Existe-t-il deux symphonies du même compositeur jouables à la suite l’une de l’autre sans interruption, sans applaudissements entre les deux, avec comme résultat non une simple juxtaposition mais une nouvelle entité organique ? Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris ont montré que oui, mais cela constitue, dans le grand répertoire, un cas unique. Il s’agit des deux dernières de Sibelius, les Sixième (1923) et Septième (1924). Elles sont contemporaines, mais cela ne suffit pas. En quatre mouvements, la Sixième évite tout extrême et procède par touches transparentes, non sans quelques accès de violence. Elle se termine aux limites du silence dans un extraordinaire retrait en soi. « L’ombre s’étend », déclara Sibelius à ce propos. La Septième, bloc monolithique en un seul mouvement, surgit des profondeurs et prend fin sur une affirmation de sobre grandeur. On passe sans heurt d’une symphonie à l’autre et surtout, la Septième - une vingtaine de minutes sur un total de seulement une cinquantaine - apparaît comme l’imposant finale d’une structure cohérente en cinq mouvements. Expérience d’autant plus convaincante que Paavo Järvi s’est confirmé comme un interprète hors pair de cette musique difficile. Il s’est aussi révélé comme n’hésitant pas à jouer des tours à son public. Dans le finale de la symphonie l’Ours (n°82) de Haydn, qui ouvrait le programme, il a marqué bref un temps d’arrêt, sans pour autant baisser les bras, après un épisode à l’arraché. Réaction immédiate : applaudissements interrompant le discours musical, redoublés après la vraie conclusion du morceau. Un concert où, décidément, on ne s’est pas ennuyé.
Marc Vignal
Salle Pleyel, 30 janvier 2014 Photo © DR
Au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre du 30ème Printemps des Arts de Monte-Carlo, trois Sonates de Beethoven par François-Frédéric Guy. C’est à Monaco que cet adepte du piano extrême a commencé en 2008 ses marathons beethovéniens : 32 Sonates en dix concerts. Ce soir, « Clair de lune », « Pastorale » et « Hammerklavier », du tube grand public au monument pour happy few. Typique d’un artiste qui, tout jeune déjà (il a aujourd’hui 45 ans) ne se sentait chez lui que dans la cour des grands. Spectacle étonnant que de le voir aux prises avec cette « Hammerklavier » qu’il a enregistrée trois fois (1998, 2006 et 2012, dans le cadre de son intégrale chez Zig-Zag Territoires), et dont il dénoue et renoue les fils avec une sorte de rage : le capitaine Achab luttant avec Moby Dick, mais d’égal à égal. Même dialogue - plus détendu - avec une « Clair de lune » pourtant traversée d’éclairs inattendus, et une « Pastorale » chantante comme il le faut, mais que l’on perçoit après coup comme l’antichambre des tempêtes hammerklavieresques. Bis apaisés – l’Andante de la 25ème Sonate, une ineffable « Lettre à Elise" - suivis, en hommage à Claudio Abbado, d’une Mort d’Isolde (Wagner/Liszt) tendue comme un arc. Toujours la fascination des grands espaces, décidément.
François Lafon
Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 28 janvier Photo © DR
Escale à l’Athénée de L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Viktor Ullmann (musique) et Petr Kien (livret), un spectacle de l’Arcal (Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical). Forme courte (une heure), livret allégorique, musique composite, instrumentation idem (quatuor à cordes classique mais guitare, clavecin et banjo). Un objet contemporain ? En apparence seulement : redécouvert en 1975, régulièrement joué depuis, cet Empereur de bric et de broc a été composé en 1943 (mais censuré) à Theresienstadt, camp de concentration modèle réservé à l’élite des déportés, néanmoins antichambre d’Auschwitz, où Ullmann et Kien ont été gazés. Sujet : la Mort se met en grève dans l’empire du tyran Overall (Uber Alles ?), où règne la guerre totale. Belle idée du metteur en scène Louise Moaty : présenter cette histoire comme un moment arrêté où tout devient possible, entre échafaudages dont on fait les miradors et toiles de parachutes propices à l’évasion. Direction musclée - avec juste ce qu’il faut de dérision - de Philippe Nahon avec son ensemble Ars Nova, quintette vocal impeccable dominé par Vassyl Slipak, Mort de cabaret à l’inquiétante élégance.
François Lafon
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 30 janvier. En tournée (Niort, Poitiers, Massy, Saint-Quentin-en-Yvelines) jusqu’au 9 avril Photo © THéätre de l'Athénée
Alexander Raskatov, compositeur russe né en 1953 et installé en France depuis 2004, compose en 2008-2009, suite à une commande de l’Opéra National des Pays-Bas, Cœur de Chien, d’après le récit éponyme de Mikhaïl Boulgakov, l’auteur du Maître et Marguerite. Interdit par la censure, ce récit de 1925 n’est publié à l’étranger qu’en 1968, et en URSS en1987 seulement. Créé à Amsterdam en 2010, donné à la Scala de Milan, l’opéra de Raskatov - deux actes, seize tableaux, un épilogue - vient de connaître sa première française, à Lyon. Il fait sienne la satire politico-sociale au vitriol de la science et surtout du soviétisme en ses débuts concoctée par Boulgakov par le biais d’une histoire loufoque et sarcastique : un chien est métamorphosé en homme par un chirurgien spécialiste du rajeunissement et, après avoir plongé son entourage dans un véritable enfer, en particulier en poursuivant les chats, est ramené de force à sa condition d’animal. L’homme nouveau se révèle incontrôlable. Le second acte, sombre, tue en quelque sorte le premier, burlesque : les prolétaires peuvent se montrer tyranniques, et l’épilogue dû au compositeur - un juge d’instruction se présente chez le chirurgien muni d’un mandat d’arrêt - met en garde contre la déshumanisation ambiante. Sans tomber dans les « à la manière de », Cœur de Chien parcourt de façon kaléidoscopique l’histoire du genre opéra, avec de nombreux personnages dont aucun n’est secondaire, un orchestre fourni doté de balalaïkas amplifiées et d’une énorme percussion, et des effets vocaux surprenants, le plus souvent du type staccato. La mise en scène de Simon McBurney est des plus efficaces. D’aucuns ont cru déceler chez le « Chef haut placé » un accent géorgien : serait-ce déjà Staline ?
Marc Vignal
Opéra National de Lyon, 22 janvier 2014 Photo © Opéra de Lyon
A l’Opéra Bastille, reprise de Werther dirigé par Michel Plasson et mis en scène par le cinéaste Benoit Jacquot, une des seules réussites parmi les nouveaux spectacles (quoiqu’importé de Londres) de l’ère Nicolas Joël. A Jonas Kaufmann, Werther sombre et magnétique, capable d’ouvrir des abîmes schubertiens sous la musique de Massenet, succède Roberto Alagna, annoncé comme souffrant mais retrouvant vite la forme : aigus triomphants, diction toujours impeccable, présence solaire. C’est peut-être là que le bât blesse : ce Werther ne porte pas la mort en lui, ce qui rend plus interminable encore l’agonie finale. Le spectacle tout entier est d’ailleurs comme désenchanté : ce mur en carton-pâte, cette fontaine qui fait glouglou, cette chambrette sur roulettes étaient vraiment là, il y a quatre ans ? Distribution différente, mais toujours de premier ordre : bien dirigés, Karine Deshayes (Charlotte) et Jean-François Lapointe (Albert) ne sont pas qu’une prude et un mari trompé. Plasson caresse la partition, en exalte les parfums bon marché mais capiteux, acclamé par le public de ce dimanche en matinée, fans d’Alagna et nostalgique de l’opéra de papa.
François Lafon
Opéra National de Paris Bastille, jusqu’au 12 février. En DVD (version 2010, avec Jonas Kaufmann, Sophie Koch et Ludivic Tézier) chez Bel-Air Classiques. Photo © Chantal Navarre
Au théâtre de l’Athénée, Le Viol de Lucrèce de Benjamin Britten, mis en scène par Stephen Taylor (reprise de 2007, même lieu) et dirigé par Maxime Pascal à la tête de son ensemble Le Balcon. Le premier opéra de chambre (huit chanteurs, treize instrumentistes) de Britten, et déjà une maîtrise parfaite de l’exhibition/camouflage de ses obsessions, d’après une pièce française d’André Obey : innocence bafouée avec le viol par le roi Tarquin de la Romaine inflexible, autopunition avec le suicide de ladite Romaine peut-être pas si inflexible, le tout décrypté à la lumière du christianisme à venir par un Chœur male and female. Déjà un chef-d’œuvre de dramaturgie musicale : chaleur, cavalcades, grillons au lointain, plages lyriques et accès de violence, apparition tardive de l’objet du désir, catastrophe sur un chant sensuel et éthéré à la fois. Peu d’action, des présences : octuor de voix superbes de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris (deux distributions en alternance), mise en scène allant à l’essentiel. On pense à Claude Régy, mais aussi à Pierre Strosser, grand artiste méconnu (son austère Tétralogie au Châtelet est désormais culte) dont Stephen Taylor a été le disciple. Même esprit dans la fosse, où Maxime Pascal relit Britten comme il a relu Strauss (Ariane à Naxos - voir ici), avec un sens très fin de la rigueur et de la transgression.
François Lafon
Théâtre de l'Athénée, Paris, jusqu’au 19 janvier Photo © Cosimo Mirco Magliocca
A la salle Pleyel avec l’Orchestre de Paris, le pianiste Boris Berezovsky, grippé, est remplacé par Valentina Lisitsa. Programme inchangé – 1er Concerto et Totentanz de Liszt - l’Ukrainienne ne redoutant pas plus que le Russe les folies digitales. La coqueluche du Web (62 millions de visites, 108 000 abonnés – voir ici) est égale à elle-même : technique d’acier, relative monochromie sonore tempérée par des phrasés assez personnels, mais surtout le don d’occuper le terrain, de communiquer le plaisir qu’elle prend à être là, à se dépenser sans compter. Chauffée par la diabolique Totentanz, elle s’installe pour un quadruple bis – Schubert/Liszt, Paganini/Liszt, Prokofiev, Chopin – qui achève de bousculer les conventions, secondée par des musiciens un peu déconcentrés, mais visiblement ravis, le chef Paavo Järvi en tête. En début de concert (la seconde partie sera occupée par la 4ème Symphonie de Tchaikovski), création d’Affetuoso, « In memoriam Henri Dutilleux » d’Eric Tanguy. Une pièce d’un quart d’heure, affectueuse en effet, ne cherchant pas à imiter la musique du maître mais assez « dutilleusienne » par son refus de prêter allégeance à aucune chapelle, par sa volonté de sonner française sans exclure aucune influence extérieure. Comme pour se rassurer avant la tempête Lisitsa.
François Lafon
Salle Pleyel, Paris, 8 et 9 janvier Photo © DR