Mardi 19 mars 2024
Concerts & dépendances
Entrée au répertoire de l’Opéra de Paris (Bastille) du Prince Igor de Borodine, pas entendu dans la maison (Garnier) depuis la grande tournée du Bolchoï de Moscou en 1969. A chaque production « sa » version de cet opéra inachevé dont Glazounov a comblé les manques et Rimski-Korsakov orchestré ce qu’il pensait devoir l’être, connu surtout pour ses "Danses Polovtsiennes" immortalisées par les Ballets Russes. Celle-ci est radicale : pas d’acte III (option communément admise : il n’est – presque – pas de Borodine) mais réapparition à l’acte IV d’un monologue… moussorgskien du Prince que Rimski n’a pas retenu, et déplacement de l’ouverture (reportée par Glazounov à qui Borodine l’avait jouée au piano) entre les actes II et IV. Mais surtout radicalité de la mise en scène de Barrie Kosky pour ses débuts in loco : de cet ouvrage-manifeste du slavophile Groupe des Cinq (dont Borodine était membre) inspiré d’une épopée nationale (Dit de la campagne d’Igor - 1185) où s’affrontent l’Est et l’Ouest, il fait une réflexion sur la guerre, le déracinement, les réactions d’un peuple dont le chef a failli. « La captivité est pire que la mort, sachant qu’on est la cause de tout », chante Igor, ce à quoi Kosky ajoute : « Que pourra-t-il faire une fois revenu chez lui ? » Plus grand-chose d’un sauveur de la patrie chez cet homme seul pris d’épilepsie à l’idée de partir en guerre, capturé et humilié par les nomades polovtsiens semant la ruine sur leur passage, et qui reviendra tel un clochard beckettien sur un tronçon d’autoroute après avoir assisté du fond de sa prison de béton modèle KGB à des "Danses polovtsiennes" évoquant Le Sacre du printemps dans La Maison des morts (chorégraphie Otto Pichler). Sifflets (mais aussi applaudissements) nourris de la part d’un public pourtant habitué à Tcherniakov et Warlikowski, auxquels Kosky semble rendre hommage en très doué Fregoli de la mise en scène qu’il est.  Triomphe unanime en revanche pour les voix (superbe plateau de basses, avec Ildar Abdrazakov très investi dans le rôle-titre) et mention spéciale pour la toujours stupéfiante Anita Rachvelishvili en princesse barbare aux graves abyssaux filant un amour forcément compliqué avec le fils du Prince (excellent ténor Pavel Cernoch), sans oublier la non moins valeureuse Elena Stikhina en épouse héroïque. Succès aussi pour Philippe Jordan décidément chez lui dans ce répertoire (écoutez ses Symphonies de Tchaïkovski – voir ici), donnant une salutaire unité à cette musique sporadiquement inspirée à la tête d’un orchestre et d’un chœur au meilleur de leur forme. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 26 décembre. En direct au cinéma, sur Mezzo et Culture Box le 17 décembre, en différé le 25 janvier sur France Musique et ultérieurement sur France Télévisions (Photo © Agathe Poupeney / OnP)

mercredi 27 novembre 2019 à 14h46
Soirée Ravel à la Philharmonie de Paris. En point d’orgue, les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, dans une version révisée de 2019, partant de la partition d’origine orchestrée par Ravel en 1922, des annotations de Koussevitzky, le créateur de l’œuvre, et des éditions russes pour orchestre ou piano. En prime, la projection d’un film du pianiste Mikhail Rudy, créé à partir des dessins du peintre Vassili Kandinsky pour une mise en scène des Tableaux en 1928. Si le concert était superbe, cette animation n’a guère d’intérêt : Kandinsky a fait beaucoup mieux, et l’association de figures abstraites sur une musique descriptive frôle le contresens. En revanche, dans ce programme qui permet d’admirer les prodigieuses orchestrations de Ravel, les magnifiques couleurs de l’orchestre Les Siècles, dirigé par François-Xavier Roth, illuminent la soirée, en particulier dans Une barque sur l’océan, tout en nuances, et dans la Rapsodie espagnole, où les musiciens prennent un plaisir manifeste à alterner délicatesse et vigueur. Le sommet de ce concert, on le doit à Isabelle Druet : elle chante les trois poèmes de Shéhérazade de manière sublime, elle articule avec justesse, se joue des ruptures de tempo, évoque avec gourmandise les fééries orientales chères à Maurice Ravel.
Gérard Pangon
 
Philharmonie de Paris 26 novembre (Photo © DR)
 
Du Sanctus, daté de 1724, au Credo et à l’Agnus Dei, achevés un an avant sa mort, Bach a mis vingt-cinq ans avant d’assembler les différentes pièces de sa Messe en si. Ce puzzle impressionnant tient sa renommée du mystère qui entoure sa genèse, de sa durée (bien loin de celle d’une messe ordinaire), de la variété des timbres et des instruments utilisés, et, surtout, de la magnifique synthèse qu’il représente, comme si Bach avait rassemblé le meilleur de ce qu’il savait faire. L’aborder est pour les interprètes un immense défi : ils doivent être aussi bien jongleurs que coureurs de fond, méditatifs qu’expansifs. Dans une tournée-Messe en si qui l’a mené d’Utrecht à Moscou, tel un marathonien, l’Ensemble Vox Luminis faisait étape le 22 novembre à l’Eglise Saint-Roch à Paris. Petit effectif (trois voix par pupitre), recherche de la couleur et de l’émotion autour des mots, les chanteurs sont dans leur élément pour dérouler ce patchwork où les airs jubilatoires avec timbales et trompettes succèdent aux instants de recueillement. Duos, trios, chœurs à quatre voix, puis à cinq, instruments solistes ou orchestre au complet, les obstacles ne manquent pas. Tantôt les musiciens doivent jongler avec l’acoustique d’un lieu où les fugues parviennent parfois à s’échapper, tantôt ils doivent oublier que le cor n’est pas au mieux de sa forme, tantôt ils inventent un petit ballet afin de moduler les plans sonores. Mais les grands moments sont sublimes : au centre du Credo, Et incarnatus est est empreint d’une profondeur émouvante, comme le Crucifixus qui le suit ; dans l’Agnus Dei, le solo du contre-ténor atteint des sommets, l’Osanna vivace est réjouissant et le crescendo final totalement poignant. Basse parmi les basses, Lionel Meunier, comme toujours, dirige sans diriger, mais communique en ondulant son énergie et son humanité.
Gérard Pangon

Eglise Saint Roch Paris le 22 novembre (Photo © DR)

À l’occasion de l’installation du Studio Pierre Henry au Musée de la musique (voir ici), le premier des deux concerts consacrés au compositeur par la Philharmonie donnait en première audition parisienne son Carnet de Venise. Partition remisée aussitôt après son unique exécution lors de la Folle Journée de Nantes consacrée à la musique baroque italienne (24 janvier 2003), pour cause d’interdiction par l’un des chanteurs qui, à l’époque, n’avait pas apprécié que sa voix soit ainsi manipulée, ce carnet vénitien renaissait en public – l’interprète ayant enfin accepté… Cette « promenade dans Venise en compagnie de Monteverdi » révèle un aspect profondément méditatif de Pierre Henry, à l’écoute des bruits de la cité lacustre : ressac, glissement de câbles métalliques, bois frotté des barges et des gondoles, échos lointains des cloches des nombreuses églises glissant à la surface de l’eau, etc. Tout un univers sensible, recueilli et enregistré en compagnie de son assistante Bernadette Mangin, auquel s’ajoutent des voix d’enfants ainsi que des fragments de pages de Monteverdi – madrigaux, Couronnement de Poppée et Combat de Tancrède et Clorinde), que le compositeur a organisés en dix stations, de l’île de Torcello à l’Arsenal, en passant par San Giorgio Maggiore, La Fenice, San Marco, La Giudecca et le ghetto. Ici, le rythme se dilue dans l’espace, se fracasse contre la pierre, disparaît sous l’eau puis réapparaît, émoussé et transformé, tandis que le chant s’élève et retombe, imprégné et gémissant dans cette vaste chambre d’écho qu’est Venise, rendue supérieurement sonore et spectrale par l’écoute attentive et précieuse de Pierre Henry.
C’est Thierry Balasse, disciple et compositeur de musique électroacoustique, qui assurait la direction sonore de ce beau Carnet de Venise… que Pierre Henry aurait peut-être fait entendre avec plus de puissance au sein de la forêt de haut-parleurs. Un volume sonore qui, heureusement, se retrouvait au cours de la seconde partie du concert avec la reprise du spectacle chorégraphié par Hervé Robbe, en janvier 2016, pour cette même Cité de la musique. D’abord, les Jerks de la célèbre Messe pour le temps présent (1967) calqués sur la danse originelle de Béjart, pour le Festival d’Avignon. Un classique, intemporel de la musique (les jerks cosignés avec Michel Colombier), du disque « classique » et de la danse, d’autant plus rajeuni par la nouvelle promotion (2018-2021) des Étudiants de l’École supérieure du Centre national de la danse contemporaine d’Angers. Grand manipulateur et remixeur devant l’Éternel depuis son enthousiasmante 10ème Remix de 1988, Pierre Henry repassait une couche sur la Messe pour le temps présent devenue Grand Remix, à l’invitation d’Hervé Robbe, en 2015. Les Jerks électroniques se trouvent de nouveau propulsés sur scène, augmentés, accélérés et dopés de rythmes actuels, empruntés à la techno comme au style drum and bass – où les fréquences basses secouent avec le corps encore plus d’impact. Une danse pour laquelle le chorégraphe a saisi les moindres soubresauts d’un mouvement démultiplié, où le timbre agit comme un signal lumineux pour un nouvel échange entre les danseurs, une confrontation, une direction, un geste… Succès pour l’École d’Angers, de nouveau très applaudie pour ce spectacle, dont on peut toujours revoir celui de la création du 9 janvier 2016, sur le site de la Philharmonie (ici):
Franck Mallet

Paris – Cité de la musique, 20 novembre (Photo © Philharmonie de Paris)
Prochain concert 23 novembre, Cité de la musique, 20 h 30, création de la version symphonique de La Dixième Symphonie – Hommage à Beethoven par L’Orchestre philharmonique et le Chœur de Radio France, l’Orchestre du Conservatoire et le Jeune Chœur de Paris, direction Pascal Rophé, Bruno Mantovani et Marzena Diakun.
• Associée à Harmonia Mundi, la Philharmonie devrait faire paraître prochainement un enregistrement du Carnet de Venise, et Decca réédite le CD de la 10ème Symphonie remix.

A l’Auditorium de Radio France : première soirée de la finale « concerto » du Concours Long-Thibaud-Crespin 2019, cette année consacrée au piano. Jury de luxe - présidente Martha Argerich, directeur Bertrand Chamayou – six finalistes de quinze à trente ans (cinq garçons et une fille, où est la parité ?) dont deux Français, deux Japonais (dont un formé à Paris), une Russe et un Arménien jouant l’un des deux concertos qu’ils ont choisis eux-mêmes, après une épreuve solo mettant l’accent sur le répertoire français. Un choix qui est déjà une épreuve, révélant les personnalités et testant la faculté de chacun à montrer son meilleur profil. Ainsi le Français Clément Lefebvre - jeu intime, sûre musicalité, a priori plus solo que concerto - concourt-il dans le 1er (chronologiquement le 2ème) de Beethoven. Sans le jouer comme un hypothétique 28ème de Mozart (piège bien connu), il ne déchaîne pas non plus d’anachroniques foudres romantiques. Après lui, le Japonais Kenji Miura - beau son, riche tempérament, personnalité en devenir – paraît presque exubérant dans le 2ème (chronologiquement le 1er) de Chopin (cheval de bataille de la présidente Argerich). Keigo Mukawa, l’autre Japonais (élève de Frank Braley au Conservatoire National de Paris) - se dépense sans compter dans le 5ème Concerto « Egyptien » de Saint-Saëns (un succès du directeur Chamayou). A musique à effets, interprète sûr de ses effets : gros effet sur le public, ne présageant bien sûr en rien des décisions du jury. Idée fantasque : et si les oeuvres avaient été tirées au sort, si Lefebvre avait hérité du Saint-Saëns ou Mukawa du Beethoven ? Tous trois – en déjà grands professionnels – se sont en tout cas accommodés d’un Orchestre National scrupuleux mais dirigé sans finesse particulière par son chef assistant Jefko Sirvend. 
François Lafon 

Concours Long-Thibaud-Crespin 2019. - Palmarès 16 novembre en fin de soirée : www.long-thibaud-crespin.org › concours › piano-2019 (Photo : Kenji Miura © DR)


mardi 12 novembre 2019 à 23h08
Au théâtre Déjazet : Molly S., d’après Molly Sweeney de Brian Friel, mis en scène et joué par Julie Brochen. « D’après », c’est-à-dire que la structure en « monologues enchâssés » chère au dramaturge irlandais (la pièce a été montée à Paris par Jorge Lavelli jadis et Laurent Terzieff naguère) éclate pour devenir un étonnant « récit polyphonique » entraînant le spectateur dans la tempête sous un crâne telle qu’analysée par le neurologue Oliver Sacks (l’auteur de L’Homme qui… porté au théâtre par Peter Brook). Pas de décor mais quelques objets signifiants, un éclairage très travaillé évoquant la « lumière noire » pour entrer dans le monde d’une aveugle qui retrouve la vue et… voit chamboulé son univers physique, mental et sensoriel, mais surtout la partition parlée et chantée (via Britten, Vaughan Williams et même Beethoven) par les comédiens-chanteurs (le ténor Olivier Dumait et le baryton Ronan Nédélec) jouant l’époux de la patiente et l’ophtalmologiste qui lui rend la vue, soutenus par le pianiste Nikola Tako. Créé au théâtre Trévise en 2016 et remarqué lors du festival off d’Avignon l’année suivante, le spectacle tient l’affiche au Déjazet jusqu’au 30 novembre. Il serait bien dommage de le manquer. 
François Lafon 

Théâtre Déjazet, Paris, jusqu’au 30 novembre (Photo © DR)

mardi 5 novembre 2019 à 02h23
A l’Opéra-Comique : Ercole Amante de Francesco Cavalli. Un Hercule amoureux très politique qui n’est autre que le jeune Louis XIV, à qui Mazarin, pour le « remercier » d’avoir épousé l’infante espagnole Marie-Thérèse, a offert cet opéra - genre qui n’existait pas encore en France - commandé au plus illustre successeur de Monteverdi. Mais entre la commande et la réalisation (1660-1662), Mazarin est mort et Louis a oublié la reine dans les bras de Louise de La Vallière. L’ouvrage sera entrelardé de ballets signés Lully, dans lesquels le roi dansera en Apollon, le Soleil remplaçant l’historique « Hercule Gaulois » (force + éloquence = roi de France). L’ex-Florentin Lulli ne tirera pas moins les leçons de cet Ercole pariso-vénitien – où Cavalli n’abandonne pas son lyrisme personnel mais met en valeur « à la française » le texte… en italien -  lorsqu’il « inventera » la tragédie lyrique. En 1981, à Lyon puis à Paris (Châtelet), le metteur en scène Jean-Louis Martinoty avait joué la carte politique, piste que Valérie Lesort et Christian Hecq ont abandonnée pour ce nouveau spectacle, au prétexte que « Si nous nous engagions dans une lecture métaphorique, nous pouvions égarer une partie du public ». Ils ont surtout suivi leur pente personnelle, amorcée in loco dans Le Domino noir d’Auber (voir ici) et la formidable Petite balade aux enfers (repris cette saison – voir ) : un univers proche de la bande dessinée, à la fois littéral (Junon et son paon) et surréaliste (inénarrables « marionnettes habitées ») sans oublier les clins d’œil historico-humoristiques (les machines baroques repensées). On aimerait un peu plus d’animation encore, mais l’œuvre est longue, et la musique de Cavalli n’est jamais plus belle que quand elle plane. De celle-ci Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion négocient superbement les pleins et les déliés, soutenant un mélange de « natures » et de très belles voix, telles la basse Nahuel di Pierro (Hercule) et la mezzo Anna Bonitatibus (Junon).   
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 12 novembre - Versailles, Opéra Royal, les 23 et 24 novembre – En direct le 8 novembre sur Arte Concert, en différé ultérieurement sur France Musique (Photo © S. Brion)

 

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