Né en 1928, Einojuhani Rautavaara est sans doute le doyen des compositeurs finlandais vivants, et un de ceux dont la personnalité est la plus diverse : c’est à la fois un romantique, un mystique et un intellectuel, et il a connu une période sérielle. La célébrité lui vient tôt, avec Requiem in Our Time pour orchestre à vents (1953), et grâce à Sibelius, il obtient une bourse pour étudier deux ans à Tanglewood et à New York, où il apprend ce que veut dire « Etre européen ». Dans une production abondante, on relève notamment neuf opéras (le dernier en 2003) et huit symphonies (la dernière en 1999). Son compatriote Mikko Franck, qui deviendra en septembre 2015 directeur musical du Philharmonique de Radio France, a dirigé à la tête de cet orchestre deux de ses partitions. Cantus Articus (1972), « Concerto pour oiseaux et orchestre », est son ouvrage le plus joué dans le monde. Les oiseaux ne sont pas ceux de Messiaen, Rautavaara les a enregistrés dans le Grand Nord, la source sonore est une bande magnétique. Le Concerto pour violon (1976), musique souvent arachnéenne, exige du (ou de la) soliste et de l’orchestre une virtuosité non tapageuse et surtout un sens développé des nuances et des sonorités. Hilary Hahn a remporté un triomphe, y compris de la part de l’orchestre, lui aussi plus qu’à la hauteur. Le Prélude à l’Après-Midi d’un Faune et La Mer de Debussy par Mikko Franck ? Maîtrise de la durée, belle alchimie sonore.
Marc Vignal
Salle Pleyel, 23 mai 2014. Prochain concert avec les mêmes et la Symphonie 8 de Rautavaara le 30 mai Photo © DR
Au théâtre de l’Athénée, Le Balcon de Peter Eötvös par l’ensemble Le Balcon, dirigé par Maxime Pascal. Hasard ou prédestination ? L’ouvrage revient de loin. Lors de sa création en 2002 au Festival d’Aix-en-Provence dans une mise en scène tirée au cordeau de Stanislas Nordey, il avait fait un flop : pourquoi ajouter une couche de musique au mille-feuilles imaginé par Jean Genet – rituel, masques, faux-semblants, faux représentants de l’autorité retranchés dans un bordel tandis qu’au-dehors gronde une vraie (?) révolution. Douze années et quelques remaniements plus tard, le metteur en scène Damien Bigourdan s’affranchit de la malédiction jetée par Genet sur quiconque (sauf Roger Blin) osait monter son théâtre, et s’appuie autant sur la musique – où passent Boulez et Weill, Bizet et le baroque, le son IRCAM (superbe traitement de l’électronique) et la chanson – que sur le texte, finement adapté par Françoise Morvan. A l’image de la maquerelle et maîtresse de cérémonie Madame Irma, distribuée au formidable contre-ténor Rodrigo Ferreira, le spectacle transforme l’essai impossible fantasmé par Genet : « Avec Le Balcon, c’est du délire rappelé à l’ordre par un professeur de danse classique, et qui prend la pose ». Cagoulés de cuir noir, les jeunes musiciens du Balcon (l’orchestre) participent à ce « délire jugulé et qui se cabre » (Genet encore) avec la justesse et l’enthousiasme qui font leur succès : grâce à eux, et à une formidable troupe de chanteurs-acteurs, la musique d’Eötvös va aussi loin qu’on peut aller pour rendre plus fascinant encore ce jeu infini de miroirs brisés.
François Lafon
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 24 mai
De ce Tancrède là, toute émotion est bannie. En fait d’exotisme (la Sicile du XIème siècle menacée par les Sarrasins), le metteur en scène Jacques Osinski se complaît dans l’univers morne de ces bureaux et salles de réunions que la plupart des spectateurs du TCE viennent de quitter, et de héros engoncés dans des costards de cadre moyen – on échappe tout de même aux chaussettes blanches. L’entreprise de cryogénisation est efficace et la barrière de glace ainsi dressée empêche toute empathie. Antonino Siagusa (Argirio), à la technique époustouflante, fait le ténor léger tant de la voix que du cerveau, et en abuse. Patricia Ciofi (Amenaïde), sans doute pas au meilleur de sa forme ce soir là, ne parvient pas à se réchauffer : les aigus sont aigres et les fioritures rigides. Il faut tout le talent d’une Marie-Nicole Lemieux à la barbe adolescente, première victime de l’entreprise d’enlaidissement, pour créer de la sympathie, et encore n’y parvient-elle que dans la longue scène finale, celle de sa mort, qu’elle franchit sans ridicule : chapeau bas. Les deux rôles seconds (Josè Maria Lo Monaco/Isaura et Sarah Tynan/Roggiero) s’en sortent à merveille, n’étant pas la cible première du metteur en scène. A la tête du Philarmonique de Radio-France, Enrique Mazzola imprime une direction heurtée, ignorant tout de la suavité rossinienne. Tout était prêt pour une production de référence, le rendez-vous est volontairement manqué. Restera le finale du premier acte, un sextuor magistralement rossinien : ce délice fait figure de rescapé et justifie à lui seul le déplacement.
Albéric Lagier
Théâtre des Champs-Elysées jusqu'au 27 mai Photo © DR
A l’Opéra Bastille, Bruckner (2ème Symphonie) et Schubert (8ème Symphonie « La Grande ») par Philippe Jordan et l’Orchestre maison. Un programme plus pensé qu’il n’en a l’air : au « second Beethoven » appelé de ses vœux par Wagner répond le chef-d’œuvre prophétique de celui qui n’osait se rêver en successeur de Beethoven. Surtout dans cet ordre (le cadet avant l’aîné), les similitudes apparaissent : divines longueurs (comme disait Schumann) chez l’un et l’autre, ressassement des thèmes, mouvement perpétuel brisé par de soudains éclats, de brusques changements d’atmosphère. Avec un orchestre selon ses vœux – fusion des timbres, larges respirations, attaques gommées « alla Karajan » - Jordan impose un Bruckner au long cours, exigeant, fatiguant presque. C’est pour mieux, après l’entracte, donner un Schubert déjà brucknérien là où nombre de chefs actuels, surfant sur la vague baroque, auraient tendance à regarder vers le passé, à alléger le son et le ton. Cette « Grande » Symphonie péremptoire, violente, contrastée, massive et ciselée en même temps, ferait pour un peu figure de provocation. Le charme viennois y est même réduit à la portion congrue. L’affirmation d’une contre-réforme, d’un retour au grand geste orchestral ? Le public qui applaudit entre les mouvements, fusillé du regard par les spécialistes, donne une réponse dérangeante mais sans ambiguïté.
François Lafon
Opéra National de Paris Bastille, 16 mai. Diffusion sur France Musique le 3 juin à 20h Photo © DR
Huitième édition de Tous à l’opéra. Concerts, ateliers, répétitions, visites et rencontres : deux journées portes ouvertes dans les théâtres français et européens, pour démontrer que l’art lyrique n’est pas réservé aux happy few. Un élitisme pour tous qui s’arrête aux représentations d’opéra, trop onéreuses pour figurer dans un programme gratuit. Au Théâtre des Champs-Elysées, Philippe Jaroussky, parrain de l’opération, répare l’injustice à sa manière. Au lieu du récital qu’on lui avait demandé, il offre un condensé du genre, de Monteverdi à Verdi, avec quelques collègues chanteurs et instrumentistes. Animateur, interprète et même percussionniste à l’occasion d’une ouverture de La Pie voleuse façon Marx Brothers, il ravit ses fans (salle comble) sans tirer la couverture : duo Néron-Poppée (Monteverdi) en apesanteur avec la soprano Julie Fuchs, quelques Handel en solo, un air de Chérubin volé aux mezzos. Moments de folie avec Marie-Nicole Lemieux, voix de bronze et entertaineuse née : un Tancrède de Rossini façon vieux théâtre (un test du rôle qu’elle répète sur la même scène), un Duo des chats gagné d’avance avec Jaroussky, une Carmen fracassant son éventail sur « Prend garde à toi ». Aucun temps mort, pas de présentateur jonglant avec les superlatifs, joie dans la salle. Une pédagogie de luxe, mais diablement efficace.
François Lafon
Tous à l’opéra, 10 et 11 mai. www.tous-a-lopera.fr – www.operadays.eu Photos © DR
Dans la musique tchèque du XIXème siècle existent au moins deux grands quintettes avec piano, l’opus 81 d’Antonin Dvorak (1841-1904) et l’opus 8 de son gendre Josef Suk (1874-1935). Ils sont moins distants qu’on pourrait le supposer, car l’un est de maturité (1887), l’autre d’extrême jeunesse (1893). Les présenter ensemble va de soi, ce à quoi s’est livré Syntonia, aussi bien en concert qu’en CD. Fondé en 1999, cet ensemble est aujourd’hui - en France en tout cas - l’unique quintette avec piano constitué, avec à sa disposition un vaste et passionnant répertoire qui ne demande qu’à s’accroître. Le célèbre quintette de Dvorak séduit par sa richesse mélodique, celui de Suk est une rareté : encore dans la descendance de son beau-père (et de Brahms), avant la tragédie qui le frappera en 1905 - la perte de sa femme - et son évolution vers un style plus tourmenté. Par ce quintette, Suk met fin à ses années d’apprentissage, après deux autres ouvrages de chambre. La musique tchèque se distingue à l’occasion par sa frénésie rythmique, trait que Syntonia sait rendre évidemment. On s’en est aperçu aussi dans le scherzo du quintette de Schumann, joué en bis. Le piano a souvent la conduite du discours, en particulier chez Suk. Appréciable était le fait que Romain David, toujours bien présent, ne couvrait jamais ses partenaires aux cordes, dans une salle à l’acoustique un peu sèche. Une anomalie : tout nous était dit sur Syntonia, mais aucune information sur les œuvres elles-mêmes, sinon leurs dates. Passe encore pour Dvorak, mais Suk est-il vraiment si connu ?
Marc Vignal
Théâtre de l’Athénée, 5 mai 2014 - 1 CD Syntonia SYN 001
Suite du cycle John Adams au Châtelet : A Flowering tree (Un Arbre en fleurs). Une œuvre de circonstance, commandée par le New Crowned Hope Festival et créé à Vienne à l’occasion du 250ème anniversaire de la naissance de Mozart (2006). Avec son co-librettiste Peter Sellars, Adams a adapté un conte indien où l’on suit le parcours initiatique d’un prince charmant amoureux d’une jeune fille pauvre capable de se transformer en arbre. Un avatar de La Flûte enchantée, si l’on veut, empruntant au mythe de Daphné. Un sujet étrangement allégorique en regard des préoccupations politiques (Nixon in China), sociales (I was looking at the ceiling … – voir ici) et philosophiques (Doctor Atomic, actuellement donné à l’Opéra du Rhin) d’Adams et Sellars. Comme la mise en scène du shakespearien de Bollywood Vishal Bhardwaj ne fait qu’ajouter à l’abstraction sans parvenir à nous entraîner dans un monde de rêve, on se demande d’autant plus à quoi riment cette fable déconnectée, ce texte alambiqué, cette musique charriant trivialités et jolies choses tintinnabulantes. On admire les marionnettistes (que ne se chargent-ils de l’ensemble du spectacle !), on salue l’Orchestre Symphonique Région Centre-Tours et son chef Jean-Yves Ossonce, on oublie les voix, ni très belles, ni aidées par la prosodie (n’est pas Britten qui veut). Alors on danse ? Même pas.
François Lafon
Châtelet, Paris, jusqu’au 13 mai Photo © DR