Au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, Le Dibbouk ou entre deux mondes, mis en scène par Benjamin Lazar. Avec ce classique du théâtre yiddish, le champion de la philologie baroque fait en apparence de l’anti-Lazar. En apparence seulement, car s’il joue l’austérité (minimum de décors, d’accessoires, d’effets), il recherche là aussi le ton et le son d’origine. La pièce de Shalom An-ski s’y prête, baignant à la fois dans le fantastique et la spiritualité, une tradition juive où la moindre erreur dans l’énonciation des textes sacrés est susceptible de convoquer les hordes de l’Enfer. Cette fable « entre deux mondes » (des vivants et des morts mais aussi du théâtre et de la réalité), le français, le yiddish, le russe et l’hébreu lui donnent sa couleur. Mais - et là on retrouve pleinement Lazar – c’est la musique qui achève de structurer le spectacle. Une viole de gambe, un serpent (instruments Renaissance et baroque), un cymbalum, un chantre au timbre d’outre-monde et l’évocation comme l’invocation (le dibbouk est l’esprit d’un mort investissant un corps vivant) nous rapprochent du mystère. Musique déroutante d’Aurélien Dumont détournant les chants traditionnels pour mieux y retourner, acteurs virtuoses (Lazar lui-même, sa collaboratrice Louise Moati, formidable en possédée) : on sort à la fois glacé et enrichi, oubliant un prologue trop long, saturé de questions essentielles tirées d’un autre texte d’An-ski, Der Mensch (L’Homme).
François Lafon
Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis, salle Roger Blin, jusqu’au 17 octobre. Tournée en France jusqu’en mars 2016 Photo © Pascal Gély
A l’Auditorium du Musée d’Orsay : Café polisson, de et avec Nathalie Joly, en marge de l’exposition Splendeurs et misères, images de la prostitution, 1850-1910. Mis en scène façon café-concert par Jacques Verzier, un florilège de chansons à double, triple ou très simple sens, telles que les aimait cette Belle Epoque d’autant plus portée sur la gaudriole qu’elle était collet-monté. L’exposition, riche de sens et prolixe en chefs-d’œuvre (Toulouse-Lautrec, Degas, mais aussi Courbet, Vlaminck, Munch ou Picasso, tous très inspirés par le sujet) mêle le luxe et le sordide, la prison de Saint-Lazare et les coulisses de l’Opéra, le lit king size de La Païva et les accessoires de maisons closes, les photos sous le manteau et les portraits des grandes courtisanes. Nathalie Joly, chanteuse et comédienne mais surtout « diseuse », va aussi loin, plus loin parfois, par la façon dont – excellemment soutenue par Jean-Pierre Gesbert (pianiste), Louise Jallut (bandonéon) et Bénédicte Chapriat (danse) - elle jongle avec la légèreté et le désespoir, sans se départir de cette élégance canaille qui, d’Yvette Guilbert à Colette Renard, perpétue toute une tradition. Pour l’instant programmé quatre fois seulement, le spectacle mérite une longue carrière. A compléter, dans la série Opéra filmé, par des captations rares de Manon, Carmen, La Traviata et La Périchole (cherchez le point commun) et, par des récitals… liés au sujet de Felicity Lott et Annick Massis.
François Lafon
Café polisson, 3, 10 et 15 octobre – Récitals Felicity Lott le 1er octobre et Annick Massis le 8 octobre - Opéra filmé, le dimanche à 15h, du 27 septembre au 18 octobre - Exposition Splendeurs et misères, images de la prostitution, 1850-1910, jusqu’au 20 janvier
Ouverture de la première saison de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France pilotée par le Finlandais Mikko Franck (trente-six ans), successeur de Marek Janowski (seize saisons) et Myung-Whun Chung (quinze). Immense banderole « Bienvenue Mikko » sur la façade de la Maison ronde, conférence de presse où vient la question inévitable : « Les deux orchestres de Radio France ne font-ils pas double emploi ?» En guise de réponse, le chef évoque les programmes : compositeurs rares (Korngold, Rautavaara), compatriote illustre (et Finlandais) en résidence (Magnus Lindberg). Concert d’intronisation parlant lui aussi : pourquoi Shadows of time, grande machine à jouer de l’orchestre composée par Henri Dutilleux pour Seiji Ozawa et le Boston Symphony ? « C’est moi qui l’ai créé dans mon pays quand j’avais dix-neuf ans ». Pourquoi les Litanies à la Vierge Noire de Rocamadour de Francis Poulenc ? « Je tenais à mettre en valeur la Maîtrise de Radio France ». Pourquoi deux poèmes symphoniques de Richard Strauss en seconde partie ? « C’est un répertoire que j’aime bien. » De fait l’orchestre, que Chung a laissé dans un état superlatif, ne fait qu’une bouchée de ce puzzle musical. Grands gagnants : les Litanies de Poulenc (célestes voix féminines de la Maîtrise) et Till Eulenspiegel de Strauss, deux perles rares comparées à celle – de culture – de Dutilleux et au redondant Mort et Transfiguration (plaisir quand même d’entendre un thème que Stauss réemploiera … cinquante-neuf ans plus tard dans les Quatre derniers Lieder). Franck, qui dirige assis mais soulève l’orchestre, maîtrise l’acoustique à la fois flatteuse et sans pitié de l’Auditorium. Après le concert, rencontre avec le public : un petit air de nouveauté. Reste, en misant sur cette relative audace, à remplir durablement une salle ce soir pleine aux quatre-cinquièmes.
François Lafon
A écouter sur francemusique.fr, à voir sur concert.arte.tv
En 1653, après la Fronde et pour asseoir l’autorité de Louis XIV âgé de quinze ans, Mazarin organise un grand ballet de cour, le Ballet royal de la nuit : spectacle de treize heures, s’inscrivant dans une tradition née à la fin du XVIème siècle et mettant en scène, au fil de quarante-trois entrées dansées, la noblesse qu’il s’agit de dompter. Tous les arts sont mis à contribution : littérature (pour le livret), musique, danse, costumes et décors, et le jeune souverain à la fin s’avance, costumé en soleil. L’organiste et claveciniste Sébastien Daucé a tiré de cette œuvre d’art totale, pour La Chaise Dieu et d’autres manifestations, un programme de concert de deux heures ne retenant que la littérature et la musique mais conservant la structure de l’orignal, en quatre « veilles » : la Nuit (ou l’ordinaire de la Ville), Vénus (ou le règne des Plaisirs), Hercule amoureux (ou le jeune roi face au doux visage de l’amour), Orphée (ou l’Amour transfiguré). On apprécie les allusions à Louis et à son entourage dont déborde cet assemblage et surtout l’éventail des musiques instrumentales et vocales, empruntées ou non à l’entreprise de 1653, se prêtant à ce jeu : Michel Lambert, airs de Francesco Cavalli dont certains tirés de son Ercole amante, opéra commandé par Mazarin pour les noces du roi en 1660, Orfeo de Luigi Rossi, premier opéra représenté en France (1647), ou encore Antoine Boesset, sans oublier les anonymes. Impression parfois de pot-pourri, mais toujours compensée par la splendeur des morceaux, du madrigalisme et du coro d’opéra à l’italienne à la scène dramatique à la française, en passant par des danses infernales ou par le sabbat du ballet Junon, Le « Concert royal de la nuit » ? Sans doute l’événement marquant du festival 2015.
Marc Vignal
Abbatiale Saint-Robert, 25 août Photo © DR