Nouvelle ère - celle de Stéphane Lissner - à l’Opéra Bastille : Moïse et Aaron de Schönberg dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Romeo Castellucci, remplaçant Patrice Chéreau initialement prévu. Un chef-d’œuvre inachevé dont le sujet n’est autre que l’impossibilité de dire et de montrer. En 1995 au Châtelet (direction Lissner), le metteur en scène Herbert Wernicke avait enfermé le débat dans un piège de béton ouvert sur l’infini, tandis qu’au même moment, à Amsterdam, Peter Stein chorégraphiait superbement l’errance du peuple indéfiniment manipulé. Castellucci, maître en images qui disent sans dire, part des derniers mots de Moïse descendant du Sinaï : « O Verbe, Verbe qui me manques » et pose la question « Jusqu’à quel point pouvons-nous croire dans les images ? ». Blanc sur blanc pour montrer l’inmontrable au premier acte, goudron et eau lustrale au deuxième, quand Aaron concède aux Juifs le Veau d’or à adorer, en l’occurrence un (vrai) taureau de concours, blanc lui aussi et à son tour goudronné. Comme à son habitude (de La Divine Comédie à Avignon à Parsifal à Bruxelles – son premier opéra) il crée des rituels pour mieux les casser (le magnétophone enfermant le Verbe, le missile à produire des sortilèges) et suscite l’érotisme à force de le réfréner. C’est en fait à Jordan, occupé avec succès à prouver que cette musique est tout sauf cérébrale, que revient la tâche de jeter un pont entre ce monde et le nôtre. Chœurs superlatifs, orchestre somptueux (pas entendu plus beau depuis Boulez à Amsterdam – voir supra), Moïse (Thomas Johannes Mayer) maniant le sprechgesang comme sa langue natale, face à un Aaron dramatiquement convaincant mais vocalement sous-dimensionné. Applaudissements soutenus mais relativement timides, quarante-deux ans après la première de l’œuvre au Palais Garnier, en version française et sous la baguette de Georg Solti.
François Lafon
Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 9 novembre. Diffusion sur Arte le 23 octobre, et sur France Musique le 31 octobre Photo © Opéra de Paris