A la Cité de la musique, Haendel et Purcell par Teodor Currentzis et son ensemble MusicAeterna. Atmosphère électrique pour le Dixit Dominus du premier : chef survolté, tempos d’enfer, chœur frôlant le précipice, solistes prenant tous les risques. La Currentzis touch appliquée au Didon et Enée du second est déjà classique : c’est avec ce chef-d’œuvre ovni (créé où, par qui, dans quelles circonstances ?) que ce Grec aux allures de Paganini pratiquant la musique au fond de l’Oural (voir ici) s’est fait connaître au disque, fascinant les uns, rebutant les autres. Là encore, photo surexposée, exacerbation du mélange de pompe française, de souplesse italienne et de violence anglaise concentrés en à peine une heure. Version de concert mais éclairages étudiés, image étonnante que ces instrumentistes véhéments, ces cordes jouant debout, ces chœurs mouvants, véritables héros du drame, plus concernés que les solistes menés par une Anna Prohaska sous-dimensionnée en reine suicidaire. Bis extrait de la Musique pour la reine Marie, annoncé par le chef dans un anglais sibyllin, avec chœurs exécutant une étrange chorégraphie, comme un rituel baroque revu par Peter Sellars. Plus de fascination que d’émotion, mais sensation, comme souvent avec Currentzis, d’entendre mieux des oeuvres que l’on croyait connaître.
François Lafon
Cité de la musique, Paris, 21 février Photo © DR
Deux premiers, au Châtelet et à Pleyel, des treize concerts du 24ème festival Présences (Radio France), sur le thème Paris-Berlin. Sur sept œuvres, cinq de compositeurs vivants, donnant un aperçu plutôt haut de gamme de quelques tendances actuelles. Passion des références : WuXing/Water d’Oliver Schneller (création mondiale) s’inspire de la Chine mais traite l’orchestre alla Richard Strauss, Hérédo-Ribotes pour alto solo et 25 musiciens d’orchestre de Fabien Lévy déconstruit sans le reconstruire le rapport soliste-ensemble du concerto classique, Nähe Fern (Proximité lointaine) I et III de Wolfgang Rihm se veut un palimpseste des 2ème et 3ème Symphonies de Brahms. Outsiders : Philippe Manoury, dont Zones de turbulences pour deux pianos et orchestre lance un défi à la brièveté d’une Bagatelle de Beethoven (n° 10, op. 19) mais s’amuse surtout à mettre la pagaille dans une structure savamment élaborée, et la très inventive Elégie pour clarinette et orchestre, de Jörg Widmann - divine surprise du lot -, avec le compositeur en (superbe) soliste. Grands ancêtres, modèles évidents de leurs cadets : Hans Werner Henze, avec Le Rêve de Sébastien, poème nocturne aux textures orchestrales compactes, et la Symphonie vocale Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, version fragmentaire et simplifiée de l’opéra du même nom, créée deux ans (1963) avant celui-ci, et donnant une idée assez fracassante de son incroyable richesse dramatique et musicale. Exercice de haute école de l’Orchestre National dirigé au cordeau par Ilan Volkov (Châtelet), et du Philharmonique de Radio France sous la baguette plus souple mais un peu moins précise de Peter Hirsch (Pleyel), solistes impeccables. Public clairsemé, surtout au Châtelet : peur de la grande méchante musique contemporaine ou manque de vedettes à l’affiche ? Peut-être est-ce aussi parce que les concerts "service public" de Présences ne sont plus gratuits.
François Lafon
Radio France, salle Pleyel, Châtelet, Cité de la musique, jusqu’au 25 février Photo : Philippe Manoury © DR
Aux Bouffes du Nord, The Raven (Le Corbeau), monodrame pour mezzo-soprano et douze musiciens d’après Edgar Poe. Une seule représentation, salle comble pour la mezzo Charlotte Hellekant - sculpturale, présence irradiante, timbre d’or sombre – et pour la musique néo-Darmstadt mêlée de tradition japonaise de Toshio Hosohawa. Un désespéré pleurant son amour perdu, un corbeau prédisant « nevermore » (jamais plus), une chanteuse-récitante ajoutant à l’étrangeté : le poème de Poe, connu en français dans les traductions de Baudelaire (« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée … ») et de Mallarmé (« Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maints et curieux volumes de savoir oublié… »), rejoint le théâtre Nô, où les frontières sont moins nettes que chez nous entre l’humain, l’animal et le végétal. Interprétation impeccable de l’ensemble luxembourgeois Lucilin, mise en images efflorescentes du vidéaste Jan Speckenbach. Mais à trop illustrer, l’image rivalise avec la musique, elle-même ouvertement illustrative. Un match nul compensé par quelques éclairs d’étrangeté, comme cette porte fermée contre laquelle la chanteuse semble se dématérialiser.
François Lafon
Bouffes du Nord, Paris, 10 février Photo © Bohumil Kostohryz
La Première Symphonie de Sibelius (1899-1900) s’inscrit dans la tradition austro-allemande, à cause notamment de la maîtrise formelle de son mouvement initial, et dans la tradition russe, à cause de sa sauvagerie et d’un lyrisme parfois expansif. Sibelius avait entendu la Pathétique de Tchaikovsky, sans en faire son modèle, mais sûrement pas Mahler, contrairement à ce que d’aucuns s’obstinent à nous faire croire. Cette Première terminait le concert donné cette semaine par le jeune chef russe Vasily Petrenko (37 ans), étoile montante s’il en est, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France. Plutôt qu’étoile montante, astre déjà au firmament ou presque ! L’ouvrage n’est plus une rareté. Il faut oser dire qu’on a eu là, par-delà quelques précieux souvenirs, une interprétation vraiment extraordinaire, comme on en entend, pour une œuvre donnée, une fois par décennie. Petrenko prend cette musique à bras-le-corps, en sachant exactement imposer ce qu’il veut, sans jamais se perdre en route, y compris dans les épisodes rhapsodiques : rythmes percutants, gestique des plus efficaces permettant au discours de se projeter sans cesse en avant, contour sonores très nets, y compris dans la périlleuse apothéose terminale, fin dans la nuance inattendue mezzo forte donnant l’impression d’une musique s’abîmant soudain dans une trappe : faut-il applaudir ? Hésitation, puis déchainements d’enthousiasme amplement mérités. En début de programme, le Concerto pour violon n°2 de Bartók : soliste de haut niveau (Sergej Krylov), mais pour le chef moins de pièges et de défis à surmonter que chez Sibelius.
Marc Vignal
Salle Pleyel, vendredi 7 février 2014 Photo © DR
Au théâtre de l’Athénée, King Arthur de Henry Purcell (musique) et John Dryden (livret) par l’Ensemble BarokOpera d’Amsterdam. Dix musiciens dirigés par Frédérique Chauvet, cinq chaises, cinq chanteurs – trois hommes, deux femmes –, une panière remplie d’objets hétéroclites (rapières, gantelets, débouche-lavabo, etc). Note d’intention du metteur en scène Sybrand van der Werf : « J’ai choisi un style théâtral très prisé aux Pays-Bas et en Flandre, mais encore tout à fait original et méconnu en France : le jeu « transparent ». Dans ce style « épique néerlandais », l’acteur ou le chanteur interprète son personnage tout en restant lui-même en tant qu’individu ». On se rappelle quand même que les Branquignols en France ou les Monty Python en Angleterre en ont fait autant, mais en beaucoup plus drôle et plus inventif, et que le procédé bien connu de la panière à accessoires était mieux amené dans La Vie parisienne d’Offenbach mis en scène par Alain Sachs au théâtre Antoine (2009). Les chanteurs chantent comme ils jouent, c'est-à-dire plus ou moins bien, et l’on a du mal à suivre l’histoire de ce semi-opera dont le texte parlé, ouvertement patriotique (il s’agissait de faire remonter aux Chevaliers de la Table ronde une dynastie anglaise aux racines peu profondes), est réduit au minimum. Au moins l’ensemble instrumental tient-il le choc et le célèbre « Air du froid », immortalisé par le regretté Klaus Nomi, est-il fort bien interprété par la basse Pieter Hendriks.
François Lafon
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 12 février. Enregistrement intégral chez Ligia Digital Photo © DR
Rareté italienne de l’année à l’Opéra Bastille : La Fanciulla del West. A New York en 1910, Puccini innove. Il a écouté Pelléas et Mélisande et s’intéresse à l’Ecole de Vienne, laquelle le lui rend bien : « Chaque mesure de cette Fanciulla est une surprise », écrit Webern à Schoenberg. L’ouvrage est rarement donné (dernière à Paris : Opéra Comique, 1969) : pas de grands airs, récitatif permanent, orchestre virtuose, multitude de petits rôles. Idée originale : c’est un western (pas encore spaghetti), avec tenancière de saloon, chercheurs d’or, shérif amoureux et bandit au grand cœur. Mais le mariage du mélo italien et de la mythologie du Far West – inspiré, comme Madame Butterfly, d’une pièce de David Belasco – donne un résultat curieux, par moments franchement comique. Le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff, spécialiste de Strauss et Wagner, pratique le clin d’œil appuyé : lever de rideau à Wall Street, deuxième acte dans la loge-caravane de la Fanciulla superstar, troisième dans un cimetière de voitures façon Mad Max, avec happy-end sur fond de lion MGM. Mouvements divers de la salle, report des applaudissements sur les chanteurs - pourtant décevants à commencer par Nina Stemme, à la voix puissante mais raide -, un peu moins sur le chef Carlo Rizzi, lequel dirige gros cette musique qui mérite mieux.
François Lafon
Diffusion en direct le 10 février dans cinémas UGC et salles indépendantes. En direct sur France Musique le 22 février Photo © Chrales Duprat/Opéra de Paris