Aux Bouffes du Nord dans la série « Maestro and Kids » : master-class et concert de Viktoria Mullova. « Votre Paganini est excellent, je n’ai rien à dire. Ah si : ne jouez surtout pas Bach de la même manière ». « Pensez que le Bach est une langue qui se parle : posez les questions, attendez les réponses, aidez-vous du contrepoint, soyez libres ». « Dans la musique baroque et classique, résistez au romantisme ». Métamorphose presque immédiate du jeune Coréen Da-Min Kim, un peu moins évidente du non moins jeune et très virtuose Chinois Chi Li. Une conseillère plutôt qu’un maître, en rien une show-woman. Concert avec le pianofortiste Paolo Giacometti : trois sonates de Beethoven (n° 4, n° 5 « Le Printemps », n° 9 « A Kreutzer »). Mullova joue, comme elle le fait dans Mozart et Vivaldi, un violon monté en boyau : « Je ne crois pas, après y avoir goûté, pouvoir jamais rejouer Beethoven avec des cordes en métal ». Visage austère, technique transcendante, style dépouillé. Une certaine raideur aussi, tempérée par les phrasés souples de Giacometti. Elle met exactement en œuvre les conseils qu’elle donnait, deux heures plus tôt, aux « Kids ». Jusque dans Beethoven, elle résiste au romantisme. Enfin pas tout à fait : sous ses dehors hautains, elle sait étonnement en restituer le feu et le miel.
François Lafon
A l’Opéra de Dijon-Auditorium, Don Giovanni mis en scène par Jean-Yves Ruf. Cinq représentations sold out, un public jeune (30% de moins de 26 ans), une troupe qui ne l’est pas moins, le solide Orchestre de Chambre d’Europe (en résidence) dans la fosse, un positionnement international pour cette structure ambitieuse (Auditorium : 1611 places ; Opéra historique : 694 places) gérée depuis cinq ans par Laurent Joyeux, le plus jeune directeur d’opéra de France. Spectacle jeune en effet, et accessible à qui ne connaît pas l’œuvre par cœur : costumes modernes mais pas trop, décor à tout faire (une pelouse accidentée), fable racontée au premier degré. Mais ni le chef Gerard Korsten ni le metteur en scène ne viennent à bout du « problème Don Giovanni » : comment suggérer la fuite en avant du séducteur poursuivi que personne n’attrape – ou ne veut attraper – sinon la Mort elle-même ? L’horlogerie musicale est précise mais statique, l’action scénique tourne en rond. Silhouette de voyou chic et voix de velours, le Don (Edwin Crossley-Mercer) pâlit devant les deux autres voix graves, Leporello (Josef Wagner) et Masetto (Damien Pass), eux-mêmes des Don en puissance. Même déséquilibre chez les dames, dominées par la petite Zerline (la jeune et fraîche Camille Poul). Il s’en faudrait de peu (un autre chef, un autre Don ?) pour que vienne la légèreté tragique apparemment recherchée. Autre gageure la saison prochaine (sous-titrée « Cap au nord »), une Tétralogie artistement condensée : deux soirées de six heures agrémentées de préludes dus au compositeur Brice Pauset. Mise en scène du décidément casse-cou Laurent Joyeux, direction de l’excellent et pas assez connu Daniel Kawka. Grand public et puristes rebutés par la version light à convaincre.
François Lafon
Opéra de Dijon-Auditorium, les 22, 24, 26, 28, 30 mars. Diffusion sur www.medici.tv et www.bourgogne.france3.fr à partir du 30 mars, lecture pendant 3mois sur Medici.tv Photo © Roxanne Gauthier
A l’Opéra Bastille, reprise de Siegfried, troisième volet de La Tétralogie mise en scène par Günter Krämer. Le spectacle a été artistement karchérisé, mais reste un concentré des contradictions de l’ensemble. A force de vouloir montrer qu’il a tout compris à Wagner et qu’il n’en est pas dupe, Krämer ne raconte que sa difficulté à créer un spectacle cohérent. On pense à Marguerite Duras expliquant qu’en tournant Le Camion, elle a « fait un film de l’impossibilité à filmer ce film-là ». Il y a deux ans (voir ici), Philippe Jordan déroulait un tissu symphonique séduisant mais assez peu théâtral et ne prenait les rênes que lorsque l’agitation scénique le lui en laissait le loisir. Aujourd’hui, il impose son tempo, crée un paysage sonore riche et varié, bref, fait le spectacle à lui seul, secondé par un orchestre aux sonorités de rêve et par des chanteurs valeureux à défaut (surtout Torsten Kerl en Siegfried pourtant impeccablement musical) d’être toujours audibles dans un espace aussi vaste.
François Lafon
Opéra de Paris Bastille jusqu’au 11 avril, et le 23 juin Photo © Opéra de Paris
Au Châtelet, première française de Carousel, de Rodgers et Hammerstein, soixante-sept ans après sa création à Broadway. Curieux que cette célèbre version musical de la pièce hongroise Liliom, dont Fritz Lang a tiré en 1934 un film culte et … français (avec Charles Boyer et Madeleine Ozeray) ait mis tout ce temps à traverser l’Atlantique, ou tout au moins la Manche, puisque le spectacle est une coproduction avec Opera North (Leeds). A moins que cette version presque rose d’une histoire plutôt noire n’ait paru trop rose et trop noire en même temps, trop métaphysique et trop naïve. L’histoire du bonimenteur de foire qui meurt de façon crapuleuse et se voit proposer par l’administration céleste de revenir une journée sur terre pour réparer le mal qu’il y a fait est pour le moins édulcorée, et c’est pourtant ce côté mélo qui fonctionne le mieux : rien dans la mise en scène à la fois spectaculaire et toute simple de Jo Davies qui ne mène au happy end post mortem. Comme le chef et les chanteurs-acteurs sont impeccables, on oublie les tunnels du texte et la banalité de la musique – mis à part le tube « You’llnever walk alone » et la petite Carousel Waltz, étrangement prokofievienne –, sans pouvoir s’empêcher, quand même, de se demander ce que Liliom serait devenu si Puccini, Gershwin et Kurt Weill, qui s’y étaient intéressés, n’avaient cédé la place à l’entertainer Richard Rodgers.
François Lafon
Châtelet, Paris, jusqu’au 27 mars Photo © Richard Morgan
Dans le cadre de Piano aux Jacobins (Toulouse) délocalisé au théâtre de l’Athénée (Paris), Philippe Bianconi joue les 24 Préludes de Debussy. Noir dans la salle, lumière, l’artiste est en place, musique : typique de ce Français plus connu à l’étranger que dans son pays natal (il n’est pas le seul), reconnu comme un maître mais peu soucieux de vendre son image. Pris un par un, ces Préludes sont d’étranges paysages mentaux, rendus plus insaisissables encore par leurs titres : « Ce qu’a vu le vent d’ouest », « La Cathédrale engloutie », « Général Lavine-eccentric », « La Terrasse des audiences au clair de lune ». Donnés à la suite les uns des autres, ils ont des effets de drogue dure : éléphants roses et/ou bad trip. Dans l’enregistrement qu’il en a réalisé l’année dernière (voir ici), Bianconi ne joue ni les gourous ni les maîtres d’école : respect du texte, précision du dessin, mais aussi une étonnante liberté à se mouvoir dans ce monde sans repères apparents. Ce soir, après un début troublé par la pluie sur le toit du théâtre (un 25ème Prélude intitulé « Gouttes d’eau sur le Palais des illusions » ?), il faut attendre le 2ème Livre, après l’entracte, pour entreprendre le grand voyage. En bis : une explosive « Isle joyeuse », « pour dissiper les dernières vapeurs ». On revient de loin, en effet.
François Lafon
Puisque bicentenaire wagnérien il y a, le Grand-Théâtre de Genève n’a pas résisté à se lancer dans La Tétralogie et en a confié la mise en scène au vétéran Dieter Dorn. Celui-ci évite le piège dans lequel est tombé son confrère Günter Krämer à l’Opéra de Paris : se montrer plus malin que Wagner. N’aspirant ni à révolutionner Le Ring ni à en accumuler des lectures politiques, psychanalytiques ou autres, il s’attache à narrer au présent un conte épique, avec son entrelacs de prosaïsme et de merveilleux, avec un Wotan pusillanime et déjà défait. Malgré de menues banalités esthétiques et quelques hésitations mal résolues entre espace et architecture, il y parvient. Ingo Metzmacher dirige avec finesse et cursivité une cohérente équipe vocale, de laquelle se distinguent les deux ténors de comédie Corby Welch (Loge) et Andreas Conrad (Mime), le mordant John Lundgren (Alberich) et l’émouvant duo de sœurs, Elena Zhidkova (Fricka) et Agneta Eichenholz (Freia). Cet Or du Rhin sans fioritures donne en tout cas envie de voir la suite, dès l’automne prochain, en attendant le cycle complet au printemps 2014.
Frank Langlois
Genève, Grand Théâtre, 9, 12, 15, 24 mars Photo © C. Parodi
Récital, dans la série Les Pianissimes, de Benjamin Grosvenor au Conservatoire d’Art Dramatique. Bach-Kempff, Bach-Rummel, Bach-Siloti, Bach-Saint-Saëns (mais pas Bach-Busoni) pour commencer. Le poulain Decca la joue classique : toucher précis, phrasés sage, beaucoup de pédale. Puis vient Chopin, avec la Polonaise op. 44 et l’Andante Spianato et Grande Polonaise Brillante. Là, le prodige britannique (21 ans) se déchaîne : phrasés étranges, foucades répétées, graves secs et aigus agressifs, ignorance systématique de l’art de l’enchaînement. Cinq Mazurkas et la Valse op. 38 de Scriabine dans la foulée : on admire la technique et l’audace, tout en se félicitant de ne pas être au premier rang. Ensuite des Valses poeticos de Granados ni très dansantes ni très poétiques, et pour finir un Beau Danube bleu feu d’artifice dans la transcription kitsch d’Adolf Schulz-Evler. Applaudissements nourris : on peut admirer ou détester, et même faire les deux en même temps. Benjamin Grosvenor a son monde, et déjà son système, mais n’a pas encore trouvé son assise. C’est en cela qu’il est inquiétant.
François Lafon