie), par Capuçon lui-même et l’Orchestre National de France, handicapés par un chef (David Afkham) un peu vert pour ce répertoire. Juste le temps pour un tour à la demi-expo « Corps et ombres, Caravage et le caravagisme européen » au Musée Fabre (l’autre moitié est au musée des Augustins à Toulouse, seul l’Amérique la verra en une fois) : toiles brûlantes dans une atmosphère à 18°, température nécessaire à leur conservation. Longtemps rendez-vous des (chefs-d’) œuvre(s) oubliés sous l’égide du flamboyant René Koering, compositeur et homme de radio, Montpellier, maintenant dirigé par Jean-Pierre Le Pavec, ambitionne d’être la grande manifestation estivale généraliste, face au festival d’Aix-en-Provence, plus centré sur l’opéra. Il conserve pour l’instant – en dépit de ou grâce à son étiquette Radio France - un parfum régional. C’est peut-être cela qui lui garantit de ne pas perdre son âme.

François Lafon

festivalradiofrancemontpellier.com Photos David Kadouch et Liya Petrova © DR

Aux Bouffes du Nord, Le Bourgeois Gentilhomme de Molière et Lully, mis en scène par Denis Podalydès et dirigé par Christophe Coin. Plus libre que la reconstitution archéologique de Benjamin Lazar et Vincent Dumestre (DVD Alpha), plus fin que la version de Catherine Hiegel avec François Morel cet hiver à la Porte Saint Martin. Podalydès et Coin jouent en funambules le jeu de la comédie-ballet : les comédiens dansent, les chanteurs jouent, les musiciens (sept membres de l’Ensemble Baroque de Limoges) contribuent à faire du délire nobiliaire de Monsieur Jourdain un ballet fou, onirique, cauchemardesque parfois (la cérémonie du Mamamouchi en séance d’humiliation burlesque). Toute la musique est là, même le Ballet des Nations final, qui devient une joute entre les sexes dont les hommes ne sortent pas vainqueurs. Et quand Lully vient à manquer, Delalande, Couperin, Telemann sont appelés en renfort. On comprend d’autant mieux qu’après Le Bourgeois, Lully, brouillé avec Molière, ait inventé l’opéra français. Un spectacle idéal pour la Comédie Française, que le sociétaire Podalydès est allé créer ailleurs. Cherchez l’erreur…

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 21 juillet. Tournée en France jusqu’en 2013. Photo © Victor Pascal

Reprise, à l’Opéra Bastille, de L’Amour des trois oranges de Prokofiev dans la mise en scène de Gilbert Deflo (2005). Le chef Alain Altinoglu fouette l’ensemble, donne vie à ce spectacle tiré au cordeau qui avait laissé un souvenir à la fois brillant et glacé. Comme la salle n’est pas pleine pour les huit représentations prévues, l’Opéra a lancé une opération tarif préférentiel à l’usage des familles. Aux enfants la fable commedia dell’arte inspirée de Carlo Gozzi (1761), aux parents la bombe à retardement qu’est cet opéra qui prédit la mort de l’opéra. Fini le règne des Lyriques et des Comiques, des Tragiques et des Têtes-Vides qui s’opposent au prologue. Ce sont les Ridicules qui mènent le jeu, et le jeu est dangereux. Il ouvre la porte, en 1921, à l’anti-opéra, au contre-opéra, à l’opéra déconstruit du siècle à venir. Dans sa rigueur géométrique, le spectacle montre bien cela, là où d’autres mises en scène privilégient la fête déjà surréaliste, la contestation juvénile de l’opéra de papa.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, 23, 26, 29 juin, 3, 6, 9, 11, 13 juillet. Photo © Opéra de Paris

dimanche 24 juin 2012 à 11h56

A la MC 93 de Bobigny, fin de saison de l’Atelier Lyrique de L’Opéra de Paris avec La Finta Giardiniera de Mozart. Tout au long de l’année, on aura vu les douze jeunes chanteurs du cru 2012 s’essayer aux styles scéniques et musicaux les plus variés, voire les plus antinomiques : mélodies de Liszt, grands airs de Massenet, fragments lyriques de Debussy façon opéra-concept, oratorio de Haendel (La Resurrezione) mis en scène par une disciple de Peter Brook. Succès public, phénomène de mode presque. La Finta Giardiniera met la barre toujours plus haut : sept rôles à haut risque pour un Mozart de dix-huit ans maniant déjà l’ambiguïté suprême : opéra bouffe, comédie sentimentale, parcours initiatique. Code de jeu, sous la direction du metteur en scène Stephen Taylor : jongler avec la tradition. Costumes d’époque, mélange de grand style et de commedia dell’arte. Le chef Guillaume Tourniaire va dans le même sens, aux prises avec un orchestre d’élèves. Voix agiles, peps scénique : la tradition est maîtrisée. On attendait trop, peut-être, qu’elle soit revisitée.

François Lafon

MC 93, Bobigny, les 23, 25, 27, 29 juin

Au moment de la création, Chabrier affirmait que ces Pêcheurs de Perles auraient pu être des pêcheurs de harengs ! Autant dire qu'aujourd'hui, il faut un sacré coup de vent pour leur donner un peu de consistance, et c’est chose faite avec la mise en scène de Yoshi Oida. Loin de l’exotisme à la papa, nous voilà transportés dans un ailleurs inconnu et désolé, de terre ou d’eau peu importe. Mais c’est surtout un véritable coup de baguette magique, du même ordre que celui porté, grâce à sa partition, par Bizet sur un livret de carton pâte. Avec ces choix scéniques, la bluette de palmeraie écrite avec leurs pieds par Cormon et Carré devient définitivement un drame sombre et sensuel. Car tout l’intérêt des Pêcheurs de Perles est dans les tensions qui unissent les trois principaux caractères. André Heyboer (Zurga) est un baryton profond et tout en rondeur, séduisant bien qu’un peu pataud sur scène. Dmitri Korchak (Nadir) a le timbre idéal et la diction parfaite. Qu’il chante moins en force et avec plus d’assurance, et il sera de la trempe d’un Vanzo. Mais la palme revient à Sonya Yoncheva (Leïla), époustouflante de justesse. A côté de ce trio de choc, les chœurs, hélas, ont la diction et l'unisson flous. Les danseurs adorent se « desépauler » en se roulant par terre, mais - qu'ils en soient remerciés - sans que cela ne gêne trop la dramaturgie. Quant à l’Orchestre Philharmonique de Radio France, on aurait simplement préféré qu’il soit, tout comme Dmitri Korchak, plus dans la subtilité que dans l’effet.

Albéric Lagier

Opéra Comique 24, 26, 27 et 28 juin Photo © P. Grosbois

Concert Fête de la musique ce soir sous la pyramide du Louvre, avec l’Orchestre de Paris dirigé par Kristjan Järvi. Musique espagnole ou assimilée : Concerto d’Aranjuez de Rodrigo, Alborada del gracioso de Ravel, Suites du Tricorne de Falla. Hier à Pleyel, même concert, avec en plus la Sinfonia India du Mexicain Carlos Chavez (1936). Un programme grand public à l’usage des amateurs de raretés : étrange la symphonie de Chavez, rythmes et mélodies amérindiens adaptés à l’orchestre symphonique, curieux le Concerto d’Aranjuez transcrit pour harpe par Rodrigo lui-même. Xavier de Maistre, capable de faire avouer à la harpe des possibilités qui échappaient même à Lily Laskine, Kristjan Järvi, aussi débridé que son frère Paavo est réfléchi, mettent le feu à l’orchestre : en bis, la Danse du feu de L’Amour sorcier (toujours Falla) fait un tabac. Il y a décidément du Bernstein chez Järvi frère. Amenez les néophytes : il les emmènera au bout du monde.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               François Lafon

Pyramide du Louvre, 21 juin, 22h.  

Au théâtre de l’Athénée, L’Histoire du soldat de Stravinsky et Charles-Ferdinand Ramuz, dans une mise en scène de Jean-Christophe Saïs. Un faux cadeau que cette fable faussement naïve – musique de foire et morale biaisée – où l’on voit un pauvre soldat vendre son âme au Diable. Sans insister sur l’aspect théâtre de tréteaux de ce chef-d’œuvre des temps de disette (écrit pendant la Grande Guerre, créé à Lausanne en 1918), Saïs tourne le problème en suivant Stravinsky à la lettre (« J’ai toujours eu horreur d’écouter la musique les yeux fermés ») et se rappelle que l’âme du soldat est un petit violon : dans son spectacle, le Diable est chef d’orchestre (Laurent Cuniot) et les instrumentistes mènent la danse. Tout est étrange et tout est évident : Soldat funambule, Princesse danseuse et Narrateur Monsieur Loyal, pluie d’or, livre qui vole et violon escamoté. Les musiciens (Ensemble TM+) sont impeccables, les acteurs virtuoses. Produit par l’Arcal - qui depuis trente ans emmène l’art lyrique là où on ne l’attend pas -, créé l’année dernière à Reims, le spectacle poursuit sa tournée. Les enfants s’amusent, les parents ont froid dans le dos. Du bonheur pour tout le monde, en somme.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 22 juin. Photo © Enrico Bartolucci

vendredi 15 juin 2012 à 00h31

Dernier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra Bastille : Arabella de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal. Un Strauss de second rayon, un Chevalier à la rose vingt ans après (1933), marqué par la guerre, la dépression, la fin d’un monde. On y voit des nobles ruinés, essayant de vendre leur fille au plus offrant, le tout sur un rythme de valse évoquant davantage celle, déréglée, de Ravel que celles, triomphantes, de l’autre Strauss (Johann). Excès de sentiments sur fond de crise : à peine besoin de transposer. On imagine ce qu’en auraient fait un Michael Haneke, un Christoph Marthaler. Le metteur en scène Marco Arturo Marelli ne tient pas compte de tout cela. Son spectacle est bleu pastel, un peu froid, pas trop mièvre. Tout est organisé autour de la star Renée Fleming, voix de miel parcimonieusement dispensée, silhouette irréprochable. Pour la servir, des comparses sans aspérités, un orchestre discret (Philippe Jordan). Comme si cet opéra dérangeant ne devait pas déranger.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, 14, 17, 20, 24, 27, 30 juin, 4, 7, 10 juillet

Au Palais Garnier, Hippolyte et Aricie de Rameau dans une présentation empruntée au Capitole de Toulouse, la production de Jean-Marie Villégier (1996) ayant depuis longtemps été déclassée (c'est-à-dire envoyée à la casse). Le metteur en scène Ivan Alexandre, surtout connu comme journaliste, déclare « n’avoir souhaité faire ni transposition ni reconstitution historique, mais plutôt inviter à un songe en cherchant l’unité sans doute utopique, entre le verbe, le son, l’esprit et l’image. » Mission accomplie. Tout, dans son spectacle, n’est que ronds de jambes et perruques poudrées, toiles peintes et robes à panier. Pas une faute de goût ni d’analyse : en devenant tragédie lyrique, Phèdre abandonne l’ascétisme racinien, et prend le temps de danser comme on le faisait à la cour. Les chanteurs, impeccables et corsetés, le chef Emmanuelle Haïm, qui fait passer la grâce avant la fougue, participent de ce moment d’élégance ancien régime. A l’entracte, un pianiste qui n’ignore rien de la musique française explique que pour une fois, le spectacle ne l’empêche pas d’écouter la musique. Un confrère du metteur en scène (c'est-à-dire un critique) rétorque qu’avec Villégier la tragédie - toute lyrique qu’elle fût - était plus tragique. Le public, qui ovationne le spectacle, est du côté du pianiste : tragédie peut-être, mais lyrique avant tout. On n’en sortira jamais !

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, 9, 13, 17, 19, 22, 24, 27, 29 juin, 1er, 4, 7 9 juillet Photo © Opéra de Paris

lundi 4 juin 2012 à 19h16

Quand on parle d’un seul souffle de Carl Philipp Emanuel Bach et Haydn, il y a de grandes chances que ce soit à propos de leurs sonates pour clavier. Oui, Haydn découvrit et joua lui-même les sonates d’Emanuel, mais ce fut plus tard qu’on ne le crut longtemps. Oui, certaines de ses sonates s’inspirent plus ou moins de celles de son aîné, mais seulement aux alentours de 1770, pas dès ses débuts. Quand en 1784 un journal anglais prétendit que Haydn, dans certaines de ses sonates, non seulement plagiait Emanuel mais surtout se moquait de lui, le musicien d’Eszterhaza n’en sut rien et celui de Hambourg, l’ayant appris, prit sa défense et lui témoigna par écrit son estime. Dans un récital de pianoforte, Mathieu Dupouy a réuni les deux compositeurs. Les premières pièces du programme - le rondo Wq.61/1 et la sonate Wq.61/2 du dernier recueil « pour connaisseurs et amateurs » d’Emanuel et la sonate en ré n°56 (Hob.XVI.42) de Haydn - ont mis en évidence leurs façons différentes d’aborder l’improvisation : plutôt débridée chez l’un, sans perdre de vue l’architecture chez l’autre, mais avec des effets de surprise d’autant plus marqués. Suivaient deux œuvres tardives de Haydn : la sonate en ut n°60 (Hob.XVI.50) et les célèbres variation en fa mineur. On était dans un autre monde, plus question d’Emanuel. Reste que cette expérience intéressante mérite d’être poursuivie, bien des œuvres de l’un et de l’autre s’y prêteraient volontiers.

Marc Vignal

Reid Hall, Paris. 2 juin 2012

Ouverture, à la salle Pleyel, de Manifeste 2012, le nouveau festival-académie de l’Ircam. Tout le milieu de la « contemporaine » est là pour la première mondiale, par l’Orchestre de Paris, d’Echo-Diamodon, concerto pour piano, orchestre et électronique en temps réel de Philippe Manoury. Programme équilibré : Atmosphères et Lontano, deux des pièces les plus planantes de György Ligeti, encadrent le Concerto, le tout se terminant par l’Adagio de la 10ème Symphonie de Mahler. La technique Ircam aidant, Manoury a imaginé un scénario shakespearien : « Quatre pianos fantômes viennent hanter le soliste et prendre progressivement possession de lui. » La maîtrise et la virtuosité de Jean-Frédéric Neuburger décuplent l’impression de rêve glacé. C’est très brillant, très savant. Après l’entracte, quand s’éteint Lontano - « nuages bleus, rayon doré du soleil couchant qui transparaît au travers » - utilisé par Stanley Kubrick dans Shining, le chef Ingo Metzmacher suspend son geste, et enchaîne sur l’Adagio de Mahler, lequel sonne plus que jamais comme un adieu à tout un monde déjà lointain. Un de ces moments qui comptent dans une vie de mélomane.

François Lafon

Manifeste 2012, festival et académie. Du 1er juin au 1er juillet. www.ircam.fr. 01 44 78 12 40 Photo : Ph. Manoury © Ircam

Au Châtelet, Pop’pea, opéra video-pop d’après Le Couronnement de Poppée de Monteverdi. Troisième des sept représentations programmées, salle pas tout à fait pleine : les rockeux se méfient, les baroqueux aussi. Le pari était risqué : appliquer les canons de l’opéra rock à un chef-d’œuvre shakespearien, prototype d’un théâtre musical que l’opéra mettra trois siècles à retrouver. Et cela marche : dramaturgie ingénieuse (Ian Burton), réalisation scénique inventive (Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin, à qui l’on doit sur la même scène une Pietra del Paragone de Rossini tout en effets spéciaux et incrustations vidéo), tenues high-tech (Nicola Formichetti, costumier de Lady Gaga). Résultat musical acrobatique : mariage habile du rock, de l’électro et de Monteverdi - dont les rythmes et mélodies hantent l’ensemble -, distribution panachée, avec chanteurs rock (Carl Barât, Néron tueur cool et fou), diva dévoyée (Valérie Gabail, Poppée façon Madonna), star inattendue (Benjamin Biolay en cocu magnifique). Tout cela à la fois kitsch et chic. Les rockeux ne sont pas volés, les baroqueux non plus : pour une fois que musique et représentation scénique vont dans le même sens…

François Lafon


Châtelet, Paris, 29, 30, 31 mai, 2, 3, 5, 7 juin Photo © Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet

jeudi 31 mai 2012 à 13h41

Avec Rodolphe Kreutzer (dédicataire d’une célèbre sonate) et Pierre Rode, Pierre Baillot (1771-1842) domina l’école française de violon au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Tous trois étaient élèves ou disciples de Viotti. Un des titres de gloire de Baillot fut d’avoir organisé à partir de 1814 des concerts de quatuors qui familiarisèrent les Parisiens avec Haydn, Mozart et Beethoven, mais aussi Boccherini et plus tard Cherubini. On pouvait s’attendre à ce qu’un nouveau quatuor prît enfin le nom de Baillot : c’est fait. Pour un de ses tout premiers concerts, cette jeune formation a joué, dans l’ordre, Boccherini (quatuor en si mineur opus 58 n°2 de 1799), Schubert (quatuor en mi bémol majeur D.87 de 1813) et Haydn (quatuor en sol majeur opus 33 n°5 de 1781). On ne peut que féliciter les membres du Quatuor Baillot d’avoir mis Haydn en fin de programme et non au début, comme ils l’avaient envisagé à l’origine et comme on le fait trop souvent en attendant les choses « sérieuses ». L’ouvrage de Haydn, par son écriture même, par ses sonorités tour à tour compactes et aériennes, était en l’occurrence celui permettant le mieux de se faire une idée des interprètes (Hélène Schmitt, Xavier Julien-Laferrière, Reyner Guerrero et Karine Jean-Baptiste), et c’est dans cette partition de maturité qu’ils se sont révélés les plus convaincants, par delà les séductions de Boccherini et surtout de Schubert.

Marc Vignal

Cité Universitaire (Paris), Maison du Portugal. 30 mai 2012

vendredi 25 mai 2012 à 01h15

Reprise à l’Opéra Bastille du Barbier de Séville, efficacement transporté par Coline Serreau au pays (et dans l’imagerie) du grand vizir Iznogoud, où les femmes sont encore assignées à résidence. Plateau de rossiniens aguerris (Karine Deshayes, Maurizio Muraro), chef fonctionnel (Marco Amiliato, « Mr Opéra italien » au MET de New York) pour ce spectacle qui a beaucoup servi depuis sa création en 2002. Le ténor Antonino Siragusa est plus buffo que gracioso dans le rôle du comte Almaviva qu’il promène dans le monde entier. Pendant le rondo « Cessa di piu resistere » - scène à haut risque souvent coupée - il arrache son caftan et apparaît en maillot de foot n° 10 (celui de Zidane) tandis que les choristes agitent des drapeaux français et italiens. Tonnerre d’applaudissements couvrant la voix du chanteur, lequel s’épargne les aigus les plus dangereux. Succès pour Coline Serreau au rideau final. En parsemant la Manon de Massenet de facéties de ce style, elle a déclenché cet hiver un concert de sifflets. « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui », disait Pierre Desproges.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, 26, 29 mai, 1er, 4, 6, 10, 13, 16, 19, 22, 25, 28 juin, 2 juillet. Photo © Opéra de Paris

A l’Opéra Bastille, concert de l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan. Le programme initialement prévu célébrait les beaux jours : Im Sommerwind de Webern, les Nuits d’été de Berlioz, Le Sacre du printemps de Stravinsky. Mais le projet d’un enregistrement live (Naïve) a déplacé le propos : c’est de danse qu’il est maintenant question, à travers des œuvres créées à Paris. Le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy remplace le poème symphonique de Webern, les Nuits d’été restent au programme, mais ne figureront pas sur le disque. Le public, hors sérail, plus jeune que d’habitude, applaudit Waltraud Meier entre chaque Nuit d’été : « Honte à vous ! », hurle du balcon une dame probablement très sérail. Jordan affine son style, battue souple, main de fer dans un gant de velours : Debussy et Berlioz (que la diva, retenant sa grande voix, chante dans un esprit « musique de chambre ») s’en portent bien, Le Sacre aussi, du coup plus félin que sauvage. « Et maintenant, un petit bis, annonce le chef : le Boléro de Ravel ». Orchestre déchaîné, standing ovation. Le voilà, le troisième volet du disque. A quoi tiennent les divines surprises...

François Lafon

Photo © DR

lundi 21 mai 2012 à 23h40

A l’Opéra Comique, création de Re Orso, premier opéra scénique (après deux opéras radiophoniques) de Marco Stroppa. Le livret, tiré d’un poème surréaliste avant la lettre d’Arrigo Boito (le dernier librettiste de Verdi) raconte l’histoire d’Orso (Ours), un despote monstrueux - mi-Richard III mi-Ubu - harcelé par la voix d’un Ver qui lui reproche ses crimes. C’est ce qu’on comprend en lisant le programme et les surtitres, parce que le spectacle, mis en images esthétiques (genre Twilight) par le metteur en scène Richard Brunel, est plutôt abstrait. La musique - inventive, assez éclatante même, mais truffé de formules rebattues - n’aide que partiellement à s’y retrouver dans cette fable simpliste  dans son propos et complexe dans son expression, si ce n’est que dans la seconde partie (la mort d’Orso rongé par son Ver) les instrumentistes de l’Ensemble Intercontemporain, dirigés par leur directrice Susanna Mälkki, laissent la place aux voix et sons imaginaires de la technique IRCAM, dont Stroppa a été l’un des pionniers. « Le livret montre comment le théâtre social construit par le Roi Ours et le théâtre produit par son inconscient prennent la dimension universelle d’un théâtre du monde », expliquent Richard Brunel et la dramaturge Catherine Allioud-Nicolas. Comme si, encore une fois, complexité était synonyme de modernité.

François Lafon

Opéra Comique, Paris, 19, 21, 22 mai

Au Théâtre de la Colline, Des Arbres à abattre, tiré du roman de Thomas Bernhard. Une soirée infernale, où l’auteur, ancien élève du Mozarteum de Salzbourg, accepte de revoir, vingt ans après, un couple de Verdurin-artistes-viennois, elle chanteuse, lui compositeur « dans la lignée de Webern ». Dans le box des accusés : l’Autriche, ses intellectuels, ses acteurs, ses musiciens. L’assemblée s’était retrouvée, l’après-midi même, pour l’enterrement d’une amie dissidente, au son du Boléro de Ravel. Le champagne aidant, le débat s’envenime : le narrateur se rappelle la Mort de Didon (Purcell) chanté autrefois pas l’hôtesse, mais c’est maintenant Pierrot Lunaire que celle-ci place dans la conversation, entre deux citations de Wittgenstein. Quand son mari craque, il se met au piano : Webern (à moins que ce ne soit sa propre musique) mais aussi Schumann. Lors de la parution du roman, en 1984, un obscur compositeur viennois, Gerhard Lampersberg, a porté plainte pour diffamation. C’est Bernhardt qui a gagné le procès. Ni dans le programme, ni dans le dossier dramaturgique, ni dans la présentation de presse (visible sur Internet), Célie Pauthe et Claude Duparfait, les adaptateurs et metteur en scène, n’insistent sur l’aspect musical de l’œuvre, pourtant très présent dans leur (excellent) spectacle. Différence entre Vienne et Paris ? On n’en admire pas moins la virtuosité de François Loriquet (l’hôte compositeur), aussi habile comme comédien que comme pianiste.

François Lafon

Théâtre National de La Colline, Paris, petite salle, jusqu’au 15 juin. Photo © E. Carrechio

jeudi 17 mai 2012 à 01h17

Sous les voûtes du collège des Bernardins (Paris), Alterminimalistes 9 Meredith Monk, la voix intérieure, dans le cadre de « Questions d’artistes ». Nef bondée, public très jeune pour  la grande prêtresse de la contre-culture américaine des années 1970, contemporaine de Steve Reich et de Phil Glass, inspiratrice de Bob Wilson aussi bien que de Björk. Première partie : musique pour voix seule (1977-1994). Chants indiens, rythmes yankees, travail sur le souffle, la gorge, le nez, les harmoniques, recherche d’une expression primordiale, à la fois naïve et savante. Seconde partie, musique pour voix et piano (1975-2008). Même invention vocale, mais parasitée par les cellules répétitives, très datées, du piano. Meredith Monk, soixante-dix ans,  fascine les enfants, voire les petits-enfants de ses premiers fans. Besoin de retour aux sources dans un monde qui nous dépasse ? Après le concert, discussion avec le philosophe et théologien Antoine Guggenheim : « Les liens entre musique et spiritualité ». Le flower people cherchait la réponse dans les paradis artificiels. Rue de Poissy, devant les Bernardins, légère odeur d’herbe au milieu des fumées de cigarettes.

François Lafon

Collège des Bernardins, 16 mai. Meredith Monk & Vocal Ensemble en Quartet, Auditorium du Louvre, 18 mai.

mercredi 16 mai 2012 à 20h12

En 1953, Jacques Prévert acheva un court et onirique livret, L'opéra de la Lune. Ce fils du surréalisme a toujours voué un culte à Séléné, le Baptiste des Enfants du paradis l'atteste. Dans L'opéra de la Lune, commandé au compositeur Brice Pauset par l'Opéra de Dijon, un enfant délaissé sur Terre est transporté en téléférique sur la Lune, seul endroit où il est libre. Sur cette Lune (sans économie marchande), trône un opéra où chacun est à la fois spectateur et acteur, où la salle est un espace sans mur ni fosse. En écho à Prévert qui aimait trop les enfants pour bêtifier avec eux, Pauset reste lui-même. Résultat : une belle réussite dans un genre où les réussites sont rares. On entend çà et là d'élégantes orchestrations des Scènes d'enfants de Schumann, An der Mond (À la Lune) de Himmel, des lieder de Reichardt, Schubert et Zelter. Loin de rompre l'atmosphère, ces emprunts renforcent la douce mélancolie que la mise en scène de Damien Caille-Perret, la direction précise du compositeur et une équipe d'interprètes engagés, parmi lesquels Luanda Siqueira et Vincent Deliau, rendent fidèlement.

Frank Langlois

Opéra de Dijon, les 12, 14, 15 mai Photo © J.L. Tardivon

mardi 15 mai 2012 à 10h10

Aux Bouffes du Nord, Andreas Staier joue les Variations Diabelli de Beethoven. Le pianoforte – copie d’un Conrad Graf de l’époque – se détache en rouge profond sur le rouge patiné des murs. Le son est à l’avenant, net et enveloppé. C’est là toute la différence avec l’enregistrement qui vient de paraître, capté de près, surexposant le jeu très contrasté de l’artiste. Staier au public : « Je suis Allemand, donc, euh, très précis, mais je ne vous expliquerai pas la fonction des cinq pédales de l’instrument ; vous entendrez vous-même. » Au programme du disque (dix variations sur la valse de Diabelli par les musiciens viennois de l’époque, suivies des trente-trois de Beethoven sur ladite valse), il a ajouté les Bagatelles op. 26, testament de Beethoven au clavier. Murmures ravis de la salle, applaudissements même aux effets de harpe ou de percussions, silence recueilli après les énigmatiques dernières notes du chef-d’oeuvre. Staier n’a pas son pareil pour nous faire oublier que Beethoven était le premier à pester contre les instruments de son temps, impuissants selon lui à traduire sa musique intérieure.

François Lafon

dimanche 13 mai 2012 à 19h38

Débat Mise en scène d’opéra, pourquoi faire ? au Palais Brongniart, dans le cadre du salon Musicora. Spectacle intemporel sublimé par la musique ou matériau dialectique permettant de mieux comprendre notre époque ? De gauche à droite autour de François Lafon : Philippe Beaussant, auteur du livre La Malscène (Fayard), la dramaturge Leyli Daryoush, le chef d’orchestre Louis Langrée et Christian Schirm, directeur de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris. Une heure et demie de passes d’armes à fleurets non mouchetés, interventions du public. Conclusion : opéra pas mort (loin de là). Diffusé en direct sur Medici.tv, le débat est disponible en VOD. 

vendredi 4 mai 2012 à 10h43

Reprise au Théâtre de l’Athénée, de Nietzsche/Wagner : le Ring, l’étonnant spectacle d’Alain Bézu, créé fin 2010 à Reims. Tout est dans le titre : sur le ring, deux génies qui furent amis s’affrontent par Ring (des Nibelungen) interposé. Aux déclarations d’amour/haine du philosophe, personnifié par l’acteur François Clavier, répondent trois jeunes chanteurs et un orchestre répétant quelques scènes clés de La Tétralogie. Une sorte de jeu de l’envers selon l’écrivain Antonio Tabucchi (« Le fait de m'être un jour aperçu, à cause des imprévisibles événements qui régissent notre vie, que quelque chose qui était "ainsi" était pourtant autrement »). En un an et demi, le spectacle a évolué. Il est moins pédagogique, moins ironique (disparition de la savoureuse explication au tableau noir de la généalogie des dieux), comme pour mieux répondre à la question essentielle : dans quelle mesure toute cette histoire nous parle de nous ? Les chanteurs sont valeureux - à commencer par Paul Gaugler, Siegfried tel qu’on le rêve -, et le chef Dominique Debart discipline efficacement l’Orchestre Lamoureux en « formation Siegfried-Idyll » (vingt-deux musiciens). Plus excitant, en tout cas, que le scolaire Ring Saga donné à la rentrée dernière à la Cité de la Musique.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 11 mai. Rencontre avec l’équipe le 9 mai à 19h à la Médiathèque Musicale de Paris (Forum des Halles) Photo © M. Berthaume

A l’Amphithéâtre Bastille, L’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris donne La Resurrezione, premier oratorio de Haendel (1708), mis en scène par un(e) disciple de Peter Brook, Lilo Baur. Espace brookien : du sable, des roseaux, pas d’accessoires ou presque, des costumes intemporels. Salle comble, au-delà de la jauge : une dame apostrophe le chef Paul Agnew, reprochant à l’orchestre d’occuper une partie des gradins. L’œuvre est recueillie : style vocal orné, mais pas de fugue monumentale, ni de grand choeur façon Messie. A Rome, le jeune Haendel imite les anciens pour raconter la deuxième nuit après la Crucifixion. Agnew-chef mène ses troupes - à commencer par les étudiants de la classe de musique ancienne du Conservatoire - avec l’élégance et la précision que l’on reconnaît à Agnew-ténor, et les stagiaires de l’Atelier, toutes promotions confondues, se livrent à un travail de haute école : pyrotechnie vocale et maîtrise de cet « espace vide » (concept brookien par excellence) où le public est à portée de main. Et même s’il s’agit-là de Brook sans Brook dans un lieu qui n’a pas la magie des Bouffes du Nord, le côté En attendant Godot de l’œuvre apparaît comme il ne le fera jamais en version de concert.

François Lafon

Amphithéâtre Bastille, 30 avril, 2, 4 et 6 mai Photo © DR

vendredi 27 avril 2012 à 10h43

Après Philippe Herreweghe le mois dernier avec son Orchestre des Champs-Elysées, Christoph Eschenbach dirige l’Orchestre de Paris dans les trois dernières Symphonies de Mozart. Trois chefs-d’œuvre composés en six semaines (juillet-août 1788) par un génie dans le creux de la vague (l’empereur a détesté Don Giovanni), tout cela pour la beauté du geste (on s’est longtemps demandé s’il les avait entendu jouer) : le concept se tient. Pour l’orchestre et le chef, en tout cas, une gageure : trois fois quarante minutes de travail au petit point, avec l’obligation de bien montrer que Mozart livre là trois versions de la vie, aussi différentes dans leur atmosphère que dans leur architecture. Comme cadeau de retrouvailles avec son ancien chef titulaire, l’orchestre offre ses plus belles sonorités : quels bois, quelles cordes ! Comme à son habitude, Eschenbach soigne le détail et traite en romantique une musique qui ne l’est pas encore. Et pourtant, à certains moments, on jurerait qu’il a écouté Herreweghe.

François Lafon

Paris, Salle Pleyel, 25 et 26 avril.
 

A la Cité de la Musique, concert Folk Songs de l’Ensemble Intercontemporain. Pas de création mondiale, public d’habitués. Le thème, musiques savantes et racines ancestrales : Sirene Song de Lu Wang, (translittération d’un ancien dialecte de Xi’an), Palimpseste de Marc-André Dalbavie (sur un madrigal de Gesualdo), les Huit miniatures et le Concertino de Stravinsky (versions pour petit ensemble), les Trois Poèmes de Mallarmé de Ravel (ensemble réduit, là encore, en opposition aux lourdes orchestrations de l’époque), les Folk Songs façon Luciano Berio. La mezzo Nora Gubisch (photo) ne cherche pas à imiter l’inimitable Cathy Berberian (Madame Berio). Au pupitre : Alain Altinoglu, chef éclectique, très à l’aise dans ces joyaux plus ou moins précieux, rescapé du Faust de l’Opéra Bastille, s’apprêtant à diriger la Salomé de Florent Schmitt avec l’Orchestre de Paris (16 mai), au piano dans un CD Ravel avec Nora Gubisch (Naïve). Entre deux Miniatures de Stravinsky, un portable sonne. Le chef se retourne. « Allez biloute ! », crie quelqu’un. Un folk song à orchestrer ?

François Lafon
 

mercredi 18 avril 2012 à 10h55

Schubertiade, dans le théâtre pompéien-1830 du Conservatoire d’art dramatique de Paris. Lieu historique, à l’acoustique unique, rendu depuis 2005 à la musique grâce à l’excellente série Les Pianissimes. Trois produits du Conservatoire (celui de musique) de vingt-deux à vingt-cinq ans, déjà bardés de prix internationaux. Adam Laloum, suivi par les pianomaniaques de la Folle Journée à La Roque-d’Anthéron, maîtrise les sublimes errances de la 18ème Sonate (sol majeur), avec ce petit quelque chose en plus qui annonce les grands interprètes. Avec Mi-Sa Yang (violon) et Victor Julien-Lafferière (violoncelle) : 2ème Trio op. 100 (celui de Barry Lindon). Etat de grâce, standing ovation. Verre-cacahuètes offert après le concert (signature des Pianissimes). « Qui aura-t-on à la Culture ? » demande un décideur. Depuis deux heures, la campagne paraissait si loin…

François Lafon

www.lespianissimes.com

mardi 17 avril 2012 à 10h06

Myrtille a 16 ans. Elle est de Savoie. De n’importe quelle Savoie, une bourgade comme il y en a tant entre le lac de Genève et Annemasse. Pour son anniversaire, un week-end à Paris chez son oncle. Samedi, un trou dans le programme. Et voilà qu’elle sort du Pariscope « Œuvres de Haydn, 16h30, Saint Vincent de Paul », parce que ça colle juste entre la tour Eiffel (à 14h00) et Battle Ship (en VF au Grand Rex à 18h40, arghhh)… Je me console : elle aurait pu choisir Les Saisons de Vivaldi à la Sainte-Chapelle ! Bon oncle, me voici cheminant avec elle vers la seule église de Paris qui me fasse sourire (c’est elle que l’Oncle Gabriel confond avec le Panthéon dans Zazie dans le Métro). A l’arrivée, première surprise, les « œuvres de Haydn » sont Les Sept dernières paroles du Christ. A l’intérieur, seconde surprise, le quatuor Antarès , peu connu et délaissé de la critique, entame ce chef d’œuvre et la magie opère. Une interprétation fervente et impeccable, une sonorité ronde et amplifiée par la réverbération de l’église, la proximité des interprètes, les jeux de la lumière naturelle, l’attention non feinte du public. .. Après une heure de béatitude, Myrtille dit bravo. Moi aussi. J’ai (re-)découvert qu’entre la Tour Eiffel et Le Grand Rex, il n’y a pas que le Théâtre des Champs-Elysées, et qu’en cette période électorale, la démocratie a un sens.

Albéric Lagier

samedi 14 avril 2012 à 00h07

A l’Opéra Bastille, Cav et Pag (Cavalleria Rusticana de Mascagni et Pagliacci de Leoncavallo). Quand Cav se termine, on se dit que le plus dur est fait, que Pag, c’est moins ennuyeux, moins sommaire, voire moins bruyant. Quand Pag est fini, on regretterait Cav si l’on n’était aussi heureux que tout cela soit terminé. Après, on se raisonne : ces deux brefs opéras jumeaux (1890-1892), prototypes du courant vériste qui avait déjà envahi la littérature italienne, ont un intérêt historique, mais aussi sociologique (le petit peuple en vedette) et musical (mélodies faciles et débordements vocaux). Dans la mise en scène de Giancarlo Del Monaco, importée de Madrid, l’accent est mis sur le carcan religieux (Cav) et la tranche de vie façon néo-réaliste (Pag). L’orchestre file droit, tenu par le spécialiste Daniel Oren, et les chanteurs font du son, encouragés par la vastitude du lieu. Le spectacle fait partie du cycle « un opéra italien mal aimé par saison » initié par le directeur Nicolas Joël. Le public applaudit fort. Décibels et passion fruste : « Nous sommes des êtres de chair et de sang, et tout autant que vous de ce monde orphelin nous respirons l’air », dit le prologue de Pag. Pour beaucoup, c’est ça, l’opéra.

François Lafon

Opéra de Paris, Bastille, 17, 20, 23, 26, 28 avril, 2, 6, 11 mai. Photo © DR : Pagliacci

A Pleyel, entre deux étapes de son cycle Schubert avec Christoph Eschenbach au piano, Matthias Goerne panache des lieder orchestrés de Schubert et Strauss avec Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris. Des objets un peu kitsch destinés en leur temps à populariser un art pour happy few, les orchestrations fussent-elles signées Brahms ou Webern (pour Schubert) ou Strauss lui-même. Souriant, Goerne a l’air plus détendu qu‘avant d’attaquer Le Voyage d’hiver ou La Belle Meunière. Fausse impression : piano, pianissimo, il reste dans la confidence. Pas d’effets de voix, ou seulement guidés par le texte. Du coup, l’orchestre se fait discret lui aussi. Qui, depuis Dietrich Fischer-Dieskau (mais en moins sophistiqué, en moins fabriqué), est capable d’un tel prodige ? En bis, un An die Musik (Schubert, orchestration Max Reger) d’anthologie. En début et fin de concert, Schumann : l’ouverture de Manfred réorchestrée par Mahler (on reste dans le ton) et la 1ère Symphonie « du Printemps ». Honnêtes exécutions, mais la magie est partie.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, les 11 et 12 avril. Photo © DR

mercredi 11 avril 2012 à 01h09

Au Châtelet, nouvelle production signée Chen Shi-Zheng de Nixon in China, l’opéra de John Adams donné pour la première fois en France en 1991 dans la mise en scène de Peter Sellars. A l’hyperréalisme de l’Américain répond l’abstraction « pop art de l’après-Révolution culturelle » du Chinois (qui vit aux USA depuis 1987) et de sa décoratrice Shilpa Gupta. « Lors de la création de l’opéra aux Etats-Unis, explique celui-ci, Nixon était décrit comme le pire président américain de l’histoire, mais pour ma génération, en Chine, c’est encore un héros ». L’œuvre, de toute façon, renvoie dos à dos les deux univers qui se rencontrent lors de cette visite « historique » de Nixon à Mao en 1972. Ce curieux opéra, trop long, bizarrement fichu (d’acte en acte, le vernis officiel craque, pour laisser les grands de ce monde égarés face à eux-mêmes, tandis que Zhou Enlai cède au doute), tombe à pic dans le contexte actuel. La musique de John Adams première manière – de somptueuses draperies orchestrales sur des rythmes répétés à l’infini – ajoute elle-même à la vacuité du discours des politiques. Un discours fort bien chanté, avec les belcantistes June Anderson et Sumi Jo en épouses présidentielles. Comme quoi, quand il le veut, l’opéra peut parler au présent (ou presque).

François Lafon

Châtelet, Paris, les 10, 12, 14, 16, 18 avril Photo © DR

dimanche 8 avril 2012 à 16h48

Fondée sur un événement historique – la révolte du peuple napolitain contre le vice-roi espagnol - La Muette de Portici enflamma la Belgique lors d’une représentation à Bruxelles en août 1830, au point de mener le pays à l’indépendance. La Muette eut un succès continu au XIXème siècle, avant de tomber dans l’oubli au XXème. Elle reste néanmoins connue pour son ouverture (très rossinienne) et le duo célèbre, cet « Amour sacré de la Patrie » dont se sont emparés les Belges. Pourtant Aubert, compositeur au style très personnel, Rossini français qui n’aurait pas oublié son Gluck, y déploie ses talents de mélodiste, et deux airs fleuve. Mais, hélas, ce soir-là, certains interprètes n’étaient pas au mieux, même si, dans son ensemble, la distribution rend honneur au livret de Scribe (et Delavigne) par une diction soignée et une prononciation justement expressive. L’autre difficulté de la Muette, c’est elle, ce rôle muet, dansé et mimé. L’actrice Elena Borgoni occupe la scène, mais au prix d’agitations qui peuvent fatiguer, jusqu’au très beau tableau final en vierge napolitaine aux allures de Frida Kahlo. La très classique mise en scène d’Emma Dante donne une cohérence remarquable aux chants, aux danses, aux mouvements de foule, servie par une mise en lumière et des costumes qui font de cette production un spectacle complet. Quoiqu’il soit coproduit avec la Monnaie de Bruxelles, les Belges devront attendre 2015 pour le voir : est-ce par crainte que cette grande Muette dénoue aujourd’hui ce qu’elle avait initié en 1830 ?

Albéric Lagier

Paris, Opéra-Comique 9, 11, 13 et 15 avril Photo © DR

samedi 31 mars 2012 à 00h32

A l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, premier tableau de l’acte III des Maîtres Chanteurs de Nuremberg (1 h 20 de musique), tel qu’il a été créé au Palais Garnier en 1897, dans la traduction française d’Alfred Ernst. Un projet risqué mené par deux chercheurs, Aurélien Poitevin et Rémy Campos. Le décor en trompe-l’œil, les costumes Renaissance sont comme à l’époque, et les chanteurs respectent la rhétorique gestuelle qui a prévalu à l’opéra (et chez les politiques, lesquels imitaient les artistes) jusqu’à ce que les metteurs en scène de théâtre viennent tout chambouler. Seul manque l’orchestre (sur instruments d’époque ?), remplacé par un piano (moderne). Dépaysement garanti, mais pas autant qu’on pourrait l’espérer. Sans démériter (Didier Henry est très émouvant en Hans Sachs), les interprètes sont désespérément de notre temps. On imagine les créateurs plus « monstres sacrés », plus « en représentation », maniant la déclamation française sans se soucier d’une version originale que le public n’avait de toute façon pas dans l’oreille. Pourquoi alors ce « à la manière de… » ? Pour retrouver l’innocence originelle, pour montrer que la fidélité à la lettre - même un siècle après - révèle mieux l’esprit d’une œuvre que nos actuelles relectures ? Les maîtres d’œuvre viennent de sortir un gros livre intitulé La Scène lyrique autour de 1900. A suivre dans Musikzen. 

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, Amphithéâtre, 30 et 31 mars à 20h. Photo © DR

vendredi 30 mars 2012 à 20h22

Lo Speziale aux Athévains, Orlando Paladino au Châtelet, maintenant Il Mondo della Luna : trois opéras de Haydn à Paris depuis le début de l’année, mais trois réalisations très différentes ! Il est possible de « réduire » un opéra, si sa musique et sa dramaturgie s’y prêtent. C’est le cas d’Il Mondo della Luna, « dramma giocoso per musica » en trois actes sur un livret d’après Goldoni (1777). Au Théâtre Mouffetard, l’orchestre est remplacé par un simple pianoforte, à l’exclusion de tout autre instrument, et le nombre de personnages limité à cinq, au lieu des sept de l’original. Manquent Flaminia, une des filles du barbon Buonafede, et son amoureux Ernesto : les deux parties « sérieuses » de l’ouvrage. Le spectacle dure 1h 35’, au lieu des 2h 15’ de l’opéra dans son intégralité. Même les personnages retenus se voient privés de certains airs : Buonafede de son anthologique « Che mondo amabile » à l’acte II. Sans doute parce que là justement, les couleurs orchestrales sont primordiales, impossibles à rendre au seul pianoforte. Le finale de cet acte est amputé de son début. Mais miracle : la musique de Haydn renverse la situation. Grâce à elle, on dresse plus d’une fois l’oreille (finale de l’acte I au moment du supposé envol vers la lune), grâce aussi aux interprètes, à la tête desquels on a envie de placer Anna Reinhold, très présente vocalement et scéniquement en servante Lisetta. La mise en scène d’Alexandra Lacroix évoque la première expédition vers la lune, en juillet 1969.

Marc Vignal

Théâtre Mouffetard, Compagnie Manque Pas d’Airs. Jusqu’au 21 avril Photo © Accent tonique

dimanche 25 mars 2012 à 12h35

Au Théâtre de la Colline, Les Autonautes de la cosmoroute, une création collective d’après Julio Cortazar et Carol Dunlop, par la compagnie Jakart et Mugiscué. En 2010, un groupe de huit acteurs réitère le pari fou tenu vingt-huit ans plus tôt par l’écrivain franco-argentin et sa compagne : faire, en camionnette Volkswagen Combi rouge, le voyage Paris-Marseille sans quitter l’autoroute, en faisant escale sur soixante-cinq aires de stationnement, à raison de deux par jour. Le spectacle, fou lui aussi, mêle les deux expériences. Première scène : quatre filles et quatre garçons assis en rang d’oignon, huit voix soigneusement accordées décrivant les lieux, les bruits, les événements, la végétation, le monde vu depuis « cette grande voie qui s’étalait en vain depuis des années, devant nos yeux scellés par l’ignorance. » On pense à l’Octuor de Schubert (clarinette, basson, cor, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse), un des compositeurs favoris de Cortazar. Au fil du voyage : solos, duos, trios, thèmes récurrents, ruptures façon Schumann, mélodie continue wagnérienne (le Combi s’appelle Dragon Fafner), musique concrète à la Pierre Schaeffer (la circulation de jour et de nuit), chansons variées, de Kate Bush à Delphine Seyrig chantant Carlos d’Alessio. On sort de ce délire très fin avec la même impression d’équilibre qu’après un bon concert de chambre. Et en plus, on rit.

François Lafon

Théâtre National de la Colline, Paris, Petite Salle, jusqu’au 19 avril - Julio Cortazar et Carol Dunlop : Les Autonautes de la cosmoroute (Gallimard, collection « Du Monde entier », 1982, hélas! épuisé) Photo © Elisabeth Carecchio

lundi 19 mars 2012 à 01h19

Reprise à l’Opéra Bastille du Don Giovanni de Mozart dans la mise en scène du cinéaste Michael Haneke (2006). L’histoire d’un prédateur sexuel qui se croit au-dessus des lois et s’étonne d’être tout à coup harcelé par ses victimes, dans le cadre glacé d’une tour de la Défense. Le décor est « bleu Sofitel », comme le remarque un directeur de maison de disques habitué à voyager. Suivez son regard… Outre cette actualité inespérée, le spectacle n’a rien perdu de sa charge explosive, ne serait-ce que parce que Peter Mattei, seul rescapé de la distribution d’origine, est plus impressionnant encore en arriviste suicidaire. Problème récurrent : Mozart passe mal à la Bastille. Les dames (Véronique Gens, Patricia Petibon, Gaëlle Arquez, valeureuses) doivent forcer la voix, et Leporello (David Bizic) est bien souvent inaudible, malgré le soin de Philippe Jordan à équilibrer la scène et la fosse. Mais la salle est pleine, et elle a sept-cents places de plus que le Palais Garnier, où le spectacle a été créé.

François Lafon

Opéra de Paris Bastille, 21, 23, 25 mars, 3, 8, 12, 14, 19, 21, avril Photo © DR

dimanche 18 mars 2012 à 00h57

Au Châtelet, création parisienne d’Orlando Paladino, dramma eroicomico de Joseph Haydn d’après l’Arioste. Spectacle branché : Kamel Ouali à la mise en scène, Nicolas Buffe aux décors et costumes. Le Landerneau opératique s’attendait au pire. Le chorégraphe de la Star Ac’ reconverti dans le « spectacle musical » (Le Roi Soleil, Dracula) et le graphiste design branché manga : le chef-d’oeuvre de Haydn – même dans le domaine, secondaire pour lui, de l’opéra – ne méritait pas cela. Surprise, la greffe prend. Cette histoire échevelée, avec guerrier fou d’amour, valet vantard, méchant ontologique et magicienne facétieuse, cette série B à la musique triple A (et plus encore) devient une grande BD pur manga mâtinée de Star Wars et de music-hall bien de chez nous, sans pour autant tomber dans le n’importe quoi : l’histoire est racontée, la musique est mise en valeur, les chanteurs sont en situation. Tous impeccables, les chanteurs, comme le chef Jean-Christophe Spinosi, décidément capable du moins bon, mais aussi, comme ici, du meilleur. Standing ovation, final bissé. Il ne faut décidément  jurer de rien.

François Lafon

Châtelet, Paris, 19, 21, 23, 25 mars Photo © Théâtre du Chätelet

vendredi 16 mars 2012 à 09h45

Concert d’airs d’opéras de Massenet au Palais Garnier par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, un mois après un récital collectif de mélodies du même Massenet à l’Amphithéâtre Bastille. Une manière d’enrichir un anniversaire plutôt morne (Massenet est mort le 13 août 1912), lancé par la vilaine Manon de l’Opéra Bastille. Programme équilibré : du Manon et du Werther, un peu de Don Quichotte et d’Hérodiade, mais aussi des raretés, Le Jongleur de Notre-Dame, Grisélidis, Roma, La Vierge, Cendrillon. Il n’y a pas que des pépites dans tout cela. Massenet avait intégré l’air du temps (à commencer par le wagnérisme), mais il le mettait au goût du public Troisième République. Réponse du berger à la bergère : le chant des sirènes de son opéra Ariane (1906) n’a pas échappé à Richard Strauss quand il a composé son Ariane à Naxos (1912). Treize stagiaires de l’Atelier pour affronter ce répertoire musclé, tous prêts pour la carrière. Parmi eux, deux oiseaux rares : Marianne Crebassa (mezzo) et Cyrille Dubois (ténor). Massenet, c’est connu, composait pour les oiseaux rares.

François Lafon

lundi 12 mars 2012 à 15h43

Depuis les années 1980, Parsifal a changé de nature. Adieu le rituel sacré, étouffant et post-IIIème Reich du metteur-en-scène Wieland Wagner et du chef Hans Knappertsbusch, bienvenue à un ouvrage humain et « discutable », un opéra (presque) comme les autres. Cinéaste, familier du Cirque du Soleil comme du Metropolitan Opera, le Québécois François Girard est de cette nouvelle famille. Pas plus que ses collègues Roberto Castellucci (à Bruxelles) et Krzysztof Warlikowski (à l’Opéra de Paris), il ne cherche, à l’Opéra de Lyon, le sublime en continu : friche volontaire pour le touffu acte I, onirisme de science-fiction au II, puissance symbolique au III. Plateau international dominé par Georg Zeppenfeld, Gurnemanz élégant, endurant et d’une hypnotique musicalité. À la tête d’un orchestre et de chœurs en grande forme, Kazushi Ono rappelle que Debussy ( Pelléas et Mélisande, Le martyre de Saint-Sébastien), Dukas, Mahler, Schönberg, Sibelius et Zemlinsky ne se sont jamais remis de Parsifal.

Frank Langlois


Opéra National de Lyon, 14, 17, 20, 23, 25 mars. Photo © Opéra de Lyon
 

vendredi 9 mars 2012 à 10h19

Reprise de La Veuve joyeuse de Franz Lehar au Palais Garnier dans la mise en scène de Jorge Lavelli. Un spectacle mal-aimé. En 1997, le public d’opéra avait lâché Lavelli après l’avoir idolâtré. Avec cette Veuve plus grinçante que joyeuse, il écornait un mythe viennois, mais aussi français. Karita Mattila et Bo Skovhus parlant gros sous entre deux tours de valse dans un décor évoquant un hall de banque ne cadraient pas avec le gai Paris selon Maurice Chevalier dans le film de Lubitsch ni avec l’ « Heure exquise qui nous grise » de la VF signée Flers et Caillavet, rois du boulevard de la Belle Epoque. Avant Lavelli, Maurice Béjart lui-même s’y était cassé les dents, en mariant Hanna et Danilo dans les tranchées de la Grande Guerre. Hier le public, très Opéra Comique (jeune couple invité par les parents, vieille dame se rappelant Jeanne Aubert et Jacques Jansen à Mogador en 1942), applaudissait plutôt le cancan, très enlevé, que les inquiétantes Walkyries-chauves-souris lançant des flammes au tableau final. Gros succès aussi pour Susan Graham, moins sexy que Mattila mais chantant à ravir, et Skovhus, fringuant comme il y a quinze ans. Applaudissements même pour le chef, catastrophique, couvrant les voix et cassant le rythme dialogues-musique en faisant systématiquement partir l’orchestre trop tôt ou trop tard.

François Lafon

Opéra National de Paris Palais Garnier, les 11, 14, 16, 19, 22, 26, 29 mars, 2 avril Photo © Opéra de Paris

mardi 6 mars 2012 à 09h35

Dernier concert du cycle Beethoven commencé l’année dernière à Pleyel par Bernard Haitink avec le Chamber Orchestra of Europe. « J’ai atteint ce que je voulais : un son léger et transparent, dans un tempo vif », déclarait Haitink au Figaro en janvier 2011. « Diriger un orchestre symphonique, c’est un peu comme piloter un énorme paquebot. Pour tourner, il faut commencer à manœuvrer des kilomètres en avance. Le COE est au contraire extrêmement réactif. » Main droite imperturbable, main gauche économe, le vieux chef se fait sa musique intérieure. Dans la 1ère Symphonie, son d’ensemble terne, mais solistes impeccables. Dans la 9ème, manquent les grandes orgues des énormes paquebots haitinkiens, le Concertgebouw d’Amsterdam, la Staatskapelle de Dresde, le Symphonique de Chicago. Il y a vingt ans, avec le même Chamber Orchestra of Europe, Nikolaus Harnoncourt a déclenché une petite révolution dans l’interprétation beethovénienne. Haitink tient compte du message, mais reste au milieu du gué. Comme si l’Hymne à la Joie n’annonçait plus des lendemains qui chantent.

François Lafon

samedi 3 mars 2012 à 11h02

Année Debussy à l’Opéra Bastille : reprise de Pelléas et Mélisande dans la mise en scène de Bob Wilson. Distribution soignée (une très jolie Mélisande : Elena Tsallagova), direction sensible de Philippe Jordan. Le spectacle, filmé par le spécialiste Philippe Béziat, sera diffusé en direct le 16 mars sur operadeparis.fr et medici.tv, et visible en streaming pendant trois mois. Un classique : salle bondée, public rajeuni. Quinze ans après sa création dans le cadre plus intime (tout est relatif) du Palais Garnier, le rituel wilsonien fascine encore : lent ballet de silhouettes isolées dans un espace vide aux lumières étudiées, mouvements évoquant à la fois le théâtre nô et la gestique électronique du groupe Daft Punk. Or aujourd’hui, la photo paraît floue : les éclairages dérapent, les lignes de force sont émoussées. Simple décalage, fréquent à l'opéra. Qui oserait penser que Bob Wilson est démodé ?

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille,  5, 8, 11, 14, 16 mars. Photo © Opéra de Paris

jeudi 1 mars 2012 à 00h05

A l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, Le Diable dans le beffroi et La Chute de la Maison Usher de Debussy d’après Edgar Poe. Enfin, les fragments qu’en a laissés le compositeur, mis en spectacle par l’OFNY (Opéra Français de New York). Montage astucieux, spectacle maladroit : un acteur très cabot vocifère la traduction du Diable par Baudelaire, et assure le lien avec La Maison Usher. L’intérêt est dans la musique : quelques thèmes finement ironiques au piano pour Le Diable, trois quarts d’heure, piano et voix, pour La Maison Usher, où l’on retrouve le ton et l’atmosphère de Pelléas et Mélisande. Pour combler les trous : texte parlé, un extrait de Children’s Corner, des mélodies, un Prélude. Décor bateau (une bibliothèque comme métaphore de l’« appréhension purement livresque du réel »), maquillages expressionnistes (tant pis pour l’impressionnisme debussyste), interprètes valeureux, parmi lesquels l’excellent Pelléas de l’Opéra Comique, l’année dernière, sous la direction de John Eliot Gardiner. Moralité : laissez les fragments vivre leur vie de fragments.

François Lafon


Opéra Bastille, Amphithéâtre, 1er, 3, 5 mars

Le Voyage d’hiver, deuxième cycle schubertien par Matthias Goerne et Christoph Eschenbach à la salle Pleyel, après La Belle Meunière en novembre dernier. Goerne ne raconte ni ne joue l’histoire du désespéré. Premier lied (Le Voyage) : jeu avec les mots et la musique, gestes parasites, mains (immenses) en avant comme pour saisir, équilibres étranges sur la pointe des pieds. Deuxième lied (Wohin ? – Vers où ?) : jeu avec les rythmes. Tout au long du cycle, gestes et attitudes apparemment hors de propos, et qui pourtant éclairent le propos. Le chanteur se laisse émouvoir, rejette l’émotion, la transmet à la salle, cède au désespoir, s’amuse d’une phrase, brandit un mot comme une arme, tombe en prostration, termine dans une presque atonie. Pas de cabotinage, mais l’essence même du curieux exercice qu’est l’interprétation du lied. Brecht et sa distanciation avant la lettre. Eschenbach relance le débat, habite les silences, calque les couleurs du piano sur celles de la voix. Il y a bien plus de théâtre ici que dans le récent Voyage d’hiver orchestré et dramatisé de l’Athénée. Le 11 mai, Le Chant du cygne, troisième cycle. Il est prudent de réserver.

François Lafon

samedi 18 février 2012 à 09h48

Tout est contraste, dans Don Pasquale, la farce y côtoie la tragédie, et la violence, la sensualité. On attendait Denys Podalydès au tournant. Placer Don Pasquale sous l’étoile de Fellini, et plus particulièrement de La Strada, faisait craindre que les excès de l’auteur d’Amarcord ne fassent pas bon ménage avec une scène d’opéra. Il les évite, et c’est tant mieux, servi par une scénographie qui joue des contrastes sans verser dans la caricature. Le spectateur peut ainsi pleinement profiter d’un plateau italien à la diction impeccable, d’une brochette de chanteurs doublés d’acteurs plein d’énergie. Côté hommes, Alessandro Corbelli mène la danse du début à la fin avec aisance jouissive, et Gabriele Viviani est un baryton comme on aimerait en écouter plus souvent à Paris. Désirée Rancatore, bien que parfois trop en force, charme par son jeu espiègle et un registre aigu tonique et élégant. Mais la palme revient à Francesco Demuro. La première apparition en France du ténor fera date : sa prestation minorée par un trac perceptible promet un futur brillant. Dans ce spectacle rehaussé par les costumes de Christian Lacroix la fausse note vient de la fosse. Malgré bien des efforts, Enrique Mazzola ne parvient pas à faire décoller l’Orchestre National de France. Dommage, sinon, le plaisir aurait été total.

Albéric Lagier

Paris Théâtre des Champs Elysées 19, 21 et 23 Février Photo © DR

jeudi 16 février 2012 à 00h12

Nicholas Angelich joue le Concerto « L’Empereur » de Beethoven avec l’Orchestre de Paris. Il est le quinzième pianiste à le jouer depuis son entrée au répertoire de l’Orchestre en 1969. Il y a eu avant lui Arthur Rubinstein, Claudio Arrau, Zoltan Kocsis, Daniel Barenboim, Clifford Curzon, Alfred Brendel, Rau Lupu, Krystian Zimerman, Nikolaï Lugansky et quelques autres. Rubinstein collectionnait les fausses notes, mais justifiait le sous-titre « L’Empereur », Arrau avait l’air de ne pas écouter l’orchestre et déployait une mélodie infinie, Kocsis violentait la partition pour lui faire avouer l’inavouable, Brendel questionnait l’œuvre comme Brecht un texte, Lupu se contentait de quelques moments de pur génie, Zimerman couvrait la partition d’un très personnel palimpseste. Angelich, dès sa première phrase, décolle de l’Orchestre dirigé sans grâce particulière par le jeune chef Juraj Valcuha. Son premier mouvement est tout en fines ruptures, son Adagio coule de source, son Rondo libère des réserves de formule 1. L’ensemble est olympien et très intime à la fois. Il n’a en tout cas rien à envier à ses quatorze prédécesseurs.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, les 15 et 16 février.

mardi 14 février 2012 à 22h43

A l’Athénée, « Voyage d’hiver, d’après le cycle de lieder de Schubert ». D’après. Il s’agit d’une dramatisation du cycle : trois personnages (le Poète, la Femme, le Musicien vagabond), deux bancs, un arbre nu. Comme la mise en scène est signée Yoshi Oïda, le disciple de Peter Brook, ce qu’on voit est beau et harmonieux. Les chanteurs sont bons, à commencer par le baryton Guillaume Andrieux (le Poète). Dans la fosse, l’ensemble Musica Nigella joue avec sentiment, sous la direction de Takénori Némoto, lequel signe l’adaptation. Règle du jeu : oublier la version originale. Difficile exercice : l’action paraphrase le texte, l’orchestration (formation de l’Octuor pour cordes et vents) enrobe le drame. C’était déjà le cas avec l’adaptation, plus savante, qu’en avait fait le respecté compositeur Hans Zender pour ténor et vingt-quatre instruments (1993). « Faites théâtre de tout », disait Antoine Vitez à ses élèves du Conservatoire. Mais quand l’œuvre originale - voix seule et piano - est à elle seule un théâtre invisible, mieux vaut ne pas en éventer le mystère.

François Lafon

Théâtre de l'Atnénée, Paris, les 15, 16, 17 février, 20h.

dimanche 12 février 2012 à 21h40

On va à l’opéra pour voir mais aussi pour entendre. Cela va sans dire, mais on se le redit quand on lit et entend les commentaires pincés suscités par Le Trouvère au Capitole de Toulouse. La mise en scène très épurée de Gilbert Deflo et le décor minimaliste de William Orlandi ont le mérite de ne pas alourdir un livret déjà alambiqué. Avec le spécialiste Daniel Oren, qui sait admirablement équilibrer le chant et l’orchestre, l’opéra prend une couleur inattendue : décor, scénographie et direction en font une sorte de tragédie grecque. Ce soir, seconde distribution, dite des « jeunes talents » : un plateau vocal plein de générosité, à peine entaché par les graves limites de la mezzo-soprano Andrea Ulbrich et par les imprécisions du ténor Alfred Kim. Force du destin, liens de fraternité, fatalité, autosacrifice, vérité trop tard avouée : on quitte la salle la tête pleine de sentiments épiques. La preuve que, sans avoir l’air d’y toucher, le spectacle a été efficace.

Katchi Sinna

Théâtre du Capitole les 3, 4, 5,7, 9, 10, 11, 12 février. Photo © DR

samedi 11 février 2012 à 00h17

On dit Karajan ou Bernstein tout court, mais avec Järvi (il y en a trois), Jurowski (idem) ou Petrenko (il y en a deux, qui n’ont rien à voir avec le patineur, et qui, apparemment, ne sont pas frères), il faut préciser le prénom. Ce soir, c’est Vasily Petrenko, trente-six ans, qui dirige à Pleyel le Philharmonique de Radio France. Programme troublant : Le Chant des forêts, oratorio à grand spectacle de Chostakovitch, et Roméo et Juliette, suites de ballet de Prokofiev. Deux œuvres pour le peuple (ou qui essayent de l’être), mais l’une écrite sous la contrainte par un génie malheureux (1949), l’autre composée dans la joie par une star internationale désireuse de rentrer au bercail (1935). Petrenko le jeune (l’autre, Kirill, a quatre ans de plus) s’était fait remarquer l’année dernière en dirigeant Eugène Onéguine de Tchaïkovski à l’Opéra Bastille. Le revoilà tout feu tout flamme mais très organisé, habile à faire apparaître le grand Chostakovitch sous le Chostakovitch de circonstance, et à rappeler que même redistribué en suites, Roméo et Juliette est un ballet, et que le mouvement en est le fin mot. Méfiez-vous de ce Petrenko-là, il serait capable de vous faire admettre que la 3ème Symphonie de Rachmaninov (le CD sort chez EMI) est un chef-d’œuvre.

François Lafon

Pleyel le 10 février

A Venise, du temps de Cavalli, l’art se fait populaire et se double d’une entreprise commerciale. Pour faire recette, compositeurs et librettistes mêlent les sentiments et ratissent large, de la joie à la nostalgie, de l’amour à la haine, de la sagesse à la folie en passant par la farce. Sur scène, les toiles peintes laissent place à des machineries théâtrales dont le plus célèbre inventeur, Giacomo Torelli, est surnommé le Grand Sorcier. Comme Egisto se situe au début de cette mutation, on s’attend naturellement à voir l’Opéra-Comique envahi de machines plus merveilleuses les unes que les autres. Las, le décor unique sous forme de temple d’Apollon enferme comme en cage, dont il adopte la forme avec ses trop nombreux piliers, des chanteurs noyés dans la pénombre des bougies. (Une habitude chez le metteur en scène Benjamin Lazar). Ce choix se retrouve aussi dans le parti pris vocal : quelles que soient les circonstances, ça chante aigu et en force. Si la diction est souvent correcte, la prosodie univoque, qui fait figure de style imposé, finit rapidement par ennuyer. Et si Anders J. Dahlin (Lidio) respecte ce contrat à la lettre, on sent que Marc Mauillon (Egisto) ne pense qu’à le transgresser. C’est aussi ce que font Vincent Dumestre et son Poème Harmonique, qui se moquent de cette noirceur ambiante comme d’une guigne. Pour notre plus grand plaisir.

Albéric Lagier

Opéra-Comique, Paris, les 8 et 9 février 2012 ; Opéra de Rouen , les 16, 17 et 19 février 2012.

mardi 31 janvier 2012 à 10h33

« C'est quoi les gens modernes ? » demande un enfant qui a tout compris à la fin de Von Heute auf Morgen, d’Arnold Schönberg. C'est aussi la question que pose Serge Dorny au Triptyque de Puccini. Plutôt que de proposer, ces trois courts opéras en une soirée, le directeur de l'Opéra de Lyon a confronté chaque volet à un ouvrage en un acte contemporain : Il Tabarro / Von Heute und Morgen de Schönberg ; Suor Angelica / Sancta Susanna de Hindemith ; Gianni Schicchi / Une tragédie florentine de Zemlinsky. Ce triple jeu de miroirs fonctionne à merveille : les ambitions artistiques, esthétiques et politiques de Puccini saillent comme jamais. Quant aux trois ouvrages germanophones, ils tracent une stupéfiante carte des modernités entre 1917 et 1930. À sa façon, chacun est un brûlot : sociétal (Von Heute und Morgen) avec ce couple tenté de vivre à la « moderne » (chacun mènerait sa propre vie amoureuse) ; moral (Une tragédie florentine) avec une épouse vénéneuse qui, pour retrouver son mari, le laisse assassiner son amant ; et, surtout, religieux (en matière de blasphème, la pièce Golgota picnic de Rodrigo García est une bluette à côté de Sancta Susanna). Sur scène, les distributions sont au pire opportunes, au mieux d'un exceptionnel standard international. Scéniquement, les ouvrages germaniques l'emportent, grâce aux metteurs en scène John Fulljames (Hindemith et un très élégant Schoenberg), et Georges Lavaudant au mieux de sa forme (Zemlinsky). Comme quoi une maison d’opéra peut être l'égale des grandes institutions théâtrales (Schaubühne de Berlin, Théâtre Vidy de Lausanne, Théâtre national de l'Odéon). Pourquoi l'Opéra de Paris ne s’y mettrait-il pas ?


Frank Langlois

Opéra National de Lyon, jusqu’au 13 février http://festival-puccini.opera-lyon.com/le-festival/ Photo © DR

samedi 28 janvier 2012 à 00h29

Nouveau chapitre de la série noire à l’Opéra de Paris : la création de La Cerisaie de Philippe Fénelon, d’après la pièce de Tchékhov. Comme Peter Eötvös, qui avait réorganisé Les Trois Sœurs (1998) en adoptant le point de vue de chacune des sœurs sur la même situation, Fénelon et son librettiste Alexei Panine ont composé une grande variation sur la scène clé du bal, où l’on apprend que la cerisaie est vendue à l’ancien moujik Lopakhine. Une façon d’échapper au temps tchékhovien et à la petite musique qui va avec. L’ennui est que le non-dit - lui aussi essentiel chez Tchékhov -, laisse la place au trop dit, et même au ressassé, sans que le propos soit clair pour autant. La musique est à l’avenant, indiscrète, explicative, référentielle, déjà entendue, et la mise en scène de Georges Lavaudant essentiellement clownesque, sans doute pour montrer qu’on est en Russie, où l’on rit et pleure en même temps. L’ouvrage est d’ailleurs chanté en russe (coproduction avec le Bolchoï de Moscou), ce qui ajoute à la confusion sans lui conférer un quelconque parfum d’authenticité.

François Lafon

A l’Opéra de Paris, Palais Garnier, les 30 janvier, 2, 5, 7, 10, 13 février. Photo © Opéra de Paris

vendredi 27 janvier 2012 à 01h11

Reprise à l’Opéra Bastille de La Dame de pique de Tchaïkovski dans la mise en scène de Lev Dodin (1999). Un spectacle qui fait du bien, après la série noire des créations maison de la saison (Faust, La Force du destin, Manon). Le public (le vrai, pas celui des premières) est encore divisé. « Au fou ! », persifle un monsieur en voyant cette histoire d’obsession du jeu et de cartes maléfiques transporté dans un asile d’aliénés, où le héros dans son délire revoit les aventures qui l’ont mené là. Enthousiasme pour les chanteurs (Vladimir Galouzine, Olga Guryakova, Ludovic Tézier), succès plus modéré pour le chef Dmitri Jurowski, qui n’a que le tort d’être moins charismatique que son frère Vladimir, lequel dirigeait le spectacle en 99. Dodin, en 2005 sur la même scène, a déçu dans Salomé de Strauss. N’empêche que c’est de metteurs en scène de sa trempe qu’aurait actuellement besoin la Grande boutique.

François Lafon

A l’Opéra de Paris Bastille, les 29 et 31 janvier, 3 et 6 février Photo © Opéra de Paris

A Pleyel, Viktoria Mullova joue le Concerto pour violon de Brahms avec l’Orchestre de Paris. C’est la fin d’un cycle commencé en janvier à l’auditorium du Louvre : Bach, Vivaldi, Haendel, Leclair, Beethoven, Schubert, Bartok, Weather Report, c'est-à-dire trois siècles et demi de musique, du baroque au jazz-rock-fusion. Public mêlé : on sent que ses fans la suivent, que sa façon, ou plutôt ses façons de faire de la musique – sur violon monté ou non à l’ancienne - font école, deviennent des modèles. Son Brahms profite de cette perspective : on y entend tout ce qu’il a de classique, mais aussi, et tout autant, les innovations que Joseph Joachim, le créateur, avait revues, corrigées, « rendues jouables » avec le compositeur. Paavo Järvi va dans son sens. Il a commencé le concert par une impeccable Symphonie n° 83 « La Poule » de Haydn, et le terminera avec une 2ème Symphonie de Brahms qu’il entend comme un lointain écho du grand style classique viennois. Même esprit pour le Concerto pour violon : avec Mullova, il dégraisse cette musique sans jamais l’assécher. 

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, les 25 et 26 janvier. Au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence le 27.

vendredi 20 janvier 2012 à 00h15

Aux Bouffes du Nord, Katia Kabanova de Janacek. Mais où met-on l’orchestre ? Nulle part. Il s’agit d’un travail d’atelier, accompagné au piano et venu de la fondation Royaumont. « J’ai pensé que je pouvais très modestement inscrire cette démarche dans les pas de Peter Brook, » explique André Engel, le metteur en scène. Mais Engel n’est pas loin d’être lui aussi une légende, et son travail est exemplaire. L’œuvre s’y prête : un drame provincial à quelques personnages, tiré d’une pièce russe célèbre (L’Orage d’Alexandre Ostrovski), une musique calquée sur les inflexions de la langue tchèque. « Je voulais inscrire l’œuvre dans un lieu où l’on accepte le présupposé de ne pas faire de l’opéra stricto sensu, continue Engel, un espace ouvert à un travail à la frontière entre l’opéra et le théâtre. » Difficile de donner un opéra en gros plan sans en tuer la magie. Brook y est arrivé aux Bouffes du Nord avec La Tragédie de Carmen et Impressions de Pelléas. Engel y parvient en obtenant de sa troupe (ils sont tous justes, comme acteurs et comme musiciens) un jeu à la fois réaliste et dénué d’effets. Et l’orchestre somptueux de Janacek (photo), il ne manque pas ? Si, tout le temps. Et pourtant cette épure de Katia Kabanova nous en dit bien autant que nombre de productions à gros budget.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 4 février. www.bouffesdunord.com

A Pleyel, Andris Nelsons dirige l’Orchestre de Paris dans la Symphonie alpestre de Richard Strauss. La semaine dernière, même lieu même orchestre, Herbert Blomstedt dirigeait Une Vie de héros du même Strauss. Si l’on vous demande à quoi sert un chef, prenez ces deux là comme exemples. Nelsons, trente-quatre ans, disciple du grand manieur d’orchestres qu’est Mariss Jansons, prend l’énorme phalange straussienne à bras le corps, en exacerbe les contrastes, en tire une symphonie de couleurs. Blomstedt, quatre-vingt-cinq ans, superpose les couches sonores en un savant tuilage et traite, comme le faisait Karl Böhm, cette musique de l’excès avec la même finesse qu’une symphonie de Mozart. Deux époques, deux écoles ? Deux tendances plutôt, aussi vieilles que le métier de batteur de mesure. En première partie, Nelsons accompagne le jeune Sergey Khachatryan dans le Concerto pour violon de Beethoven : archet flamboyant, orchestre péremptoire. Blomstedt choisit lui aussi Beethoven - le 4ème Concerto pour piano -, avec en soliste le raffiné Till Fellner : clavier nuancé, orchestre romantique mais point trop. Encore une fois on pense à Böhm. Pas de bataille à la sortie entre pro l’un et anti l’autre. Avec les deux, d’ailleurs, l’orchestre est sur son trente-et-un.

François Lafon

Andris Nelsons – Sergey Khachatryan : 18 et 19 janvier. Concert du 19 en direct sur Radio Classique.

Ouverture, au Châtelet, de Présences 2012, 22ème festival de musique contemporaine de Radio France. L’année dernière, le héros de la fête était Esa-Pekka Salonen, piètre compositeur, mais chef vedette : salles pleines, grosse couverture médiatique. Cette année, c’est Oscar Strasnoy, présenté comme « le plus français des Argentins de Berlin ». Un jeune Mauricio Kagel, en somme, connu pour son éclectisme, son goût pour un théâtre musical décalé, propre à séduire des publics venus d’ailleurs. Mais Strasnoy n’est connu que du sérail et l’aventure est plus risquée. Premier programme : création française du Bal, opéra en un acte d’après la romancière Irène Némirovsky. Public clairsemé pour cette histoire de parvenus qui convient le tout Paris mais dont la fille jette les invitations dans la Seine au lieu de les mettre à la poste. L’œuvre est donnée en version de concert, agrémentée d’amusantes illustrations projetées d’Hermenegildo Sabat. La musique aussi est amusante, pleine de citations et de dérapages, et les chanteurs payent de leur personne, mais rien ne décolle. Restent treize concerts pour vérifier l’effet Strasnoy. 

François Lafon

Présences 2012 : Oscar Strasnoy. Au Châtelet jusqu’au 22 janvier

mardi 10 janvier 2012 à 23h43

Nouvelle Manon à l’Opéra Bastille, pour le centenaire de la mort de Massenet, et pour Natalie Dessay. Etrange cas de dédoublement d’intentions. En grand format, un curieux spectacle signé Coline Serreau : des bas de soie et des punks à moto, des bigotes en roller et un abbé Des Grieux en soutane transparente, une panoplie de Miss Arras et une pub fifties à la gloire de la femme américaine, tout cela pour bien montrer que Manon est une histoire de tous les temps et que la courtisane est avant tout une femme bafouée. Sifflets mérités au rideau final. Toute petite dans ce fatras géant, Natalie Dessay joue exactement cette situation, mais avec une justesse, une sobriété, une modernité qui rendent tout le reste inutile. « Renée Fleming, sur la même scène, c’était autre chose », entend-on à l’entracte. Côté décibels, sûrement. Il faut tendre l’oreille et faire l’impasse sur le ténor (pas très bon), le chef, tout. L’exercice est fatiguant, mais on est récompensé.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, les 14, 18, 22, 25, 28 janvier, 2, 5, 10, 13 février.

 

Photo © DR

vendredi 23 décembre 2011 à 00h33

Reprise, au Théâtre des Champs-Elysées, de La Flûte enchantée dans la production voyageuse (Bruxelles, Naples, Aix, Lille, Rouen, Caen, etc.) de William Kentridge, Laurent Pelly, initialement prévu, ayant déclaré forfait pour cause de surbooking. En 2009 au festival d’Aix, René Jacobs était au pupitre : un somptueux théâtre pour l’oreille, soutenu par les images mouvantes en noir et blanc du plasticien metteur en scène. Cette fois, c’est Jean-Christophe Spinosi qui est aux commandes, et la perspective est inversée : c’est le spectacle qui vient en aide à la musique. Aux tempos fous du chef, aux dérapages de l’orchestre, le ballet de transparences et de projections qui anime ce spectacle par ailleurs assez sage apporte un semblant de cohérence. Mais en ce 22 décembre (4ème représentation), devant une salle bondée, les chanteurs ont la voix dans les chaussettes, et les trouvailles de Kentridge ne suffisent plus. De ce dernier, guettez plutôt l’époustouflante mise en scène du Nez de Chostakovitch, créée à New York et déjà passée par Aix et Lyon.

François Lafon

mardi 20 décembre 2011 à 23h55

Sous la pyramide du Louvre, devant un parterre assis par terre, Pierre Boulez dirige Schoenberg et Bartok avec l’Orchestre de Paris. L’année dernière, c’était L’Oiseau de feu de Stravinsky : même public, plus jeune que celui de Pleyel, peut-être moins argenté (l’entrée est gratuite : deux heures de queue) mais non moins choisi. « Assis ! » entend-on alors que l’orchestre n’est pas encore placé. Le matin, sur une antenne de la radio nationale, Boulez affirmait qu’il comprenait très bien que l’on n’ait pas envie d’entrer dans une salle de concert. Il ne la joue pas cool pour autant. Salut bref et l’orchestre attaque. Nuances infinies dans La Nuit transfigurée (Schoenberg), rythme et couleurs en fête dans le Concerto pour orchestre (Bartok). Peu de déperdition sonore dans cette salle des pas perdus en verre et béton : orchestre en état de grâce et chef au zénith. Demain, même programme à Pleyel, avec en prime le 2ème Concerto pour piano de Bartok (soliste : Bertrand Chamayou). Ce soir, le timbre du piano et le postérieur des spectateurs n’y auraient pas résisté.

François Lafon

Photo © Olivier Debien

samedi 17 décembre 2011 à 00h07

La compagnie Les Brigands fête son dixième anniversaire au théâtre de l’Athénée. Au programme : La Botte secrète (1903) de Claude Terrasse sur un livret de Franc-Nohain. C’est une histoire leste qui se passe dans un magasin de chaussures, haut lieu du fantasme coquin (voir Dédé d’Henri Christiné et Baisers volés de François Truffaut). Voilà donc dix ans que Les Brigands enchaînent les opérettes qui faisaient glousser nos arrière-grands-parents, pour le bonheur toujours plus grand d’un public toujours plus nombreux. Leur recette : en rajouter dans le nonsense, pratiquer l’anachronisme, cultiver le décalage, tout en préservant l’esprit parisien d’avant-guerre, à la fois bête et fin, naïf et vachard. Clou de La Botte secrète : un duo entre une princesse et un égoutier. Refrain : « Toute à l’égout ! ». En seconde partie (mais sans entracte) : revue d’anniversaire. La compagnie au grand complet offre des extraits de son répertoire. Pas de voix exceptionnelles, mais une énergie qui fait du bien. Entendu à la sortie : « Par les temps qui courent, Intouchables et ça, on en a bien besoin ». Comme dit Ionesco dans La Cantatrice chauve : « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ».

François Lafon

La Botte secrète. Mise en scène Pierre Guillois, direction Christophe Grapperon. Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 8 janvier.

lundi 12 décembre 2011 à 18h25

Doté de nombreux chœurs et ballets, Amadis de Gaule reste l’opéra le plus ambitieux, le plus varié et le plus coloré de Johann Christian, le cadet des fils Bach : tragédie lyrique dans la lignée de Gluck certes, mais Mozart n’est pas loin. Dernier opéra de J.-C. Bach, créé à Paris le 14 décembre 1779, l’ouvrage est un remake de l’Amadis de Lully (1684), composé sur le même livret de Quinault, d’après un roman de chevalerie espagnol du XIVe siècle. Les six représentations données à Versailles et à Paris sont les premières en France depuis 1779-1780. L’œuvre mérite amplement cette résurrection, et l’on apprécie qu’elle n’ait pas fait l’objet d’une quelconque actualisation : les décors et les costumes respectent l’époque, comme les ballets très XVIIIème. Les chanteurs sont de qualité et l’orchestre est rompu à ce style. Les retouches apportées aux ballets terminant les deux derniers actes sont, toutefois, assez frustrantes : supprimer la gigue entrainante de la fin de l’acte II et déplacer le tambourin - l’un des clous de la partition - pour le faire revenir à la fin du III n’est pas du meilleur effet. L’intérêt et la beauté du spectacle ne sont pas en cause, mais si l’œuvre doit faire l’objet d’un enregistrement…

Marc Vignal

Mise en scène : Marcel Bozonnet ; Chorégraphie : Natalie van Parys ; Direction musicale : Jérémie Rhorer

10 et 12 décembre 2011 : Opéra Royal, Versailles ; 2, 4, 6 et 8 janvier 2012 : Opéra Comique, Paris

jeudi 8 décembre 2011 à 10h13

Reprise de The Sound of Music ( La Mélodie du bonheur ) au Châtelet, un succès déjà il y a deux ans. Inutile de comparer cet increvable  hit avec les autres classiques du genre donnés in loco (A Little Night Music, Sweeney Todd, My Fair Lady). Comme le film de Robert Wise, plus que lui, même, le musical nage dans le sirop. Tout y est sucré : l’histoire du baron Trapp, qui épouse la novice déléguée par le couvent voisin pour s’occuper de ses sept enfants et fait entrer la musique, donc la joie dans la maison, les refrains de Richard Rodgers, plus mièvres les uns que les autres, le vert tendre des collines salzbourgeoises, qui sert de fond au décor. Mais il faut croire que le sucre est une drogue, car on sort de là tout propre, tout enfant, en fredonnant Do-ré-mi ou (pire) My Favourite Things. On se rassure en énumérant les qualités du spectacle : cast impeccable, mené par Katherine Manley (Maria) et William Dazeley (le Baron), mise en scène « tradition dépoussiérée » d’Emilio Sagi, avec un effet final (l’Anschluss, mars 1938) habilement angoissant. Il y a même un personnage intriguant dans cette aventure inspirée d’une histoire vraie : Max, l’imprésario qui crée un festival de musique et pactise avec les nazis. En 1938, Max Reinhardt, le créateur du festival de Salzbourg,  a dû, lui, fuir en Amérique.

François Lafon

Au Châtelet, Paris, jusqu’au 1er janvier 2012

samedi 3 décembre 2011 à 12h18

Mélodies et lieder de Liszt, à l’Amphithéâtre Bastille, par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris. Salle pleine, comme pour les spectacles scéniques : l’Atelier est devenu une institution à la mode. Neuf des douze stagiaires, dont quatre nouveaux, se livrent à l’exercice périlleux du récital. Un piano, une présence, une voix, et rien pour se rattraper, qui plus est dans le cadre glacial de cet amphi en sous-sol. Le niveau général est bon, et quelques personnalités explosent : le ténor Cyril Dubois, qui enchaîne les virtuosissimes Trois Sonnets de Pétrarque avec une aisance de grand pro, le baryton Michal Partyka, la soprano Andreea Soare, et bien sûr la mezzo Marianne Crebassa, Orphée de Gluck mémorable la saison dernière, et qui donne cette fois un Mignons Lied d’anthologie. On sort débarrassés de quelques préjugés : de Pétrarque à Goethe, de Musset à Hugo, Liszt a inventé un monde mélodique à la mesure de son éclectisme, et qui n’a pas grand-chose à envier à Schubert, Schumann ou Wolf. Pour en faire le tour, neuf voix prometteuses et quatre pianistes ne sont pas de trop. Quelle autre institution peut offrir cela à son public ?

François Lafon

Marianne Crebassa

jeudi 1 décembre 2011 à 09h23

Récital, à l’Auditorium du Louvre, du pianiste espagnol Luis Fernando Pérez, alors que paraît chez Mirare son enregistrement des Goyescas de Granados. Très jeune, très vieux ce personnage longiligne qui arrive à petit pas rapides et se lance, penché sur le clavier, dans une série de Lieder de Schubert et de Schumann transcrits par Liszt ? L’artiste est plein de surprises : fantasque sous ses airs sérieux, bouillant et analytique en même temps. Il se révèle vraiment avec la Mort d’Isolde… transcrite par Liszt (le récital fait partie de la série Au fil de Liszt), qu’il détricote et retricote avec une agilité incroyable. Puis vient une Rhapsodie espagnole (de Liszt bien sûr) qui ferait danser un public moins correct, prélude à de larges extraits d’Iberia d’Albeniz, en seconde partie. Pourquoi Albeniz ? Parce qu’il a failli rencontrer Liszt à Barcelone en 1880, ou plutôt, comme le montre Pérez, parce que, comme Liszt, il repoussé les limites du piano ? Jouée ainsi, en tout cas, cette musique complexe tourne au feu d’artifice. A propos, Luis Fernando Pérez est très vieux et très jeune : il a trente-quatre ans.

François Lafon

dimanche 27 novembre 2011 à 10h13

Emotion et émerveillement à Garnier, avec La Cenerentola de Rossini. Jean-Pierre Ponnelle l’avait mis en scène à Munich en 1967. Nicolas Joël, l’actuel directeur de l’Opéra National de Paris dont il fut l’élève, lui rend hommage en l’installant enfin à Garnier, avec les décors d‘origine dans un spectacle pétillant d’intelligence et admirablement réglé. Les décors, d’abord, faits de quelques toiles, comme dans le théâtre de tréteaux d’antan, dont la simplicité et le constant à propos font la magie, à l’opposé de tous les chercheurs de concepts nouveaux, dont les tics font l’académisme d’aujourd’hui. Les voix ensuite, dont Nicolas Joël se montre, si besoin, un fin connaisseur, et dont la recherche de l’équilibre dans les distributions fait mouche : Karine Deshayes (Angelina/Cendrillon) est une des meilleures sopranos rossiniennes d’aujourd’hui ; José Camarena, entendu l’année dernière à Bastille dans la Somnambule aux côté de Natalie Dessay, peut s’accaparer le qualificatif de grand ténor rossinien ; Carlos Chausson, en don Magnifico, est désopilant ; les deux sœurs Clorinda (Jeannette Fischer) et Tisbé (Anna Wall) sont loufoques sans verser dans le ridicule, et Alex Esposito est un Alidoro plus qu’honnête. Présent à Paris depuis plus de dix ans, mais peu remarqué, Riccardo Navarro (Dandini) a pourtant une présence sur scène qu’on aimerait partagée par plus de chanteurs. Tous jouent ensemble avec jubilation et ont une diction parfaite, choses trop rares pour être soulignées. Les chœurs et la direction musicale (Bruno Campanella) sont impeccables. Tout cela est très « classique », certes, mais tellement séduisant, et donne envie de voir et revoir les mises en scènes de Ponnelle. Celle de Madame Butterfly serait un beau cadeau que Nicolas Joël pourrait faire au public…


Albéric Lagier

Opéra de Paris du 26 novembre au 17 décembre Photo © Opéra de Paris

vendredi 18 novembre 2011 à 09h23

"Vadim and friends, concert anniversaire". On imagine déjà une version violon de Pavarotti and friends, avec formation à géométrie variable et bœuf final mêlant Beethoven et Stéphane Grappelli. Eh bien pas du tout ! Pour ses quarante ans, Vadim Repin et ses friends jouent deux sextuors à cordes : le 2ème de Brahms et « Souvenir de Florence » de Tchaikovski. Du sérieux, voire de l’austère. La salle Pleyel est presque pleine : Repin a son public, et parmi les friends - tous russes sauf le violoncelliste Henri Demarquette -, on trouve l’altiste vedette Yuri Bashmet. Une réunion de virtuoses, sans que personne ne tire la couverture. Au moindre solo de l’hôte, pourtant, la tension monte. Peut-être, en bis, jouera-t-il seul. Espoir perdu : le 2ème mouvement du Sextuor de Borodine, tous ensemble, et puis s’en va. Dans le programme, une photo de trois enfants sages, à Moscou en 1985 : Vadim Repin, Evgeni Kissin et Maxim Vengerov. Qui aurait parié sur le plus sage des trois ?

François Lafon

jeudi 17 novembre 2011 à 00h16

Vingt-sept donateurs privés (3000 € chacun) pour les vingt-sept pièces (lieder et intermèdes pour piano) constituant O Mensch !, la nouvelle création de Pascal Dusapin aux Bouffes du Nord. Un mécénat à l’ancienne, en somme. C’est pour le baryton autrichien Georg Nigl, créateur de ses opéras Faust et Passion, que Dusapin a imaginé cette promenade dans l’univers de Nietzsche. C’est surtout, comme il le reconnaît lui-même, pour faire « son » Nietzsche. Comme Nigl est aussi bon acteur que bon chanteur, il l’a mis en scène, agrémentant le spectacle de vidéos imaginatives du chercheur en nouvelles technologies Thierry Coduy, et laissant dans l’ombre le piano tenu par l’excellente Vanessa Wagner. Question rebattue : le lied, genre allusif, s’accommode-t-il d’un jeu théâtral sans risquer la paraphrase ? La musique du cycle, à la fois ascétique et truffée de références (Schubert, Mahler, Wagner et les autres, même Monteverdi), ne se suffisait-elle pas à elle-même ? Une façon, en tout cas, d’éviter que les généreux donateurs ne regrettent d’avoir investi dans la musique contemporaine, et pas la plus facile.

François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, les 18 et 19 novembre.
En photo : Georg Nigl

mardi 15 novembre 2011 à 07h52

Trente ans que La Force du destin n’avait pas été donné à l’Opéra de Paris. Et pourtant, en voyant la nouvelle mise en scène, signée Jean-Claude Auvray, on a l’impression de retrouver l’ancienne, qui à l’époque avait déjà paru désuète. L’œuvre est impossible, aussi, et pas du meilleur Verdi : livret méloissime, invraisemblances à la chaîne, psychologie de carton-pâte, musique fourre-tout, où les flonflons charrient des pépites. Au moins, il y a trente ans, y avait-il des voix (Placido Domingo, Martina Arroyo, Gabriel Bacquier) capables de rendre cette hystérie transcendée. Ce soir, personne ne démérite, mais aucun n’entraîne les autres, surtout pas le ténor, remplaçant la locomotive Marcelo Alvarez, qui lui, peut-être... Chœur impeccable, orchestre irréprochable, dirigé par un Philippe Jordan plus italien qu’on ne l’aurait espéré. Après Faust, la maison-Opéra continue son entreprise de rétropédalage esthétique. Force du destin ou nostalgie assumée ?

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, les 17, 20, 23, 26, 29 novembre, 2, 5, 8, 11, 15, 17 décembre. Diffusion en direct dans des salles de cinéma le 8 décembre et sur France Musique le 10.

Photo © Ch. Leiber

mercredi 9 novembre 2011 à 08h58

A l’Oratoire du Louvre, dans l’excellente série des concerts Philippe Maillard, Philippe Herreweghe dirige le Collegium Vocale de Gand, qu’il a créé il y a quarante ans. Au programme, deux motets de Roland de Lassus et l’Office des défunts de Tomas Luis de Victoria. Musiques austères et magnifiques : l’apogée de la polyphonie Renaissance pour exalter la délivrance par la mort. Dans ce temple calviniste, ancienne église où ont été chantées les messes d’enterrement de Richelieu et d’Anne d’Autriche, les treize solistes sont comme désincarnés, invisibles presque, présents seulement par leurs voix, incroyablement précises et expressives, qui habitent l’espace plus qu’elles ne le remplissent. A voir Herreweghe retrouver son premier métier de chef de chœur, avec sa gestique bien à lui, on se revoit à Saint-Etienne-du-Mont, le 15 mars 1980. Une mini-baguette à la main (un crayon ?), le jeune Belge réinventait la Passion selon Saint Matthieu, comme William Christie et Jean-Marie Villégier réinventeront l’Atys de Lully, sept ans plus tard. Moments d’histoire. Ce soir, public jeune, pour qui la révolution baroque n’a pas été un combat. Herreweghe, lui, continue la lutte.

François Lafon

Photo © Olivier Debien

mercredi 9 novembre 2011 à 10h53

La Belle Meunière, premier volet de la trilogie Schubert par Matthias Goerne et Christoph Eschenbach à Pleyel (Voyage d’hiver en février, Le Chant du cygne en mai). Pas facile de créer l’intimité  dans ce grand hall blanc. Goerne, qui a longtemps chanté les yeux baissés et les mains à hauteur de plastron, embrasse la salle du regard et transforme le creux du piano en scène imaginaire. Il occupe l’espace, comme savait le faire Dietrich Fischer-Dieskau. Même attitude vocale : rage, éclats, déploration, et ces merveilleux moments suspendus dont il a le secret. Le piano d’Eschenbach tonne et murmure, arrête le temps avec un art égal. La Belle Meunière dure un quart d’heure de plus que d’habitude : on irait, avec eux, jusqu’au bout de la nuit.

François Lafon

Photo © Marco Borggreve

Soirée d’exception hier à la Salle Gaveau, avec un programme fait de grands classiques, dont deux sommets du piano romantique : les Variations Diabelli de Beethoven et la Fantaisie D 760 dite Wanderer de Schubert. Deux œuvres de commande : la contrainte a joué un rôle fertile…Les premières, on le sait, furent commandées par Diabelli à partir d’une pauvre valse de sa composition, pour une publication au bénéfice des victimes des guerres napoléoniennes. Diabelli désespérait de recevoir une variation de Beethoven quand, bien après les autres compositeurs sollicités – ils étaient 50 - il en livra 33 en 1823. 33 pièces bijou de force descriptive, autant de personnages, peut-être ceux morts sur le champ de bataille, et celles et ceux parmi leurs proches. La Fantaisie de Schubert quant à elle fut commandée en 1822 par un riche aristocrate viennois, et ce fut la seule partition de Schubert à être publiée de son vivant par... Diabelli. Les parallèles entre les deux œuvres sont nombreux – la Fantaisie joue sur des variations complexes, dans et à partir de son deuxième mouvement lent. Mais pour le reste, tout les sépare, la construction, l’univers sonore, sauf encore… la virtuosité. C’est au diable de jouer cette pacotille, disait de son œuvre Schubert, lui-même incapable de la jouer. C’est en privilégiant la virtuosité que Laurent Cabasso, s’en tire, au risque de ne pas toujours s’intéresser aux élans poétiques, méditatifs ou jubilatoires de ces œuvres. Mais quel programme !... avec en entrée la très romantique Sonate K 310 de Mozart, et en encore demandés vivement par le public la Variation sur la valse de Diabelli par Schubert.. . et – de mémoire- le 3ème prélude du 2ème Livre du Clavier bien tempéré de Bach. Un moment généreux, donc, au profit des actions de l’Association Coline en Ré, au profit d’enfants hospitalisés à Kaboul et à Phnom-Penh.


Albéric Lagier

samedi 5 novembre 2011 à 01h10

20h30 : face à face, un piano classique et un piano préparé. Volant de l’un à l’autre sur un tabouret tournant, David Greilsammer joue alternativement Scarlatti et Cage, « de véritables visionnaires, en avance sur leur temps, pour lesquels la sonate n’était pas une forme rigide et pesante, mais plutôt un espace de création et d’expérimentation ». Nous sommes à la Gaîté lyrique, temple des « révolutions numériques », où Greilsammer et l’Orchestre de Chambre de Genève commencent leur premier week-end baroque et contemporain (il y en aura trois jusqu’à fin 2012). 22h15 : Greilsammer, sur son piano préparé, lance le concert Phil Glass. Au programme : le Quatuor « Mishima » (tiré de la bande sonore du film de Paul Schrader), enserré dans une création sonore et visuelle de Radiomentale (les DJ Jean-Yves Leloup et Eric Pajot). L’ensemble fleure bon ses années 80, mais le public est plus jeune et plus nombreux que celui du concert précédent, et tout aussi attentif. Le week-end, où l’on entend jusqu’à dimanche Vivaldi et Crumb, Denis Schuler et Rameau, Leclair et Berio, se veut emblématique de « ce qu’il faut faire pour renouer le lien entre passé et présent ». Greilsammer, Frégoli musical, capable de libertés borderline avec les partitions mais doué comme personne pour leur donner un coup de jeune, est l’homme de la situation. Des friandises pour jeunes bobos dans un espace clinique (blanc, noir, tubulures, seul le vieux foyer Napoléon III a subsisté) conçu tout exprès ? Plutôt un pli à prendre, peut-être irréversible.

François Lafon 

8 concerts et un atelier animé par David Greilsammer, jusqu’à dimanche 6 novembre. www.gaité-lyrique.net

mercredi 2 novembre 2011 à 15h45

Le Huron, sur un livret de Marmontel d’après L’Ingénu de Voltaire, est le premier opéra-comique parisien de Grétry, créé en 1768. Venu du Canada et débarqué sur les côtes bretonnes, ce Huron se révèle être le neveu de notabilités du lieu. Né libre, il se trouve confronté à ce qui est en place, à ce qu’on attend de lui. Les violentes attaques de l’original de Voltaire contre la société et l’Eglise ont été gommées, mais subsistent des traces du mythe de bon sauvage. La conduite héroïque du « Huron » devenu Français contre les Anglais lui vaudra finalement la main de la belle Mlle de Saint-Yves, auparavant promise à un autre. Ressusciter cette œuvre mêlant le chanté au parlé n’est pas facile, des choses très sérieuses étant évoquées avec légèreté. Pour ces représentations, l’action a été transposée en 1968, exactement deux siècles plus tard, heureusement sans forcer le trait, sans tomber dans la satire. L’orchestre (sur scène) a été réduit à sept instrumentistes, remarquables de discipline et de précision. « Le compositeur s’est élevé sans conteste au premier rang », écrivit Melchior Grimm, célèbre critique musical de l'époque, à propos du Huron et du genre opéra-comique en général. A l’issue du spectacle de La Compagnie de Quat’Sous et du Concert Latin, mené avec vaillance par sept chanteurs-acteurs, on était tenté de partager ce point de vue, malgré une connaissance regrettablement limitée de ce type de répertoire.

Marc Vignal


Mise en scène : Henri Dalem Direction Musicale : Julien Dubruque
1er, 2 et 3 novembre : Théâtre Adyar, Paris  ; 6 novembre : Théâtre J. Brel, Champs-sur-Marne

vendredi 28 octobre 2011 à 00h20

Ce 27 octobre à la Cité de la musique, à l’heure où Nicolas Sarkozy regarde la France dans l’œil de la caméra, Fanny Ardant joue Cassandre, celle dont le destin est de ne pas être crue. Il s’agit, dans le cadre du cycle Paul Klee, Polyphonies, du monodrame de Michael Jarrell, créé par Marthe Keller au Châtelet en 1994. Cette fois, c’est en version de concert qu’est donnée cette pièce de musique avec voix parlée, et pourtant le théâtre est bien présent. Jeu de regards : ceux, fascinés, des musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, qui vont de leur chef Susanna Mälkki à la comédienne tout de noir vêtue ; celui de Fanny Ardant sur les mains de Susanna Mälkki, qui lui impriment le rythme et le souffle. Inclus dans la musique par la magie du « son Ircam », le texte de Christa Wolf, entre Iliade et Allemagne ex-de l’est, devient une arme. Images : Fanny Ardant, le visage tendu vers la chef, comme en état de voyance, ou se débarrassant de ses chaussures pour mieux s’arrimer à la terre. On la savait tragédienne, depuis Tête d’or de Claudel, il y a longtemps. Soutenue par la musique de Jarrell, elle retrouve sa nature de bête de théâtre.

François Lafon

Photo © Jean Radel

dimanche 23 octobre 2011 à 01h01

Au théâtre de l’Athénée : L’Egisto de Marco Mazzocchi et Virgilio Marazzoli. Rien à voir avec Egisthe, le deuxième mari de Clytemnestre : c’est d’un personnage de Boccace qu’il s’agit. Rien à voir non plus avec l’ouvrage de Francesco Cavalli, connu pour être le premier opéra italien représenté à Paris, et que l’on a confondu avec celui-ci. Le spectacle est importé de la Fondation Royaumont, laboratoire d’études musicales des plus sérieux et des plus inventifs. Le chef (et ex-baryton) Jérôme Correas s’est passionné pour ce proto-opéra mêlant drame et comédie, pastorale et commedia dell’arte. L’œuvre, créée à Rome pour un public averti, décorée par le Bernin, regorgeait d’allusions, de références, de clins d’œil esthétiques, politiques, linguistiques, religieux. En France, où Mazarin l’avait fait venir, on n’y comprit pas grand-chose. C’est un peu ce qui arrive trois siècles et demi plus tard, avec cette résurrection pourtant exemplaire : bons chanteurs aguerris aux dialectes de l’italien ancien, finement mis en scène par Jean-Denis Monory (le Covielle du Bourgeois Gentilhomme restitué par Vincent Dumestre et Benjamin Lazar), danseurs astucieusement intégrés à l’action, instrumentistes hors-pair (Les Paladins), direction enflammée de Correas. On imagine que le travail a été passionnant. On regrette davantage de n’en saisir que l’ombre portée.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, du 19 au 23octobre. Photo © Didier Saulnier

vendredi 21 octobre 2011 à 09h46

Soirée Rachmaninoff (avec deux « f », ainsi qu’il l’orthographiait lui-même) par l’Orchestre de Paris à Pleyel : une œuvre de jeunesse, Le Rocher, poème symphonique rimski-tchaikovskien, un tube, le 2ème Concerto pour piano, un dernier feu d’artifice, les Danses symphoniques (1940). Ici plus qu’ailleurs, Paavo Järvi modèle l’orchestre, qui retrouve sa spécificité : sonorités raffinées, solistes superlatifs. Le Cubain Jorge Luis Prats, qui joue le Concerto, est de ces stars du clavier découvertes sur le tard, tels Claudio Arrau, Jorge Bolet ou Nelson Freire. Il ne fait qu’une bouchée des acrobaties requises : grand son, technique de fer, fine musicalité, avec un côté jazzy savamment dosé. En bis, ce gros monsieur à l’œil qui frise donne un mini-récital : quatre pièces qu’il promène sur tous les podiums, à commencer par la Petite boite à musique cassée de Villa-Lobos. Succès assuré. Le piano-spectacle est aussi une forme d’art.

François Lafon

mercredi 19 octobre 2011 à 10h13

Il reste des places pour Lulu à l’Opéra Bastille. Rien d’étonnant, à revoir le spectacle de Willy Decker donné pour la dernière fois en 2003. Sur l’affiche : la Femme de tous les dangers lovée sur le Canapé Bouche de Salvador Dali et cernée de voyeurs en chapeaux mous. Un cirque coloré, une BD (très) animée, l’antithèse du piège de marbre noir imaginé par Patrice Chéreau et Richard Peduzzi en 1979, lors de la création très médiatisée de la version complétée par le compositeur Friedrich Cerha. Une mise en scène illustrative, voire explicative, mais qui n’empêche pas que cette histoire soit complexe, et la musique d’Alban Berg à tout jamais dérangeante. Interprétation impeccable : Laura Aikin (Lulu) et Jennifer Larmore (la Comtesse), Wolfgang Schöne (Schön) et Franz Grundheber (Schigolch), sous la baguette très sûre de Michael Schonwandt. Remarque saisie à l’entracte : « Ils jouent cela comme du Mozart, mais cela reste un brûlot ». Un classique, en somme.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, les 21, 24, 28 octobre, 2, 5 novembre.

mardi 18 octobre 2011 à 10h54

Comment un concert qui peine à décoller finit-il par s’envoler ? La salle Pleyel accueille ce lundi le Russian National Orchestra dirigé par son fondateur et directeur Mikhail Pletnev. La soirée commence avec la version Sibelius de Pelléas et Mélisande. Dans cette pièce inspirée, l’orchestre donne le change mais cherche en vain à faire advenir la magie. On guette le 3ème concerto de Rachmaninov avec Nikolaï Lugansky. Dans le 1er mouvement, l’orchestre et le soliste règlent les équilibres pour ne pas couvrir le piano. On s’inquiète ; on commence même à s’ennuyer. Et tout à coup, le miracle se produit, on est pris par ce qui se passe sans comprendre pourquoi cette interprétation si peu romantique, martelant les phrasés, parvient à nous saisir. La dernière note à peine jouée, standing ovation méritée pour le pianiste. Reconnaissance de la prouesse, mais aussi gratitude pour l’instant magique. La deuxième partie du concert, avec une version arrangée par Pletnev lui-même du Lac des cygnes de Tchaïkovski, bénéficie d’abord de cet instant magique, mais rapidement la flamme s’éteint, la lumière disparaît. On a la même sensation qu’avant le décollage, et l’on s’aperçoit qu’on a déjà atterri.

Katchi Sinna

Salle Pleyel 17 octobre Photo©DR

samedi 15 octobre 2011 à 00h50

Escale au théâtre de l’Athénée, du Tour d’écrou de Benjamin Britten, présenté par La Clé des chants (Région Nord-Pas-de-Calais). Un opéra de chambre (six chanteurs, quatorze instrumentistes) tiré d’une nouvelle de Henry James. Difficulté suprême : comment montrer des fantômes ? Dans sa nouvelle, James ne fait que suggérer la présence d’un couple de revenants pourrissant l’âme de deux enfants. Britten leur fait chanter une étrange musique vénéneuse et éthérée. Le metteur en scène Olivier Bénézech les mêle aux vivants, qui sentent ou non leur présence, et parfois les voient. C’est tout simple et cela fonctionne, même si nous sommes loin de l’ambiguïté suggérée, avec davantage d’idées et de moyens, par Deborah Warner (Covent Garden - 1997) ou Luc Bondy (Festival d’Aix-en-Provence - 2001). Sur le plateau exigu de l’Athénée, les corps sont désespérément réels. En revanche la musique, bien chantée, bien jouée par les jeunes instrumentistes de l’Orchestre-Atelier OstinatO, gagne à être entendue de près. Seize scènes, seize interludes, un thème principal comprenant les douze notes de la gamme, et Britten serrant l’écrou jusqu’à l’étranglement final, nous explique le programme. Chapeau bas ! Mais comment le compositeur nous fait basculer dans un monde où l’on n’est plus sûr de rien, cela n’est pas près de s’expliquer.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, 15 et 16 octobre- Le Phoenix, Valenciennes, 20 octobre - Opéra de Lille, 12, 13 et 15 décembre - Château d’Hardelot, 8 et 9 juin 2012
 

Photo : © Frédéric Iovino

mardi 11 octobre 2011 à 10h15

Aux Bouffes du Nord, concert du Quatuor Zemilnsky. Dans le hall, Pierre-Emile Barbier vend lui-même les enregistrements de son label Praga Digitals. « Ce soir, ils jouent Haydn, Mozart et Beethoven. La salle est pleine et les disques partent. Le seul que je n’arrive pas à vendre, c’est leur album … Zemlinsky ». Affluence en effet pour ces lauréats du Concours de Bordeaux, élèves de Walter Levin (fondateur du Quauor LaSalle) et Josef Kluson (violoncelliste du Quatuor Prazak). Pour le public, tout cela compte : depuis une vingtaine d’années, et grâce à des mordus comme Barbier et Georges Zeisel (créateur de l’association ProQuartet et d’ailleurs présent ce soir), le quatuor à cordes, genre réputé élitiste – donc rébarbatif – est à la mode. Ecoute religieuse de « L’Empereur » de Haydn, sourires entendus quand commence le deuxième mouvement, qui deviendra l’hymne national allemand. Les Zemlinsky perpétuent la tradition bohémienne d’interprétation : riches sonorités, propension à souligner les aspects populaires de cette musique aristocratique. Frantisek Soucek, le premier violon, est fâché avec la justesse, mais il est la pile électrique de l’ensemble. Cela fonctionne dans Beethoven (Quatuor n°18), et surtout dans « Les Dissonances » de Mozart, où l’équilibre classique est à la fois contredit et magnifié. En bis : le finale du Quatuor « Américain » de Dvorak et la Barcarolle de Josef Suk, joués « comme là-bas ». Même pour les accros, la couleur locale est payante.

François Lafon

Photo © Thomas Bican

vendredi 7 octobre 2011 à 10h13

Wagner à l’Opéra Bastille, avec la reprise de Tannhäuser dans la mise en scène de Robert Carsen. A la première, en 2007, grève des techniciens. Au milieu du plateau vide, une harpe ; chanteurs en costume de tous les jours, atmosphère de répétition. Seiji Ozawa est au pupitre, Matthias Goerne est un grand Wolfram : on ne sort pas frustrés. Aujourd’hui, toujours des grèves. Tannhäuser est menacé, mais la première a lieu. Pas de décors, mais grand ballet de cimaises et de châssis : Tannhäuser est peintre (?), il est rejeté pour avoir puisé l’inspiration dans le cloaque de Vénus, son amoureuse Elisabeth est la seule à comprendre que l’Artiste a besoin du ciel et de l’enfer pour nourrir son imagination. Un subterfuge comme un autre pour gratter le vernis sulpicien de cet auto-plaidoyer du jeune Wagner en guerre contre les Pharisiens. Plateau de premier ordre, correctement dirigé par Mark Elder, avec cette fois le carré d’as Nina Stemme-Sophie Koch-Christopher Ventris-Stéphane Degout, et des chœurs revitaminés. On ne sort pas plus frustrés que la première fois, mais pas moins non plus. A un tel niveau vocal, la dramaturgie perd de son importance.

François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, les 9, 12, 17, 20, 23, 26, 29 octobre Photo©Opéra de Paris

mercredi 5 octobre 2011 à 10h07

Enesco a entrepris neuf symphonies, dont quatre « d’école » et les deux dernières inachevées : trois « officielles », donc. Gergiev dirigea « à la russe » la Symphonie n°3 opus 21 (1918), vaste fresque aux références « dantesques » pour piano, célesta, harmonium, chœur et orchestre. Uniquement instrumentale, la granitique Symphonie n°2 opus 17 (1914) se meut parfois dans l’ombre de Richard Strauss, notamment au début, mais sa rudesse est propre à Enesco. Kocsis, qui ne l’avait jamais abordée, la conduisit par cœur, suscitant un enthousiasme amplement mérité. Grand succès aussi pour Foster avec l’ambitieuse Suite pour orchestre n°3 « Villageoise » opus 27 (1938). Programmée par Rojdestvensky, la cantate Vox Maris opus 31 (1953) s’inscrit moins dans les mémoires que les trois autres partitions ci-dessus, qui comptent parmi les plus fortes du compositeur. Supprimé par le régime communiste en 1971, rétabli après la chute de Ceaucescu, le Festival Enescu a attiré cette année environ 16 000 touristes étrangers. Le Concours International qui lui est intégré n’a décerné de premier prix ni en piano ni en violon. Pour la première fois, il comprenait une section violoncelle : le lauréat, Tian Bonian, un Chinois, a interprété de façon mémorable le concerto de Dvorak.

Marc Vignal

Les artistes invités au Festival George Enescu sont censés jouer Enesco : pour la 20ème édition, ce ne fut pas toujours le cas. Dirigeant les 13 et 14 septembre la Staatskapelle de Berlin, Daniel Barenboim interpréta deux concertos de Mozart (les 24e et 22e) de façon assez précieuse, mais donna le meilleur de lui-même dans la Septième Symphonie de Bruckner et la Dante Symphonie de Liszt. Ses collègues, eux aussi, firent entendre un vaste panorama de compositeurs. Guennady Rojdestvensky choisit naturellement Prokofiev : deux œuvres, dont une mémorable intégrale d’Ivan le Terrible. Valery Gergiev et « son » orchestre du Mariinsky, terminèrent leurs deux concerts « en puissance », avec respectivement Une Vie de Héros de Richard Strauss et les Tableaux d’une Exposition. L’Orchestre Symphonique Gulbenkian et Lawrence Foster, grand spécialiste d’Enesco, s’imposèrent avec la symphonie The Age of Anxiety de Leonard Bernstein (en soliste la remarquable pianiste roumaine Dana Ciocarlie). A la tête de la Philharmonie Hongroise, Zoltan Kocsis se révéla une fois de plus chef d’orchestre d’exception, mais Boris Berezovsky joua le 2e concerto de Bartok sans subtilité. Et Enesco dans tout cela ?

Marc Vignal

(suite et fin demain)

vendredi 30 septembre 2011 à 15h52

Violoniste (un des plus fameux de son temps), pianiste, chef d’orchestre et pédagogue, George Enesco fut essentiellement compositeur, le plus éminent qu’ait produit la Roumanie. C’est ainsi que, depuis 1958, un Festival International, qui a lieu tous les deux ans, porte son nom. Considéré par Pablo Casals comme « le plus grand phénomène musical depuis Mozart », Enesco avait déjà donné à vingt ans plusieurs œuvres importantes, dont le Poème roumain opus 1 (1897) et l’Octuor à cordes opus 7 (1900). Seules ses deux Rhapsodies roumaines opus 11 (1901), et sans doute aussi sa splendide Sonate pour violon et piano n°3 « dans le caractère populaire roumain » opus 25 (écrite en 1926 alors qu’il a vingt-cinq ans), bénéficient d’une notoriété certaine. C’est regrettable. Son style musical est certes inhabituel, surtout du point de vue rythmique et polyphonique, mais se définit également par sa puissance et son pouvoir de suggestion. Son penchant pour l’autocritique limita sa production officielle, mais il composa sans relâche : sa testamentaire et complexe Symphonie de chambre opus 33 date de 1954, un an avant sa mort. De ce Français d’adoption, la partition majeure, l’opéra Œdipe, fut créée à Paris au Palais Garnier en 1936. Le vingtième Festival International George Enescu (Enesco est la francisation de son patronyme) s’est tenu du 1er au 25 septembre 2011 à Bucarest et dans sept autres villes roumaines : plus de 160 événements dont 90 concerts et spectacles, 100 solistes et 65 ensembles musicaux dont 31 orchestres et 3 corps de ballet. Y assister permet de saisir l’ampleur et la variété de la vie musicale dans ce pays.

Marc Vignal

(suite demain)

jeudi 29 septembre 2011 à 01h34

Première de Faust à l’Opéra Bastille, dans la nouvelle mise en scène de Jean-Louis Martinoty. Au quatrième acte, ce sont les bourgeois qui chantent « Gloire immortelle de nos aïeux », pendant que les soldats, éclopés, défilent en silence. La référence est raffinée : en 1975, dans la mise en scène de Jorge Lavelli (donnée jusqu’en 2003), les éclopés chantaient eux-mêmes, sous les huées du public. Aujourd’hui, l’acte de défaitisme ne choque plus personne, et Martinoty explique qu’il est fier d’avoir corsé la situation. Tout est à l’avenant dans le spectacle : le sexe, la science et la religion sont surexposés, les situations grassement soulignées. Il doit s’agir de retrouver le parfum de scandale. Peine perdue : Faust est plus que jamais l’emblème du vieil opéra, même si Méphisto est habillé en Monsieur Loyal, même si Marguerite est court vêtue. De belles idées pourtant : l’Air des bijoux transformé en flirt avec le Diable, ou le vieux Faust contemplant son jeune avatar. Le spectacle est à la gloire de Roberto Alagna, rock star à la diction fluide et à l’aigu brillant. Les autres sont perdus dans la foule. C’est juste si l’on remarque Paul Gay, Méphisto à la française rappelant Roger Soyer, le premier interprète de la production Lavelli. Le chef Alain Altinoglu (né en 1975) maintient les troupes et épouse les tempos du ténor. Ce dernier ne s’est pas entendu avec Alain Lombard, dont ce devait être la rentrée à l’Opéra, et qui a quitté le navire. Dommage : il y aurait eu quelque chose de faustien dans l’affrontement de ces deux egos.

François Lafon

Gounod : Faust. Opéra National de Paris Bastille, les 1, 4, 7, 10, 13, 16 (matinée), 19, 22, 25 octobre. En direct sur France 3 le 10 octobre. 

dimanche 25 septembre 2011 à 00h56

Ouverture de la saison au Châtelet avec Cruzar la Cara de la Luna (Gagner l’autre côté de la Lune), un opéra mariachi signé José « Pepe » Martinez. Trompettes y sombreros en version lyrique ? D’une certaine manière. Il s’agit en fait d’un musical créé au Houston Grand Opera dans le cadre de l’opération Songs of Houston, une série de commandes mettant en scène les diverses communautés peuplant la capitale du Texas. Là bas, cette romance convoquant trois générations, depuis le grand-père parti du Mexique pour chercher fortune dans le nord jusqu’à la petite fille qui ne sait plus que quelques mots d’espagnol, est ancrée dans le quotidien. Ici, on est charmé par la musique (excellent Mariachi Vargas de Tecalitlán : six violons, trois trompettes, harpe, guitare, guitarrón et vihuela) et séduit par le professionnalisme de la troupe, où chanteurs classiques et voix traditionnelles se marient sans fausse note. A la troisième des six représentations, samedi soir, la salle est enthousiaste, mais loin d’être pleine : les rythmes hispaniques attirent moins que les feux de Broadway. C’était déjà arrivé il y a deux ans avec Magdalena de Villa-Lobos. C’est dommage : en matière d’entertainment, ce côté de la Lune vaut bien l’autre.

François Lafon
 

Au Châtelet, Paris, les 25 (matinée et soirée), 26 et 27 septembre.

samedi 24 septembre 2011 à 11h04

Rentrée de Myung-Whun Chung à la tête du Philharmonique de Radio France à Pleyel. Au programme, deux œuvres nées sur le même sol (Salzbourg - Linz), mais séparées par un siècle et tout un monde : le Concerto pour hautbois de Mozart et la 6ème Symphonie de Bruckner. Dans ce Mozart galant, contemporain du Concerto pour piano « Jeunehomme », Chung prépare Bruckner : articulations abruptes, cordes capiteuses. Le Philharmonique, très en forme, le suivra dans sa volonté de hisser à la hussarde la mal aimée des Symphonies de Bruckner à la hauteur de ses voisines. Contraste entre les œuvres, contraste entre les interprètes : François Leleux joue Mozart. En bis : transcription du 2ème air de la Reine de la Nuit. Nasillard, le son du hautbois ? Ce soir, c’est la plus belle, la plus virtuose des voix que l’on entend. C’est Chung qui avait engagé Leleux dans l’Orchestre de l’Opéra de Paris à sa sortie de Conservatoire. La star revient au bercail.

François Lafon

samedi 17 septembre 2011 à 14h48

Avant de partir pour Londres en 1762, Johann Christian Bach, le dernier fils de Johann Sebastian, s’était engagé à composer deux opéras pour le King’s Theatre. Le second, Zanaïda, y fut créé le 7 mai 1763. Huit airs furent immédiatement publiés, en réduction pour clavier et sous le titre de Favourite Songs (Chansons favorites), le reste disparut. Miracle : en 2010, le manuscrit autographe a refait surface dans une collection privée aux Etats-Unis, sans toutefois que puisse être précisé quel avait été son itinéraire durant deux siècles et demi. Résultat : en 2011, Zanaïda a été ressuscité en Allemagne, et maintenant à Paris en version de concert. Le livret, d’après Siface de Pietro Metastase, traite de rivalités amoureuses et politiques consécutives à une guerre entre la Perse et la Turquie. Or sur une intrigue d’un type déjà passablement usé, le jeune Johann Christian - compositeur n’ayant rien de « baroque » - écrivit une musique belle et originale relevant pleinement du « classicisme » en ses débuts, ouvrant grand les portes d’une époque illustrée notamment par Mozart (sept ans en 1763) : trois actes, vingt-trois scènes, neuf personnages, airs évitant soigneusement le traditionnel da capo, orchestre aux sonorités inventives, avec clarinettes. A retenir : les 11 et 12 février 2012, Zanaïda sera donné en version scénique au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Marc Vignal

Zanaïda. Opera Fuoco. Direction musicale : David Stern Paris. Cité de la Musique. 15 septembre

mercredi 14 septembre 2011 à 10h27

Dynastie Borgia à la Cité de la musique, dans le cadre du cycle Passions – Le désordre amoureux. Diable ! A l’heure où Canal + annonce une nouvelle série à grand spectacle sur le sujet (« Borgia : n’ayez pas foi en eux »), le - comment dire ? - concert, spectacle, happening ? - imaginé par Jordi Savall promet de sulfureuses émotions. Il s’agit en fait d’un condensé du livre-disque (3 CD) paru l’année dernière (Alia Vox – Soleil de Musikzen.fr). Programme en main, on suit en six siècles, sept chapitres et trente-trois stations musicales l’ascension de la famille Borja de Valence devenue la dynastie Borgia en Italie. Une dynastie moins infréquentable qu’il n’y paraît : on croise deux papes (Calixte III et Alexandre VI), un saint (François), et une femme d’action en avance sur son temps (eh oui, Lucrèce). Chant arabe, chants d’église, fanfares guerrières, requiem, divertissements, actions de grâce se succèdent. Sur scène, dirigé de l’archet par Savall, l’ensemble Hesperion XXI est plus que jamais à géométrie variable. Impression générale : le melting pot culturel ne date pas d’hier, il a semé mort et merveilles. Hier soir, nous avons eu les merveilles.

François Lafon

mardi 13 septembre 2011 à 10h22

Hier, quarante-neuvième représentation de La Clémence de Titus à l’Opéra de Paris. L’ouvrage, aujourd’hui considéré comme un des « big seven » de Mozart, n’est entré au répertoire qu’en 1987. Le spectacle, signé Willy Decker, date de 1997. En 2005, il a été temporairement remplacé par une reprise de la production célèbre mais plus ancienne encore (Bruxelles - 1981) de Karl Ernst Hermann. Esthétiquement et dramatiquement, les deux se ressemblent, sauf que celle-ci est moins pertinente, moins mémorable : trop de jeux de scène parasites pour animer l’alternance air-récitatif. La distribution est de premier ordre : Klaus Florian Vogt (le Lohengrin de Bayreuth, vu sur Arte cet été), Stéphanie d’Oustrac, Hibla Gerzmava (une soprano grand format venue d’Abkhazie), sous la direction du spécialiste Adam Fischer. Le public applaudit sans excès, comme refroidi par le bloc de marbre au centre de la scène, qui devient un buste géant de l’empereur, et qui rappelle que La Clémence de Titus est un retour au vieil opera seria, alors que la musique, contemporaine de La Flûte enchantée, est du plus bouleversant Mozart.

François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, les 15, 20, 23, 26, 30 septembre, 5 et 8 octobre.

vendredi 9 septembre 2011 à 10h15

Une reprise pour l’ouverture de la saison de l’Opéra de Paris. Une reprise, vraiment ? En 1994, le metteur en scène André Engel monte Salomé de Strauss. Honnête succès, deuxième série de représentations en 1996, puis plus rien. En 2003, nouvelle production, avec Karita Mattila, dans une mise en scène de Lev Dodine. Déception : on cherche l’illustre animateur du Théâtre Maly de St Pétersbourg dans ce vilain péplum à dominante jaune (la lune ?). Surprise : c’est la version Engel qui revient aujourd’hui. On y gagne. Sans être du grand Engel (Lady Macbeth de Mzensk, Cardillac, Louise), cette Salomé enfermée dans un somptueux palais-souk signé Nicky Rieti est plus originale qu’il n’y paraît : brouillage des époques (plus subtil que l’actualisation à tout faire qui sévit un peu partout), révision des stéréotypes (le prophète débarrassé de son look christique), effets pertinents (l’éclipse de lune). Formidable direction d’acteurs aussi : valse mortelle d’Angela Denoke (une Salomé de rêve : ah, ces notes « flottées »!) avec Stig Andersen, Hérode politique autant que concupiscent. A venir : La Clémence de Titus, monté par Willy Decker en 1997, remplacé un temps par la version célèbre de Karl- Ernst Hermann (1981). A l’opéra, l’histoire se répète. Tant qu’elle ne bégaie pas...

François Lafon

Salomé, Opéra National de Paris Bastille, 11, 14, 17, 20, 23, 26, 30 septembre.

dimanche 28 août 2011 à 00h14

Les Solistes aux Serres d’Auteuil, douzième édition. Une vingtaine de concerts dont cinq « cartes blanches » à un soliste avec un partenaire de son choix. Concept simple, public fidèle. L’institution est pourtant menacée : une douzaine de serres va disparaître, pour laisser la place à une extension de Roland-Garros. L’année prochaine, ou la suivante si les pétitions des riverains sont prises en considération, les essences rares vont être replantées dans les serres historiques, dont celle où ont lieu les concerts. Hier, récital du pianiste Geoffroy Couteau, un élève de Bruno Rigutto et Nicholas Angelich, un jeune dont on parle. Le programme est aussi original que périlleux : du Charles-Valentin Alkan, dit le Berlioz du piano, du Hélène de Montgeroult, la compositrice de l’Empire (le 1er), une Etude d’exécution transcendante (Wilde Gast) de Liszt, quatre Etudes de Chopin (dont la « Révolutionnaire »), plus une pièce de Rodolphe Bruneau-Boulmier (né en 1982) intitulée Ses ailes déployées, inspirée de la figure de l’ange décrite par le philosophe-critique Walter Benjamin. Les morceaux de bravoure s’enchaînent, les doigts suivent, la tête aussi, les moyens sont imposants. On rêve d’un peu de douceur, qui arrive en bis, avec le premier des trois Intermezzos opus 117 de Brahms. Moment de grâce. Qui peut le plus…

François Lafon

Les Solistes aux Serres d’Auteuil, vendredi, samedi et dimanche, jusqu’au 11 septembre.
www.ars-mobilis.com

samedi 13 août 2011 à 23h43

Récital Kathia Buniatishvili à l’Orangerie de Sceaux. Un événement presque incongru : le festival de l’Orangerie – quarante-deux ans d’existence, mille quatre cent cinquante concerts – est une institution estivale. Jacqueline Loewenguth, belle sœur du créateur, le violoniste Alfred Loewenguth, y accueille des artistes choisis pour un public d’habitués. Avec cette star de vingt-quatre ans, que s’arrachent orchestres et festivals, c’est le show biz classique qui investit le lieu. Sanglée dans un fourreau en lamé noir (il est 17h30 et l’on peut voir, par les baies, les promeneurs en short), l’artiste attaque la Fantaisie de Schumann dans un esprit de conquête : doigts infaillibles, sonorité variée, mais sur-lignage expressif permanent. Décuplés par l‘acoustique réverbérée de l’endroit, les forte claquent, les piani murmurent, les foucades se font orageuses. Kathia Buniatishvili bouscule la barre de mesure alla Argerich et sollicite le texte. D’émotion, point, ou trop fabriquée pour être communicative. Efficace dans les folies digitales de la Méphisto-Valse de Liszt, le système s’essouffle dans Chopin et tourne au remix dans les 3 Mouvements de Petrouchka de Stravinsky. Public partagé : on adore ou l’on déplore. De quoi alimenter le buzz, puisque c’est de cela, apparemment, qu’il s’agit.

François Lafon

mercredi 27 juillet 2011 à 09h43

Création mondiale, hier à Saint-Eustache, d’Art de la fugue odyssée de Pierre Henry. Autour du public : une forêt d’enceintes. Au milieu, le maître lui-même à la console. Seul éclairage : un mur de cierges. Quand il ne transforme pas sa propre maison en henryophone géant pour un public choisi (il l’a encore fait ce printemps), le démiurge de l’électroacoustique aime réunir ses fidèles et faire trembler les voûtes gothiques. « Ce rêve de fugues entrecroisées s’accordant les unes aux autres comme dans un même voyage. Un voyage odyssée-occident-orient où l’âpreté tribale s’oppose à des variations de rites inconnus ». Comprenne qui pourra. Son Bach revisité fuse et tournoie, écrase et élève, mêle orgue, orchestre, voix d’ailleurs et sons non-identifiés. Tout cela se tient, et a même une certaine gueule. En deuxième partie : la Messe de Liverpool, composée en 1967, en même temps que les jerks électroniques de Messe pour le Temps présent, le ballet de Béjart. Les nostalgiques retrouvent le Pierre Henry bruitiste de l’époque, d’autres décrochent. Paris Quartier d’été consacre toute la semaine à ce solitaire touchant et mégalomane : Le Livre des morts égyptien, Ceremony, Requiem profane, 666 d’après l’Apocalypse de Jean sont au programme. Il ne manque que Dieu, son oratorio monstre d’après Victor Hugo.

François Lafon

Pierre Henry, 7 concerts à Saint-Eustache. Jusqu’au 1er août.

vendredi 22 juillet 2011 à 22h54

Danse dans la nef de l’église St Eustache, sous le grand orgue Van den Euvel, avec Annonciation d’Angelin Preljocaj, dans le cadre de Paris Quartier d’Eté. C’est le spectacle le plus court de l’année (20 minutes), donné quatre fois en deux jours. Créée en 1995, entrée au répertoire de l’Opéra de Paris l’année suivante, filmée en 2002 avec un soin particulier, la pièce est une des plus connues de Preljocaj. C’est un pas de deux entre une petite blonde (la Vierge) et une grande brune (l’Ange), une merveille toute simple mais très pensée : « Ce que l’on appelle aujourd’hui l’art conceptuel ne serait-il pas, plutôt qu’un art abouti, l’annonce d’un art nouveau ? » se demande le chorégraphe. La musique, pensée elle aussi, n’est pas moins simple, et efficace : prémonition sur des rires enfantins, illumination sur le Magnificat de Vivaldi (dirigé par Michel Corboz), dialogue avec l’Ange sur des sons électroniques de Stéphane Roy (Crystal Music). L’église est comble, le public ravi. Preljocaj n’est jamais aussi bon que dans les petites formes. Celle-ci, en tout cas, est déjà un classique. Jusqu’au 24, dans la cour des Invalides : Empty Moves I & II. Dans Annonciation, Angelin joue à l’Ange. Dans Empty Move, Preljocaj salue John Cage. Très pensé, tout cela.

François Lafon

Photo © Jean-Claude Carbonne

mercredi 20 juillet 2011 à 11h04

Paris l’été, ville morte ? Pour le mélomane (et l’amateur de théâtre, de ballet, etc.), oui. Ou presque. Il faut bien chercher. Il y a le consensuel Paris Quartier d’été, et à peu près rien, si ce n’est le festival Jeunes talents, dont la localisation (l’hôtel de Soubise, alias les Archives Nationales) rappelle le légendaire Festival du Marais, et dont la programmation a des airs de Festival Estival, légendaire lui-aussi, et datant de l’époque où l’on pouvait aller tous les soirs au concert pendant la période où la ville dort. Hier, concert dans la Salle des Gardes, où Jeunes talents donne sa saison d’hiver, la plus estivale cour de Guise étant impraticable pour cause de mauvais temps. Au programme : Brahms, Schubert et Nicolas Bacri, le compositeur en résidence cette année. Salle pleine, public de mordus, voire d’habitués, allant du très jeune au très âgé, honnête succès pour le pianiste François Dumont et le violoniste Julien Szulman - qui participait, il y a quinze jours à Gaveau, au concert de l’Académie Seiji Ozawa. Aujourd’hui, Handel et Purcell par un contre-ténor néerlandais. Demain, le Trio Paul Klee dans un programme Liszt, Takemitsu, Chostakovitch. Du sérieux, dans une atmosphère familiale, et, peut-être, la chance d’être les premiers à entendre des stars de demain. Une entreprise d’utilité publique, en somme.

François Lafon

Jeunes talents. Tél. 01 40 20 09 34 – www.jeunes-talents.org – (Photo : Nicolas Bacri et ses interprètes)

jeudi 7 juillet 2011 à 01h03

Concert, salle Gaveau, des stagiaires de la Seiji Ozawa International Academy Switzerland. Salle pleine, mais sans plus : un concert de fin de session, ce n’est pas toujours drôle, et la communication (c'est-à-dire la publicité) n’a pas insisté sur le fait qu’Ozawa lui-même y fait un discret come back, après une année de lutte contre une « longue maladie ». En première partie, des mouvements de quatuors : six formations pour la plus dure des disciplines. Le niveau est haut, mais le « tous pour un, un pour tous » ne fonctionne pas toujours. Il y en a qui font cavalier seul, d’autres qui abdiquent devant les partenaires. Après l’entracte, 2ème et 3ème mouvements de l’Octuor à cordes de Mendelssohn. Le groupe est cohérent, la tension monte, la salle est chauffée. Avec l’Académie au complet, Robert Mann, fondateur de l’illustre Quatuor Juilliard et professeur in loco (les autres sont, entre autres, la violoniste Pamela Frank et la grande altiste Nobuko Imai) donne son arrangement du Lento du dernier Quatuor de Beethoven. Cela ferait un beau final si Ozawa lui-même ne venait faire basculer l’ensemble dans une autre dimension. Le Divertimento en ré majeur de Mozart, en bis le premier mouvement de la Sérénade de Tchaikovski et l’on oublie l’exercice d’élèves. On n’entend plus que des virtuoses galvanisées par un petit homme au charisme ravageur.

François Lafon

samedi 2 juillet 2011 à 11h32

Venise – Vivaldi – Versailles : curieux alliage, avec fêtes Louis XIV pour un compositeur dont la renommée est arrivée en France à l’époque de Louis XV. Mais les trois V sont magiques, et le concept fonctionne. Hier, au Château, Galerie de Batailles, Rinaldo Alessandrini et son Concerto Italiano inaugurent le cycle Quatre Saisons (trois autres concerts suivront, avec, entre autres, David Grimal jouant les Quatre Saisons … de Buenos Aires d’Astor Piazzolla). Deux séances, public nombreux. Sonorités dorées, contrastes bien amenés : la musique trop connue se refait une beauté. Quand arrive "L’Automne" (3ème Concerto), le soleil couchant vient réchauffer les musiciens. L’art et la nature : du pur Vivaldi. Sur le Grand Canal, Quatre Saisons encore, mais façon Sons et Lumières. Foule énorme, gradins bondés, ballet de gondoles, jets d’eau colorés, dragon enflammé, ciel embrasé. Il y a même deux Fiat 500 roulant sur l’eau (La Dolce Vita ?). Mais tout cela manque de folie, et la sono sature. On rêve aux gondoles traversant le parc enneigé dans le Molière d’Ariane Mnouchkine. Or pur côté cour, ersatz côté jardin : l’ancien régime n’est pas si loin.

François Lafon

Venise – Vivaldi – Versailles, jusqu’au 17 juillet

mercredi 22 juin 2011 à 11h28

Pas facile, le métier de chef d’orchestre ! Prenez Philippe Jordan, directeur musical de l’Opéra de Paris. Lundi 20, il dirige Cosi fan tutte de Mozart au Palais Garnier. Une reprise de la sage production d’Ezio Toffoluti, qui date de 1996. Distribution standard, dominée par la piquante Anne-Catherine Gillet en soubrette à qui on ne la fait pas. Une façon pour lui de se reposer d’un Crépuscule des dieux qui n’a pas fait l’unanimité (sauf pour lui). Or voilà que les fumigènes censés, au lever du rideau, ajouter du sfumato au décor partent dans la fosse. Les musiciens jouent à l’aveuglette, l’ouverture est ratée. Jordan, qui connaît pourtant son Cosi sur le bout de la baguette, mettra le premier acte entier à empêcher le bateau de tanguer. Mardi 21, Fête de la musique. Kurt Masur dirige l’Orchestre National dans la nef du Musée d’Orsay et Paavo Järvi l’Orchestre de Paris sous la Pyramide du Louvre. Eternelle rivalité. Au Louvre, programme Schumann : Konzertstück pour quatre cors et Symphonie « Rhénane ». Curieux choix pour une fête. Non moins curieux, et qui justifie l’entreprise : cette musique passe bien dans ce hall de marbre au plafond de verre, les cornistes ont l’air de bien s’entendre (dans tous les sens du terme) et Järvi donne-là un des meilleurs concerts de sa première saison comme directeur de l’orchestre. Ovation d’un public assis par terre. Le confort n’est pas toujours où on l’attend.

François Lafon

Comment résister à l’annonce d’un Placido Domingo dans un opéra composé et écrit pour lui par son ami Daniel Catán, compositeur mexicain d’origine russe actif en Californie, mort il y a deux mois ? Après la création en septembre 2010 à l’Opéra de Los Angeles (dont Domingo est directeur), la version parisienne du Postino reprend l’essentiel de la version américaine. Malgré la différence d’âge, Placido Domingo exulte dans le rôle de Neruda jeune, et la partition est taillée à ses mesures : la montée en force progressive soigne la voix, et le livret lui donne maintes occasions de faire preuve de ses talents de comédien. C’est Catán lui-même qui a écrit ce livret en suivant à la lettre le scénario du film de Michael Radford avec Philippe Noiret. Il invoque en plus Dante, d’Annunzio et un certain Milovan Perkovitch de fiction, mais ne fait qu’effleurer le thème, pourtant central, de l’exil (pas seulement celui de Neruda, mais celui de tout homme, car nous sommes tous des exilés), et maintient l’œuvre en Italie sans que rien n’évoque l’Italie – même les scènes de rues renvoient à Santiago du Chili. Ce mode de butinage se retrouve dans la partition. Catán était obsédé par l’idée de faire un opéra espagnol, et dit être redevable de « compositeurs allant de Monteverdi à Berg ». Mais c’est moins d’influence que d’emprunts épars qu’il s’agit. Tous les genres (hors la musique atonale) sont à l’appel, ou presque, quoi qu’il se passe sur scène : Debussy parfois, Puccini souvent (et immanquablement dans les duos), Ravel plus rarement, et aussi le flamenco (qui plus est dans une scène de mariage, il y a pourtant plus festif), le tango, les musiques de fanfare municipale, et l’accordéoniste elle-même ne sait guerre d’où elle est (Amérique du Sud ou Montmartre, difficile à dire). C’est ainsi un World Opera que Catán nous sert, tout comme on parle de World Food. Et comme on le sait, même avec les meilleurs ingrédients, la World Food n’est pas gage de qualité, tout au moins en Europe. Après deux heures que tous les talents réunis ne parviennent pas à faire passer légèrement, l’ensemble laisse perplexe, tout comme la sentence finale : « Si ma voix tremble, c’est que la mer se lamente ».

Albéric Lagier

Théâtre du Chätelet 20, 24, 27 et 30 juin

dimanche 19 juin 2011 à 23h58

Le chef d’orchestre Simon Rattle a déclaré une fois que le compositeur avec qui il aimerait diner et passer une soirée était Joseph Haydn, pour son esprit et sa curiosité de tout. Pour entendre en sa compagnie sa symphonie n°64 ? Relativement peu connue, cette symphonie en la majeur de la seconde moitié de 1773 est une des plus fascinantes du musicien d’Eszterhaza. A la plus extrême concentration, elle allie la souplesse et la séduction mélodique, ce à quoi vient s’ajouter, dans ses deuxième et quatrième mouvements, une grande complexité formelle. L’étrange et sublime Largo, d’une sensibilité à fleur de peau, a tout d’une fantaisie, et le finale présente en moins de trois minutes les multiples facettes d’une idée unique. Rattle et l’Orchestra of the Age of Enlightenment ont commencé avec cette 64ème leur concert dans le cadre du Festival Mozart du Théâtre des Champs-Elysées. Peu d’œuvres aussi discrètes d’apparence sont à ce point aptes à mener sans préparation un auditoire vers les sommets du « style classique ». Il faut dire que du Largo, Rattle a tiré le maximum. Le concert s’est poursuivi, toujours en beauté, avec le concerto pour deux pianos (joué au pianoforte par les Katia et Marielle Labèque) et la symphonie n°33 de Mozart, pour se terminer avec la 95ème de Haydn. Il est sûr que sans le souvenir obsédant de la 64ème, l’impression d’ensemble n’aurait pas été la même.

Marc Vignal

Théâtre des Champs-Elysées Samedi 18 juin, 20h (Photo DR)

samedi 18 juin 2011 à 10h52

Un Festival Mozart au Théâtre des Champs-Elysées, comme un écho de celui qu’organisait chaque année Daniel Barenboim du temps où il était directeur de l’Orchestre de Paris. Cette fois, on commence par Idomeneo, le jeune Jérémie Rhorer est au pupitre de son Cercle de l’Harmonie, la mise en scène et la scénographie sont signées Séphane Braunschweig. Sons d’époque et images contemporaines : un spectacle à la mode, en somme. Sur scène, une coque de bateau transformable en bois strié, façon Buren. Costumes modernes pour cette tranche de mythologie dont la psychanalyse fait son miel : antagonisme père-fils, hérédité, culpabilité. Selon Braunschweig, la quotidienneté des costumes et des attitudes rapproche le mythe de nous. Pas sûr : chacun joue, fort bien, « comme au cinéma », mais peine à trouver l’ampleur dramatique requise. Rhorer va dans le même sens : direction élégiaque, assez lente, équilibre millimétré des chœurs et des ensembles. Comme les voix ne sont pas grandes, cela donne un Idoménée de chambre, qui se souvient de son ancêtre, la tragédie lyrique française de Campra. Pourquoi pas ? On savoure le style de Richard Croft (Idoménée), la fraîcheur de Sophie Karthauser (Ilia). Pour un Idoménée grand format, on reviendra à l’enregistrement de René Jacobs, paru il y a deux ans.

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, le 19 juin à 17h, les 21 et 22 juin à 19h30. Version de concert le 9 juillet au Festival de Beaune.

jeudi 16 juin 2011 à 23h39

Arts réunis au Grand Palais, avec un concert Karlheinz Stockhausen- Salvatore Sciarrino (festival Agora) dans les replis de Leviathan, structure géante signée Anish Kapoor dans le cadre de l’exposition Monumenta 2011. « Le Leviathan d’Anish Kapoor est un lieu de rencontre, d’émotion de surprise. C’est pour cela que l’oeuvre accueille, pour des rendez-vous intimes, des artistes, des musiciens, un écrivain, des danseurs ou un jongleur ». Ce soir, en fait de rendez-vous intime, c’est une foule impressionnante (deux-cents mètres de queue, dehors) qui se presse autour des musiciens de l’Ensemble musikFabrik, venus de Cologne. Au programme, des œuvres que l’on croirait réservées à un cadre intime : deux Stockhausen (In Freundschaft – En toute amitié – pour cor solo, et Oberlippentanz – Danse de la lèvre supérieure – pour trompette piccolo) et un Sciarrino (Mur d’horizon, pour flûte en sol, cor anglais et clarinette basse). On entend assez bien, somme toute, ces pièces à la fois austères et acrobatiques. Il y a, sur les galeries, des visiteurs facétieux qui ne sont pas venus pour la musique : cris d’oiseaux, effets d’échos, rires appuyés. Il y en a aussi qui veulent tester l’acoustique du lieu encombré de l’énorme ballon marron en courant d’un point à un autre de la nef. Une foule insaisissable – ni tout à fait musique contemporaine, ni vraiment faune d’expositions. Des jeunes couples comme il faut, des messieurs en complet gris. Depuis un mois, l’installation du radical Kapoor fait un tabac. Alors pourquoi pas un peu de musique avec, façon Arte povera ? Agora, inauguré le 8 juin à l’IRCAM par le spectacle Luna Park de Georges Aperghis, y a en tout cas trouvé un public. 

François Lafon

vendredi 10 juin 2011 à 10h01

Vedette en février de Présences, le festival de Radio France, Esa-Pekka Salonen revient au pupitre de l’Orchestre de Paris. Au programme : Debussy (La Mer), Ravel (Concerto en sol), Beethoven (7ème Symphonie). Standing ovation du public, mais aussi des musiciens, ce qui est plus rare. Pour lui, ils jouent comme ils ne le font pas toujours : bois à la fête dans Beethoven, cordes de velours dans Debussy. Fête aussi de voir Salonen diriger : économe de ses mouvements, directif mais pas trop, fascinant tel ou tel groupe du seul regard. La Mer est passée au scanner et miroite à l’infini : on comprend mieux sa réputation d’ « acte fondateur de la musique du XXème siècle ». Délices aussi dans Ravel - rythmes jazzy de l’Allegramente et grand souffle de l’Adagio -, avec l’original David Fray au piano. Grand style chez Beethoven : rien à voir, en janvier dernier à Pleyel, avec cette même 7ème hollywoodisée par Gustavo Dudamel, successeur de Salonen à Los Angeles. « Il a l’air naturel, ce chef », entend-on à la sortie. Le plus juste compliment qu’on puisse lui faire.

François Lafon

 Salle Pleyel, Paris, 8 et 9 juin.

samedi 4 juin 2011 à 10h30

Hier vendredi, un cordon de CRS, armes en bandoulière, protège l’Opéra Bastille d’une manifestation d’Indignés … qui ne viennent pas. Pendant ce temps, se termine la première Tétralogie maison depuis 1962. Ce sont les dieux, là, qui ne sont pas venus. Après avoir lancé des pistes modernes, postmodernes, politiques, numériques et cartoonesques, le metteur en scène Günter Krämer rend les armes avec Le Crépuscule des dieux. La Walkyrie s’est embourgeoisée, le vilain fils du Nibelung se venge du stupide Siegfried sous les lampions d’une fête triste, un Walhalla virtuel s’écroule sur une scène vide. Cela pourrait être fort, ce n’est qu’anodin. Cela, au moins, réussit au chef Philippe Jordan, qui dirige ces cinq heures de théâtre exsangue comme un poème symphonique géant avec voix obligées. De belles voix d’ailleurs, à la mesure du drame dont nous sommes privés. La veille, nième reprise des Noces de Figaro dans la mise en scène de Giorgio Strehler. Beau plateau, avec la star Erwin Schrott et la stylée Dorothea Röschmann, dirigés par Dan Ettinger, un jeune chef à poigne et à personnalité, qui serait enthousiasmant s’il ne cultivait pas, jusque dans La Folle Journée, une lenteur chère à son maître Daniel Barenboim. Dehors, même cordon de CRS, mais quelques manifestants, benoitement assis par terre. Strehler, disciple de Brecht, croyait, lui, aux lendemains qui chantent.

François Lafon

Le Crépuscule des dieux, les 8, 12, 18, 22, 26, 30 juin. Les Noces de Figaro, les 5 et 7 juin. (En photo : Philippe Jordan)

dimanche 29 mai 2011 à 19h00

Vendredi soir, au bar de l’hôtel Bel-Ami, à Saint Germain-des-Prés, Laurent Naouri chante le jazz. Au piano, Manuel Rocheman, à l’harmonica, Olivier Ker Ourio. Des pros. La veille, il était à Berlin pour Samson et Dalila, le lendemain, il a repris ses valises, destination Cosi fan tutte. Il est coutumier du fait. Avec Rocheman, il a même enregistré un disque jazz, « Round about Bill » (Evans) en 2007. A le voir ni à l’entendre, on ne soupçonne le baryton d’opéra. Mais il n’y a pas que cela. Dans le « grand » répertoire, il est un virtuose, un chanteur de notre temps : il jongle avec les époques, les langues, les styles. Ici, il n’a rien à prouver, il cède à une passion. Quand Michel Legrand, présent dans la salle, lui demande s’il peut l’accompagner, il jubile : « Vous ne pouvez pas savoir ce qui se passe à l’intérieur ». Par moments, il en fait trop, on dirait qu’il joue au chanteur de jazz. Et alors ? Combien, parmi ses confrères, sont capables de se remettre ainsi en question ?

François Lafon

vendredi 27 mai 2011 à 00h05

Deux soirs de suite à la salle Pleyel. Mercredi 25, Leif Ove Andsnes, Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris dans le 2ème Concerto pour piano de Brahms. Concert unique, presque un gala, retransmis en direct sur Radio Classique et filmé par Mezzo. Déception : piano très maîtrisé mais sec et dur, orchestre en vrac, musique vidée de sens. Pas de souffle ni de poésie, on n’entend que les clichés. Seulement cela, le monument dont tant de grands ont su faire quelque chose ? Jeudi 26, tournée de l’Orchestre Philarmonique du Luxembourg, avec son directeur musical Emmanuel Krivine. Salle un peu moins pleine. En hors-d’œuvre : Uncut, le dernier des sept Solos de Pascal Dusapin, une grande pièce avec cuivres en fanfare. « C’est devenu une ouverture toute trouvée, à laquelle chacun donne un sens différent, s’amuse le compositeur à l’entracte. Krivine le dirige comme une pièce classique, pleine de références ». Une toccata de Monteverdi version 2011, en somme. Vient le Concerto pour violon de Dvorak. Julia Fischer et Krivine dialoguent merveilleusement, chaque trait porte, chaque réplique d’orchestre trouve son sens. La pièce mineure en dit beaucoup plus que le monument brahmsien. En seconde partie, un Petrouchka (Stravinsky) à faire danser les pierres. On retrouve le grand Krivine, loin de ses pas de clerc baroquisants avec La Chambre Philharmonique. Le vrai gala n’est pas celui que l’on croyait.

François Lafon

jeudi 19 mai 2011 à 16h34

A 86 ans, Aldo Ciccolini fait se presser les auditeurs comme à un dernier rendez-vous, tout le monde le pense, personne ne le dit. Mais comme le pianiste n’est pas du genre à utiliser l’astuce des concerts d’adieux répétés d’année en année, celui de ce soir, loin d’être un au revoir, est juste un moment de vie où jeunesse et vieillesse se rejoignent, qu’il y ait ou non encore quelque chose à prouver. Et cela s’appelle : la sagesse. A voir Aldo Ciccolini parcourir la scène, d’un pas à la fois mesuré et assuré et débuter la sonate Alla Turca de Mozart la K331, c’est bien sur le monde de l’enfance que s’ouvre ce programme, avec une émotion dénuée d’emphase, en un récit qui unit l’innocence juvénile et l’expérience de la grande maturité. Et soudain, le pont aux ânes qu’est devenue la Marche Turque est restituée comme un morceau jubilatoire et inventif. La sonate Alla Turca apparait ainsi comme le prélude d’une sonate moins éclatante, plus intime, pourtant contemporaine la K333. Moments de grâce… A l’entracte, immanquablement, on s’interroge : après des Mozart passés si remarquablement, quid de Liszt ? Liszt subit le même traitement, avec la virtuosité en plus. La technique est là, sans effort apparent, dégraissée tout comme dans les deux sonates précédentes, débarrassant Liszt des travers dont il est si souvent affublé. Les deux Paraphrases (d’Aida et de la Mort d’Isolde) se déroulent comme un ample tableau familier que l’interprète jouerait chez des amis de longue date, tandis que les Harmonies poétiques et religieuses terminent le programme sur la solitude de l’être endolori par la vie, et Aldo Ciccolini semble s’y fondre lui-même. Deux bis (un nocturne de Chopin et une danse de Granados) font retomber la tension, mais s’élever la salle dans une standing ovation à l’image du concert : émouvante et spontanée.


Albéric Lagier

Theâtre des Champs-Elysées 18 mai 2011

jeudi 19 mai 2011 à 17h56

Au programme de l’Orchestre de Paris cette semaine : La Barque solaire, pour orgue et orchestre, de Thierry Escaich, la 3ème Symphonie « avec orgue » de Saint-Saëns et le Concerto pour violoncelle de Dvorak. Paavo Järvi est au pupitre, Escaich lui-même à l’orgue et Gautier Capuçon au violoncelle. Le clavier d’Escaich est installé côté jardin. De part et d’autre du plateau : de grandes enceintes. La Barque solaire, inspiré du Livre des Morts Egyptien, place l’orgue, aux harmonies d’éternité, au centre d’un orchestre déchaîné. Des sonorités faibles et étouffées : ce n’est pas un concerto pour orgue, précise le compositeur. Soit. Dans la Symphonie de Saint-Saëns, l’orgue est là aussi pour soutenir, mais il éclate, au début du Finale, en un péremptoire do majeur. Même discrétion. Avant l’entracte, Capuçon, très applaudi (à juste titre) dans Dvorak, appelle Escaich pour un bis kitsch et délicieux : « Mon cœur s’ouvre à ta voix » (Saint-Saëns, Samson et Dalila) transcrit pour violoncelle et orgue. Egale frustration. Le grand Cavaillé-Coll de Pleyel, inauguré en 1929 par Marcel Dupré, n’est qu’un lointain souvenir. Aujourd’hui, on se passe, quand on construit ou rénove une salle, de ce genre de monument, onéreux, archaïque et encombrant. Hier soir, on l’a quand même un peu regretté.

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 18 et 19 mai.

Deux remarques à propos des Variations Goldberg de Bach, telles que Nicholas Angelich vient de les enregistrer (Virgin) et de les jouer au Théâtre des Champs-Elysées her soir. A l’écoute du disque (voir ici), c’est l’équilibre qui domine : équilibre des mains, équilibre structurel (mise en valeur de la composition en miroir des trente Variations encadrées par l’Aria), équilibre stylistique (Angelich n’imite pas le clavecin mais n’en fait pas non plus un prototype des Variations Diabelli de Beethoven). En concert, le danger prédomine. Millimétrée, équilibrée (encore), carrée même, son interprétation est aussi d’une parfaite liberté : ornements discrets, rythmes démultipliés, pensée moderne éclairant le texte ancien. Creuser le texte, les références viennent après : on reconnait là l’élève d’Yvonne Loriot-Messiaen. Seconde remarque, ou plutôt corollaire de la première : Angelich joue Bach au piano sans les scrupules de la génération précédente, traumatisée par les oukases baroqueux. On peut adorer les Goldberg dansant sous les doigts de Scott Ross (au clavecin). Avec lui, on approche des régions plus mystérieuses. Il suffit d’oser le suivre aussi loin.

François Lafon

mardi 3 mai 2011 à 10h53

A Bobigny, l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris donne Orphée et Eurydice de Gluck. Dominique Pitoiset et Stephen Taylor, les metteurs en scène, ont passé la pastorale au Kärcher : un appartement high tech, une femme assassinée (salle de bains ensanglantée, les Experts en pleine enquête), un homme (un musicien) qui visite l’enfer et entrevoit le paradis entre ses quatre murs, veillé par une jeune délurée nommée Amour. Et tout cela dans le théâtre qui a vu, il y a un quart de siècle, les premiers signes du regietheater avec les opéras de Mozart revus par Peter Sellars. Musicalement, un travail impeccable. Geoffroy Jourdain, avec l’Ensemble Ostinato et son Jeune Chœur de Paris, retrouve le ton exact, encore classique et déjà romantique, de la version revue par Berlioz de cet opéra à métamorphoses. Effet pervers de la réussite, on place la barre très haut : Marianne Crebassa est stupéfiante en Orphée, on la met tout naturellement en concurrence avec les grandes interprètes du rôle. On en oublierait qu’elle n’a que vingt-trois ans. Salle bondée, rangs entiers de décideurs culturels. L’Atelier, qui forme par tranches de trois ans des décathloniens du chant et alimente les distributions de l’Opéra, est devenu le lieu où il se passe quelque chose. Une sorte d’oasis dans un paysage lyrique en mode mineur.

François Lafon

MC 93, Bobigny, les 4, 6 et 8 mai à 20h30. Représentations scolaires les 3 et 5 mai à 14h30.

vendredi 29 avril 2011 à 09h14

Mercredi 27 avril, Pleyel. Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris commencent par une partition typiquement « française de l’entre-deux-guerres » : les Trois danses pour orchestre opus 6 de Maurice Duruflé (1932), dont on ne connaît « que » le Requiem. La deuxième danse est de trop. Dans le Concerto n°1 de Brahms, le pianiste allemand Lars Vogt s’impose surtout dans l’Adagio central, d’une poésie intense et discrète, alors que dans les deux mouvements extrêmes, on aurait souhaité davantage d’ampleur et un orchestre plus transparent. C’est Sibelius qui avec sa Cinquième Symphonie (1919) remporte la palme, comme souvent lorsqu’il est excellemment interprété. Järvi était dans son élément, et l’orchestre métamorphosé : clarté des plans et des interventions instrumentales, subtiles oppositions de nuances. Järvi a dirigé de façon assez enlevée, évitant ainsi toute chute de tension à la fin du difficile premier mouvement et faisant de l’apothéose terminale une sorte de rouleau compresseur emportant tout sur son passage. Et que dire des constantes mais si efficaces variations de tempo dans l’Andante central ? A la fin, les ovations confirmaient que Järvi avait bien tapé dans le mille.

Marc Vignal


Mercredi 27 avril 2011 à 20h. Salle Pleyel
 

mercredi 27 avril 2011 à 08h37

Il faut en connaître des opéras, pour suivre The Second Woman, de Frédéric Verrières (idée originale et musique) au théâtre des Bouffes du Nord. Il faut aussi être calé en cinéma, puisque cette histoire de cantatrice vieillissante, qui convoque tout le répertoire dans son délire, est inspirée du film de John Cassavetes Opening Night (1977). Au début, l’humour sauve la mise. La salle de la première, garnie de professionnels, rit d’un air entendu aux caprices du metteur en scène et aux blocages des chanteurs. Mais cela ne dure pas, et l’on attend sagement que la cantatrice à problèmes finisse de réinventer selon ses fantasmes l'opéra qu'elle est en train de répéter. Comme la musique, elle aussi, se met à tourner à vide, on s’occupe à essayer de se rappeler la fin du film, avec la formidable Gena Rowlands. Heureusement, il y a Jeanne Cherhal, qui passe d’un style à l’autre avec une certaine aisance. « Dans The Second Woman, l’opéra est un résultat : le résultat d’un devenir qui est le spectacle lui-même », déclare Bastien Gallet, l’auteur du livret. « J’ai une vision du chant lyrique comme irrémédiablement contenu dans le passé », ajoute Frédéric Verrières. Ensemble, ils ont du mal à inventer l’opéra de l’avenir.

François Lafon

The Second Woman, mise en scène de Guillaume Vincent, Ensemble Court-circuit dirigé par Jean Deroyer. Bouffes du Nord, Paris, du mardi au samedi à 21h, jusqu’au 13 mai

samedi 23 avril 2011 à 11h39

Au Châtelet, Sweeney Todd, le barbier démoniaque de Fleet Street. L’affiche est minimale (un couteau, un gâteau, le tueur, tout juste évoqué), mais les cinéphiles connaissent le film de Tim Burton, avec Johnny Depp, que Stephen Sondheim, l’auteur, considère comme le meilleur tiré d’un de ses musicals. Au théâtre, l’histoire de ce barbier qui a des raisons d’en vouloir à l’humanité et s’acoquine avec une faiseuse de petits pâtés pour lui fournir une viande délicieuse et interdite, est traitée dans un style opératique : musique omniprésente, voix lyriques. Nous sommes assez loin d’A Little Night Music, le marivaudage gris et rose inspiré d’Ingmar Bergman, qui a fait connaître Sondheim en France l’année dernière, déjà au Châtelet. L’ouvrage, demi-succès à Broadway en 1979 et four noir à Londres, est d’ailleurs monté aujourd’hui dans des maisons d’opéra, Covent Garden en tête. Sus aux bien-pensants et description d’un monde partagé entre les « bouffeurs et les bouffés » : on pense à la fois à L’Opéra de Quat’sous et à Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès. La musique est au service de l’action, efficace, raffinée, truffée de références, mais sans génie, sans les tubes d’A Little Night Music, sans commune mesure en tout cas avec Kurt Weill ni même Bernard Herrmann, le musicien d’Hitchcock, dont Sondheim admire le talent à faire peur avec des notes. Tel quel, n’empêche, le spectacle a de l’allure. Il est même transcendé par Caroline O’Connor, éblouissante en Mrs Lowett, la traîteuse qui met son amour de l’humanité entre deux couches de pâte feuilletée. A la fin, standing ovation pour l'auteur. 

François Lafon

Châtelet, Paris, jusqu’au 21 mai
 

mercredi 20 avril 2011 à 15h20

Lorsqu’on écoute de près la Troisième Symphonie de Brahms, on s’aperçoit qu’elle est truffée de pièges. La mélodie romantique qu’on connaît par cœur depuis le film d’Anatole Litvak n’est facile qu’en apparence, la symphonie comporte des solos de cor qui feraient perdre le souffle à un marathonien, des entrelacs de tempos où les violons risquent de larguer les violoncelles en route, des mélis-mélos de hautbois, clarinette et basson où chacun doit garder impeccablement son rythme sous peine de crash général. Mais quand on aime, on ne compte pas : c’est ainsi que Musiques en Seine, un orchestre d’une quarantaine de musiciens amateurs, n’a pas hésité à s’attaquer au chef d’œuvre qu’il a donné en concert il y a quelques semaines sous la direction efficace et bienveillante de Constantin Rouits. Résultat : un petit flottement par ci par là, mais une belle tenue d’ensemble parce que la passion permet de déplacer les montagnes. En ouverture, Musiques en Seine a joué le Concerto pour violoncelle d’Elgar, avec en soliste Noé Natorp, dix-neuf ans seulement, un son profond déjà. « Il n’y a que deux classes d’hommes distinctes sur la terre : celle qui sent l’enthousiasme et celle qui le méprise, » écrivait en 1807 madame de Staël dans Corinne ou l’Italie. Chez les musiciens c'est d'autant plus vrai.

Gérard Pangon

PS : Qui plus est, ce concert était donné au profit d’une ONG, Les Amis des Enfants du Monde. Enthousiasme et générosité vont de pair.

mardi 19 avril 2011 à 10h13

Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas (1907), surtout au deuxième acte, n’est pas un opéra où prime l’action. Cet ouvrage symboliste inspiré de Maeterlinck gagne à être interprété en concert plutôt qu’à la scène, d’autant que l’orchestre y est traité avec splendeur. Le succès de la soirée doit beaucoup au jeune chef français Jean Deroyer : il tire le maximum du Philharmonique (et du Chœur) de Radio France, en particulier à l’acte III, très émouvant, hymne à la lumière et à la liberté. Plus transparent dans ses sonorités que les précédents, cet acte est aussi celui qui a permis d’apprécier dans toute sa beauté la prestation de la mezzo-soprano suédoise Katarina Karnéus en Ariane : là, son personnage n’a plus besoin d’affronter l’orchestre avec force. « La musique, plus qu’aucun autre art, [..] donne un corps aux aspirations vers l’infini, » a écrit Dukas. Nous étions prêts à faire nôtre cette maxime.

Marc Vignal


Vendredi 15 avril à 20h, Salle Pleyel

samedi 16 avril 2011 à 01h08

Pelléas et Mélisande, en concert au Théâtre des Champs-Elysées. Des années durant, le chef Désiré-Emile Inghelbrecht l’a dirigé une fois l’an. C’était la messe de la francité, la sacralisation de cet essai d’anti-opéra, d’antidote contre le poison wagnérien. En 2000, Bernard Haitink le dirige, toujours avec l’Orchestre National. Le résultat, édité sur disque (Naïve), est excellent mais dépourvu de dimension symbolique. Hier, Louis Langrée avec l’Orchestre de Paris, et un plateau introuvable : Natalie Dessay, Simon Keenlyside, Marie-Nicole Lemieux, Laurent Naouri. Atmosphère recueillie, lent ballet des solistes. L’orchestre, capiteux et violent, rappelle Inghelbrecht (ou ce qu’on en sait par le disque). Peu à peu, le théâtre s’installe : Lemieux fait de la lettre à Pelléas un moment d’anthologie, Naouri impose un Golaud souffrant qui ne ressemble à aucun autre, Dessay est insaisissable en amoureuse venue d’on ne sait où. L’œuvre apparaît sous ses deux faces : négation du théâtre et exacerbation de la tension dramatique. On en sort épuisé et un peu frustré, avec le sentiment qu’on a touché le cœur du sujet. Quelle mise en scène a jamais exprimé cela ?

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris. Les 15 et 17 avril à 20h. Londres, Barbican Center, 19 avril. (Photo de répétition ©Orchestre de Paris)

jeudi 14 avril 2011 à 20h26

A la fin de sa vie, Sibelius déclare à propos de Bartok : « C’était un grand génie, mais il est mort dans la pauvreté en Amérique. J’ignore ce qu’il pensait de ma musique, mais j’ai toujours tenu la sienne en grande estime. » Le chef finlandais Jukka-Pekka Saraste et la Philharmonie de Rotterdam programment ensemble les deux compositeurs, en commençant par la Suite de danses du Hongrois (1923) : belles sonorités cuivrées, rythmes implacables, forte entrée en matière. Avant l’entracte, la soprano Karita Mattila chante non sans postures théâtrales les Quatre instants (2003) de sa compatriote Kaija Saariaho (née en 1952), sur des textes en français d’Amin Maalouf : une musique dépeignant avec sensualité, mais peu de contrastes, les « paysages du cœur féminin ». Luonnotar de Sibelius (1913) est une fascinante évocation - plus ésotérique que dramatique ou pittoresque - de la création du monde d’après la mythologie finlandaise du Kalevala. Retrouvant sa langue maternelle, Mattila en fait ressortir l’intensité et le mystère. Un sommet est atteint avec, toujours de Sibelius, l’énigmatique Quatrième Symphonie (1911), la fois classique, romantique et moderne. Servi notamment par un prodigieux timbalier, Saraste maintient la tension, non seulement dans le difficile troisième mouvement « Tempo largo », mais aussi dans finale, aux atmosphères si changeantes.


Marc Vignal

Mercredi 13 avril 2011 à 20h, Théâtre des Champs-Elysées

dimanche 10 avril 2011 à 00h11

Entendu ce soir à l’Opéra Comique :
- Pourquoi John Eliot Gardiner a-t-il choisi Le Freischütz et non Der Freischütz ?
- Probablement parce qu’il avait envie de diriger L’Invitation à la valse.
Explication : en 1841, Berlioz établit pour l’Opéra de Paris une version française, avec récitatifs chantés, du Freischütz de Weber. Comme les abonnés exigent un ballet, il orchestre le rondo pour piano Aufforderung zum Tanz op.65 du même Weber, et le place au début du 3ème acte, juste après le célèbre Chœur des chasseurs. S’il ne traduit pas le titre, c’est qu’il est intraduisible. Freischütz veut dire franc-tireur, mais avec une connotation maléfique : c’est le chasseur qui n’atteint son but qu’aidé par le Diable. Mais si Gardiner dirige cette version, c’est aussi et surtout parce qu’il tient, en baroqueux historique qu’il est, à remettre la chronologie à l’endroit. Pour lui, ce n’est pas parce que Der Freischütz est considéré comme l’acte de naissance de l’opéra romantique allemand (préparé par La Flûte enchantée de Mozart et Fidelio de Beethoven), qu’il faut le traiter comme du pré-Wagner, avec orchestre lourd et chanteurs stentors. C’est plutôt dans la tradition de l’opéra comique français qu’il faut chercher ses sources. D’où cette recréation de la version Berlioz, qu’on ne connaissait que par un enregistrement de qualité moyenne, paru en 1999. Sur ce point, le pari est gagné : impeccablement chanté (craquantes Sophie Karthäuser et Virginie Pochon, sublime Monteverdi Choir), dirigé avec une finesse à peine trahie par un Orchestre Révolutionnaire et Romantique en petite forme, le chef-d’œuvre perd l’aspect Biedermeier qui gêne les Allemands eux-mêmes. S’il ne nous fait pas rêver autant qu’on le voudrait, c’est probablement parce que la mise en scène de Dan Jemmett transpose l’action dans une fête foraine. Balles et fusils = stand de tir, et adieu les prolongements métaphysiques de l’histoire. En matière d’analyse dramaturgique,  c'est un peu court.

François Lafon

A l’Opéra Comique, Paris, les 11, 13, 15 avril. (Photo DR)

La Passion selon Saint Jean à Notre-Dame de Paris, dans le cadre de la saison Musique sacrée. Affiche de luxe : Reinhard Goebel au pupitre, Werner Güra en Evangéliste, avec l’Ensemble Orchestral de Paris et la Maîtrise de la Cathédrale. Tout n’est pas parfait : les fans de Goebel ne retrouvent pas les sonorités rugueuses, très « baroqueux première génération » qu’il obtenait de Musica Antiqua Köln, les deux solistes féminines ne sont pas inoubliables, et l’acoustique est traître : les VIP des premiers rangs ont l’impression que les bois se sont ligués pour les empêcher d’entendre leurs partenaires. Et pourtant, l’essentiel est là, dans cette rapidité, cette violence, cette impression qu’il manque des répétitions, que le désordre n’est pas loin, que l’orchestre est désarçonné par le chef, que le chœur-maison, solide et bien préparé, aurait pu être mieux mis en valeur. La Passion selon Saint-Matthieu, plus lyrique, ne s’en serait  peut-être pas remise. La Saint Jean, si. On remarque comme jamais que Bach évite les scènes à faire, qu’il insiste davantage sur la rémission des péchés que sur la divinisation du Christ (attitude très protestante), qu’il nous livre sans ménagement ce fait divers qui a changé la face du monde. Pendant les saluts, Goebel, l’œil allumé, tente de discipliner ses troupes, de mettre en rang ses solistes un peu perdus. Au centre, Güra, plus sûr de lui, Evangéliste de haut vol, dans la lignée de Peter Schreier. Comme si toute l’histoire se recréait devant nous.

François Lafon

Notre-Dame de Paris, les 5 et 6 avril à 20h.  

jeudi 31 mars 2011 à 23h19

Bronca pour Akhamatova, l’opéra de Bruno Mantovani donné en première mondiale à l’Opéra Bastille. Renaud Machart, dans Le Monde, s’en prend à l’équipe : musique du directeur du Conservatoire, mise en scène de celui de l’Opéra (Nicolas Joel), livret du dramaturge maison (Christophe Ghristi), interprétation de l’épouse de ce dernier (Janina Baechle). Un spectacle institutionnel, en somme, bien dirigé (Pascal Rophé), bien éclairé, bien chanté. Dans cette optique, le sujet n’est pas anodin : résistance et compromission, disgrâce publique et drame privé de la grande poétesse russe Anna Akhmatova (1886- 1966) sous le régime stalinien. Une forme d’exorcisme ? Le résultat est sans pitié : rien de vivant, rien d’émouvant dans cette musique habile et bruyante où passent tous les tics de la « contemporaine », dans ce texte exposant des idées à défaut de susciter des personnages, dans cette mise en scène élégamment géométrique. Au rythme des changements de décors, le portrait célèbre d’Akhmatova par Modigliani ne cesse de glisser de la scène aux coulisses, de la lumière à l’ombre. Au moins, lui, reste-t-il dans les mémoires.

François Lafon

A l’Opéra National de Paris – Bastille, les 2, 6, 10, 13 avril – Diffusion sur France Musique le 27 avril. A l’Amphithéâtre Bastille : Lectures d’Anna Akhmatova, avec Françoise Fabian (récitante), le 4 avril; concerts Beethoven/Mantovani/Chostakovitch les 5 et 12 avril.

Photo : Elisa Haberer/Opéra de Paris

vendredi 25 mars 2011 à 22h19

Avec un Mr Ford qui ressemble à Michel Debré et une Mrs Ford à Catherine Deneuve dans Potiche, le film de François Ozon, le Falstaff monté à l’Opéra de Nantes par Patrice Caurier et Moshe Leiser n’a plus grand chose à voir avec l’Angleterre du XVème siècle. Et pourtant, l’esprit de l’ultime opéra de Verdi est bien là, sans futilité, sans hâblerie, mais avec une rare élégance, dans un chatoyant éventail de couleurs et de styles, dans un tempo enlevé mais jamais précipité. Transportées dans ce cadre boulevardier et savamment décalé, les aventures des Joyeuses Commères de Windsor et du vieux chevalier obèse, encore séducteur et toujours escroc, relèvent d’un univers que nous ne connaissons que trop, où la norme est seule acceptable et où la désignation d’un bouc émissaire justifie toutes les cruautés. Si la transposition s’avère judicieuse, l’interprétation l’est tout autant avec, en particulier, un quatuor vocal féminin - Véronique Gens et Amanda Forsythe en tête - qui affiche son bonheur d’être de cette aventure portée par un Orchestre national des Pays-de-la Loire qui galope agréablement. Voici un Falstaff « sans rien qui pèse et qui pose », où la règle est « glissez mortels, n'appuyez point ! » : toute la philosophie de Verdi au soir de sa vie.

Frank Langlois

Angers-Nantes-Opéra Nantes Théâtre Graslin 20, 22 mars – Angers le Quai 31 mars, 3 avril (Photo DR)

En 1998, au festival de Salzbourg dirigé par Gerard Mortier, Katia Kabanova a quelques fans et beaucoup de détracteurs. Christoph Marthaler, le metteur en scène, prend l’opéra de Janacek à rebrousse-poil. Quand la musique parle de fleuve immense et de grands espaces, il enferme l’action dans un coin de cour. Quand le livret (tiré de L’Orage, une pièce d’Alexandre Ostrovski) nous raconte l’histoire d’une Bovary russe écrasés par les préjugés bourgeois, il nous transporte chez les déclassés de l’époque soviétique. Le comble du regietheater, dont Marthaler est un des pères fondateurs ! Le spectacle est filmé, diffusé à la télé et en DVD ; il est repris à l’Opéra de Paris (directeur Gerard Mortier) et au Capitole de Toulouse (directeur Nicolas Joel). Comme il est frustrant, démoralisant même, mais rigoureux dans son exploitation de la dialectique scène/musique, il se bonifie avec le temps, à moins que ce ne soit le public qui ne s’y soit fait, à la longue. Aujourd’hui, il est repris au Palais Garnier (direction … Nicolas Joel). On le regarde comme un classique. Angela Denoke, chanteuse moderne (on dirait anti-diva, si ce n’était un lieu commun) y officie toujours, en grande amoureuse qui se punit elle-même. Sa voix est fatiguée, mais elle est plus que jamais l’interprète qu’il faut pour ce spectacle-là. On pourrait en dire autant du chef, le jeune Tchèque Thomas Netopil, qui donne la sensation de recréer à mesure cette musique à jamais belle et dérangeante.

François Lafon

A l’Opéra National de Paris - Palais Garnier, les 23 et 29 mars, 1er et 5 avril (Photo DR)

Un Messie multimédia au Châtelet. Diable ! C’est le plasticien russe Oleg Kulik qui s’y est collé, dans la foulée de son illustration, simpliste mais efficace, des Vêpres de Monteverdi sur la même scène. Mais, le sujet aidant, l’affaire, cette fois, s’est compliquée. Au jeu très postmoderne de Kulik visant à montrer que le Messie est notre contemporain – vitraux en 3 D, tableaux éclatés, ciels étoilés, bandes d’actualités, Jésus danseur au couvre-chef d’idole aztèque et solistes vocaux déguisés en popes –, sont venus s’ajouter les cogitations de quelques cerveaux de poids, tels les philosophes Benoît Chantre, signataire de la dramaturgie, et Michel Serres, qui se lance en personne (et en soutane) dans des prêches interminables autant que redondants. Pour corser le tout, ce n’est pas l’oratorio originel qu’on entend, mais l’épaisse réorchestration de Mozart sur un texte traduit en allemand, exécutée (c’est le mot) par le chef Hartmut Haenchen. Il y a une trentaine d’années, au Théâtre des Champs-Elysées, Pier Luigi Pizzi et William Christie s’étaient lancés dans une mise en espace de la Passion selon Saint Jean de Bach façon défilé de haute-couture ecclésiastique dans Fellini-Roma. Au moins, là, on riait.


François Lafon

Châtelet, Paris, les 17, 19, 20 mars.

mardi 15 mars 2011 à 00h29

Hier soir, au Théâtre des Champs-Elysées, Marie-Nicole Lemieux, aphone, a joué l’Orlando Furioso de Vivaldi, tandis qu’une inconnue nommé Delphine Galou lui fournissait le son en play-back. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. On se souvient, jadis à Bayreuth, de Patrice Chéreau dans la peau de Siegfried, tandis que René Kollo, le pied dans le plâtre, chantait depuis la fosse, ou naguère au Châtelet d’Anna Caterina Antonacci mimant les fureurs de Médée, pendant qu’à l’avant-scène, une dame en tailleur, sac à main posé au pied du pupitre, se chargeait des imprécations chérubiniennes. Cela pose le problème, crucial dans le cas d’un opera seria, du son et de l’image. Il y a sept ans, déjà au TCE mais en version de concert, Jean-Christophe Spinosi s’est fait le croisé de l’ouvrage de Vivaldi, que l’on ne connaissait que dans une version musicologiquement douteuse mais vocalement somptueuse (Marilyn Horne) et théâtralement esthétique (Pier Luigi Pizzi), donnée au Châtelet au début des années 1980. Aujourd’hui, l’affiche est sensiblement la même qu’en concert (Lemieux, Philippe Jaroussky, Jennifer Larmore), mais c’est d’une version scénique, signée Pierre Audi, qu’il s’agit. On voit les héros de l’Arioste, en pourpoints et bas noirs, errer dans la pénombre d’un palais design. Cela n’apporte pas grand-chose, mais le seul fait que le personnage principal soit - si l’on ose dire - coupé en deux, donne à l’ensemble un aspect brechtien assez inattendu. Delphine Galou a eu droit à une ovation méritée, et les autres ont fait comme si de rien n’était, fort bien d’ailleurs, même si certains flottent, dramatiquement autant que vocalement, dans des habits un peu grands pour eux. Moralité : si vous ne pouvez pas avoir de places (c’est complet), ne regrettez rien, écoutez le disque, très réussi (3 CD Naïve), ou regardez la retransmission sur Mezzo, pour laquelle, on l’espère, la Lemieux aura retrouvé sa voix.

François Lafon

Au Théâtre des Champs-Elysées, les 16, 18, 20, 22 mars. Sur Mezzo vendredi 18 mars. Sur France Musique samedi 7 mai.

Le Prince Charmant : Ma Lucette !
Cendrillon : Ô mon Prince Charmant !
Dans le « conte de fées (d’après Perrault) par Henri Cain, musique de Jules Massenet » que reprend l’Opéra Comique cent-deux ans après sa création in loco, Cendrillon s’appelle Lucette, comme la divette d’Un Fil à la patte de Feydeau (1894). Ce n’est pas que cet ouvrage soit un vaudeville qui s’ignore : l’auteur de Manon et de Werther y est sérieux comme un pape. Le metteur en scène Benjamin Lazar, connu pour ses reconstitutions baroques éclairées à la chandelle, tente de donner à tout cela une certaine dimension parodique en célébrant la Fée électricité, Marc Minkowski, dans la fosse, cherche à muscler ce « festival d’émotions et de sensations renouvelées » (dit-il), rien n’y fait : Cendrillon est un de ces nombreux opéras-dinosaures que l’on tente périodiquement de ranimer, en les traitant avec les égards dus aux causes perdues. Joue-t-on encore le théâtre de Porto-Riche (1849-1930), lit-on les romans de Paul Bourget (1852-1935) ? Comme les voix sont belles, comme le public est sage et a même l’air heureux, on se fait une raison. Pour la première, le 24 mai 1899, le président Emile Loubet s’était déplacé. Hier, François Fillon, premier ministre, était là. Troisième République pas morte?

François Lafon

Opéra Comique, Paris, les 7, 9, 11, 13, 15 mars

Photo : Elisabeth Carecchio

mercredi 2 mars 2011 à 01h11

Pourquoi Siegfried est-il un rasta blond ? Pourquoi Mime, le fourbe Nibelung, porte-t-il une perruque empruntée à Zaza Napoli ? Pourquoi le dragon Fafner a-t-il pour gardiens de l’or du Rhin (qu’il a volé) des coolies sortis de La Nuit des morts-vivants ? Pourquoi, après un Or du Rhin comico-politique et une Walkyrie néo-spielbergienne, Siegfried, monté par Günter Krämer à l’Opéra Bastille, est-il si disparate ? Pourquoi le metteur en scène attend-il le troisième acte pour laisser les chanteurs chanter et la musique parler, sans parasiter ceux-là par une agitation permanente et celle-ci par des effets qui montrent qu’en 2011, on ne s’en laisse plus conter ? Tentative de réponse : parce que dans Wagner, tout a une petite chance de faire sens, et que les metteurs en scène ont peur que le public s’ennuie. Est-ce pour cela que le chef Philippe Jordan ne donne l’impression de prendre le pouvoir que lorsque le spectacle le laisse tranquille, c'est-à-dire dans les moments lyriques (les Murmures de la forêt, le Réveil de Brünnhilde) ? De quoi se plaint-on d’ailleurs ? Le spectacle est riche, la distribution est belle, et Siegfried n’avait pas été donné à l’Opéra depuis 1959, la dernière tentative tétralogique, en 1976, s’étant arrêtée net après La Walkyrie. En 1878, dans Humain, trop humain, Nietzsche écrivait : « Nous nous imaginons que le conte de fées et le jeu appartiennent à l’enfance, myopes que nous sommes. Comme si nous avions envie de vivre sans conte ni jeux quel que soit notre âge ! » Ce Siegfried où les Deschiens rencontrent le docteur Mabuse est peut-être un conte de notre temps.

François Lafon


A l’Opéra National de Paris – Bastille, les 6, 11, 15, 18, 22, 27, 30 mars.

samedi 19 février 2011 à 23h56

Grand final et salle comble, au Châtelet, de Présences 2011, vingt-et-unième festival de création musicale de Radio France, dédié cette année à Esa-Pekka Salonen. Treize concert gratuits, dont quatre dirigés par le maître, dont on aura entendu l’œuvre quasi intégrale. Car c’est le compositeur qui est à l’honneur, plus que le chef. Ce soir, il dirige un Philharmonique de Radio France tiré au cordeau dans deux pièces pour grand orchestre : Nix, en création mondiale, et L.A Variations, dédié au Philharmonique de Los Angeles, sur lequel il a régné dix-sept ans durant. C’est de la « musique de chef d’orchestre », bien écrite, bien sonnante, mettant en valeur tous les pupitres. On y entend du Stravinsky, du Sibelius (son compatriote, qu’il a d’abord détesté, puis qu’il s’est mis à vénérer), du John Adams. On se souviendra davantage du formidable clarinettiste Kari Kriikku sillonnant les rangs de l’orchestre dans le raffiné D’OM LE VRAI SENS de Kaija Saariaho, et surtout de son exécution anthologique d’Amériques, d’Edgar Varèse, génial brûlot créé en 1926, et plus que jamais symbole de modernité. Comme Furtwängler, comme Klemperer, comme Markevitch, Salonen est un grand chef qui compose. Mahler, Strauss, Bernstein, Boulez restant, à tous égards, des exceptions.

François Lafon

Photo DR

samedi 12 février 2011 à 22h38

« Cocteau et Poulenc sont morts tous les deux en 1963, peut-on lire dans le programme du théâtre de l’Athénée. Poulenc le 31 janvier ; le lendemain, la NASA envoie le premier chimpanzé dans l’espace. Cocteau meurt en octobre, deux heures après avoir appris la mort d’Edith Piaf. » On ne saurait mieux définir l’atmosphère du one woman opera show proposé par la mezzo Stéphanie d’Oustrac, arrière petite nièce du compositeur. Le rideau se lève sur La Dame de Monte-Carlo, ou la dernière nuit d’une joueuse qui a tout perdu, suivi de Lis ton journal, extrait du monologue Le Bel indifférent, créé par Piaf (mais sans musique). Puis vient La Voix humaine, ou comment le téléphone peut devenir une arme mortelle en cas de rupture sentimentale. Stéphanie d’Oustrac est très bien (hystérie contrôlée, passages en douceur du parlé au chanté) et le pianiste Pascal Jourdan (puisque c’est la version originelle avec piano, plus théâtre, qui est utilisée) jongle habilement avec les pleins et les creux de ce dialogue unilatéral. Que le spectateur se sente mal à l’aise est le but de l’opération. La structure d’oripeaux colorés qui sert de décor - peut-être pour rappeler que c’est à l’Athénée qu’a été créé La Folle de Chaillot (Giraudoux et Cocteau étaient contemporains) - appuie les intentions des auteurs. En 1982, dans le foyer glacial du théâtre de Chaillot, Antoine Vitez avait monté La Voix humaine dans la même version de chambre, mais avec une femme vieillissante (Anne Béranger, ex-chanteuse devenue chorégraphe) et pour tout accessoire un collier qui finissait par lâcher. C’était terrifiant. Stéphanie d’Oustac est jeune et fraîche, comme le voulait Cocteau, et c’est encore plus terrible. Si votre couple ne va pas fort, réfléchissez avant d’y aller.

François Lafon

Au théâtre de l'Athénée, Paris, jusqu'au 13 février. Diffusion sur France Musique le 24 février à 9h05. (Affiche Malte Marin)

vendredi 11 février 2011 à 01h05

Au Théâtre des Champs-Elysées, Roger Muraro joue la Symphonie fantastique transcrite pour le piano par Liszt. Dans le disque, qui vient de paraître chez Decca, on entend l’œuvre comme un laboratoire d’idées, encadré d’extraits de la première Année de pèlerinage, qu’elle a l’air d’avoir inspirée. On imagine le public de l’époque devant ce festival de bizarreries rythmiques et harmoniques En concert, Muraro intercale les Images de Debussy : Liszt le décanteur, Debussy l’aventurier, entracte, retour à Berlioz l’inventeur. La Fantastique paraît plus folle encore. Muraro y prend tous les risques, frôle les précipices, rajoute chicanes et démarrages en côte. « Il y a des moments où Liszt ne note presque plus rien, explique-t-il. Il oublie des entrées d’instruments. J’ai dû imaginer des liens : 90% de Liszt écrit, 10% recréé ». Quand se terminent ces trois quarts d’heure de voltige, il pousse un énorme soupir. Il faudrait publier le concert avec l’enregistrement studio. L’un et l’autre, paradoxalement, dégagent la même impression : de la surenchère naît une sorte d’ascèse. Chapeau l’artiste.

François Lafon
 

vendredi 4 février 2011 à 01h22

Première de Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai (1883-1944) à l’Opéra de Paris, cent ans après sa création. Pourquoi cent ans après ? L’ouvrage a bonne réputation : Zandonai avait beau être un disciple de Mascagni (l’auteur de Cavalleria Rusticana), il aimait Strauss, Debussy et, par-dessus tout, Wagner, et cela s’entend. Et puis le livret est tiré d’une pièce de Gabriele D’Annunzio, elle-même inspirée de Dante. Le spectacle, mis en scène par Giancarlo del Monaco, est riche : « Au premier acte, on découvre un jardin avec de vrais arbres, des statues et des milliers de fleurs, explique celui-ci dans Opéra Magazine. Cela pourra déplaire à ceux qui ne supportent pas qu’un opéra soit replacé dans le cadre esthétique de sa création ». Dans la fosse, le chef Daniel Oren s’emploie à montrer que l’orchestration, elle aussi, est riche. Sur scène, des voix riches, à commencer par celle de Roberto Alagna, plus en forme que jamais. Trop de richesse, alors ? Sur le rideau de scène, énorme et angoissant : le masque mortuaire de D’Annunzio. Giancarlo del Monaco a tout compris : quoi qu’on fasse, Francesca da Rimini est une pièce de musée.

François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, les 6, 9, 12, 16, 19, 21 février.

dimanche 30 janvier 2011 à 23h17

Pas de banderoles, pas de choeur de bienvenue, comme la dernière fois que Gustavo Dudamel a dirigé l’Orchestre des Jeunes Simon Bolivar à la salle Pleyel. Venu pour deux concerts avec le Philharmonique de Los Angeles, le prodige se comporte en maestro. Enfin, presque. Il commence par une pièce de John Adams, Slominsky Earbox - du nom d’un théoricien et compositeur américain célèbre pour son oreille absolue -, et enchaîne sur le 1ère Symphonie « Jeremiah » de Leonard Bernstein. Ces musiques - un œil sur Stravinsky et l’autre sur Broadway - lui vont bien. Il y a même du Mahler dans « Jeremiah », quand l’alto chante « Juda habite au milieu des nations, et n’y trouve pas de repos ». C'est en revanche Wagner qui a surnommé la 7ème Symphonie de Beethoven « L’apothéose de la danse » : après l’entracte, Dudamel s’y déchaîne. Rythmes forcenés, effets appuyés, thèmes surexposés : tout est « trop » dans ce Beethoven considéré comme un pourvoyeur de blockbusters musicaux. Une partie de la salle hurle de joie, et délire quand vient, en bis, la 1ère Danse hongroise de Brahms. On retrouve l’ « effet Dude », qui a conquis la planète. Il y a quinze jours, sur la même estrade, Bernard Haitink dirigeait Beethoven. Mais ne comparons pas l’incomparable.

François Lafon
 

Courtes échappées au fil de la longue représentation des Fiançailles au couvent, importé du Capitole de Toulouse à l’Opéra Comique. L’œuvre est donnée comme essentielle, parce que le livret est de Sheridan (1751-1816, auteur de L’Ecole de la médisance) et la musique de Prokofiev. On nous explique dans le programme que dans les années 1940, la mode en Russie soviétique était aux classiques anglais, que cette histoire de barbons (capitalistes ?) bernés par leurs enfants (communistes ?) grâce à des religieux paillards (c’était avant que le clergé ne rentre en - relative - grâce) est un chef-d’œuvre sous ses allures conventionnelles, que Prokofiev y a renoué avec l’inspiration de L’Amour des trois oranges, et qu’il n’était que temps de lui donner sa chance à Paris, où il n’avait jamais été représenté. A voir cette farce à la musique sur-vitaminée, traitée comme un guignol constructiviste par le Britannique Martin Duncan, on se demande pourquoi, à l’opéra, le comique vieillit plus mal que le dramatique, et pourquoi les oeuvres que la postérité n’a pas retenues finissent un jour ou l’autre par refaire surface (ce qui arrive plus rarement au théâtre, où la création, il est vrai, est un peu plus vivace). Très bon Tugan Sokhiev, que l'on avait découvert au festival d’Aix dans L’Amour des trois oranges, Orchestre du Capitole russifié à point, distribution labellisée par la casteuse Larissa Gergieva (sœur de Valery Gergiev). Essentiel, vous dit-on.

François Lafon

Opéra Comique, Paris, les 30 janvier, 1er et 3 février

dimanche 23 janvier 2011 à 00h31

Comme on parle de droite décomplexée, on parlera bientôt d’opéra décomplexé. Hier soir, au Châtelet, ovation pour Le Barbier de Séville de Rossini mis en scène par Emilio Sagi, connu dans la maison pour y avoir monté Le Chanteur de Mexico et La Mélodie du bonheur. Décors mouvants, flamenco comme à Séville (on oublie souvent que ça se passe là), montgolfière rose emmenant Rosine et le Comte au septième ciel. Là où, naguère à l’Opéra Bastille, cheikh-Bartolo cachait sa pupille sous un tchador (mise en scène de Coline Serreau), ce ne sont que pas de danse et amours heureuses. A la question « Et la critique sociale ? » Sagi répond : « Rossini se plait à critiquer la morale établie, à singer la société de son époque, et il le fait avec grâce et minutie ». Comme tout le monde chante bien, à commencer par l’époustouflant ténor Bogdan Mihai, comme Jean-Christophe Spinosi fouette le crescendo comme un pâtissier fait monter une crème, on sort heureux. Sans oublier, tout de même, le tchador de Rosine.

François Lafon

Châtelet, Paris, les 24, 26, 28, 30 janvier. Le spectacle, filmé en 2005 au Teatro Real de Madrid avec Maria Bayo et Juan Diego Florez, est disponible en DVD (Decca)

jeudi 20 janvier 2011 à 23h19

Trouvée sur un forum, cette explication de la différence entre rythme et tempo :
« Le tempo est la vitesse à laquelle un rythme est joué. Le tempo se mesure en BPM (battement par minutes). Un BPM de 60/70 correspond à ton rythme cardiaque. Le rythme lui, est la manière dont la musique est construite : poum poum tchac est un rythme différent de poum tchac poum tchac. »
Application directe : le spectacle Feydeau Du mariage au divorce (ses quatre dernières pièces en un acte), donné au Théâtre Marigny dans une mise en scène d’Alain Françon. Accord parfait dans On purge bébé et Feu la mère de Madame : diastole et systole, allegretto et furioso négociés de main de maître par une troupe virtuose, avec Gilles Privat et Anne Benoit en chefs de pupitres. Grain de sable en revanche dans Léonie est en avance. Le rideau se lève sur un allegro agitato : une femme va accoucher, son mari, pour la calmer, la promène à travers le salon. Julie Pilod, l’actrice qui joue Léonie, est dans le tempo, mais pas dans le rythme : elle ajoute des poum et des tchac en marquant les « e »muets et en respirant à contretemps. Ses partenaires ont beau être à l’unisson, le rythme est brouillé. Dans Mais n’te promène donc pas toute nue, c’est le tempo qui se dérègle. Judith Henry, comédienne fine, a du mal à endosser le tempérament volcanique de son personnage. Du coup, son partenaire Eric Elmosnino (Gainsbourg au cinéma) a tendance à accélérer. Tout cela se joue à un cheveu. Dans le programme, Alain Françon se montre sensible au problème. A la question « Quelle liberté Feydeau laisse-t-il à un metteur en scène d’aujourd’hui ? », il répond : « Ce qu’il a décrit, il faut absolument l’expérimenter sur tous les plans : situation, rythme, descriptions de gestes et parfois d’intonations. Il ne faut pas faire le malin avec les pièces de Feydeau, sinon ça fait boomerang et ça vous revient dans la figure. Chez Feydeau, la dérive inconsciente des situations nécessite la vitesse et la variation continue (rapports de vitesse, rapports d’intensité). C’est une prison qui donne la liberté. » Un chef d’orchestre ne s’exprimerait pas autrement.

François Lafon

Théâtre Marigny, Paris, jusqu’au 9 mai. (photo DR)

mardi 18 janvier 2011 à 00h52

Question : pourquoi une nouvelle production de Jules César au Palais Garnier ? La précédente a été maintes fois reprise, alors que nombre d’opéras de Handel n’y ont jamais été donnés. Réponse : parce que Natalie Dessay voulait chanter Cléopâtre, et que la maison lui devait bien un spectacle tout neuf. Question : en quoi la nouvelle mise en scène de Laurent Pelly marque-t-elle un progrès sur l’ancienne, signée Nicholas Hytner ? Réponse : comme celle de Peter Sellars, qui a fait date et qui remonte elle aussi à la fin des années 1980, la relecture de Hytner nous montrait, dans un esprit BD (genre Tintin et Milou dans Les Cigares du Pharaon), le choc orient-occident sur fond de puits de pétrole. Pelly, lui, imagine César, Cléopâtre, Ptolémée et Cornélie hantant les remises de musée du Caire, où travaillent des magasiniers qui ne soupçonnent même pas leur présence. Question : et c’est plus actuel que les dictatures à l’ombre des derricks ? Réponse : au théâtre (et à l’opéra), la contestation est aujourd’hui moins politique, plus désabusée, plus dure et désespérée à la fois. Regardez les programmations du festival d’Avignon. Dernière question : et la musique dans tout ça ? Réponse : elle va son train sous la direction fluctuante d’Emmanuelle Haïm. Le plateau est correct, avec une Dessay s’affirmant d’air en air (elle en a huit, plus un duo) et apportant partout ce petit quelque chose qui n’est qu’à elle. Question subsidiaire : il reste des places ? Réponse : pas beaucoup, mais on pourra voir le spectacle en direct dans le circuit UGC le 7 février. Et si vous flanchez à l’idée d’endurer - sur scène ou sur écran - quatre heures d’alternance airs-récitatifs, écoutez le dernier album de Natalie Dessay chez Virgin : les huit airs en question, dont certains sont parmi les plus beaux de Handel.

François Lafon

A l’Opéra National de Paris - Garnier, les 20, 23, 27, 29 janvier, 1er, 4, 7, 10, 12, 14, 17 février

 

Photo : Natalie Dessay. Crédit : Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

mardi 18 janvier 2011 à 23h44

« La 5ème de Beethoven ? Pfff…bateau, voire ringard ». Du coup, l’œuvre emblématique de la « grande musique » est une des moins données en concert, si ce n’est au sein d’une intégrale des neuf Symphonies. C’est d’ailleurs une intégrale que Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe ont entrepris sur deux saisons, à Paris et Amsterdam. Pleyel complet, hier mardi, les gens debout, acclamant le moins marketing mais le plus respecté des chefs, ont une fois de plus confirmé « l’effet 5ème ». Les mêmes ont été plus sages, avant l’entracte, à la fin de la 8ème Symphonie, elle-même précédée de l’ouverture de Fidelio. Haitink n’est pas tendance, avec sa queue de pie et sa manière old fashion de diriger Beethoven, mais il est fascinant à regarder : les bras « en bas », le geste rare, il rappelle (en plus souriant) Karl Böhm, qui lui aussi déchaînait des tempêtes d’une simple levée de baguette. Mais pourquoi l’orchestre, qui est pourtant composé des plus fines lames des grandes phalanges européennes, sonne-t-il si gris ? Peut-être qu’Haitink, qui fréquente cette musique depuis plus d’un demi-siècle, est au-delà de ce genre de considération. Il se rattrape en mettant le feu à l’orchestre à des moments où l’on ne s’y attend plus, comme le finale de la 8ème. Mais il n’y a pas d’« effet 8ème » comme il y a un « effet 5ème ».

François Lafon

Salle Pleyel, Paris, 18 janvier. Aujourd’hui 19 : Symphonies n° 2 et 3 « Héroïque ».

« Comment l’amour fait exploser le cadre d’une œuvre ». Ambitieux programme. C’est celui de Christophe Crapez, qui met en scène et chante Le Journal d’un disparu au théâtre de l’Athénée. Il n’est pas le premier à chercher l’opéra dans ce cycle de mélodies composées par Janacek au moment où il se consume d’amour pour une femme de trente-huit ans plus jeune que lui. En 2001, au festival d’Aix, Claude Régy avait fait de ce bizarre cycle de mélodies pour jeune homme amoureux (ténor), gitane ensorceleuse (alto) et trois femmes formant chorus une disparition mystique aux yeux du monde d’en bas. Crapez est plus pragmatique. Il nous emmène dans un bureau des partitions perdues, où un pianiste (Nicolas Krüger) joue Janacek (Sonate, Sur un sentier recouvert) jusqu’à ce que naisse un opéra miniature. Mais pour être un chef-d’œuvre vocal composé par un génie de l’opéra, Le Journal d’un disparu n’est pas un opéra, et l’exercice, une fois de plus, reste un exercice. Musicalement, c’est très réussi. On a envie de (ré)écouter Janacek, les opéras, les pièces pour piano, tout : il n’y a rien à jeter.

François Lafon
                                                                                                                                                                                        Théâtre de l'Athénée, Paris. Les 14, 15 (20 h) et 16 (16 h) janvier.

vendredi 24 décembre 2010 à 09h43

Sur la façade ouest (en travaux) du Palais Garnier, une immense photo de Rolf Liebermann. L’exposition du centenaire, à la Bibliothèque-musée, est à la hauteur de ce « directeur de la dernière chance », qui en sept ans (1973-1980) a fait d’une maison en ruines un palais des merveilles. Ceux qui disent « J’y étais » y retrouvent ceux qui soupirent « J’aurais voulu y être », et tous célèbrent ensemble la Fête de la fédération. L’exposition ne passe pourtant pas sous silence les difficultés rencontrées par celui que des campagnes douteuses qualifiaient de Juif allemand. D’une cimaise à l’autre, on rêve aux moments de grâce (Les Noces de Figaro « de » Strehler, Lulu par Chéreau et Boulez, Faust décapé par Jorge Lavelli), et l’on s’attarde moins sur les spectacles ratés, où l’on ne perdait pourtant pas toujours son temps : Nicolaï Gedda en Orphée de Gluck, malgré la mise en scène (signée René Clair) et la chorégraphie (de Balanchine) ; la création in loco du Moïse et Aaron de Schoenberg, fût-ce en français et avec un Moïse essoufflé (le comédien Raymond Gérôme), Shirley Verrett en transes, même dans un Trouvère sans grâce, le duo Jon Vickers - Gwyneth Jones, bien peu baroqueux mais grandiose dans Le Couronnement de Poppée, sont aussi des grands souvenirs. Que reste-t-il de tout cela, hormis les documents exposés ? Liebermann croyait en l’opéra filmé, mais les spectacles diffusés à la télévision (Les Contes d’Hoffmann et Lulu par Chéreau, Faust et Oedipus Rex par Lavelli, Le Chevalier à la rose avec Christa Ludwig, la reprise des Noces de Figaro en 1980) sont introuvables. Seul témoignage disponible en DVD : le Don Giovanni réalisé par Joseph Losey, prototype du « filmopéra », en play-back et décors naturels. N’empêche : vécue ou fantasmée, l’ère Liebermann, comme les années De Gaulle, est un fleuron intouchable de la légende collective. Le catalogue de l’exposition est particulièrement soigné : textes clairs, photos nombreuses (et rares, pour certaines), maquettes, distributions complètes (y compris les reprises). Un cadeau de Noël tout trouvé.


François Lafon

Exposition L’ère Liebermann à l’Opéra de Paris. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Palais Garnier, angle rues Auber et Scribe. Tous les jours de 10h à 17h, jusqu’au 13 mars 2011. Catalogue aux éditions Gourcuff Gradenigo (49 euros).

samedi 18 décembre 2010 à 00h12

Phi-Phi et Ariane à Naxos, même combat. J’exagère ? Oui, un peu, quoique… Hasards de la programmation : on peut voir les deux dans la foulée, l’un à l’Athénée, l’autre à l’Opéra Bastille. Mais quel rapport entre l’opérette gauloise qui a émoustillé nos arrière-grands-parents et l’opéra ultra-sophistiqué, plus germanique que nature de Strauss et Hofmannsthal, avec intrigues en abîme et musique à l’avenant, sinon qu’ils racontent des histoires de leur temps sous couvert d’antiquité et qu’ils datent tous deux de la fin de la guerre de 1914-1918, c'est-à-dire, selon les historiens, du début effectif du XXème siècle ? Eh bien tout est là, justement : l’instinct de vie, le besoin de conjurer l’apocalypse, la redistribution des rôles entre les guerriers désarmés et les amazones ragaillardies. Les deux spectacles poussent à la comparaison : univers bling-bling, légèreté de l’être soulignés par Laurent Pelly dans sa mise en scène d’Ariane, marionnettes façon statues grecques, théâtre dans le théâtre et cynisme de notre temps pour Phi-Phi (bravo la compagnie Les Brigands, qui renonce enfin au bâclage sous couvert de second degré). Dans Ariane, la comédie de l’infidélité coiffe au poteau la tragédie de la fidélité. Dans Phi-Phi, dont le librettiste Albert Willemetz avait plus d’idées que le musicien Christiné, les épouses et les maîtresses revendiquent les mêmes pouvoirs, et ce sont les modèles court-vêtus du sculpteur (Phi-Phi, c’est Phidias) qui manipulent les mâles-marionnettes. Salles pleines, public concerné. S’agirait-il, cette fois encore, de conjurer l’apocalypse ?

François Lafon

Phi-Phi, d’Henri Christiné. Mise en scène Johanny Bert, direction musicale Christophe Grapperon. Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 9 janvier.
Ariane à Naxos, de Richard Strauss. Mise en scène Laurent Pelly, direction musicale Philippe Jordan. A l’Opéra de Paris-Bastille, les 20, 22, 25, 28 ; 30 décembre.
Photo : Phi-Phi © Elisabeth de Saverzac

samedi 18 décembre 2010 à 23h52

A l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, salle pleine, malgré la neige, pour Street Scene de Kurt Weill par l’Atelier Lyrique de l’Opéra. Avec My Fair Lady au Châtelet, c’est Broadway sur Seine. Les moyens ne sont pas les mêmes, les dialogues ont été élagués, il n’y a qu’un piano (formidable, le pianiste : il s’appelle Alphonse Cemin) pour donner leur rythme à deux heures de musique, mais comme les jeunes chanteurs sont déchaînés, comme le spectacle est d’autant plus touchant qu’il est simple, on y rêve tout autant. Cette histoire d’un taudis de Brooklyn et de ses habitants en période de canicule n’est pourtant pas rose. Weill, en devenant américain, a troqué les brulots de Brecht contre des livrets plus soft, sa musique s’est broadwaytisée, mais il n’est pas complètement entré dans le moule. Il grince encore, il dérange, il invente le musical intellectuel dont s’inspireront Bernstein et Sondheim. Le spectacle se donne encore aujourd’hui 19, mardi 20 et mercredi 21. Si vous êtes Toulonnais, ne manquez pas la reprise, les 29 et 31, du même Street Scene dans la mise en scène d’Olivier Bénézech, déjà donné en février dernier. C’était la création en France. Il était temps de s’y mettre !


François Lafon

Songs from Street Scene. Mise en scène : Irène Bonnaud, par l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris. Les 19, 21, 22 décembre, 20h, Opéra Bastille, Amphithéâtre
Street Scène. Mise en scène : Olivier Bénézech, Opéra de Toulon, les 29 et 31 décembre
Street Scene. Josephine Barstow, Samuel Ramey, Barbara Bonney, Scottish Opera Orchestra, John Mauceri (dir). 2CD Decca (1991)

Photo Mirco Magliocca/Opéra national de Paris

dimanche 12 décembre 2010 à 11h34

Au Châtelet pour les fêtes : My Fair Lady. Superproduction (3 millions d’euros), mise en scène chic et réussie de Robert Carsen, distribution de grands professionnels anglais, qui jouent là un de leurs classiques. A Paris, des versions en VF ont souvent été annoncées, venues de Belgique ou d'ailleurs, mais elles n'ont jamais passé le périphérique. Inadaptable, disait-on, intraduisible cette histoire de marchande de fleurs  venue du ruisseau, qui entre dans la bonne société parce qu’elle apprend à parler correctement l’anglais. On n’a pourtant jamais hésité à monter Pygmalion, la pièce de Bernard Shaw dont le musical est une copie presque conforme, et tant pis si l’accent de Belleville n’a pas les mêmes implications que le cockney londonien. Le film de George Cukor, aussi, avait achevé de dissuader les téméraires. Hier à l’entracte, on entendait : « Elle est bien, cette Sarah Gabriel, mais, bon, Audrey Hepburn… ». Des réactions d’enfants gâtés,  les mêmes que l’année dernière, même endroit, avec La Mélodie du bonheur. Là, on regrettait Julie Andrews, qui est d’ailleurs la créatrice de My Fair Lady au théâtre. Et puis, ne serait-ce que pour la pirouette finale, où Carsen réinjecte le cynisme de Shaw dans le happy end obligatoire du musical (je vous laisse la surprise), le spectacle mérite de passer à l’Histoire. En juin prochain, il sera repris au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. Là, ce sera une vraie première, et autrement plus symbolique qu’elle ne l’est ici.

François Lafon 

Châtelet, Paris, jusqu’au 2 janvier. 

vendredi 10 décembre 2010 à 10h10

Nietzsche/Wagner : le Ring, hier soir au Théâtre Charles-Dullin de Grand-Quevilly (Rouen). Succès la semaine dernière à Reims. Tournée en vue. Le titre se  prête aux fausses pistes. Dialogue philosophique ? Explication de textes ?  Non. C’est la répétition d’une Tétralogie de poche. Sur scène, devant un rideau magique (mur et forêt en même temps), trois chanteurs, des assistants, des techniciens. Dans la fosse, une vingtaine de musiciens de l’Orchestre de Basse-Normandie et leur chef Dominique Debart.  Vient un empêcheur de chanter en rond : Nietzsche, l’amoureux déçu, le  fanatique revenu de sa passion. Il nous donne toutes les raisons – les meilleures comme les pires – de détester Wagner. En réponse, les chanteurs chantent et les musiciens jouent. Ce ne sont pas les moments qu’on attend (pas de Chevauchée, pas de Marche funèbre), mais les scènes clé, entre Wotan et Brünnhilde, entre Brünnhilde et Siegfried, entre Siegfried et ses rêves. Les chanteurs sont très jeunes, l’orchestre joue avec la finesse qu’il mettrait à Siegfried-Idyll. On se croirait revenus aux origines, quand le format wagnérien n’existait pas. Alain Bézu, le metteur en scène, casse l’enchantement quand il le faut : réjouissante explication au tableau noir de la généalogie des dieux, film muet façon Méliès, où l’on voit le vilain Hagen ourdir ses complots. Ce n’est ni Le Ring pour les Nuls, ni une leçon de  théâtre musical. C’est le poison et l’antidote en même temps. Amenez vos amis que Wagner endort. Si cela ne les réveille pas…

François Lafon

mercredi 8 décembre 2010 à 00h39

Récital Chopin de Maurizio Pollini à Pleyel. Salle comble, rangées supplémentaires de chaises sur scène. A la fin, quatre bis, dont la première Ballade et la Berceuse. Standing ovation. Beaucoup ont appris leur Chopin en écoutant Pollini, en usant ses disques. Alors qu’est-ce qui rend une telle soirée inoubliable ? Contre lui : un son un peu sec, un refus de l’effet qui frise l’ascétisme. Pour lui : une main gauche qui parle et une droite qui chante, un rubato léger qui évoque vraiment ce vent dans les feuilles dont parle Chopin, une façon sans pareille de faire flamber la musique au moment où l’on s’y attend le moins. Mais cette soirée en particulier ? Le programme : les vingt-quatre Préludes, huit Etudes de l’op. 25. Il y aurait un livre à écrire sur les enchaînements selon Pollini, sur la très légère respiration qu’il prend, ou ne prend pas, ou qu’il décale un peu, pour passer du majeur au mineur, sur les correspondances, les idées fixes (merci Berlioz), les embryons de leitmotifs (merci Wagner) qu’il indique sans en avoir l’air, sur la façon dont il éclaire un accord, une formule dont le XXème siècle fera son miel. Entre ces deux voyages au long cours, un 1er Scherzo fulgurant, deux Nocturnes op. 27 d’autant plus mystérieux qu’ils ne cherchent pas à l’être. Le tout-venant ? Pour lui, oui. C’est dire !

François Lafon
 

Photo DR

vendredi 3 décembre 2010 à 14h11

Thème de la saison : Les utopies. Titre du cycle : L’art total. Clou du concert de l’Orchestre National de Lyon dans la salle ovale de la Cité de la musique : la version son et lumière du Prométhée de Scriabine. Pour chauffer la salle et l’orchestre, dirigé avec plus d’élégance que de punch par son bientôt ex-chef Jun Märkl : le Prométhée de Liszt (Malheur et gloire), Mort et transfiguration de Strauss (sans commentaire) et Les Créatures de Prométhée de Beethoven (avec le thème du finale de la Symphonie « Héroïque » en version ballet).  De Baudelaire à Messiaen, « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », et Scriabine, en 1911,  a rêvé un clavier de lumières aujourd’hui réalisé : à chaque harmonie, une couleur projetée derrière l’orchestre, doublée, sur les murs de la salle, d’une progression lumineuse moins illustrative. Au début, la magie opère : l’énorme orchestre, avec orgue et piano (Roger Muraro, toujours à l’aise dans les défis fous) est plongé dans une pénombre animée de lueurs mi-boite de nuit mi-Nuit de Walpurgis. Mais bien vite, ce sont les mêmes effets qui se répètent, et l’on finit par se dire que cette musique monstre manque d’imagination. Alors on ferme les yeux, et si l’extase ne vient pas, on ne peut s’en prendre qu’à soi.

François Lafon

Inviter des baroqueux à diriger l’Orchestre de Paris, c’est une idée louable, ne serait-ce que pour conjurer l’expérience ratée avec Frans Brüggen (1998 – 2000). Cette fois, c’est Jean-Christophe Spinosi qui s’y colle, avec un programme à risques : la Symphonie « L’Ours » de Haydn, le Concerto pour deux pianos et la Messe du Couronnement de Mozart. Pour le chef, le grand jeu : exercice de style (Haydn), accompagnement de solistes – instrumentistes et chanteurs – et maniement de grands effectifs. Spinosi, connu pour ses Handel et ses Rossini, attaché à prouver sa valeur dans des répertoires plus récents, s’est fait une  réputation en galvanisant du geste son Ensemble Matheus. Face à l’Orchestre de Paris, son agitation est étrange : n’est pas Leonard Bernstein qui veut. L’orchestre le suit, mais sans renoncer à sa respiration, qui est large, ni à sa sonorité, qui est charnue. La symphonie de Haydn est en place, mais tournée vers l’effet. Cela marche : le public se laisse avoir par les fausses fins du dernier mouvement, et applaudit en plein milieu. Dans le concerto, l’orchestre se relâche, mais on écoute surtout la grande Maria Joao Pires phraser à ravir, secondée par son élève David Bismuth. La messe, elle, est de trop : mise en place hasardeuse, éclats à contre-sens.  Un moment de grâce, quand la soprano Marita Solberg chante l’Agnus Dei, petit frère du Dove sono de la Comtesse dans Les Noces de Figaro. Mais il y a longtemps que pour le chef, l’enthousiasme  ne suffit plus.

François Lafon

Idées toc

Il y a des opéras à thèse, comme il y a du théâtre à thèse. Mathis le peintre, qui entre au répertoire de l’Opéra de Paris pour le cent-quinzième anniversaire de la naissance de Paul Hindemith, en est l’exemple type. C’est un monument - trois actes d’une heure chacun et un livret à clé : Matthias Grünewald (l’auteur du Retable d’Issenheim) hésitant entre l’art et l’action, alias Hindemith lui-même face la montée du nazisme. Musique bavarde et texte redondant. L’ouvrage est difficile à monter, et l’est d’ailleurs rarement. Christoph Eschenbach, qui fait ses débuts dans la fosse de la Bastille, allège le plat autant qu’il le peut. Mais le metteur en scène Olivier Py tombe dans le piège. Il sucre le sucre, symbolise les symboles, illustre l’illustration. Dans des décors raides et mouvants comme la partition d’Hindemith, il mélange tanks et bombardes, SS avec chiens et anges avec ailes, évocations du Retable et flashs des camps de la mort. Quand Matthias Goerne, à la fin, reste seul pour enfin faire montre de son art de diseur, il est trop tard. On a ingurgité trop de grandes phrases et de riches harmonies, trop d’images choc et d’idées toc. Mathis le peintre a un cousin germain : Palestrina, de Hans Pfitzner. Ne le dites à personne : on risquerait de le retrouver sur la scène de la Bastille.

François Lafon

Création choc

Mathis est une vaste réflexion sur la place de l’artiste dans une société totalitaire, sur la solitude de l’individu face aux choix qu’imposent ces périodes de déchirement, sur le bouleversement dans les repères de la pensée et de la religion. Et cette imposante réflexion se déroule sous nos yeux comme une fresque historique et spirituelle, à la manière du Retable d’Issenheim lui-même, peint au XVIème siècle et conservé à Colmar, qu’il n’est peut-être pas inutile de contempler avant la représentation. Qu’Olivier Py fasse référence au nazisme, rien de plus normal : c’est l’œuvre elle-même qui veut ça. Sa mise en scène, impressionnante par ses dimensions picturales, s’allie ainsi en contrepoint à l’austérité d’une partition qui prend souvent des allures de « longue steppe » musicale. Elle traduit les désarrois qui hantent l’œuvre, ces contraintes qui ne laissent de choix qu’entre la marginalisation de l’individu libre et la servitude volontaire de la masse, la résistance pour le catholicisme flamboyant ou l’adhésion aux idées rigoureuses de Luther. Avec, en point d’orgue, un Mathis qui se dépouille de ce qu’il a fait de bien, ce à quoi il aspirait, ce qu’il a créé, les honneurs qu’il a reçus, ce qui l’a tourmenté, ce qu’il a aimé. Christoph Eschenbach, l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Paris soutiennent la partition pendant ces quatre heures en puisant dans les profondeurs les plus charnelles d’une Passion symbolisée par le Retable. Et si ce qui caractérise la distribution est sa qualité et son homogénéité, signalons, à côté d’un Matthias Goerne qui fera date dans l’histoire de l’Opéra de Paris, l’exceptionnelle Mélanie Diener.

Albéric Lagier

Opéra National de Paris Bastille, les 19, 22, 25 et 28 novembre, 1er, 3 et 6 décembre.

Photo :  Eric Huchet (Sylvester von Schaumberg) et Matthias Goerne (Mathis). Crédit : Charles Duprat / Opéra national de Paris 

dimanche 14 novembre 2010 à 10h48

Débarrasser l’opéra de ce qui l’enchaîne au passé, en extraire l’or pur, n’en garder que ce qui nous parle. Pour cela se fier à ses souvenirs, faire œuvre de ce qui reste après qu’on a tout oublié. Tout amateur en a rêvé, Peter Brook l’a fait. Magistralement avec La Tragédie de Carmen (1981), plus difficilement avec Impressions de Pelléas (1992), en état de grâce aujourd’hui avec Une Flûte enchantée. Une Flûte « librement adaptée », qu’il a longtemps méditée sans oser s’y coller, et qu’il donne aux Bouffes du Nord, où il officie depuis trente-six ans, en guise de cadeau d’adieu. De fait, c’est du super-Brook que nous avons là, c'est-à-dire que l’artifice est réduit à sa plus simple expression, que le théâtre naît de rien, comme cette flûte escamotée à la fin, qui est partout et nulle part, et que, probablement, nous emportons avec nous. Pas de rituel maçonnique, ni de théâtre de tréteaux : des murs rouges, des costumes neutres, de très jeunes chanteurs-acteurs, deux comédiens qui servent de dei ex machina. Adaptée pour un piano et sept voix par Franck Krawczyk, la musique est mieux qu’un digest : une fantaisie sur un thème. L’histoire ? Effleurée. Comme dit Papageno au début : « Tout le monde me connaît. » Ce qui a intéressé Brook, c’est l’initiation, l’abandon de ce qui nous retient au sol, nous empêche d’arriver aux « régions de lumière » entrevues par l’essayiste Joubert. Ce qu’il avait raté dans son film sur Gurdjieff Rencontres avec des hommes remarquables, il le réussit ici, trente ans plus tard. Peut-être parce que maintenant il sait, ou que, comme Jack London dans Martin Eden : « Au moment où il sut, il cessa de savoir. »

François Lafon

Une Flûte enchantée. Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 31 décembre. Suivi d’une tournée à Athènes, Brême, Londres, Grenoble, Luxembourg, Milan, New York

mercredi 10 novembre 2010 à 11h58

« Faire théâtre de tout », répétait Antoine Vitez. Patrice Chéreau, invité au musée du Louvre, le fait, et tout naturellement. Dans les salles immenses, théâtres des oeuvres mortes et de la vie retrouvée, il donne la pièce de Jon Fosse Rêve d’automne – des retrouvailles dans un cimetière – et le monologue de Bernard-Marie Koltès La Nuit juste avant les forêts – ou les mots comme dernier espoir. Dans un espace plus intime, il a réuni des tableaux et des photos. L’Homme au gant du Titien converse avec L’Homme à la ceinture de cuir de Courbet, Le Christ mort couché sur son linceul de Philippe de Champaigne renvoie au jeune homme nu, debout, photographié par Nan Goldin. Comme Thierry Thieû Niang, le collaborateur de Chéreau, est aussi danseur, il y a de la danse sous les cimaises, et comme Daniel Barenboim – à défaut de Pierre Boulez, souffrant – est là, on fait de la musique. Cela se passe à l’auditorium du musée, car dans les galeries aux échos de cathédrales… Et pourtant si, et cela, il fallait l’oser. A trois reprises hier soir, de la pénombre de la section espagnole à la grande galerie italienne éclairée a giorno, une centaine de happy few ont suivi Waltraud Meier chantant les Wesendonck Lieder de Wagner comme s’il y allait de sa vie. Par d’autres, cela aurait senti l’installation branchée. Là, chavirés par cette Isolde en quête d’infini, on n’a pensé qu’à faire le grand saut avec elle. Tout cela s’appelle Les Visages et les corps, c’est une grande jonglerie avec le désir, la dépression et la mort (mots clés chéralducéens). Cela pourrait être sinistre comme un musée la nuit, et pourtant on en sort tout revigoré.

François Lafon

« Les Visages et les corps ». Le Louvre invite Patrice Chéreau. Théâtre, films, musique, danse, rencontres, jusqu’au 9 décembre.

mercredi 27 octobre 2010 à 08h07

Fallait-il ? Ne fallait-il pas ? Trente-sept ans et six mois après sa création, la mise en scène des Noces de Figaro par Giorgio Strehler reprend du service à l’Opéra Bastille. En 2004, quand Hugues Gall a passé les clés de la maison à Gerard Mortier, celui-ci s’est empressé de « déclasser » la production. Si le spectacle qui l’a alors remplacé, signé Christoph Marthaler, avait fait l’unanimité, nous n’aurions peut-être jamais revu celui-ci. Mais pourquoi Nicolas Joël, successeur de Mortier, n’a-t-il  pas lui-même tenté d’autre Noces ? « Parce que celles-ci sont parfaites », se plaît-il à rappeler. Dans l’absolu, il n’a pas tort, mais qu’est-ce que l’absolu en matière de mise en scène ? En 1973, Strehler était considéré comme le plus grand metteur en scène du monde, et ces Noces, commandées par Rolf Liebermann, ont imposé l’Opéra de Paris comme la scène internationale qu’elle n’était plus depuis longtemps. De l’Opéra Royal de Versailles (pour les deux premières représentations) au Palais Garnier, de Garnier à la Bastille,  Les-Noces-de-Strehler est devenu une coquille vide, où se sont succédé plusieurs générations de grandes voix. Avant qu’Humbert Camerlo, qui avait été son assistant, n’en resserre les boulons, Strehler lui-même et son scénographe Ezio Frigerio avaient même demandé que leur nom ne figure plus à l’affiche. Aujourd’hui Camerlo, secondé par Marise Flach, détentrice de la « grammaire du geste strehlérien » (sic), continue d’entretenir la flamme. Vu avec les yeux de la mémoire, le  monument tient debout. Le dernier mot revient pourtant à ce jeune homme qui voyait hier Les Noces de Figaro pour la première fois : « Figaro et la lutte des classes, ça le faisait il y a trente ans. Mais là-dedans, il y a aussi tout ce qui nous  prend la tête aujourd’hui. Il faudrait que votre Strehler ressuscite pour nous raconter ça. »

François Lafon

Opéra de Paris Bastille,26, 28, 31 octobre, 3, 9, 11, 15, 18 et 24 novembre 2010, 13, 17, 21, 23, 28, 31 mai et 2, 5 et 7 juin 2011. Diffusion en direct sur France 3 le 3 novembre à 20h35. 

 

Crédit : Fred Toulet / Opéra national de Paris

samedi 16 octobre 2010 à 09h36

« Pierre-Laurent Aimard va enchaîner les œuvres qui constituent son programme. Il vous demande donc de n’applaudir qu’à la fin ». Le public du Théâtre des Champs-Elysées se le tient pour dit, et ne bronchera pas. Un seul portable sonnera, deux ou trois sièges claqueront. Un auditeur qui assiste à son premier récital de piano aura trouvé l’annonce inutile : de toute évidence, le pianiste n’a joué qu’une seule œuvre, coupée en deux par un entracte. Erreur : il y a du Bartok, du Liszt, du Messiaen et du Ravel. Peu auront vu la jointure entre Nénie (Bartok) et Aux Cyprès de la Villa d’Este (Liszt - Années de Pèlerinage). Quelques-uns auront cru que les Oiseaux tristes (Ravel - Miroirs) sont du même auteur que Le Traquet Stapazin (Messiaen - Catalogue d’Oiseaux). Aimard, disciple de Messiaen, complice de Boulez, a pourtant pris soin de mettre en valeur le style de chaque œuvre, de chaque compositeur, comme s’il tenait à parler le hongrois (Bartok, Liszt) sans plus d’accent que le  français (Ravel, Messiaen). C’est même, paradoxalement, pour tout cela que ce jeu de miroirs (tiens !) est si troublant. Pas de bis, cela briserait la glace. Dimanche dernier, toujours dans la saison de Jeanine Roze, Aimard faisait équipe avec Alfred Brendel, dans le cadre du centenaire de Jean-Louis Barrault. Une drôle de paire. A talent égal.

François Lafon

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 15 octobre

Photo : Felix Broede /DG

Toujours féconds, les liens entre musique et politique. Nulle part ailleurs qu’en Union Soviétique ils ont été plus serrés et plus tendus, mais aussi plus troublants, principalement entre 1917 et 1953. C’est la période explorée dans une exposition qui vient d’ouvrir ses portes au Musée de la Musique (jusqu’au 16 janvier 2011). A l’image du « Troisième Reich et la musique », qui a connu un énorme succès en 2004, « Lénine, Staline et la musique » fait défiler toute une époque de la culture russe. On voit (et parfois aussi on entend) des manuscrits de Prokofiev et de Chostakovitch, des esquisses de Malevitch pour un opéra, des portraits à la gloire de Lénine et de Staline, des extraits d’Alexandre Nevsky (le film d’Eisenstein, avec une musique de Prokofiev). On retrouve les noms de Meyerhold, Rodchentko, Chagall, Gorki…

Age d’or ou âge de fer ? Les deux, car on voit surtout comment l’art devient, au nom de la Révolution, le serviteur d’une propagande. Un vent de liberté souffle (très brièvement) sur la Russie au lendemain de la Révolution d’Octobre. Puis, dès les années 1920, Staline se charge de mettre les artistes au pas, dans le sens le plus littéral du terme, processus qui culminera dans le fameux article de la Pravda, rédigé, semble-t-il, par le Petit Père du Peuple en personne, et condamnant sans appel Lady Macbeth de Mzensk, l’opéra de Chostakovitch. L’ombre de Staline (qui comme Lénine avait des goûts musicaux plutôt conservateurs) est omniprésente dans la deuxième partie de l’exposition, qui se termine sur les funérailles du dictateur, mort le même jour que Prokofiev. On apprécie mieux, à la fin de ce parcours, la liberté, fragile mais néanmoins réelle, dont jouissent les artistes dans la société actuelle. 

Pablo Galonce

Photos : 

Vladimir Tatline, La Porte du Saint-Sauveur, Projet de décor pour Une vie pour le tsar de Mikhaïl Glinka,1913 © Moscou, galerie nationale Tretiakov

 

Tatiana Bruni, L’Ouvrier au fourneau, projet de costume pour le ballet Le Boulon de Dmitri Chostakovitch, 1931 © Saint-Pétersbourg, musée national du Théâtre et de la Musique

"Lénine, Staline et la musique", du 12 octobre au 16 janvier à la Cité de la Musique, Paris.

lundi 11 octobre 2010 à 10h27

Avec sa dernière production de La Bohème de Puccini, le Capitole de Toulouse sacrifie à une tradition fortement ancrée : cette pièce est pratiquement revisitée tous les cinq ans, et l’on compte vingt-cinq reprises depuis sa création in loco. Les amours impossibles du livret sont-elles particulièrement appropriées à la fibre toulousaine, ou bien, au contraire, ce sont les pierres d’attente d’une lecture sociale de l’histoire qui fascinent ? Le metteur en scène Dominique Pitoiset appuie, quant à lui, ce dernier aspect et intensifie le vérisme de l’intrigue qui se déroule dans le Paris du 21e siècle. Pour les deux premiers tableaux, cette adaptation ne contraste pas avec la musique. En revanche, les deux derniers « résonnent » de manière très anachronique par rapport à ce que l’on entend : l’actualisation est exagérée et ne colle plus vraiment avec l’œuvre. Cela n’empêche pas l’émotion de passer, malgré aussi une certaine inégalité des chanteurs, un équilibre fragile entre l’orchestre et les voix, et une direction (Niksa Bareza) très conventionnelle

Katchi Sinna

Théâtre du Capitole, Toulouse, les 3,5,6,7,8,10,12,13,15,17 octobre 2010.

Photo DDM/Frédéric Charmeux

jeudi 7 octobre 2010 à 08h30

Au Châtelet, les Parisiens continuent à faire leur éducation en matière de musical. Après La Mélodie du bonheur, A Little Night Music et quelques autres, voici Show Boat, l’ancêtre (1927), l’acte fondateur du genre. On y assiste, sur une musique qui a fait son chemin (Ol’Man River et autres tubes), à trente ans d’histoire de l’Amérique. Les auteurs, Jerome Kern (musique) et Oscar Hammerstein II (livret), ont fait fort : on y voit une chanteuse de music hall rejetée parce qu’elle a du sang noir et des couples improbables liés par une incompréhensible passion, tous embarqués sur un show boat, un de ces bateaux théâtres qui sillonnaient le Mississippi. Venue de Cap Town, où la ségrégation n’est pas un lointain souvenir, la production n’est pas riche et la mise en scène ne doit pas être beaucoup plus moderne que celle de Maurice Lehmann, lors de la création française en 1929, déjà au Châtelet. C’est peut-être cela le plus émouvant, cette pièce de musée donnée comme un morceau d’actualité par une troupe qui a l’air de jouer sa vie. Comme tout le monde chante et bouge bien, on n’a jamais l’impression de voir un spectacle au rabais. Prochaine résurrection, en décembre : My Fair Lady. Encore une histoire cruelle sous des dehors souriants.

François Lafon

Théâtre du Châtelet, Paris, jusqu’au 19 octobre.

Crédit : © Malin Arnesson

La morale, le social, la religion, la spéculation : quatre clés du Triptyque, spectacle en trois volets imaginé par Puccini avant la guerre de 14-18, et créé juste après à New York.  Drame de la jalousie chez les mariniers en temps de crise (Il Tabarro), opprobre terrestre et consolation céleste pour l’aristocrate qui a fauté (Suor Angelica), magouilles financières chez les bourgeois (Gianni Schicchi) : fantasmes et réalités de notre avant-guerre. A noter que Puccini, en mal d’inspiration, retrouve la forme quand la méchante Princesse vient déshériter la femme perdue (Suor Angelica) et quand l’escroc Gianni Schicchi  détourne l’argent de la famille indigne. Dans le spectacle sans grâce ni inspiration signé par Luca Ronconi à La Scala de Milan et repris, avec une distribution passe-partout, à l’Opéra Bastille en guise de « première nouvelle production de la saison », cela se remarque à peine. Pourquoi, alors, monter ces œuvres qui ne valent que par ce qu’elles révèlent de leur époque, et, avec un peu de chance, de la nôtre ?


Crédit : Ian Patrick / Opéra national de Paris

Jörg Widmann (une création française), Dvorak, Beethoven : à Pleyel, un programme sur mesure pour Christoph von Dohnanyi, avec l’Orchestre de Paris. Sauf que de Dvorak, il s’agit du rare et pas fameux Concerto pour piano,  défendu (c’est le mot) par le jeune Martin Helmchen, de Widmann l’ouverture de concert Con brio, où les timbales en folie (bravo le timbalier) illustrent le rythme selon Beethoven, et de Beethoven en personne, la Symphonie « Héroïque ». C’est là que le vieux chef (quatre-vingt-un ans) va faire d’un concert de série un moment d’anthologie. Son « Héroïque » n’a pas bougé depuis son enregistrement avec l’Orchestre de Cleveland en 1983 (Telarc), et si elle nous paraît étonnamment ample, c’est parce que les baroqueux sont passés par là, et que nos oreilles ont changé. Ce qui ne vieillit pas, en revanche, c’est la liberté avec laquelle Dohnanyi dirige cette musique. Plus de bâti : l’édifice tient tout seul. Pour cette « première symphonie romantique », dont le dernier mouvement fait exploser les formes traditionnelles, cette (fausse) improvisation est en situation : l’imagination est au pouvoir et l’Esprit de la révolution souffle. Et dire que Dohnanyi, dans le cercle fermé des baguettes internationales, est encore considéré comme un second couteau !

François Lafon

Paris, Salle Pleyel 29 et 30 septembre

mercredi 22 septembre 2010 à 07h41

Troisième reprise pour ouvrir la saison à l’Opéra de Paris, troisième production datant de la direction d’Hugues Gall – avec une impasse significative sur le règne de Gérard Mortier : Le Vaisseau fantôme de Wagner. « On évalue le niveau d’une maison d’opéra à la qualité de ses reprises autant qu’à l’éclat de ses premières », affirme l’actuel directeur Nicolas Joël. Cela veut dire des distributions qui tiennent la route, des chefs à toute épreuve et des mises en scène pas trop compliquées. Les fans  du festival permanent sont frustrés. Ni L’Italienne à Alger, ni Eugène Onéguine, ni  ce Vaisseau, c’est vrai, ne véhiculent le grand frisson. Les salles sont pleines pourtant, et le public applaudit de bon cœur : tout le monde, apparemment, ne mesure pas son plaisir à l’aune du festival permanent. On va entendre une œuvre, correctement interprétée. Un signe de médiocrité ? Pas forcément. Et puis l’oiseau rare n’en est que mieux venu : dans ce Vaisseau piloté par un chef routinier (Peter Schneider) et habité par une Senta sans grâce (Adrianne Pieczonka) entourée de vétérans jouant « au métier » (James Morris, Matti Salminen), la découverte du ténor Klaus Florian Vogt (photo) nous fait passer du noir et blanc à la couleur. Un seul être arrive, et le monde est repeuplé.

François Lafon

Photo :  Opéra national de Paris/ Frédérique Toulet

 

Concerts & dépendances
 
Anciens sujets par thème
 

Anciens sujets par date
2024
2023
2022
2021
2020
2019
2018
2017
2016
2015
2014
2013
2012
2011
2010
2009