Mardi 19 mars 2024
Concerts & dépendances
Aux Bouffes du Nord : Funeral Blues, the missing cabaret, textes de Wystan Hugh Auden, musique de Benjamin Britten, ou l’œuvre que ceux-ci auraient peut-être écrite si la vie et leurs egos n’en avaient décidé autrement. Une fiction à plusieurs degrés imaginée et mise en scène par Olivier Freidj, créée la saison dernière au Luxembourg mais bien dans la tradition des kits musico-dramatiques dont les Bouffes se sont fait une spécialité, quelques semaines après le non moins kaléidoscopique Zauberland (voir ici). Sur scène donc, un décor double où voisinent le duo Britten-Auden (atmosphère masculine de salle de sport) et, seule dans son rêve, la comique Gipsy Rose Lee (tapis moelleux et abat-jour rose), colocataires à New York (les deux premiers, objecteurs de conscience, ayant fui l’Angleterre) dans la réalité, ici chanteur (Laurent Naouri), acteur (Richard Clothier) et pianiste (Cathy Krier) jonglant avec les mélodies de l’un -  les Cabaret Songs entre autres - et les poèmes  de l’autre - dont le magnifique Funeral Blues, internationalement connu depuis le film Quatre Mariages et un enterrement. Un numéro de haute voltige parfaitement calibré, où le musicien et son librettiste s’affrontent à fleurets mouchetés - l’un dans ses textes, l’autre dans la musique que ceux-ci lui inspirent -, le second « sorti du placard » et amoureux du premier,  celui-ci beaucoup moins frontal dans l’affirmation de son homosexualité. Surtitres opportunément explicatifs, rappelant entre autres que Britten avait détesté le livret d’Auden pour le Rake’s Progress de … Stravinsky et qu’Auden avait durement critiqué l’opéra Billy Budd, où Britten se livrait plus qu’ailleurs. Succès mérité pour les interprètes - à commencer par le décidément éclectique Laurent Naouri - tous trois donnant corps et âme à ces personnages avançant masqués. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 27 avril (Photo © Bohumil Kostohryz)

Tandis qu’à l’Athénée la contralto galloise Hilary Summers chante Purcell et Debussy, Chostakovitch et Ravel avec Alphonse Cemin au piano, à La Scala-Paris Maxime Pascal dirige le concert des soixante-dix ans de Michaël Levinas. Le Balcon sur tous les fronts donc, alors que l’ensemble vient de fêter son dixième anniversaire et que Cemin prend la baguette pour diriger (encore à l’Athénée, maison mère) Into the little Hill, le « conte lyrique » de George Benjamin créé à Paris en 2006 avec … Hilary Summers. Une nouvelle donne pour la musique dite vivante, une façon efficace de débarrasser la « contemporaine » du label « pour spécialistes ». A la souplesse et la pertinence de Cemin épousant l’éclectisme très british (on pense à Janet Baker) d’Hilary Summers répond le sens du récit et de la couleur de Maxime Pascal, particulièrement bienvenu dans l’univers de son maître Levinas. En une grosse heure de musique et peu de discours (rare dans ce genre d’exercice), beaucoup est dit de ce qui pourtant n’est pas simple : rencontre en forme de fight du Balcon et de L’Itinéraire (dont Levinas a été le directeur) dans D’Eau et de pierres pour deux groupes instrumentaux (tout est dans le titre) de Gérard Grisey, union des deux ensembles pour Préfixes de Levinas - version revue vingt-sept ans plus tard par le compositeur à la lumière de ses expériences lyriques -, le tout mis en lumière par Etude sur un piano espace (version avec électronique jouée par Trami Nguyen, créée en 2010 par … Alphonse Cemin) et par le bref Poème battu pour voix, piano, percussions et électronique sur un texte de Ghérasim Luca, aperçu fulgurant de l’inspiration originale de Levinas compositeur d’opéra (« J’ai toujours pensé qu’il existe des possibilités d’hybridation de transitoires d’attaque entre familles instrumentales, voix humaine et instruments par exemple »). Cadre (et électronique) adéquat de La Scala comme sont adéquats les ors de l’Athénée, là aussi histoire de continuité. 
François Lafon

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, Paris – La Scala-Paris, 15 avril (Photo © Pierre Grosbois)

A l’Opéra de Paris-Bastille : Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch dans une nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Entreprise risquée, les deux précédentes représentations (André Engel, 1992 – Martin Kusej, 2009) ayant laissé un grand souvenir, l’ouvrage - idéal pour une salle de ce style et de ces dimensions - ayant d’ailleurs été précédemment envisagé pour inaugurer le bâtiment en 1990. Hormis l’inévitable actualisation de l’action (nous sommes chez les propriétaires d’un abattoir industriel, métaphore efficace de la tragédie), Warlikowski n’a pas cherché à réécrire la fable inspirée de Nikolaï Leskov, la frustration bovaresque (on pense aussi à Katia Kabanova d’Ostrovski/Janacek) de cette Lady Macbeth de province étant loin d’être caduque. Tout juste se permet-il un intermède music-hall (justifié par la musique) en guise de fête au commissariat de police, grinçante prémisse de la déportation en Sibérie des amants meurtriers.  Pour le reste, il est dans son élément : chambre-vitrine de tous les désirs cernée des murs d’acier de l’abattoir sur lesquels ruissellera le sang des victimes, meurtres en direct et scènes de sexe hyperréalistes (et pas seulement celle qui a suscité l’ire de Staline et l’interdiction de l’opéra en 1936), le tout comme un grand flash-back amorcé par le film de la noyade de l’héroïne trahie par son Macbeth-coq de village. Belle idée que de faire précéder la catastrophe finale du 8ème Quatuor à cordes (1er mouvement orchestré par Rudolf Barshaï) que Chostakovitch considérait comme un « auto-requiem », ajout emblématique de la direction d’Ingo Metzmacher, spécialiste actuel de l’œuvre. Orchestre et Chœurs de l’Opéra à leur meilleur (et effet imparable des cuivres aux balcons) sous sa baguette ultra-précise, opérant comme peu (Mariss Jansons ?) le mariage chostakovitchien de l’ironie et du lyrisme, de l’écrasant et du planant, donnant tout leur relief aux moments où le compositeur se confie en direct, telle la sublime passacaille suivant … l’empoisonnement aux champignons du beau-père honni. Plateau de grand luxe dominé par la soprano Ausriné Stundyté – forte présence et voix inépuisable – et le ténor Pavel Cernoch, formant - formidable direction d’acteurs aidant - un très crédible couple funeste. Acclamations unanimes au rideau final, même pour Warlikowski, ce qui n’a pas dû manquer de l’étonner. 
François Lafon  

Opéra National de Paris-Bastille, jusqu’au 25 avril. En direct au cinéma le 16 avril (réalisation Stéphane Medge), diffusion ultérieure sur Mezzo. En différé sur France Musique le 12 mai (Photo © Bernd Uhlig / OnP)

Aux Bouffes du Nord : Zauberland (Le Pays enchanté), une rencontre avec Dichterliebe de Schumann, mis en scène par Katie Mitchell. Cela commence comme un récital « normal » : soprano en lamé noir, pianiste en smoking. Mais d’autres men in black viennent troubler le cérémonial, ballet incessant entraînant la chanteuse dans un kaléidoscope de souvenirs. On comprend – notes de programme aidant – que celle-ci, enceinte, a fui l’enfer syrien pour gagner l’Allemagne, « Pays enchanté » où (croit-elle) on peut se repaître de musique et de poésie, et qu’elle rêve ce concert au moment où meurt son époux resté au pays. Par les interstices laissés par Schumann lorsqu’il a supprimé, sans expliquer pourquoi, deux fois deux poèmes de Heinrich Heine de son célèbre cycle, se glissent dix-neuf lieder de notre temps – textes du dramaturge anglais Martin Crimp, musique du compositeur, organiste et directeur d’opéra Bernard Focroulle. Redoutable gageure que de « relire ces Amours du poète à la lumière de notre temps », exil intérieur vs migration de masse. Double écueil : la métaphore politico-humanitaire (la forteresse culturelle occidentale poreuse malgré elle au grand vent de l’Histoire) et la redondance scénique (dans le lied, art de l’évocation, son et image) risquent de se tuer l’un l’autre. Non moins périlleuse : la greffe Schumann/Heine – Focroulle/Crimp. A force de fluidité, d’élégance, d’étrangeté, la mise en scène déjoue pour l’essentiel les deux premiers pièges, de même que la musique plus interrogative que démonstrative de Focroulle et le texte elliptique de Crimp offrent un subtil contrepoint au chef-d’œuvre schumannien sans chercher à rivaliser avec lui. Et pourtant - question de tempo ou imperfection structurelle ? - on a, pendant le dernier quart d’heure de ce spectacle court (1h15) une impression de déjà dit et de déjà entendu. Performance de Julia Bullock (révélée par Focroulle au festival d’Aix dans le Rake’s Progress de Stravinsky) et de Cédric Tiberghien au piano, tous deux passant d’un monde à l’autre sans solution de continuité, secondés par un très virtuose quatuor de comédiens-tortionnaires-accessoiristes.
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 14 avril. Tournée (France, Allemagne, Etats-Unis, Royaume-Uni, Russie, Belgique) jusqu’en mai 2020 (Photo © DR)

 

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