Mardi 19 mars 2024
Le cabinet de curiosités par François Lafon
De la zarzuela baroque, traitée par Pierre-René Serna dans son précédent ouvrage (voir ici), un exemple probant a été donné avec la récente résurrection en France du Coronis de Sebastian Duron (voir ). Restait (si l’on peut dire) à (dé)couvrir la zarzuela romantique, à la fois mieux connue et paradoxalement moins exportable, car privée des standards de l’actuelle « internationale baroqueuse ». Le mouvement s’emballe entre 1830 et 1856, lorsque Madrid se dote d’un Teatro de la zarzuela, toujours en activité (il a même remplacé le Teatro Real fermé pour restauration dans les années 1990), fleuron d’une capitale qui a compté une quarantaine de salles. Le terme « romantique » correspond à l’époque plus qu’au style des milliers d’ouvrages représentés : « zarzuela bourgeoise » ou même « populaire » serait moins… romantique mais plus juste, les livrets mettant volontiers en scène le petit peuple madrilène et son folklore. Comme pour la zarzuela baroque, Serna montre son talent à être précis et autant que possible exhaustif, sans trop noyer le lecteur dans des énumérations sitôt lues sitôt oubliées d’ouvrages et de compositeurs. De ce foisonnant univers, il extrait le dessus du panier (Tomas Breton, Federico Chueca, plus tard Amadeo Vives), marque bien le fossé qui sépare la zarzuela grande et la zazuela chica et propose en fin de volume une discographie où l’on retrouve – preuve qu’il ne s’agit pas d’un sous-genre lyrique - des stars telles Teresa Berganza, Alfredo Kraus et Placido Domingo, ainsi que des chefs de la trempe d’Ataulfo Argenta. 
François Lafon

La zarzuela romantique, de Pierre-René Serna, Bleu Nuit éditeur, 176 p., 20 euros

lundi 21 février 2022 à 10h54
Cet « Autre XXe siècle musical » signé de Karol Beffa, compositeur et improvisateur au piano du cinéma muet, se veut une réponse à un livre publié il y a presque trente ans intitulé « La Musique du XXe siècle », où l’auteur (Jean-Noël von der Weid) ignore Ravel et Prokofiev autant que Mahler, Strauss, Reger, Pfitzner et Satie au nom de préjugés esthétiques. Si cette « Musique du XXe siècle » a hélas mal vieilli malgré la densité de ses 450 pages, elle est néanmoins régulièrement rééditée avec sa documentation fournie, ses anathèmes et ses exclusions. Beffa s’inscrit dans un « Autre XXe  siècle » qui réévalue à juste titre : « Janacek, Puccini, Koechlin, Kodaly, Szymanowski, Sibelius, Prokofiev, Poulenc, Britten, Chostakovitch, Lutoslawski, Dutilleux, Gorecki, Arvo Pärt, Steve Reich et John Adams », à l’appui de cours donnés dix ans auparavant au Collège de France. On suit l’auteur dans ses pérégrinations musicales, qui vont d’un article sur « Proust et la musique » à une défense et illustration du compositeur Vladimir Cosma, qu’il découvre à l’âge de 10 ans en regardant à la télévision Le Grand blond avec une chaussure noire. Entre les deux, l’auteur dresse le portrait de Reynaldo Hahn, évoque à la fois la France musicale de l’entre-deux-guerres, Ravel, Nadia et Lilli Boulanger, Poulenc, ainsi que « l’âme magyare » de Kodaly, tout en survolant le « minimalisme américain » – Reich, essentiellement – avant d’analyser dans le détail El Dorado, page d’orchestre de John Adams de 1991. À la suite de ces réflexions dans l’air du temps, on reste sur sa faim. Cet « Autre XXe siècle » se limite-t-il à cette liste quelque peu restreinte ? Quid de Ligeti auquel l’auteur a pourtant consacré une monographie en 2016 ? Rien sur Bernstein ? Et Xenakis ? Et Boulez, ignoré sciemment parce que rattaché à l’avant garde ? Et Pierre Henry, Philippe Hersant, Édith Canat de Chizy ou Bernard Cavanna ? Et le courant spectral français qui a vu s’épanouir Grisey, Hugues Dufourt, Michael Levinas et Tristan Murail ? Et la génération suivante : Gérard Pesson, Thierry Pécou, Oscar Strasnoy, Francesco Filidei ou Aurélien Dumont ? Dissemblables, ces textes ne nous guident guère vers cet « Autre XXe siècle » annoncé (*). Dommage…                          
Franck Mallet

Karol Beffa, L’Autre XXe siècle musical, Buchet Chastel, 236 p., 22 €

* Sur le sujet, on lira entre autres avec intérêt les ouvrages d'André Schaeffner (« Essais de musicologie et autres fantaisies », Le Sycomore, 1980), de François Porcile (« Les conflits de la musique française », Fayard, 2001), de Myriam Chimères et Yannick Simon (« La musique à Paris sous l’occupation », Fayard, 2003) et de Guillaume Kosmicki (Musiques savantes, Le mot et le reste, 2012-2017).

vendredi 28 janvier 2022 à 16h09
De la scène à la pellicule est un livre… Heu… Non. C’est plus que ça, c‘est un recueil d’histoires, d’analyses et de témoignages, mais aussi une somme documentaire, bref, une encyclopédie monumentale sur les rapports entre le spectacle vivant et le cinéma au tout début du XXème siècle. Autour de 1900, on filme des tableaux vivants, comme des espèces de cartes postales qui peu à peu se mettent en mouvement (Le Sacre de Napoléon, par exemple). Puis vient la musique, l’exemple le plus célèbre étant la composition de Camille Saint-Saëns pour L’Assassinat du duc de Guise, film d’André Calmettes et Charles Le Bargy présenté en 1908. Saint-Saëns a déjà écrit des musiques de scène pour le théâtre, là il s’est mis face à un écran pour imaginer l’atmosphère particulière de chaque tableau. Le livre raconte la genèse de la partition, propose le scénario écrit par Henri Lavedan, détaille la création des décors, interroge Laurent Gay qui a enregistré cette musique pour accompagner le film qu’on peut voir sur l’un des deux DVD inclus dans l'ouvrage. Celui-ci, en effet, ne se limite pas aux commentaires et aux explications : il donne aussi à voir et à entendre. Reproductions d’affiches, photos de plateau, clichés d’époque, esquisses et schémas au fil du texte ; films sur DVD en annexe (plus de 4 heures), dont L’Empreinte où l’on voit Mistinguett danser la valse avec Max Dearly (sur une musique de Fernand Le Borne, reconstituée au piano), Macbeth avec Paul Mounet dans le rôle-titre, Une Conquête, fantaisie comique avec Max Linder ou Lucien Fugère filmé par Nadar dans l'air du catalogue de Don Giovanni en version muette mais fascinante. Index divers, bibliographies, références, biographies… Ne cherchez pas ailleurs, tout se trouve dans ce volume exceptionnel, fruit d’un prodigieux travail de recherche.
Gérard Pangon
 
De la scène à la pellicule, sous la direction de Rémy Campos, Alain Carou et Aurélien Poidevin. Editions L’œil d’or formes et figures. 39€

jeudi 9 décembre 2021 à 20h14
Qui n’est un jour tombé amoureux d’un opéra d’Haendel, de son chant et de ses voix ? Afin de s’y retrouver, Olivier Rouvière, spécialiste du répertoire baroque – ses ouvrages consacrés aux Arts Florissants (Gallimard, 2004) ainsi qu’à Métastase (Hermann, 2008) font autorité – en établit un vade-mecum instructif. Pas moins de quarante ouvrages écrits entre 1705 et 1741 où culminent Rinaldo, Giulio Cesare, Orlando, Ariodante, Alcina ou Serse, mais dont sont exclus Hercules et Semele, pourtant « représentés dans nos actuels théâtres lyriques », mais, comme le rappelle l’auteur, créés à l’origine « à la façon d’oratorios, sans scénographie ». Les voici donc le plus simplement du monde, dans l’ordre chronologique, précédés de diverses considérations sur les livrets et leurs auteurs, les pasticci, l’humour du compositeur ou encore son inventivité mélodique et son art du réemploi. Premiers pas en Allemagne avec Almira créé à Hambourg en 1705, puis les années de formation en Italie avec un Rodrigo florentin deux ans plus tard suivi d’une Agrippina vénitienne (1709) avant l’installation à Londres : « A-t-il alors conscience qu’il y a pour lui une place à prendre en Angleterre ? » Timides débuts avec la compilation Water Music issue de fragments instrumentaux tirés de ses opéras, puis succès immédiat en 1711 avec Rinaldo, « sur un canevas de revue musicale s’inspirant vaguement de La Gerusalemme liberata du Tasse » et un livret en anglais du directeur du théâtre. Haendel y « réutilise sans vergogne ses partitions italiennes pour une partition troussée en moins de deux semaines ». Chaque ouvrage est replacé dans son contexte avec, outre son histoire, un commentaire critique sur les différents numéros de la partition. Olivier Rouvière n’a pas oublié d’ajouter une large sélection audio et vidéo « par ordre de préférence » de tous les ouvrages qui désormais bénéficient sans exception d’au moins un enregistrement recommandé… voire sept pour Serse ! Une aide précieuse pour s’y retrouver autant que pour se délecter de l’art lyrique du Saxon… qu’on espère suivie (?) d’un second volume consacré à la non moins fameuse série d’oratorios, dont plusieurs d’une construction dramatique égale à celles des plus grands opéras.                  
Franck Mallet

Olivier Rouvière, Les opéras de Haendel, Van Dieren, 360 p., 22 €

dimanche 14 novembre 2021 à 17h17
Chez Actes Sud, opus posthume d’André Tubeuf, disparu le 26 juillet dernier (voir ici) : Schubert, L’ami Franz. Un chant du cygne qui commence par « De nombreuses décennies où à peine si Schubert a été un bruit qui court », et se termine par « Elle est là la transcendance. Il est là aussi, le plain-pied ». Comme toujours, l’empathie totale (ce qui va bien avec la musique de l’ami en question) et la confiance absolue (on dira de nos jours élitiste) en la culture du lecteur, laquelle doit être (au moins) égale à celle de l’auteur. Un adieu idéal, donc. Car il y a plusieurs façons de lire Tubeuf musicographe. Cela va de la structuraliste, tenant compte de la complexe idiosyncrasie de l’auteur, jusqu’à la scrupuleuse : je me jette sur le dictionnaire de la Musique (ou Wikipedia, ou Tubeuf ailleurs) à chaque fois (et elles sont nombreuses) que l’ami André pratique le name dropping, de Lemnitz (Tiana, soprano, 1897-1994) à Eichendorff (Joseph von, poète, 1788-1857) ou donne la liste des œuvres d’un compositeur comme sue et assimilée. Epuisant mais fructueux, antichambre de la cour des grands. Mais la plus tentante, et probablement la plus recherchée par l’auteur, reste la confiante, voire la planante : on commence un Tubeuf comme on monte dans un vaisseau spatial, à bord duquel on croisera des étoiles plus ou moins brillantes, dont on ne connaîtra pas toujours le nom ni la composition chimique mais dont on n’en imaginera que mieux les mystérieuses correspondances. Pour Schubert, si longtemps réduit à quelques sourires-la-larme-à-l’œil et si inattendu dans ses « divines longueurs », cette approche se révèle particulièrement adéquate, l’éditeur facilitant d’ailleurs le travail du lecteur égaré en multipliant les notes en bas de pages. Parallèlement - car Tubeuf n’était pas que musicographe et professeur de philosophie - paraît Avoir vingt ans et commencer, suite des Années Louis-le-Grand (Actes Sud, 2020), où il se raconte en normalien se passionnant pour le théâtre et le cinéma (« Uniquement les vieilleries », sourira-t-il plus tard) et trouvant dans la musique (voix et piano particulièrement) matière à appréhender le monde comme il a trouvé dans les âmes sœurs (nous revoilà dans le vaisseau spatial) une indispensable fraternité. 
François Lafon 
André Tubeuf : Schubert, l’ami Franz. Actes Sud, 192 p., 19 euros (13,99 euros en numérique) – Avoir vingt ans, et commencer. Actes Sud, 384 p., 23 euros (16,99 euros en numérique)
 
dimanche 12 septembre 2021 à 12h16
La Vie et l’amour d’une femme; A la scène, à la ville : deux titres pour deux versions des mémoires de Régine Crespin (1982, Fayard – 1997, Actes Sud). Voici La Vie et le chant d’une femme. Une troisième mouture, posthume ? Le Roman d’une belle voix riche, rêve de fan à l’usage des fans ? Rien de tout cela. Historien et chercheur, rédacteur en chef du magazine ODB-Opéra, Jérôme Pesqué s’appuie sur les faits, rien que les faits… et en dit bien plus. Citations, extraits de presse, témoignages, discographie, bibliographie, recensement des rôles, partenaires, lieux et dates : plume précise et sûr organisateur, il compose de la grande (et seule, à quelques exceptions près) diva française de la seconde moitié du XXème siècle un portrait en relief, où apparaît tout un monde, lyrique bien-sûr, mais aussi culturel, voire politique, illustrant l’adage biblique « Nul n’est prophète en son pays ». 645 pages que l’on peut croire réservé aux maniaques de la juste citation ("Ce soir-là, le ténor était…, et non…"), aux nostalgiques d’un passé perdu ? Oui, mais vu, encore une fois, avec les lunettes de l’historien, qui font mieux voir, de près comme de loin. Encore aujourd’hui, l’effet Crespin fait le reste, de la « Chronologie de carrière » de « la » Crespin internationale à l’ « Abécédaire » où l’on retrouve la petite Régine de Marseille, les deux se rejoignant dans un « Des chiffres et des rôles » qui donne le tournis. Imprimé en Pologne par Amazon, ce pavé exemplaire n’a apparemment intéressé aucun grand éditeur. Peut-on en espérer - chez l’un d’eux - une deuxième version pour 2017, centenaire de la naissance de la diva ?
François Lafon

Régine Crespin – La vie et le chant d’une femme par Jérôme Pesqué. 636 p., 27 p. d’illustrations hors-texte - Paris, 2021. ISBN 9782957686209

vendredi 21 mai 2021 à 15h33
Depuis quelques décennies, Gilles Cantagrel « vit » avec Jean Sébastien Bach dont il a exploré toutes les facettes ou presque dans une quinzaine de livres. Il nous entraîne maintenant sur les traces de Jean Sébastien dans une sorte de randonnée qui va des lieux où le Cantor vécut à l’empreinte qu’il a laissée dans la musique en passant par quelques traits de son caractère, quelques épisodes de sa vie de famille et quelques péripéties qui émaillèrent sa carrière. On apprend ainsi que Bach ne se laissait pas faire par ses confrères ou ses employeurs, qu’il était du genre procédurier, qu’il a lutté toute sa vie pour que son travail soit reconnu et qu’il a eu quelques moments de déprime. De 1734 à 1739, il continue à fournir des cantates pour les églises de Leipzig en puisant dans son fonds de catalogue, mais sans en composer de nouvelles : il arrive à la cinquantaine, Johann Christian son dix-huitième enfant vient de naître, il est la cible de quelques polémiques, il est fatigué, usé. Bien entendu, au fil du récit, Gilles Cantagrel évoque les œuvres, les resitue dans leur contexte historique ou géographique. Bach meurt en 1750. Le voilà oublié pour quelques décennies ? Jamais de la vie, s’insurge Gilles Cantagrel, c’est une idée reçue. Et de démontrer, force détails historico-musicaux à l’appui, que les compositeurs qui lui ont succédé connaissaient et appréciaient ses œuvres, que l’exécution de la Passion selon Saint Matthieu en 1829 à Berlin sous la direction de Félix Mendelssohn n’est qu’un resurgissement triomphal « dans l’âme des auditeurs allemands. » Bref, ce livre qui rassemble une multitude d’écrits sur Jean Sébastien Bach se dévore ou se picore, tel un guide de voyage.
Gérard Pangon 
 
Sur les traces de J.-S. Bach Ed. Buchet-Chastel 480 pages 32,90 €
 
Quelque quarante ans après l’essai de Jankélévitch consacré à Albeniz, Séverac et Mompou (La Présence lointaine), l’auteur revient sur la personnalité unique de Mompou, né d’une mère française et d’un père catalan (1893-1987). « Homme discret » salué par le préfacier, le pianiste Jean-François Heisser, il laissa un catalogue plutôt modeste et essentiellement consacré au piano. Une œuvre fascinante à plus d’un titre, aux confins de Chopin, du dernier Liszt, de Satie et de Debussy, vouée à : « la plus grande force expressive avec le maximum de simplicité et d’économie de moyens, ainsi que le retour à un primitivisme pour exposer l’idée musicale pure » (Mompou). Jérôme Bastianelli a raison de rappeler que les accords profonds de son piano tirent leur inspiration d’une enfance bercée par le son des cloches de la fonderie du grand-père qui, après fabrication, étaient réglées patiemment afin de produire un timbre spécifique. C’est cette longue résonance et ce halo harmonique qui créent ensuite cette vibration mystérieuse et irréelle du piano chez Mompou – sa signature. Après une double formation, barcelonaise et parisienne – mais il fut avant tout guidé par son intuition (…) –, Mompou compose ses premières œuvres à partir du milieu des années 1910. Tout à la fois ascétique – sublimes Musica Callada –, méditative – Cants màgics – néoromantique – Préludes –, impressionniste – Scènes d’enfants, Paisajes –, voire réinventant le folklore – Cançons i danses, son œuvre est ici commentée à l’aune des contemporains du compositeur, et de ses premiers interprètes et amis – les pianistes Alicia de Larrocha et Rosa Sabater. Un commentaire discographique fort utile parachève cet ouvrage, entre les anthologies (Hough, Heisser, Volodos, Pérez…) et les quasi intégrales : Mompou lui-même, Maso, Colom…, – tout en omettant celle d’Adolf Pla, par ailleurs auteur d’un ouvrage sur Mompou.                                                   Franck Mallet

Jérôme Bastianelli, Federico Mompou, Actes Sud, 176 p., 18,90 €
Pas facile de cerner Brigitte Engerer, pianiste déroutante et tissu (apparent) de contradictions, à la fois exubérante et réservée, solitaire et altruiste, grand public et élitiste, inoubliable et déjà lointaine, dix ans à peine après sa disparition prématurée. La psychologue Nathalie Depadt-Renvoisé s’y est collée cinq ans après une unique rencontre, et ne s’en tire pas mal, se gardant bien de révéler en professionnelle les clés de cette peu commune personnalité. Elle raconte en enquêtrice scrupuleuse, ce qui suffit à tenir le lecteur en éveil, au risque d’aplanir le propos. Destin romanesque cependant que celui de la petite française de Tunis, montée à Paris étudier le piano avec la célèbre et redoutée Lucette Descaves, élève à Moscou du fascinant Stanislas Neuhaus qui mourra dans ses bras, un temps médiatisée comme épouse du romancier Yann Queffélec, remarquée pour ses tenues luxuriantes et son sens de la fête « à la russe », admirée pour sa culture (pas seulement musicale) et son humanité. En filigrane, une question sans réponse : que n’a-t-elle eu une carrière alla Martha Argerich, elle dont les dons étaient hors du commun et dont la vie a été un roman ? Eternelle limite de l’enthousiasme du biographe envers son sujet. 
François Lafon

Brigitte Engerer, La Musique creuse le ciel, par Nathalie Depadt-Renvoisé - Buchet-Chastel, 272 pages, 20€

Chopin musicien… et écrivain ? Oui, au vu d’une copieuse correspondance disponible en 3 volumes, sans compter celle, également publiée, de George Sand qui partagea ses dernières années, les témoignages de ses élèves et une « Méthode de piano », restée inachevée à sa mort. Si Propos-exutoires (1990), son premier ouvrage, pratiquait l’aphorisme nietzschéen, trente ans — et quelques essais consacrés à Chopin, Liszt, Scriabine et Gould — plus tard, Jean-Yves Clément emboîte le pas de son musicien préféré avec ce faux journal du retour de Majorque, entre février et juin 1839. Directeur du Festival de Nohant et des Lisztomanias de Châteauroux, lui qui connaît incontestablement son sujet rapproche la forme de l’aphorisme de l’esprit de la musique, en particulier des Préludes de Chopin – son livre se terminant sur 24 aphorismes, « Stations de la grâce », d’après les 24 Préludes. C’est moins les considérations existentielles du musicien qui émaillent ce « journal » que les commentaires précis, sensibles et d’une poésie fulgurante sur les œuvres que l’on retient de ce Retour de Majorque, et leur écho avec d’autres lieux – « la maison du vent », la chartreuse de Valldemossa – mais aussi d’autres œuvres comme celle de Delacroix ou les aquarelles du jeune Maurice, le fils de George Sand, lui aussi du périple. Et de conclure : « La musique est chez Chopin la langue de l’exil accompli ». Fin du voyage.                         
Franck Mallet

Jean Yves Clément, Le retour de Majorque, Pierre-Guillaume de Roux, 158 p., 17 €
mercredi 6 janvier 2021 à 13h23
Fidèle à sa démarche de passeur – son identité bien à lui –, André Tubeuf signe un nouvel ouvrage consacré à Brahms, « celui qui devait venir », selon la formule fameuse de Schumann. Livre de réflexion et non biographie savante ; plutôt méditation : « à partir de deux pages essentielles d’après les Écritures saintes, qui se répondent à presque trente années de distance : le Requiem et les Quatre chants sérieux. » Du compositeur, encore inconnu des Français à l’orée du XXe siècle, à celui célébré au cours des années 80 grâce au chant – Anne Sofie von Otter, Price, Norman, Fischer Dieskau, Fassbaender, Ludwig… –, en passant par l’ouvrage que lui consacra Rostand, en 1955, le « Brahms » de Tubeuf est crépusculaire, un « génie du clair-obscur » – à l’image de la langue allemande qui « nomme du même nom les deux crépuscules, celui du soir et celui du matin. » Il sera donc question ici de « lamento sans larmes », de noir et de blanc, de « clarté terne » et de « paysage éteint » : l’effacement devant la mort. Entre-temps, c’est le dialogue de la clarinette et du piano (op. 120), en trio (op. 114) et en quintette (op. 115), du cor en trio (op. 40) et de la voix d’alto – « d’alto femme à alto viole » et donc du murmure de la Rhapsodie pour alto contre l’opéra (ignoré et même exclu par Brahms) et par-dessus tout « l’éternité » du chant, aussi naturellement exprimé par Magda Schneider, dans Libelei, le film réalisé par Ophüs en 1933 – référence qui revient plusieurs fois au cours de cet ouvrage : comme l’on sait, avec le lied allemand, le cinéma de cette époque est le second sujet de prédilection de l’auteur. Brahms, « plainte sans reproche et presque sans voix » : une amertume que synthétise son lied Immer leiser wird mein Schlummer (2e des Cinq de l’op. 105, « Toujours plus léger est mon sommeil »), « un des absolument plus beaux », où l’interprète doit parvenir aux nuances les plus pianissimi. Si intime et chaleureux, ce portrait de « celui qui se tenait à l’écart ».     
                                                             Franck Mallet

André Tubeuf, Brahms ecclésiaste, Le Passeur, 176 p., 17€

mercredi 23 décembre 2020 à 11h55
Anniversaire Beethoven, suite : A l’écoute des Quatuors, par Bernard Fournier. Exemple parfait de grand écart, pour ne pas dire d’« en même temps » : appâter le néophyte tout en éclairant le connaisseur. L’ouvrage commence très fort : en une introduction d’une vingtaine de pages, Fournier - dont l’Histoire du quatuor à cordes en trois volumes (Fayard) est un Himalaya escarpé mais du haut duquel le paysage mérite l’effort -, brosse le décor, croque le personnage et ouvre les perspectives. Un petit chef-d’œuvre en soi, qui va aider le lecteur à tenir la corde au long des dix-sept chapitres (16 Quatuors plus la Grande Fugue) couronnés par une conclusion digne de l’introduction, dont la citation de Breton (p. 274) « Les oeuvres de Beethoven frémissent des réflexes de l’avenir » pourrait servir de frontispice. L’exploit est notable : quel corpus, plus encore que les 32 Sonates pour piano, nous ouvre – au risque de se perdre - aussi grandes les portes de l’atelier beethovénien ? Utile à tous, un petit glossaire termine l’ouvrage. Après cela, quelle(s) version(s) des œuvres écouter ? Là, le guide Fournier nous lâche la main : passer de l’éternel au contingent est une autre histoire. 
François Lafon

A l'écoute des Quatuors de Beethoven, par Bernard Fournier. Buchet-Chastel, 298 p., 20 euros

Serge Rachmaninov mena une triple carrière de composteur, de pianiste et de chef d’orchestre. Toutes trois eurent la même importance, les deux premières en tous cas, mais pas simultanément à toutes les étapes de son existence : une grande césure, son émigration en 1918. André Lischke présente Rachmaninov sous toutes ses facettes. Il dresse un portrait de l’homme, très grand, dépassant le mètre quatre-vingt-dix, sportif, généreux, fidèle en amitié (Chaliapine). Il examine ses œuvres - pour piano seul, pour piano et orchestre, pour orchestre, pour voix - et donne une idée de sa méthode de travail. L’essentiel de son livre traite néanmoins de Rachmaninov pianiste : son répertoire, son jeu,  ses enregistrements, les critiques qu’il suscita, cela grâce à une documentation exceptionnelle, passionnante, et à de nombreux et précieux témoignages. Dans son « quart de siècle en Russie » (1892-1917), Rachmaninov se produit abondamment comme pianiste et comme chef d’orchestre, dans son pays et en Occident. Lischke le suit pas à pas dans ses programmes. Dans sa « nouvelle  vie » (1918-1943), il se fait pianiste de concert itinérant aux Etats-Unis et en Europe, au détriment de ses activités de compositeur, réduites. Il lui faut agrandir  et diversifier son répertoire pour conquérir (autant que par ses prouesses techniques) un vaste public. Lischke dresse (entre autres listes complètes)  celle - par ordre alphabétiques des compositeurs,  près d’une cinquantaine de Alkan à Weber - des œuvres ayant constitué le répertoire de Rachmaninov de 1919 à 1943. Et il rend compte de tous ses enregistrements (de 1919 à 1942). Dominent, à part lui-même, Chopin et Liszt, suivis de Bach, Beethoven ou Schumann. Et parmi ses prédécesseurs et contemporains russes, Scriabine et Medtner. Rachmaninov, un musicien ayant vécu plusieurs vies.
Marc Vignal
 
André Lischke - Serge Rachmaninov. Portrait d’un pianiste. Buchet-Chastel, 2020, 285 pages
 
jeudi 24 septembre 2020 à 09h14
Pour qui ne connaîtrait pas John Cage, figure majeure du XXème siècle, cet ouvrage apporte bien des réponses. Oui, il fut bien cet élève américain de Schoenberg – qui déclarait affectueusement à son propos : « Un inventeur ! Un inventeur de génie. Pas un compositeur, mais un inventeur. Un grand esprit. » Étudiant, sa route est déjà tracée dès les années trente, lorsqu’il écrit à ses parents, à l’occasion d’un de ses premiers périples en Europe avec un camarade rencontré à Naples : « Nous évitons avec soin les routes soigneusement balayées et, dans les pays où nous allons, nous nous faufilons dans les lieux ordinaires ; je suis particulièrement intéressé par les gens des villes, par tous les gens ». Comme une profession de foi, qui déterminera toute une vie tournée vers la poésie, la philosophie, la peinture, la musique, les installations et la danse – impossible d’oublier son compagnon Merce Cunningham ! –, mais aussi l’amitié, l’échange… et une bonne dose d’humour.

Interrogeant durant plus d’une décennie les institutions, les partitions et les proches – en particulier les Français, des compositeurs Pierre Mariétan à Jean-Yves Bosseur, et des interprètes Martine Joste à Joëlle Léandre, en passant par Gérard Frémy –, Anne de Fornel donne à voir et entendre : « toute l’immensité, la complexité et la richesse de la production musicale, plastique et muséale de Cage. » Jusque-là, on trouvait des commentaires sur plusieurs œuvres, mais ici la chercheuse, hyper documentée, engobe la totalité. Une somme qui s’appuie en outre sur d’abondantes archives, notamment épistolaires, où le pédagogue Cage justifie son intérêt pour l’expérimentation, le hasard et le zen, sans parler de son attachement à Satie – à la fois source d’inspiration et matériau sonore pour le musicien qui s’identifie à lui –, et ses multiples trouvailles sur le jeu instrumental, de la percussion au piano préparé !

Pour couronner le tout, Anne de Fornel se révèle aussi une excellente pianiste en duo avec Jay Gottlieb, éminent cagien, dans un album qui paraît simultanément avec, entre autres, les Three Dances, pour deux pianos préparés (1945), ainsi que la version du Socrate de Satie, arrangé pour deux pianos par Cage (1944-1969) – partitions également chorégraphiées par Cunningham.                                
                                                                                                      Franck Mallet

Anne de Fornel, John Cage, Fayard, 696 p., 49€

« Cage meets Satie », par Anne de Fornel et Jay Gottlieb (pianos),  1 CD Paraty 159183 (56 min)
dimanche 16 février 2020 à 18h12
Comme le Triple concerto de Beethoven, Beethoven et après - coédition Fayard/Mirare - est un ouvrage à trois solistes, la légende et l'Histoire faisant office de trame orchestrale. Là s’arrête la comparaison, le trio d’auteurs ne jouant pas la même partition, ou plutôt ne la jouant pas sur le même plan. Cela commence « grand public » par une biographie où Elisabeth Brisson (auteur du Guide de la musique de Beethoven) s’emploie à déboulonner l’idole pour mieux faire apparaître une vérité plus grande encore. Fini "le Destin qui frappe à la porte" (po-po-po-pom), finies les falsifications du proto-biographe Schindler et le catéchisme oecuménique façon Romain Rolland. Une centaine de pages à mettre entre toutes les mains, celles des enfants comprises. Puis vient un chapitre plus concentré mais non moins brillant signé Bernard Fournier (Génie de Beethoven ; Histoire du quatuor à cordes en 2 vol.) traitant des « Modernités de Beethoven », ou comment celui-ci a fait faire des pas de géant à la musique. Le sujet est plus ardu, les enfants décrocheront (peut-être…). La troisième partie, due à François-Gildas Tual, est apparemment la plus ludique tout en exigeant une attention soutenue, recensant deux siècles et demi de néo-beethovénisme (arrangements, extrapolations, inspirations diverses) et débouchant sur un inventaire des recyclages géniaux ou non, commerciaux ou non dont chaque époque (la nôtre en particulier) a usé et abusé. Pour tous en tout cas une façon de faire le tour de la question, sans littérature inutile ni hagiographie intempestive, ce qui, en cette année anniversaire, a toute son utilité. 
François Lafon

Beethoven et après Editions Fayard/Mirare 240 pages - 15 €

dimanche 2 février 2020 à 10h55
Le 250e anniversaire de la naissance de Beethoven offre une nouvelle occasion de mieux faire connaître sa musique (ses œuvres n’ont pas toutes la même célébrité) et aussi sa personne, grâce notamment à sa très volumineuse correspondance. Le livre dont il s’agit ici n’en présente évidemment que des extraits, mais intelligemment groupés en onze thèmes et autant de chapitres, chacun étant précédé d’une introduction bien documentée due à Nathalie Kraft et contenant un assez grand nombre de lettres ou d’extraits de lettres. Sont ainsi traités le lignage de Beethoven, ses humeurs, ses amours, son quotidien, son ouïe (avec citation du testament de Heiligenstadt), ses rapports avec Goethe, ses collègues compositeurs, ses œuvres, sa conscience de soi, son neveu et sa fin. Tout cela est réparti en une centaine de sous-chapitres aux titres révélateurs : Un sang chaud, Voilà mon sort, Mon immortelle bien-aimée, De Mozart envoyez-moi donc, Au  nom du ciel éditez la Messe, Je ne suis pas un usurier de l’art, Karl veut rejoindre l’armée, Une nouvelle symphonie pour les généreux Anglais etc. Ces textes ne se succèdent donc pas dans un ordre chronologique, on n’a pas là un fragment d’autobiographie au sens propre. Mais la démarche choisie, en se concentrant sur les multiples facettes de la personnalité de Beethoven, permet de les approfondir et de s’en faite une belle idée. Volume riche en informations, au maniement très commode : c’est appréciable.
Marc Vignal
 
Beethoven par lui-même. Correspondance d’une vie. L’homme derrière le génie. Présenté et commenté par Nathalie Kraft. Buchet Chastel, 2019.
 
dimanche 19 janvier 2020 à 19h04
Chez Buchet-Chastel dans la collection « Grands - chanteurs, chefs, étoiles, divas etc. -  du XXème siècle » et en parallèle avec la Biennale de Quatuors à la Cité de la Musique (voir ici) : Les grands quatuors à cordes du XXème siècle par Jean-Michel Molkhou, déjà auteur des Grands violonistes… tomes 1 et 2. Cent-vingt formations (il en manque forcément, l’auteur assume…) sont passées en revue, dont trente-cinq ont droit à un chapitre entier, aide-mémoire indispensable aux amateurs de ces étranges instruments à seize cordes, quatre têtes et huit bras perpétuant le genre musical le plus raffiné – et l’un des plus riches en chefs-d’œuvre – de la musique occidentale. Mais au-delà de la précision factuelle dont Molkhou - violoniste lui-même et chirurgien dans la « vraie vie » - fait preuve une fois encore, c’est tout un siècle qui nous est raconté, à travers les noms (de lieux, de personnes, d’institutions, de compositeurs, de luthiers même) choisis par chaque formation, les exils et pérégrinations, les remplacements et successions, les discographies mêmes et les instruments  joués, observation au microscope de ce petit monde très particulier dans le paysage musical, où le star system ne se pratique qu’en groupe avec toutes les fragilités que cela implique et entretenant la délicate balance (« Tous pour un… ») sur laquelle repose le genre. Exemples à l’appui en bonus : un CD de six heures de musique (attention : lisible en MP3 seulement) regroupant cinquante-cinq formations historiques, des Capet (1893-1928) aux Belcea (fondé en 1994). 
François Lafon

Les grands quatuors à cordes du XXème siècle, de Jean-Michel Molkhou. Préface de Sonia Simmenauer et du Quatuor Modigliani. Buchet-Chastel « Les grands interprètes », 474 p. + 1 CD, 27 €

La forte personnalité de Boulez a occasionné une édition abondante, de ses propres écrits à une foule d’entretiens, en passant par une première monographie en français par Dominique Jameux publiée en 1984 (Fayard). Trente-cinq ans plus tard, Christian Merlin, critique musical au Figaro, en signe une autre (pour la même maison) qui, elle, s’intéresse moins à l’œuvre du compositeur qu’à toutes les facettes du personnage, tour à tour provocateur, polémiste, penseur, homme de pouvoir, chef d’orchestre, fondateur et initiateur d’institutions, du Domaine musical à la Philharmonie. Sans conteste, ce livre comble des lacunes sur le parcours de Boulez qui, après avoir fait ses armes au théâtre (Cie Renaud-Barrault), s’engage dans le sérialisme intégral, l’œuvre ouverte, le répertoire symphonique aux Etats-Unis et en Angleterre, avant de triompher à Bayreuth (Ring, avec Chéreau, en 1976, succédant à un premier Wagner au Japon, Tristan, en 1962, et Parsifal, quatre ans plus tard, à Bayreuth), puis de « revenir » en France pour créer un institut de recherche (l’IRCAM), un ensemble (l’EIC, sur le modèle britannique de la London Sinfonietta), et s’atteler à une Cité de la musique en symbiose avec le Conservatoire. Ni « biographe professionnel » ni musicologue patenté, et encore moins « boulézien », l’auteur, en revanche spécialiste de Wagner qui confie avoir fait son éducation en se plongeant dans le Ring de Boulez et Chéreau, croise de nombreuses sources (Fondation Sacher, BNF et la « quasi-totalité de ce qui a été publié de ou sur Boulez » pour dresser un portrait très informatif de cet « être paradoxal », seulement trois ans après son décès. Rien d’hagiographique néanmoins dans cet ouvrage, Christian Merlin demeure résolument journalistique dans son approche et son commentaire critique, jusqu’aux quinze dernières pages de l’épilogue… en forme de vibrant hommage.  
Franck Mallet

Christian Merlin, Pierre Boulez, Fayard, 615 p., 35 euros
dimanche 8 décembre 2019 à 18h53
Aux éditions Musée de la musique : Le clavecin Couchet, Les Arts réunis, par Christine Laloue, volume 2 après Le Violon Sarasate (voir ici) d’une série (?) mettant l’accent sur quelques perles de la collection. Un clavecin superbe à deux claviers, créé à Anvers (1652) par le grand facteur Ioannes Couchet (de la dynastie des Ruckers) et « ravalé » à Paris en 1701, d’où un hiatus entre décors flamand et français (« Le couvercle s’inscrit dans la succession de tableaux qui ornent la demeure ») et, moins exposée mais tout aussi significative, une évolution des fonctions et possibilités musicales de l’instrument, le tout opérant une synthèse des « goûts réunis » et témoignant de la fonction sociale et mondaine acquise en France par ces  « beaux meubles ». Emboitant le pas à Jean-Philippe Echard, comme elle conservateur au Musée de la Musique, Christine Laloue dramatise habilement le propos, faisant tel un expert de la « scientifique » avouer à l’objet ses plus intimes secrets, mais les aventures du clavecin Couchet sont moins rocambolesques que celles du violon Sarasate, et elle a moins beau jeu à entretenir le suspense que son confrère. Ludique et pédagogique, magnifiquement illustrée, cette radiographie d’une époque à travers ce témoin parmi les plus parlants n’en fait pas moins renaître tout un monde lointain. En guise de préface, Christophe Rousset donne son avis de praticien : « Le Couchet m’ouvrit un monde inexploré de possibilité qui m’ont inlassablement inspiré, » explique-t-il. On est prêt à le suivre… Un joli cadeau de Noël, en duo avec le Sarasate si vous ne l’avez déjà. 
François Lafon 

Christine Laloue, Le clavecin Couchet, Les Arts réunis, Editions Musée de la Musique, 142 p., 14 euros

Après L’Hiver avec Schubert, Olivier Bellamy passe L’Automne avec Brahms chez Buchet-Chastel. « Brahms et moi » plutôt que « Tout sur Brahms », mais pas tout à fait non plus. En presque trois cents pages, le journaliste-animateur-écrivain reste fidèle à son ADN musical, qui est l’admiration, mais une admiration érudite, qui n’est donc pas dupe de son sujet. C’est à un tir tous azimuts que nous assistons : quarante-cinq courts chapitres, autant d’entrées (on n’ose dire variations) ouvertement subjectives, voire personnelles, pour composer un portrait alla Arcimboldo du compositeur. Pas la peine de connaître son Brahms « dans l’ordre » pour s’y retrouver : le motif dans le tapis se dessine clairement, où l’on voit le drame bourgeois (Schumann le maître, sa femme Clara l’aimée, Brahms le disciple) déboucher sur un Destin avec un grand « D » : composer - génie aidant -  une musique originale en ce qu’elle innove en regardant vers l’arrière, vent debout contre l’obsession de nouveauté qui balaye l’époque et dont Wagner est le héraut (transposez vous-même l’affaire au XXème, voire au XXIème siècle). Tout cela avec la facilité d’écriture, l’humour sous la feinte (?) naïveté auxquels l’auteur nous a habitués, et qui nous valent quelques raccourcis musico-psychologiques qui n’engagent que leur auteur mais aussi nombre de fines intuitions, ainsi que quelques embardées jetant sur le sujet un éclairage indirect, tel le portrait de « Monsieur Ire » alias Patrick Szersnowicz, l’autocrate brahmsien du magazine Le Monde de la Musique. 
François Lafon 

L’Automne avec Brahms, par Olivier Bellamy – Buchet-Chastel, 288 p. 16 €

dimanche 20 octobre 2019 à 18h33
Malentendus en cascade : non, zarzuela ne se traduit pas par opérette espagnole. Ce fut un théâtre total et festif en prise directe sur l’actualité, un peu comme le sera la comédie musicale américaine. Elle est encore moins née par génération spontanée : il s’est agi, pendant la seconde moitié du XIXème siècle et au début du XXème, de la renaissance d’une tradition remontant au XVIIème siècle, la zarzuela dite baroque (du nom du palais royal de La Zarzuela, traduire « Ronceraie »), qui allait coexister et souvent se confondre avec l’opéra espagnol, tous deux assez différents - dramatiquement, et musicalement  - de leur cousin italien. Suite logique de son Guide de la Zarzuela (même éditeur – 2012), Pierre-René Serna, dont la science en la matière n’a d’égale que son érudition berliozienne, nous plonge aujourd’hui dans cet univers oublié, ses « inventeurs » fussent-il des grands noms du théâtre du Siècle d’or (Calderón de la Barca en tête), et ses musiciens, moins connus, n’étant pas pour autant les derniers venus (Hidalgo, Durón, Nebra, Literes). C’est donc, à travers ces œuvres mettant en scène dieux et héros, deux siècles de l’histoire de l’Espagne triomphante que nous revivons, jusqu’à l’émergence de la tonadilla - œuvres plus légères d’esprit populaire dont le succès sera éphémère mais qui, par-delà le temps, inspirera Granados et Falla. La redécouverte - éditoriale, scénique et discographique - de cet archipel enfoui (ou parti en fumée dans l’incendie des deux palais royaux madrilènes de l’Alcazar – 1734 – et du Buen Retiro – 1808) prend, et ce n’est pas le moindre charme de ce livre à la fois érudit et vivant, des aspects de chasse au trésor, sachant que nous ne sommes qu’au début de l’aventure. En appendice : un entretien avec le chef Vincent Dumestre, lequel s’apprête à ressusciter Coronis, un des chefs-d’œuvre du genre et l’un des plus mystérieux (musique « attribuée » à  Durón). A la formule de Picasso « Je ne cherche pas, je trouve », Dumestre rétorque – et Serna ne peut être que d’accord : « Trouver n’est pas un but, c’est chercher qui en est un ». Réponses, ou questions nouvelles, en tournée jusqu’en 2021. 
François Lafon 

La Zarzuela baroque, de Pierre-René Serna. Bleu Nuit éditeur, 176 p., 20 €

A La Coopérative, « éditeur de littérature » : Mouvement contraires, souvenirs d’un musicien, de Désiré-Emile Inghelbrecht. Parce que l’auteur dirigeait chaque année une version de concert « culte » de Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Elysées, on l’imaginait austère avant tout, une sorte de Hans Knappertsbusch français. Ces mémoires, édités en 1947 et devenues introuvables, viennent nuancer le propos. Pourquoi « Mouvement contraire » ? Parce que « partant d’un point choisi au seuil de la vieillesse où l’on peut entreprendre de conter sans passion, l’auteur projette de redescendre d’abord, en un journal à rebours, vers le temps heureux de la jeunesse et de l’enfance. Il reprendra ensuite du même point, pour remonter vers les temps nouveaux ». Il n’a pas eu le temps d’opérer la remontée, mais la descente est déjà un beau cadeau. Cela commence en 1933, lorsque à la veille de fonder l’Orchestre National de la Radiodiffusion française (futur National de France), le maestro-compositeur inaugure le monument des frères Martel à son ami Debussy, et se termine en 1887, quand le petit Désiré-Emile (sept ans) est admis au Conservatoire de Paris. Entre temps, c’est un témoignage de première main sur un âge d’or de la musique et des arts que nous traversons (en dépit du « trou noir » de la guerre), pour le meilleur, le pire et même le cocasse. De l’Opéra Comique dirigé par le grand Albert Carré au Théâtre des Champs-Elysées créé par l’aventureux Gabriel Astruc, des Ballets suédois aux Ballets Russes de Diaghilev, Inghel, comme on l’appelait, passe son siècle au scanner. Fausses traditions artistiques et vraies tractations politiciennes sont épinglées au passage, tandis que sont loués avec lyrisme la danseuse Carina Ari (son épouse) et le « peintre des chats » Steinlen (dont il fut le gendre) : rien de nouveau, dirait Monsieur Prudhomme. Mais comme le conteur - tel Berlioz ou Debussy avant lui, - manie la plume avec autant d’adresse que la baguette, cette plongée à rebours devient un véritable temps retrouvé, un livre de chevet en tout cas pour les mélomanes curieux. Impeccable travail éditorial, avec illustrations choisies et discographie exhaustive, donnant envie d’écouter ou de réécouter les Debussy et Ravel de première main d’Inghelbrecht, mais aussi ses Mahler, ses Beethoven, ses Mozart  moins connus, ou ses propres œuvres telle l’étonnante Nursery.
François Lafon 
 
Mouvement contraires, souvenirs d’un musicien, de Désiré-Emile Inghelbrecht. La Coopérative, 329 p., 21 euros

lundi 29 avril 2019 à 11h08
Chez Buchet-Chastel : Réflexions et souvenirs de Sergeï Rachmaninov, recueil d’articles et interviews inédits en français (1910-1941), complété par un « Rachmaninov par lui-même » paru en URSS en 1943, trois jours après sa mort. Beaucoup de répétitions, beaucoup de clichés : pas tout à fait la bible attendue. Plusieurs couches de lecture cependant : technique (« Dix caractéristiques d’un beau jeu de piano »), historique (« Du nouveau dans l’art du piano », ou comment étaient formés les pianistes dans la Russie impériale), biographique (« Rachmaninov parle de la Russie et de l’Amérique »). Et en filigrane, un portrait en creux de ce survivant d’un monde perdu dans un siècle qui n’était pas le sien, racontant les débuts de Chaliapine, insistant sur le génie d’Anton Rubinstein au piano, évoquant le don qu’avait Tolstoï de lui remonter le moral et se rappelant avec quelle ardeur Tchaikovski l’avait soutenu lors de la création de son opéra Aleko. Moins flatteuse : son aversion pour ceux qu’il appelle sans les nommer (Prokofiev ?) les futuristes, sauvant tout de même Stravinsky, lequel fait preuve dans Le Sacre du printemps d’une bonne connaissance de la « vraie musique » (celle du passé) telle qu’enseignée par Rimski-Korsakov. Révélatrice : sa fascination pour le disque opposé à la radio (« Vous écoutez la radio, dès la fin du concert tout a disparu, alors que dans le même temps le disque conserve le jeu des meilleurs artistes »), tempérée par le pessimisme qu’il confesse volontiers : « Aujourd’hui nous avons des disques d’excellente qualité, mais dans l’industrie elle-même, la situation est pire que jamais ». Des propos recueillis en … 1931.
François Lafon 

Sergeï Rachmaninov, Réflexions et souvenirs. Traduction et notes de Carine Masutti. Buchet-Chastel, 192 p., 14 euros

lundi 18 mars 2019 à 20h18
Compositeur majeur de la seconde moitié du XXe siècle, Takemitsu a bénéficié il y a une vingtaine d’années d’un ouvrage en français d’Alain Poirier. À sa mort, en 1996, ses écrits furent réunis et publiés au Japon – cinq tomes de près 400 pages chacun. À partir de cette édition, Wataru Miyakawa a réalisé une sélection, traduite pour la première fois en français. Ces Écrits sont d’autant plus importants qu’ils reflètent la personnalité hors normes du compositeur, aussi enclin à fusionner instruments occidentaux et traditionnels nippons et électronique, qu’à passer sans complexe du concert au cinéma, réinventant sans cesse la forme de l’œuvre. En spécialiste érudite, Véronique Brindeau, l’une de ses trois traducteurs, parle d’une : « rêverie des éléments, au sens où l’entendait Bachelard, rêverie de la matière et du mouvement. » Car, non content de trouver ici des commentaires sur ses propres partitions – les treize pages consacrées à A Flock descends into the Pentagonal Garden, commande de l’Orchestre de San Francisco, demeurent un modèle du genre ! –, les entretiens que ce « Jardinier du temps » a conduit avec des proches et amis – de Cage à Xenakis, en passant par Berio et Simon Rattle – le montrent au fait d’une réflexion d’ordre esthétique, qu’accompagne une série de textes, aussi essentiels, sur l’art, de Miro à Noguchi et de Sam Francis à Jasper Johns, sans oublier plusieurs de ses écrits littéraires, nouvelles et poèmes… dont certains furent le ferment de chansons pour des films ou des pièces de théâtre. Gageons qu’il y aura une suite à ce premier volume, avec l’un des cinq, écarté ici, dévolu au cinéma : Kobayashi, Shinoda, Oshima, Kurosawa, Teshigahara… !                   
Franck Mallet
 
Toru Takemitsu, Écrits, choisis et introduits par Wataru Miyakawa, Symétrie 455 p., 37 euros

mercredi 13 février 2019 à 21h53
Passée la poésie technocratique ministérielle qui nous parle pieusement d’« ouvrir le champ des possibles » (!), cet ouvrage consacré aux compositrices entre dans le vif du sujet, avec plusieurs approches parallèles, avant d’arriver à un abécédaire, simple, direct et informatif. Car un tel ouvrage est avant tout un moyen de faire connaissance avec une pléiade d’inconnues ou, pour les plus chanceuses, celles qu’on a pu parfois entendre, ici ou là, voire celles qui sont l’alibi de l’institution, comme pour dire : « vous voyez, nous nous faisons un effort… ». Merci au Centre de documentation de la musique contemporaine (CDMC) et à sa directrice Laure Marcel-Berlioz d’avoir permis cette ouverture sur cinquante-trois compositrices actives en France, et représentant plus de vingt nationalités. « Barrières subtiles, codes invisibles difficiles à évoquer » : voilà des freins énoncés par Marcel-Berlioz, auxquels répondent sous de multiples angles les auteurs, de la voix à la féminité, de la commande d’État (depuis vingt ans) à l’occultation des compositrices dans l’histoire, de l’égalité (« grande cause nationale » ?) à la spécificité électroacoustique, de la direction d’orchestre à la représentation dans la presse française et allemande – aïe, les clichés pointés par Viviane Waschbüsch ! Et quelle bonne idée de demander à chacune d’elles non pas un portrait, mais d’insérer à la suite de sa présentation un symbole qui la représente le mieux, d’où la richesse des visuels qui accompagnent le livre : objet, partition, instrument, dessin, scénographie, gravure, manuscrit, lettre, tableau…
Franck Mallet
 
Compositrices, l’égalité en acte. CDMC / Éditions MF 470 p., 21 euros
 
dimanche 3 février 2019 à 18h06
Chez Actes Sud : M. Offenbach nous écrit, lettres et autres propos réunis et présentés par Jean-Claude Yon. Imaginez le directeur d’un grand journal pratiquant un lobbying (comme on ne le disait pas à l’époque) effréné en faveur d’un artiste et entrepreneur de spectacles pour la seule (?) raison qu’il est de ses amis. Mieux : Offenbach (c’était lui) se servait du Figaro dirigé par Hippolyte de Villemessant (c’était l’autre) pour faire passer ses messages, régler ses comptes et faire sa propre publicité, témoignant d’un sens du marketing (comme on ne le disait pas non plus) très en avance sur son temps. Cette  collusion que l’on jugerait scandaleuse aujourd’hui mais choquait moins à l’époque (sinon les ennemis et concurrents du Mozart des Champs-Elysées) offre en tout cas aux plus prudes - ou plus hypocrites - héritiers du Second Empire que nous sommes une abondante, savoureuse et fort utile documentation, réunie, classée et commentée en une grosse centaine de chapitres agrémentés de quelques annexes par Jean-Claude Yon, auquel Offenbach, du haut du paradis (ou du purgatoire) des génies médiatiques, doit un certain nombre de fières chandelles posthumes. « Chacun ici se le rappelle / Il semble qu’il va nous parler », écrivait son librettiste Henri Meilhac dans son éloge funèbre du grand homme. Il n’aurait su mieux (pré)dire ces presque cinq-cents pages de pur bonheur. 
François Lafon 

M. Offenbach nous écrit, par Jean-Claude Yon. Actes Sud / Palazzetto Bru Zane 480 p. 13 euros 
 
dimanche 9 décembre 2018 à 18h20
Aux Editions Bleu Nuit : Café Berlioz, par Pierre-René Serna. A l’orée du cent-cinquantenaire, l’opposé de la brillante monographie de Bruno Messina (voir ici). Ayant beaucoup oeuvré pour la cause, en particulier avec son Berlioz de B à Z (2006), Serna s’adresse ici aux mordus. Sur le modèle du maître (Les Grotesques de la musique, Les Soirées de l’orchestre), ce Café regroupe telle une conversation… de café (littéraire s’entend) des articles, interviews et contributions variées, tout cela - spécialité du spécialiste - à bâtons rompus mais sous-tendu par la volonté de remettre quelques pendules à l’heure et de risquer quelques idées nouvelles. Lancé fort sur les dénigreurs historiques du musicien (tiens, tous liés par des relents d’extrême droite…), l’auteur fait tomber les têtes et les idées reçues : non, Berlioz n’est pas un « romantique », non, Les Troyens n’est pas un « grand opéra à la française », non, les Mémoires ne sont pas « bidonnées ». Pour les confirmés : non, les rapports de Berlioz avec Rameau et Gluck ne sont pas aussi simples que cela, oui, la Symphonie fantastique et Lélio sont inséparables sous le titre Episode de la vie d’un artiste. Pour les curieux : oui, Miguel Marqués, auteur de zarzuelas, est bien un disciple méconnu de Berlioz, oui, Le Roman de la Momie de Théophile Gautier a probablement inspiré Les Troyens, oui, il se peut quoi qu’on en dise que Le Pou et l’Araignée, classique des chansons de corps de garde, soit de Berlioz. Pour les modernes enfin l’argument définitif : oui, Berlioz a inauguré la musique contemporaine en composant pour l’avenir. Et tout cela avec une légèreté de plume que Berlioz écrivain n’eût pas désavoué. 
François Lafon

Café Berlioz, par Pierre-René Serna. Editions Bleu  Nuit, 176 p., 16 euros

samedi 24 novembre 2018 à 11h18
Déjà riche d’une soixantaine de titres, la petite collection Musique d’Actes Sud n’échappe pas toujours au dilemme des formats courts : biographie résumé ou essai sur un destin ? Directeur du festival Berlioz à la Côte Saint-André, Bruno Messina connait son sujet en live. Et comme il a la plume alerte et des idées originales (que les berlioziens ne manqueront pas de discuter)… Mais encore ? D’abord il habite en Isère, terre natale du compositeur, et il est ethnomusicologue de formation : il sait donc ce que replacer la musique dans son contexte veut dire. Balayant le cliché d’un Berlioz faisant table rase de ses origines, il relie au contraire l’inspiration de l’artiste à cette terre entre nord et sud, mystérieuse et accidentée, à la fois barrée et protégée par la montagne. Le reste - carrière (funèbre et triomphale), voyages (la reconnaissance est toujours ailleurs), vie sentimentale (immature mais essentielle) -  trouve tout naturellement sa place au rythme de chapitres courts aux titres évocateurs (« Du feu et des foules », « La Beauté du Diable »), dessinant un héros/looser incompris de ses contemporains mais promis à l’immortalité, archétype de l’artiste romantique. Plus difficile à définir : l’impression que l’on a, au terme de ces presque deux-cents pages à la fois amoureuses et distanciées (qui aime bien…), de s’approcher de l’insaisissable en suivant cet homme qu’on aurait bien voulu connaître au risque de le trouver insupportable. Autant qu’un brillant essai, une introduction aux commémorations du cent-cinquantième anniversaire de la mort du musicien (… dont Messina est le commissaire) qui laisse espérer que l’imagination y sera au pouvoir. 
François Lafon

Berlioz, par Bruno Messina. Actes Sud,  208 p., 18 euros (13, 99 euros en livre numérique)

mardi 6 novembre 2018 à 12h51
Condisciple de Debussy au Conservatoire de Paris, Paul Dukas (1865-1935) ne signa qu’une poignée d’œuvres – mais quels chefs-d’œuvre, entre sa Symphonie, son opéra Ariane et Barbe-Bleue d’après Maeterlinck, le ballet La Péri et le célèbre Apprenti sorcier ! Il écrivit aussi de nombreux articles critiques et fut professeur de musique, notamment de Messiaen, son élève le plus illustre. À ces activités multiples s’ajoute celle d’un épistolier extrêmement fécond, au vu de cette somme, dont ce n’est que le volume 1 (…), rassemblée par Simon-Pierre Perret, qui cosigna avec Harry Halbreich une biographie de Magnard, sans oublier celle de Dukas, cosignée avec Marie-Laure Ragot. Celui qui rédigeait quotidiennement environ huit à dix lettres, comme il le confiait à Laura Albéniz, aura eu à cœur d’échanger avec le monde entier, partageant son enthousiasme pour un jeune chef (Gustav Mahler) entendu à Londres, au cours de l’été 1892, saluant un chef-d’œuvre créé à l’Opéra-Comique (Pelléas de Debussy), ou encore « professeur attentif » (Perret) de son élève Robert Brussel – qui reçoit entre 1894 et 1934 pas moins de 360 lettres. Au lendemain de la Grande Guerre, le voilà vitupérant contre la jeune génération du Bœuf sur le toit, « simple clownerie » ramenant l’auditeur « à Medrano », ou contre les Dadas, « phoques savants ». Ailleurs, le lecteur pénètre avec intérêt dans la gestation d’Ariane et Barbe-Bleue, avec l’écoute complice de l’ami Vincent d’Indy, à qui il déclara qu’il fallait créer : « des œuvres qui parlent à l’imagination et au sentiment musical de ceux qui en ont – tant pis pour les autres –, des œuvres dans lesquelles la musique crée son propre programme par elle-même : modèle la symphonie en ut mineur (Symphonie n° 5 de Beethoven) – pas celle de Saint-Saëns [la 3ème avec orgue] ni celle de Brahms [la 1ère ] !! »   
Franck Mallet
 
Correspondance de Paul Dukas, rassemblée et présentée par Simon-Pierre Perret, vol. 1 : 1878-1914
Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 690 p., 45 euros

vendredi 2 novembre 2018 à 10h44
Cliché bien connu, mais pas toujours injustifié : les critiques musicaux ne vont pas au théâtre, les critiques de danse ne s’intéressent pas à l’opéra, et les critiques littéraires ne mettent pas les pieds dans une salle de concert. Gérard Mannoni, qui livre ici ses souvenirs un peu en vrac mais avec la plume alerte qu’on lui connaît, est donc une exception, puisqu’il a suivi la danse, la musique et l’opéra (ces deux derniers n’attirant pas toujours le même public) tout au long de sa longue carrière. On le retrouve tel qu’au Quotidien de Paris ou sur France Musique, conservateur mais curieux de tout, groupie dans l’âme mais l’œil malicieux, maniant une plume d’autant plus assassine qu’elle sait être caressante. C’est aussi le passage du monde d’hier à celui d’aujourd’hui qu’il raconte, s’adressant autant à ceux qui portaient smoking pour aller voir danser Yvette Chauviré qu’à leurs petits-enfants, pour qui Ruggero Raimondi, naguère star de l’éphémère « filmopéra », a rejoint Chaliapine parmi les gloires du temps jadis. 
François Lafon  

Une vie à l’Opéra, souvenirs d’un critique, par Gérard Mannoni, Buchet-Chastel, 255 pages, 20€
lundi 24 septembre 2018 à 10h38
Aux éditions Musée de la Musique : Le violon Sarasate, Stradivarius des virtuoses, par Jean-Philippe Echard. Moins palpitant qu’un roman policier, direz-vous. Eh bien pas du tout. En Sherlock Holmes de l’archet (le héros de Conan Doyle est d’ailleurs violoniste), l’auteur, conservateur au Musée de la Musique à Paris, a braqué sa loupe sur un fleuron de la collection, ce « Sarasate » du nom de l’illustre virtuose espagnol qui en a été le propriétaire après qi'il eut appartenu à Paganini lui-même. De sa fabrication à Crémone en 1724 jusqu’à la vitrine parisienne où il trône désormais, nous suivons l’instrument, le perdons et le retrouvons, décryptions les traces laissées sur le bois par le temps et les hommes, guidés par l’auteur qui nous rafraîchit ludiquement la mémoire sur la lutherie et les luthiers (l’illustre famille Stradivari en tête), le marché des instruments et les stars qui les ont joués, agrémentant le parcours, tel un Cluedo très raffiné, de nombreux plans et photos, lettres et croquis. A chaque disparition/réapparition du précieux instrument, péripéties auxquelles l’auteur doit parfois donner sa solution personnelle, un léger doute plane : est-ce bien lui ? Comme dans les meilleurs romans policiers, décidément. 
François Lafon 

Le violon Sarasate, Stradivarius des virtuoses, par Jean-Philippe Echard. Musée de la Musique, 128 p., 12 euros

lundi 10 septembre 2018 à 18h13
Aux Editions Actes Sud : Meyerbeer par Jean-Philippe Thiellay, en parallèle avec la reprise des Huguenots à l’Opéra Bastille. En 1985, à l’occasion de la recréation de Robert le Diable au Palais Garnier, le journaliste et opératographe Sergio Segalini publiait Meyerbeer, diable ou prophète ? (Editions Beba). L’année dernière, l’universitaire Violaine Anger donnait un Giacomo Meyerbeer aux Editions Bleu Nuit, alors que le Deutsche Oper de Berlin affichait Le Prophète. Trois manières d’appréhender le phénomène : militante (Segalini), polémique (Anger), historique (Thiellay). Pas de plaidoirie ni de réquisitoire à propos de ce compositeur aussi délaissé qu’il a été adulé sous la plume de ce dernier, n° 2 actuel de l’Opéra de Paris et co-auteur avec son père Jean Thiellay d’un Bellini et d’un Rossini sensiblement plus engagés dans la même collection de succinctes biographies (voir ici). Tout un siècle traversé en cent-cinquante pages pourtant, à la suite et au rythme trépidant du Berlinois Jakob, devenu Giacomo en Italie et Jacques à Paris, où il fixera en quatre blockbusters (les trois déjà cités plus L’Africaine) les canons du grand opéra à la française. Comment en effet appréhender la musique de Meyerbeer, ou plutôt ses musiques, captant l’air du temps et des lieux, innovant sans dérouter, faisant son miel d’un art du chant en mutation ? « Beaucoup de bruit pour rien », s’acharneront les réfractaires, « le prototype du théâtre musical » répondront les adeptes. Et si le génie singulier de Meyerbeer était, justement, d’être insaisissable ? 
François Lafon

Meyerbeer, par Jean-Philippe Thiellay. Actes Sud, 192 p., 19 euros (13, 99 euros en livre numérique)
Aux éditions Actes Sud : André Messager, le passeur de siècle, de Christophe Mirambeau. Cinq cents pages et un titre énigmatique (d'un monde musical à l'autre?) pour brosser le portrait d’un artiste paradoxal, compositeur-séducteur courtisant la muse légère mais chef d’orchestre défendant le « grand » répertoire (Debussy, Wagner) et directeur à poigne - voire ombrageux - régnant en fin politique sur l’institution musicale (Opéra, Opéra-Comique, Conservatoire, Covent Garden de Londres). Un inconnu célèbre aussi, à la fois médiatisé (vie publique et vie privée, toutes deux très occupées) et avare de confidences (idem). Christophe Mirambeau, connaisseur encyclopédique de l’entertainment (en France et ailleurs) du siècle dernier et de la fin de celui d’avant, traite le sujet en biographe à l’américaine : les faits, rien que les faits, et Dieu sait si la matière est riche ! Il s’appuie en particulier sur de larges extraits de presse et accumule en bas de pages les notes biographiques, ce qui dissuadera les amateurs de biographies-tranches de vie, mais sera une mine pour les passionnés. Un travail de bénédictin qui d’ailleurs fait ressortir la difficulté (ou la paresse) des commentateurs de l’époque à définir l’art du compositeur (ce que nous pouvons toujours faire) comme de l’interprète (ce que nous ne pouvons plus faire, en l’absence d’enregistrements) : élégant, charmant, très français, mais encore ? Il n’y a guère que Reynaldo Hahn qui, en 1908 dans le magazine Musica, tente de définir Messager chef : « Sa baguette, il a moins l’air de s’en servir pour conduire l’orchestre que pour éclairer le public ». Et plus loin, remarque éclairante pouvant s’appliquer à d’autres compositeurs-chefs (Pierre Boulez en tête) : « Quand un homme doué des qualités nécessaires au chef d’orchestre est en outre un musicien aussi accompli que M. Messager, ces qualités se décuplent et se développent dans une zone que le chef d’orchestre mauvais musicien ignore toujours. A ce dernier, si pénétrant qu’il soit, échappe un élément de l’œuvre qu’il dirige : l’élément technique qui, en musique, est d’une si grande importance, et ce chef pourra mettre en valeur les mille petits riens dont cet élément se compose, mais il n’en saisira pas le principe mystérieux, et il y aura une lacune dans son interprétation. » Aux messagérophiles encore insatisfaits, Christophe Mirambeau promet une suite concernant la vie privée du compositeur (« les sources détaillées manquent souvent ») et la richesse et la complexité de son parcours artistique, sous forme d’articles en ligne sur la mediabase du Palazzetto Bru Zane, coéditeur du présent ouvrage. Puissent des musiciens réputés plus essentiels trouver biographes aussi zélés.
François Lafon 

André Messager, le passeur de siècle, de Christophe Mirambeau. Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 512 p., 13,50 euros

samedi 28 avril 2018 à 10h19
Chez les éditons Encre Marine, parution de L’endroit du paradis, recueil de textes posthume de Clément Rosset. Le philosophe disparu le 28 mars dernier avait, on le sait, une ouïe exceptionnelle pour la musique, son objet d’étude de prédilection. Comme dans cette « Offrande musicale », article publié à l’origine en 1992 et repris ici. Impossible de gloser sur ce texte qui se passe de tout commentaire, libre qu’il est, comme toujours chez Rosset, de toute prétention et écrit sans le moindre jargon. On ne peut que le citer et se laisser éblouir encore une fois par la précision de son style : 

« Quelle est cette réjouissance apportée par la musique, dont je pense, à part moi du moins, qu’elle éclipse toute autre réjouissance ?
« Le chant dorien des moines est sans rapport avec le texte qui l’accompagne, la musique des opéras de Mozart est sans rapport avec le contenu de ses livrets, les partitions de Luciano Berio sont sans rapport avec les textes dont elles jouent : sans rapport autre qu’une coïncidence spatio-temporelle simplement admise par le musicien pour qui tout texte ne sera jamais qu’une occasion de se taire et de se mettre à l’écart, tout en faisant semblant d’évoquer quelque chose.
« Tel est le premier secret de l’art musical : de ne rien cacher, d’être un prétexte sans texte. Imitation illusoire pour ne rien imiter, la musique se résout à ce simple paradoxe d’être une forme libre, flottante, originairement à la dérive, comme on le dirait d’une surface sans fond ou d’un vêtement sans corps.
« Le musicien est comme le voyageur prudent, préparé au vide des auberges où il ira loger : il apporte son réel avec lui. Il le fait résonner pour la première fois – y compris, naturellement, lorsqu’il s’agit de seconde ou de troisième audition.
« L’objet musical fascine parce qu’il se situe hors du champ du désirable, réalisant cette condition paradoxale, souvent rêvée mais jamais accordée hors l’espace musical, de n’être « pas comme les autres », c’est-à-dire justement d’être parfaitement autre, dans le sens où des psychanalystes modernes disent que l’objet du désir est ailleurs et que tout désir est désir de l’autre, inassouvissable à souhait.
« L’écoute musicale est d’effet paradoxal : moment de jouissance totale mais sans raison de jouir, ni sans personne qui puisse être réputé jouir. Qui parle ? Qui écoute ? De quoi est-il question ? Il n’y a ici ni message ni récepteur : le message est blanc et celui qui aurait pu l’entendre est de toute façon évanoui, perdu dans une béance anonyme.
« La musique n’est ni vraie ni belle. Elle est, répétons-le, essentiellement autre et n’apparaît précisément comme étrangère que dans la mesure où elle n’est pas susceptible de se laisser représenter, de se prêter à une adjudication intellectuelle ou morale : beau, pas beau, vrai, pas vrai.
« Face à la musique l’auditeur est toujours pris de court, pris par surprise. C’est que l’effet musical est avant tout un « effet de réel », et que le réel est la seule chose du monde à laquelle on ne s’habitue jamais complètement. »
Pablo Galonce
mercredi 29 novembre 2017 à 11h20
Nouvelle biographie musicale de notre collaborateur Marc Vignal aux éditions Bleu Nuit (collection Horizons) : Luigi Cherubini. Le style Vignal à son apogée, tuilage et maillage virtuose de plusieurs couches de lecture. Au premier abord, une recension exhaustive, méticuleuse, objective des faits et gestes du compositeur, exigeant du lecteur une attention soutenue. De cette pléthore d’information se dégagent, étonnamment vivants et comme en perspective, un caractère et une époque. Cela convient particulièrement aux personnalités peu expansives telles Sibelius (Fayard) et Cherubini, ce dernier passé à la postérité pour son opéra Médée, dans lequel a brillé Maria Callas. Etonnant personnage que cet Italien passé par Londres et implanté en France, servant la royauté, traversant la Révolution, s’imposant à Napoléon (qui ne l’aimait pas), s’épanouissant sous la Restauration, laissant dans ses œuvres transparaître ses préférences monarchistes, sans jamais compromettre sa personnalité d’artiste. Un homme de pouvoir aussi, directeur à poigne du Conservatoire de Paris, soufflant au théâtre comme à l’église, et enfin dans les salons où s’imposa son œuvre de chambre tardive et inattendue, un charme italien tempéré par une exigence qui rebuta les hédonistes mais lui valut l’admiration de Beethoven. Ultime mais peut-être principale caractéristique du style Vignal : des analyses techniques mais parlantes de ses œuvres (livrets d’opéras compris) que le lecteur aurait tort de passer, comble apparent de l’objectivité recelant en fait les clés les plus secrètes de l’homme et de sa musique. 
François Lafon

Luigi Cherubini, par Marc Vignal. Editions Bleu Nuit, collection Horizons, 176 p., 20 euros

lundi 27 novembre 2017 à 15h26
Dans l’Autriche de 1938, deux hommes de pouvoir partagent la même passion pour la musique classique. Le premier, Kurt von Schuschnigg, est le chancelier en place ; le second, Arthur Seyss-Inquart, lui succédera bientôt, imposé par Hitler au moment de l’Anschluss. Ils aiment particulièrement Bruckner, ils en parlent souvent tous les deux, et dans L’ordre du jour, le magnifique récit qui vient d’obtenir le Prix Goncourt, Eric Vuillard se fait l’écho de leurs réflexions.

Ils songent à l’internement du compositeur, et Seyss-Inquart « raconte qu’Anton Bruckner, durant ses longues, très longues et monotones promenades, comptait les feuilles des arbres, que dans une sorte d’acharnement secret et stérile, il passait d’un arbre à l’autre et voyait avec angoisse croître le nombre qui le tourmentait. »

Puis ils évoquent sa Neuvième Symphonie, « son travail incessant de correction (qui) a parfois laissé derrière lui jusqu’à dix-sept versions du même passage.
Schuschnigg devait être fasciné par ce délirant système fait d’hésitations et de repentirs. C’est pourquoi peut-être Seyss-Inquart et lui aimaient par dessus tout deviser
[…] de la Neuvième Symphonie de Bruckner avec ses cuivres grandioses, son silence effarant, puis le souffle de la clarinette, et ce moment où les violons, lentement, crachent leurs petites étoiles de sang. »

Décrire subtilement la musique de Bruckner tout en suggérant le caractère de ces acteurs de l’Histoire et les abominations de l’Anschluss, tel est le tour de force réussi par Eric Vuillard. Un must.
Gérard Pangon
 
L’ordre du jour d’Eric Vuillard Ed. Actes Sud

lundi 30 octobre 2017 à 08h54
Eric Tanguy est de ces compositeurs actuels pour qui Sibelius signifie beaucoup. Il n’a pas écrit à son sujet une esquisse biographique permettant d’effleurer l’essentiel de sa production, mais s’est limité à neuf œuvres « emblématiques » représentant  les principaux genres, en se plaçant du point de vue de l’auditeur : d’où le titre de son « petit » livre  (Ecouter Sibelius), et le fait que Tanguy y parle volontiers de lui-même. Les œuvres choisies, dont chacune est définie d’un mot ou d’une formule, ne comptent pas nécessairement parmi les plus connues. On y trouve Kullervo (Le jaillissement), la suite de Karelia (La terre), le concerto pour violon (L’un et l’autre, c’est-à-dire le soliste et l’orchestre) et le quatuor à cordes « Voces intimae »  (La bête sauvage), « non écrit pour plaire ». Mais comme symphonie uniquement la Cinquième (Le flot), à la fois « ombre et lumière ». Malinconia pour violoncelle et piano (La blessure) est composé par Sibelius en 1900, alors qu’il vient de perdre sa troisième fille. Tanguy voit dans cette page méconnue « un tombeau glaçant (et non pas glacé) » d’une étonnante nouveauté formelle. L’impromptu pour piano opus 5 n°5 (Le diamant) scintille, mais pas à la manière de Liszt, et la mélodie Norden (Le Sud) « sonne comme une délivrance, à la façon du retour du soleil en Finlande. » Tanguy termine par Surusoitto pour orgue (La faille), dernier ouvrage purement instrumental de Sibelius, composé en 1931 pour les funérailles de son ami le peintre Akseli Gallen-Kallela. Permettant de « réfléchir à la manière d’écrire afin que la musique s’inscrive dans l’esprit de ceux qui l’écoutent, » Surusoitto a dans le parcours personnel de Tanguy tout à fait sa place.
Marc Vignal
 
Eric Tanguy (avec Nathalie Krafft), Ecouter Sibelius, Buchet-Chastel « Musique », 127 p. 
 
mercredi 18 octobre 2017 à 19h25
Petite devinette à l’usage des fans d’opéra : quelle œuvre peut-on résumer par l’enchaînement « chantage sexuel, torture, meurtre, tromperie, trahison, suicide » ? Alors ? … La réponse se trouve dans l’avant-dernier roman de Donna Leon, Brunetti en trois actes. Il y a plus de vingt ans, le premier polar de cette Américaine fixée à Venise s’appelait Mort à La Fenice, et il y était question de La Traviata. La vingt-quatrième enquête de son commissaire fétiche, Guido Brunetti, le ramène à La Fenice, l'Opéra de Venise, où la célèbre Flavia Petrelli chante Tosca, que la romancière résume de la manière susdite, en commençant par raconter la fin de l’opéra comme un règlement de comptes digne d’un thriller. Mais son goût de la littérature, sa vision de la société italienne, et son amour des entrelacs vénitiens prennent vite le dessus, comme la musique, bien sûr. Férue de classique - elle a notamment publié un Bestiaire de Haendel à propos de ses arias, et des Curiosités vénitiennes accompagnées de musiques de Vivaldi - Donna Leon explore avec délice l’univers de l’opéra côté face et côté pile. En décrivant les déambulations de son commissaire en quête du mystérieux admirateur qui poursuit la Petrelli de menaçantes assiduités, elle raconte les affres des divas, les petites mesquineries des artistes, nous mène dans les coulisses des sentiments, et décrit tout un petit monde qui ne sait pas toujours où se trouve sa vérité.
Gérard Pangon
 


Donna Leon - Brunetti en trois actes éd. Points
 
jeudi 5 octobre 2017 à 09h46
Edité par la Cité de la Musique : Pierre Henry, le son, la nuit, entretiens avec Franck Mallet. Un demi-siècle de création transgenres (musicaux, mais pas seulement) et transgénérationnelle, au fil d’entretiens impromptus ou officiels (Les Inrockuptibles, Artpress), réalisés de 1995 à 2016, un an avant la mort du musicien-performer-inventeur. Des témoignages précieux : Pierre Henry ne verse jamais dans le jargon musique contemporaine, et Franck Mallet se garde bien de l’y pousser, tout en le conduisant en souplesse sur des chemins escarpés. Aucune démagogie non plus : ce n’est pas parce que Jean-Michel Jarre a décrété en guise de requiem qu’il était « le grand-père de tous les DJ du monde » que le sujet, vaste et complexe, n’est pas traité avec toute la tenue requise. Omniprésent sur la scène médiatique, inventeur de sons inattendus, animateur de lieux et organisateur d’événements qui ne l’étaient pas moins, l’auteur de Variations pour une porte et un soupir était resté un artisan, jamais aussi heureux, à la fin de sa vie, que lorsqu’il transformait pour une soixantaine de happy-few sa maison parisienne en auditorium-labyrinthe, voire en orchestre éclaté, où sa « musique concrète » trouvait sa juste mesure. Obligatoire frustration : ni les disques, ni les films (répertoriés en annexe) et récits ne remplacent – encore moins qu’ailleurs – le « j’y étais ».  Et Dieu (titre d’une œuvre monstre de Pierre Henry, d’après Victor Hugo) sait si l’on a eu des occasions de le dire et de le ressentir, au-delà des illustres jerks électroniques de la Messe pour le temps présent (chorégraphie Maurice Béjart), maintes fois remixés, y compris par le maître lui-même, et qui font de lui – seul et culte – le patriarche de l’ « interdit d’interdire » en musique.
François Lafon

Pierre Henry, le son, la nuit, entretiens avec Franck Mallet, Editions Cité de la musique, Philharmonie de Paris, collection « La Rue musicale », 160 p. 13, 90 euros
Dans le cadre de la Nuit blanche, samedi 7 octobre : Une Nuit, une Vie, hommage à Pierre Henry, Cité de la musique (salle des concerts), Paris, de 20h30 à 6h30 du matin

La soprano Nancy (Ann Selina) Storace (1765-1817) est passée à la postérité principalement pour avoir créé, à Vienne en 1786, le rôle de Susanna dans Le Nozze di Figaro de Mozart. Née à Londres d’une mère anglaise et d’un père italien, elle y débute en 1774. En 1778, elle est emmenée par son père en Italie où elle connaît le succès, surtout dans le répertoire bouffe. De 1783 à 1787, elle est à Vienne une des vedettes de la troupe d’opéra italienne de l’empereur Joseph II. Elle retourne ensuite en Angleterre, où elle participe en 1791 à certains concerts de Haydn, et s’y produit jusqu’en 1808, non sans effectuer de 1797 à 1801 une tournée européenne avec son amant le ténor John Braham (1774-1856). Emmanuelle Pesqué a écrit un livre permettant de tout savoir sur Nancy Storace, au point que lorsqu’on s’y plonge, l’abondance d’informations déclenche  parfois une sorte de vertige. On ne s’en plaint pas. Rien de ce qui concerne Nancy n’a échappé à Emmanuelle, qu’il s’agisse d’articles de journaux, de ses programmes d’opéras ou de concerts, de témoignages de contemporains ou de Cherubini se rappelant en 1815 avoir dix ans plus tôt vu chez Haydn un portrait la représentant. Nancy est suivie pas à pas, sans que soient occultés ses difficultés professionnelles et ses problèmes familiaux, avec plusieurs annexes : une « Chronologie de carrière » dressant avec force détails l’inventaire des quelque sept cents événements musicaux auxquels elle participa en trente-cinq ans, la liste des vingt-cinq opéras anglais - dont onze de son frère Stephen - qu’elle créa de 1789 à 1808, « Nancy Storace personnage de fiction », etc. Rien à redire apparemment, sauf sur un point infime : le jeune Esterházy, futur prince Nicolas II, qui se marie à dix-huit ans en 1783 n’est pas le neveu mais le petit-fils du prince alors régnant.
Marc Vignal

Emmanuelle Pesqué : Nancy Storace muse de Mozart et de Haydn, (CreateSpace) 2017, 505 p.
 
mardi 4 juillet 2017 à 19h34
Aux Editions Aedam Musicae : Entretiens de Pierre Boulez – 1983 - 2013 – recueillis par Bruno Serrou. Parole facile, formules percutantes, maniement limpide de concepts complexes : en jargon journalistique, Boulez était ce qu’on appelle un « bon client ». Une somme sans équivalent pourtant, les entretiens avec Antoine Goléa datant de 1959, ceux avec Claude Samuel de 1985, et les conversations avec Michel Archimbaud (voir ici), publiés après la disparition du maestro mais non datés, étant destinés au « grand public ». Ceux-ci, échelonnés sur trente années et diffusés en leur temps par divers médias et publications (France Musique, La Croix, Scherzo, CD Magazine), ont l’avantage (et l’inconvénient, diront les pourfendeurs de l’anecdote, fût-elle révélatrice) d’être des documents « à chaud », mêlant réflexion poussée sur la création (et pas seulement la sienne), la musique en général et les développements  contingents de l’institution culturelle, domaines dont Boulez a été à parts égales le champion, le porte-parole et le bouc émissaire. En filigrane : trois décennies de création en kit (les divers états des divers opus bouléziens), de projets contrariés (l’Opéra Bastille), de réalisations contestées et portant pérennes (l’Ircam), mais surtout une radiographie à long terme d’un des cerveaux les mieux faits de l’histoire de la musique, suivant les méandres d’une logique a posteriori imparable tout en illustrant brillamment l’idée qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Sérieux travail d’édition – notes, bibliographie, discographie – utile mise en perspective de chacun des entretiens, où l’interviewer se met en scène pour mieux nous accoutumer au « va-et-vient dynamique entre les diverses activités de ce créateur polymorphe », ainsi que le résume dans sa préface le compositeur Philippe Hurel. 
François Lafon

Entretiens de Pierre Boulez – 1983 - 2013 – recueillis par Bruno Serrou. Editions Aedam Musicae, 272 p., 22 euros

dimanche 7 mai 2017 à 10h14
Tout savoir sur l’opéra russe ? C’est possible grâce au nouveau livre d André Lischke, sans doute le plus complet sur ce sujet en quelque langue que ce soit. Sont examinés dans l’ordre chronologique plus de cent trente opéras, du Meunier de Sokolovski (1779) à Cœur de chien de Raskatov (2010), d’une cinquantaine de compositeurs dotés chacun d’une notice biographique détaillée. Cela en une dizaine de chapitres allant de « L’éclosion de l’opéra russe » à la période « post-URSS » en passant par « Au plus haut » (Tchaikovski, Moussorgski et autres  Rimski) ou par « Un cas à part » (Taneïev). Prokofiev apparaît dans « Des voies diverses », avec Rachmaninov ou Stravinski, et aussi dans « L’opéra en URSS - La prégnance de l’Idéologie », avec Chostakovitch Kabalevski ou Khrennikov. Pour Boris Godounov, pas moins de quarante et une pages : circonstances de composition et de création des diverses versions, réception, éditions et travaux de restitution, les versions 1869 et 1872, les Boris de Rimski-Korsakov, Ippolitov-Ivanov et Chostakovitch, les faits historiques (1598-1605), le livret et Pouchkine, réutilisation de fragments du Salammbô inachevé, structures musicales et utilisation du folklore, liste des personnages, synopsis (1869 et 1872), types vocaux, commentaire musical (vingt-cinq pages), discographie et vidéographie. C’est dire la diversité des angles d’attaque pour cet opéra et d’autres de même stature. Une précieuse introduction (trente-deux pages) dresse le panorama des questions soulevées : les périodes de  l’opéra russe, sa bibliographie, les études musicologiques le concernant, ses sujets (historiques ou non, russes ou non), ses lignes de force (de l’allégeance au pouvoir à la subversion), ses livrets et librettistes, ses sources littéraires (omniprésence de Pouchkine), ses types vocaux, sa discographie depuis les chanteurs nés en 1850-1870, rôle du Bolchoï d’autres théâtres, l’Occident et l’opéra russe. Ces sujets réapparaissent dans la bibliographie finale. Une mine inépuisable.
Marc Vignal
 
André Lischke : Guide de l’opéra russe. Fayard « Les indispensables de la musique », 2017, 776 p. 38€

mardi 11 avril 2017 à 18h35
Dans la collection Actes Sud/Classica : Gabriel Fauré, par Jacques Bonnaure. Une monographie de cent-cinquante pages, prélude à la lecture de l’ouvrage (pour l’instant) définitif de Jean-Michel Nectoux (Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, Fayard – 2008). Qualité rare parmi les soixante et quelques titres - forcément inégaux - de la série : celui-ci, par son ton, son écriture, sa composition, colle parfaitement au sujet. Ce n’était pas simple : personnage en demi-teinte, musicien de l’allusif, célèbre (presque) malgré lui, fuyant le monde et pourtant chéri des salons où se faisaient les réputations avant l’invention du ministère de la Culture, l’auteur (bien peu croyant) du plus célèbre des Requiem « de chambre » requiert un biographe expert en balles coupées. Bonnaure, critique musical (notamment dans le domaine lyrique) aux opinions étayées plutôt que passionnelles, croque le personnage, sa vie, son œuvre, sans chercher à mettre du drame là où il n’y en a pas, et donne avec le mélange d’humour et de distance nécessaires les clés d’une œuvre occultée par celles, au génie plus « moderne », plus éclatant, de Debussy et de Ravel. « Comme l’octogénaire Verdi, il fut un vieillard prodigieux. Il a atteint tardivement une sorte de gloire nationale, mais il est ailleurs », remarque-t-il. C’est cet ailleurs que ce petit livre nous fait le mieux découvrir. 
François Lafon

Gabriel Fauré, par Jacques Bonnaure. Actes-Sud/Classica, 192 p., 18 €

vendredi 6 janvier 2017 à 09h23
Certes, ce n’est pas le premier ouvrage consacré à Ligeti, qui bénéficia d’une attention soutenue dès le milieu des années soixante-dix, et de commentaires aussi savants et diversifiés que son œuvre. Mais Karol Beffa, issu d’une jeune génération bardée de premiers prix du CNSM de Paris (harmonie, contrepoint, fugue, orchestration, improvisation au piano, etc.) et qui débuta par ailleurs comme critique musical, aborde Ligeti dans sa totalité, et pas seulement par son œuvre. Disons-le tout net, cet ouvrage est le premier à établir une synthèse et une analyse détaillée d’un catalogue foisonnant, voire disparate, avec un recul salutaire, loin des querelles de chapelles. Rien de ce qui a été écrit et dit sur (et par) Ligeti n’a échappé à la vigilance de l’auteur, qui cite en toute honnêteté ses sources. De la jeunesse du musicien juif balloté entre la Roumanie et la Hongrie au cœur de la Deuxième Guerre mondiale avec des premières œuvres essentiellement chorales, au théâtre rythmé et polytonal qui distingue l’ensemble de ses partitions à partir des années soixante-dix, dopées par « un sourire salvateur » (Beffa), l’auteur avance pas à pas dans le catalogue bigarré d’un compositeur qui emprunta toujours : « les sentiers détournés pour éviter coûte que coûte les avenues trop larges et solennelles. » L’élégance stylisée de Miro, l’humour de Lewis Carroll, mais aussi un art de l’illusion proche du graveur Escher et un sens de la provocation repris de Tzara, associés à une certaine vampirisation du passé comme des courants « avant-gardistes » du XXe siècle (sériel, répétitif et spectral) : voilà un portrait bien complet, sensible et sans complaisance, de Ligeti en jongleur des temps modernes, dont le testament est sans conteste le piano étincelant et miniaturiste des trois cahiers d’Études (1985-2001), sur lesquels l’auteur – est-ce vraiment un hasard, de la part de ce pianiste distingué dans l’accompagnement du cinéma muet ? – livre ses commentaires les plus personnels.
Franck Mallet
 
Karol Beffa, György Ligeti. Fayard, 462 p. 28€
jeudi 25 août 2016 à 12h54

Romancier, poète, critique, jongleur de mots, collectionneur hétéroclite, Michel Butor, mort le 24 août 2016, se passionnait pour tout ce qui permet de raconter l’art et la vie. En 2006, il se confiait au Monde de la Musique.

« Enfant de chœur, je m’efforçais de donner à ma clochette une sonorité la plus délicatement respectueuse. Dans le scoutisme, j’ai déchiffré le grégorien, m’émerveillant non seulement de la splendeur de certains offices, Noël ou la Semaine Sainte, mais du fait que la partition se déroulait sur une année entière avec variations à chaque reprise dépendant de la mobilité de certaines fêtes et du déplacement des semaines par rapport aux dates des mois. Tout le bruit de la vie profane était rythmé, canalisé par la colonnade liturgique. Naturellement, voyageant dans d’autres cultures, je me suis intéressé à leurs calendriers, leurs façons de le colorer et de marquer les alternances. A chaque gong asiatique, à chaque syllabe du muezzin, à chaque tambour de pueblo, mon enfance remonte avec ses émois et ses doutes, m’adjurant de lui découvrir une liturgie novatrice, libérée des anciennes chaînes, résonnant dans le monde entier avec toutes ses différences. »

Texte paru en 2006 dans le hors série Musiques sacrées, Le Monde de la Musique (Photo © DR)

lundi 8 août 2016 à 16h16

Biographe de La Malibran (Pygmalion, 2005) et de Pauline Viardot (Grasset, 2009), Patrick Barbier se passionne aussi pour l’époque baroque. Ce Voyage dans la Rome baroque vient en conclusion d’une trilogie des grandes capitales musicales d’Italie, après La Venise de Vivaldi et Naples en fête. Du coup, on s’étonne que la Florence des Médicis soit écartée, en particulier celle qui vit naître les débuts de l’opéra, sous l’impulsion des Bardi, Rinuccini et Peri, sans oublier bien sûr Caccini et Cavalieri : l’auteur la reléguant probablement à l’apogée de la Renaissance… Chroniques des Romains eux-mêmes, mais aussi récits de voyage, correspondances et souvenirs viennent étayer le sujet éminemment musical de cette Rome baroque.

Du fastueux carnaval romain déployé durant la semaine qui précède mardi gras, illustré par Berlioz dans son opéra Benvenuto Cellini, et pour lequel Goldoni écrivit qu’« on n’a point idée du brillant et de la magnificence de ces huit jours » et Goethe, qu’il s’agissait avant tout d’ « une fête que le peuple s’offre à lui-même », jusqu’aux célébrations musicales qui accompagnent la capitale pontificale sur près de deux siècles (du XVIIème au XVIIIème), Rome apparaît sans conteste comme la capitale la plus festive de toutes. Enfin, la venue en 1655 de Christine de Suède, qui demeura dans la Ville éternelle jusqu’à sa mort, en 1669, et la puissance protectrice de plusieurs cardinaux mécènes (les Barberini, Rospigliosi et autres Pamphilj), favorisent la création chez de nombreux musiciens, dont Domenico Scarlatti, Corelli et Vitalli. Sans oublier Stefano Landi qui, guidé par les drames florentins, signe le style de l’opéra romain, à l’image de ce beau Sant’ Alessio, créé chez Taddeo Barberini, en 1632, et redécouvert grâce au tandem Benjamin Lazar / William Christie, en 2008.

Si l’auteur s’attarde peu sur le séjour romain du jeune Haendel, et encore moins sur des personnalités qu’on aimerait mieux connaître comme Pasquini, Melani, Carissimi, Mazzocchi, Vincenzo et Stradella – mais pour lesquels l’information fait défaut ? –, il revient à juste titre sur l’apparition des castrats (son premier ouvrage, en 1989) liés à l’Église, comme sur les maîtres de la musique religieuse. Il décrit en détail l’organisation des plaisirs et évoque avec autant de verve l’activité des théâtres privés (3000 places pour celui des Barberini !) ou publics, comme le premier, le Tordinona, bâti par Carlo Fontana, et disparu depuis – sans oublier de resituer dans la Rome d’aujourd’hui la géographie architecturale encore très présente du passé.

Franck Mallet

Patrick Barbier, Voyage dans la Rome baroque. Grasset, 288 p. 19€ 

lundi 9 mai 2016 à 11h34

Disparition à 86 ans de Philippe Beaussant, sans qui la révolution baroque n’aurait pas été ce qu’elle est, et qui lui aura été ce que Cocteau fut pour le Groupe de Six, l’érudition musicale en plus. Entre autres textes fondateurs : Vous avez dit baroque ? (Actes Sud - 1988), Lully ou le musicien du Soleil (Gallimard – 1992), Louis XIV artiste (Payot - 1992). Son dernier roman (ah, si tous les musicographes avaient autant de style que lui !) est intitulé Où en étais-je ? Un parfait autoportrait : toujours pressé, toujours débordé, toujours sauvé par son talent et son humour bienveillant. Entre 1999 et 2005, il a publié Mangez Baroque et restez mince et Préludes, fougasses et variations (Actes Sud), mais aussi Le Chant d’Orphée selon Monteverdi (Fayard - un de ses plus beaux livres) ainsi que La Malscène, pamphlet contesté sur les abus (selon lui) des relectures dramaturgiques à l’opéra. Un autoportrait en plusieurs volets, là encore. En 2007, il a succédé à Jean-François Deniau à l’Académie française (fauteuil 36), élection fêtée Salle Favart par le gratin baroque qui savait ce qu’il lui devait. Au Monde de la Musique, dont il a été trente ans durant l’un des plus fidèles collaborateurs, le « Beaussant du mois » arrivait traditionnellement au dernier moment, feuilles noircies d’une écriture hâtive (il n’a jamais touché une machine à écrire ni un ordinateur) mais aussi précise que ses idées étaient originales et ses argumentations solides. Et puis, toujours et partout, cette façon qui n’était qu’à lui d’enchanter la musique et de faire revivre des mondes trop longtemps endormis.
 

François Lafon

jeudi 31 mars 2016 à 14h24

Signe des temps ? Les essais sur la musique se font de plus en plus légers. La palme revient à cette collection aux opus plus courts que nos bons vieux Que sais-je ?, avec cet avantage que même des lecteurs pressés, ou très occupés comme certain Ministre de la Culture, pourront en faire leur miel… Même s’il vient après une bonne quinzaine d’études déjà parues - rien qu’en français -, on aime tout nouvel ouvrage consacré à Satie, musicien aussi mondialement connu que populaire et détesté, qui réussit cette gageure d’être à la fois un Fumiste invétéré, digne représentant de l’esprit du Chat Noir (la mélodie Allons-y Chochotte), et un musicien d’une gravité sidérante – Ogives et Socrate d’après Platon. L’auteur reprend à profit la thèse de John Cage sur la modernité ou, plus exactement, l’intemporalité de cet artiste qui fut présent sur tous les fronts de la création, du théâtre à la musique, en passant par la littérature. Ce qui nous vaut d’ailleurs un bréviaire de tous les acteurs culturels d’une époque faste, du début du XXe siècle jusqu’aux années 30, en passant par les proches du « Maître d’Arcueil » : Debussy, Picabia, Ravel, Man Ray, Duchamp, Cocteau, Picasso. On aime (beaucoup) moins l’absence de vrai sujet car, hormis la énième resucée des fameuses anecdotes, certes si spirituelles – que le personnage Satie a lui-même créées et colportées au point qu’elles lui ont porté tort – où se niche le commentaire musical ? Idem pour ces assertions douteuses comme celles sur l’orchestration des Tableaux d’une exposition de Moussorgski par Ravel traitée d’« élégante pièce montée à la française » (sic), ou ces « infortunées Gymnopédies orchestrées et dénaturées par Debussy. » À bon entendeur : des trois Gymnopédies pour piano, si la première et la troisième ont bien été orchestrées par Debussy, la seconde l’a été par Roland-Manuel… Enfin, à privilégier le piano lisse et inconstant d’Aldo Ciccolini, le choix discographique déconcerte. Relisons donc les études autrement mieux troussées de Anne Rey, Bruno Giner, Marc Bredel, Vincent Lajoinie ou Jean-Pierre Armengaud.

Franck Mallet

Romaric Gergorin, Erik Satie. Actes Sud / Classica, 168 p. 18€

dimanche 27 mars 2016 à 12h52

En Folio, collection Essais : Pierre Boulez, entretiens inédits avec Michel Archimbaud. Editeur, dramaturge et enseignant, passeur des arts réunis - de Francis Bacon à Marie-Claude Pietragalla -, l’intervieweur avoue dès l’avant-propos « l’insuffisance de sa formation musicale ». C’est là, en réalité, qu’est sa force : deux-cent pages durant (entretiens réalisés quand, d’ailleurs ?), le musicien se raconte, sans que - chose rare - son interlocuteur ne cherche à prouver qu’il en sait autant que lui. « Se raconte » est beaucoup dire : pas plus que sa musique, les propos de Pierre Boulez ne fendent la cuirasse, ce dernier veillant comme toujours à n’être qu’un cerveau qui pense (beaucoup et bien). Impossible donc – mais Archimbaud ne s’y essaye (presque) pas – de verser dans l’interview-vérité du style : « Et Dieu dans tout cela ? ». Cela n’empêche pas Boulez d’être le meilleur raconteur de soi-même – à égalité quasi-exclusive avec le regretté Antoine Vitez. Il en résulte un Boulez pour les nuls – mais une nullité qui commence très haut – témoignant d’une époque déjà historique où l’on croyait au progrès en art, aux bienfaits d’une évolution coûte que coûte positive, raison probablement de l’incompréhension, voire du mépris de l’artiste (une de ses faiblesses ?) envers la révolution baroqueuse. Et même ceux qui ne se reconnaissent pas parmi les nuls en boulézisme trouveront à méditer dans les chapitres « Musique et littérature » et « Musique et peinture », où est illustrée la remarque du maestro : « En se limitant à son propre univers, on risque de ne trouver que des solutions limitées ».

François Lafon

Pierre Boulez, Entretiens avec Michel Archimbaud. Folio « Essais », 224 p., 7,10 € (6,99 € au format numérique)
2 et 3 avril au Théâtre de l’Aquarium (La Cartoucherie, Paris) : week-end en écho à la parution du livre - 8 avril à la BNF François Mitterrand, Paris : Pierre Boulez, textes inédits

mercredi 3 février 2016 à 16h46

Chez Actes Sud : Adolf Busch, le premier des justes, d’André Tubeuf. Un bref (176 pages) portrait du violoniste et leader du quatuor à cordes qui porte son nom, frère cadet du chef d’orchestre (Fritz) fondateur du festival de Glyndebourne, et comme lui ayant quitté l’Allemagne hitlérienne en dépit des alléchantes propositions qui lui étaient faites. Un sujet en or que ce musicien intransigeant, adulé par ses pairs mais trop scrupuleux pour se mettre en avant, à la différence de son poulain Yehudi Menuhin ou de son partenaire et gendre Rudolf Serkin. Enflammé par ce « premier des justes » et dans l’esprit de ses portraits de divas, André Tubeuf met l’accent avec insistance sur les beautés d’âme et la personnalité quasi christique de ce grand Allemand portant la vraie culture allemande là où la barbarie ne l’avait pas encore pervertie, de ce pur aryen partageant volontairement le sort de ses amis juifs (et allant fonder avec eux le bientôt exemplaire festival de Marlboro, dans le Vermont), de cet artiste d’exception resté humble devant les compositeurs (Bach, Beethoven, Brahms, mais aussi Reger et Busoni) qu’il ne songeait qu’à servir. Une plume lyrique et elliptique (on a intérêt à connaître les célébrités défilant en un name dropping cavalcadant) pour se préparer à l’écoute des trop peu nombreux disques du maître en quatuor ou en sonate (pratiquement aucun grand concerto du répertoire, lui qui les jouait abondamment en concert, aucun des Caprices de Paganini avec lesquels il se faisait les doigts). « La nouvelle génération, celle de YouTube et Wikipedia, a du mal à le situer », remarque Renaud Capuçon dans sa courte et auto-promotionnelle préface. Une bonne occasion d’y remédier, à défaut de se lancer dans l’exhaustif Life of an Honest Musician de Tully Potter (Toccata Press, 2010, en anglais) auquel Tubeuf reconnait avoir beaucoup emprunté.

François Lafon

Adolf Busch, le premier des justes, d’André Tubeuf. Actes Sud, 176 p., 18 €

dimanche 22 novembre 2015 à 17h27

Chez Buchet-Chastel dans la collection « Les grands … » (pianistes, violonistes, chefs d’orchestre, etc.) : Les grandes Divas du XXème siècle, suite logique des Grands chanteurs du XXème siècle paru en 2012. Règle du jeu : cinquante portraits d’artistes toutes nées avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce qui évite les jugements conjoncturels ou prématurés. L’auteur Richard Martet, rédacteur en chef de la revue Opéra Magazine et excellent connaisseur du monde lyrique, jongle avec les paramètres inhérents au genre : éviter l’hagiographie sans choquer les aficionados, rester grand public tout en étant précis, à défaut d’être exhaustif. Lu au premier degré, l’ouvrage est plaisant sans être complaisant ; au second, il remet quelques pendules à l’heure. Dans le choix, en particulier : présence obligatoire des super-divas (Callas, Caballé, Nilsson, Sutherland), ou des grandes anciennes (Geraldine Farrar, Lotte Lehmann), mais aussi coups de projecteur sur Leyla Gencer et Magda Olivero - notoires oubliées du disque -, sur le phénomène Lily Pons, la pas assez (re)connue Sena Jurinac ou l’excentrique Ljuba Welitsch. Peu de descriptions critiques de l’art de telle ou telle. Pour cela, le CD bonus mêlant enregistrements connus et raretés judicieusement sélectionnés est parlant autant que chantant, et différencie mieux que tous les discours les intemporelles des datées, les suiveuses des innovantes, les dérangeantes des consensuelles.

François Lafon

Les grandes Divas du XXème siècle, de Richard Martet. Buchet-Chastel, 448 p. + 1 CD, 23 €

mercredi 4 novembre 2015 à 19h17

Prix Goncourt 2015 : Boussole de Mathias Enard, déjà auteur, entre autres, de Parle leur de batailles, de rois et d’éléphants (2010) et de Rue des Voleurs (2012). Sujet : l’insomnie (23h10 – 6h) peuplée de réflexions sur l’orientaliste d’un musicologue viennois nommé Franz Ritter. Vienne, porte de l’Orient(alisme), musique, véhicule des rêves d’Orient. Citations : « J'ai montré que la révolution dans la musique aux 19e et 20e siècles devait tout à l'Orient, qu'il ne s'agissait pas de "procédés exotiques", comme on le croyait auparavant, que l'exotisme avait un sens, qu'il faisait entrer des éléments extérieurs, de l'altérité, qu'il s'agit d'un large mouvement, qui rassemble entre autres Mozart, Beethoven, Schubert, Listz, Berlioz, Bizet, Rimski-Korsakov, Debussy, Bartok ... des centaines de compositeurs dans toute l'Europe, sur toute l'Europe souffle le vent de l'altérité, tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l'Autre pour modifier le Soi, pour l'abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l'utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d'église et de l'harmonie. » « Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer » « La vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, ne retombe jamais sur ses pieds.» « … je cachais cette passion comme une tare un peu honteuse et aujourd'hui c'est bien triste de voir Mahler si galvaudé, avalé par le cinéma et la publicité, son beau visage maigre tellement utilisé pour vendre Dieu sait quoi, il faut se retenir de détester cette musique qui encombre les programmes d'orchestre, les bacs des disquaires, les radios et l'année dernière, au moment du centenaire de sa mort, il a fallu se boucher les oreilles tellement Vienne a suinté du Mahler jusque par les fentes les plus insoupçonnées, on voyait les touristes arborer des tee-shirts à l'effigie de Gustav, acheter des posters, des aimants pour leurs frigos » « La "Bénédiction"... a beau être massacrée par tous les pianistes novices, elle n'en reste pas moins non seulement la mélodie la plus belle de Liszt, mais encore l'accompagnement le plus simplement complexe du compositeur, accompagnement (et c'était, à mes oreilles débutantes, ce qui rapprochait cette pièce d'une illumination) qu'il fallait faire sonner comme la foi surabondante, là où la mélodie représentait la paix divine. » Mais aussi : « ... je ne peux m'empêcher de songer à la honte et l'embarras de toutes les déclarations d'amour qui tombent à plat, ... nous jouons notre sonate tout seuls, sans nous apercevoir que le piano est désaccordé, pris par nos sentiments : les autres entendent à quel point nous sonnons faux, et au mieux en conçoivent une sincère pitié, au pire une terrible gêne d'être ainsi confrontés à notre humiliation qui les éclabousse alors qu'ils n'avaient, le plus souvent, rien demandé. » Fulgurances et surenchère citationnelle : « La musique est un beau refuge contre l'imperfection du monde et la déchéance du corps. » Mot de la fin, dans Rue des voleurs : « L'inconscient n'existe pas ; il n'y a que des miettes d'information, des lambeaux de mémoire pas assez importants pour être traités, des bribes comme autrefois ces bandes perforées dont se nourrissaient les ordinateurs : mes souvenirs sont ces bouts de papier, découpés et jetés en l'air, mélangés, rafistolés... »

François Lafon

Boussole de Mathias Enard. Actes Sud, 480 p., 21,80 €

mardi 22 septembre 2015 à 09h30

Livre-disque aux éditions Fluide Glacial : Un jour au concert avec les Bidochon, fruit de l’association du dessinateur Christian Binet, du chef d’orchestre Nicolas Chalvin et du musicologue François Sabatier. Binet, qui avait déjà révélé ses appétences évidentes mais conflictuelles avec la (grande) musique dans Haut de gamme (2 vol., 2010, voir ici), confie cette fois à ses héros Robert et Raymonde le soin d’animer la soirée : vingt oeuvres à entendre (Chalvin dirigeant l’Orchestre des Pays de Savoie) et à (re)situer (Sabatier), avec portraits des compositeurs et images (tableaux, photos, dessins) subsidiaires, l’album faisant suite aux deux tomes - réjouissants - d’Un jour au musée avec les Bidochon (même éditeur). « Tu connais do, ré, mi, fa, sol, la si, do ? Les compositeurs n’en savent pas plus que toi. C’est juste que, eux, ils savent mélanger les notes », explique Robert en préambule. De fait, les mélangeurs de notes inscrits au programme ne sont pas toujours les plus attendus : Bach, Mozart et Tchaikovski, certes, mais aussi Martinu, Chostakovitch, Britten ou Honegger, et même deux contemporains : Florentine Mulsant et … Binet lui-même, auteur d’un nostalgique Prélude en si bémol mineur annoncé par un « Enfin on va rigoler » vite déçu. Autres répliques bidochonesques : « Ca va vite un sextuor ». « T’imagines, si c’était joué par un quatre-vingtuor ? » ou « On n’a pas vu un film sur Mozart ? » « Tu confonds avec Amadeus ». A offrir en priorité à ceux (nombreux) qui font encore rimer quartet avec prise de tête. Une tournée de l’Orchestre de Savoie (sept concerts), avec l’excellent Chalvin au pupitre et les Bidochon traits pour traits sur écran, commence le 25 septembre au Théâtre Impérial de Compiègne.

François Lafon

Un jour au concert avec Les Bidochon. 1 livre-disque Fluide Glacial, 96 p. + 1 CD, 30 €

Chez Dargaud, Glenn Gould, un pianiste à contretemps, de Sandrine Revel. Dargaud, l’éditeur historique d’Astérix et d’Iznogoud, plus récemment de la série-thriller XIII ? Sandrine Revel, lauréate du prix Alph-Art Jeunesse (2001) et auteur(e) de la BD La Lesbienne invisible (2013) ? Après les films (Bruno Monsaingeon le découvreur), les livres (Jacques Drillon le thuriféraire, Michel Schneider l’analyste), voilà le pianiste de ceux qui connaissent tout … ou rien du piano (selon ceux qui prétendent le connaître) en bande dessinée. Détail significatif : Sandrine Revel est fascinée par le jazz et ses figures mythiques. Le mythe Gould est visuel en effet : l’artiste sur sa chaise basse, cassé en deux sur le clavier, enfermé dans son studio, loin du monde et des salles de concert, l’homme du nord faisant naître la musique du silence hivernal. Mais l’auteur(e) évite les pièges (« Dès la troisième planche, j’ai tenté d’amener une lecture à double sens, un peu abstraite »), elle mélange les époques (« J’ai usé d’un code discret pour marquer la temporalité : l’encadrement arrondi nous ancre dans le passé, le double cadre dans le présent »), tente d’entrer dans la tête de l’artiste (« Ce qui était compliqué, c'était de ne pas être dans la caricature »), de pointer ses contradictions (« Un solitaire qui pouvait rester des heures au téléphone avec ses amis ») (1). Dessin à la fois naïf et précis, comme ces mains jouant sur un clavier invisible pour un public de manchots (les oiseaux marins, s’entend), couleurs légères jusqu’au bord de l’effacement (Gould à l’hôpital, loin de notre monde, et presque plus dans le sien). Impression finale d’être allé un peu plus loin dans le mystère Gould, juste avant de se (re)mettre à écouter les disques.

François Lafon

"Glenn Gould, une vie à contretemps", de Sandrine Revel, Editions Dargaud, 21 € -

(1) Interview Télérama, 23/04/2015.

samedi 25 avril 2015 à 18h17

Les quelque cent trente-neuf cahiers de conversation de Beethoven, à savoir, pour l’essentiel, ceux que son « confident et ami » Anton Schindler ne détruisit pas avant de les vendre à la Bibliothèque royale de Berlin en 1846, n’ont été publiés dans leur intégralité que de 1968 à 2001, en Allemagne : onze volumes de février 1818 au 6 mars 1827 totalisant près de cinq mille pages. Evoquant dans la préface les éditions partielles antérieures, Karl-Heinz Köhler écrit : « En 1946 parut à Paris une édition française de ces conversations, sélection des plus subjectives. » C’est cet ouvrage, dû à Jacques-Gabriel Prod’homme, qui est réédité dans une révision de Nathalie Krafft. On n’a là qu’une infime partie de l’ensemble. Les notes et transitions de Nathalie Krafft, puisées aux meilleures sources, sont les bienvenues, mais elles aussi sont sans commune mesure avec le gigantesque appareil critique de l’édition complète, impossible à reproduire ici. Sur quelques points, le bât blesse légèrement. Les critères de choix de Prod’homme restent mystérieux, mais on aurait pu indiquer tous les endroits où se trouvent ses coupures, dater avec plus de précision les passages sélectionnés, ou encore, dans de très rares cas, mieux identifier certains interlocuteurs et revoir la traduction. Prod’homme ne pouvait connaître les suppressions, modifications et falsifications de Schindler : on n’en a pris conscience qu’à la fin des années 1970. Lire les cahiers est comme entendre un seul interlocuteur d’un dialogue téléphonique : Beethoven n’écrivait presque jamais, il s’exprimait oralement. Les cahiers permettent cependant de bien le saisir à tel ou tel moment. Les sujets abordés sont des plus divers, des soucis quotidiens à la haute politique en passant par les questions artistiques ou morales. Dépassée mais toujours utilisable, et surtout sans concurrence, cette réapparition en français doit être saluée comme elle le mérite.

Marc Vignal

Cahiers de conversation de Beethoven (1819-1827). Traduits et présentés par Jacques-Gabriel Prod’homme. Edition révisée par Nathalie Krafft. Buchet Chastel 2015, 446 p.

jeudi 22 janvier 2015 à 11h42

Publié par la HEAD (Haute Ecole d’Art et de Design) de Genève : Detours which have to be investigated, « un livre d’art accompagné d’un CD et d’un DVD » consacré au compositeur américain Morton Feldman, résultat d’un atelier animé par le créateur Benoit Maire, spécialiste des « interprétations visuelles de textes théoriques », et par le pianiste américano-serbe Ivan Ilic. L’objet est décrit comme « une méditation sur la façon dont les artistes rompent avec leur passé pour changer de direction, et sur l’amitié comme catalyseur au changement ». Pages blanches, espaces vides, photos décentrées, bribes de textes et citations morcelées : une tentative de saisir l’imaginaire feldmanien, complétée par l’enregistrement, sous les doigts d’Ilic, de Palais de Mari, une pièce tardive et berçante de Feldman (1986, un an avant sa mort à 61 ans), et par des études filmées s’attachant à retrouver le « point de vue » du compositeur. « Feldman était parfois méprisé et mal compris par l’establishment, un peu comme l’avait été en son temps Erik Satie », explique Ivan Ilic dans une interview. L’ami de John Cage, de Jackson Pollock et de Mark Rotko, adoubé par Edgar Varèse (« Vous savez, Feldman, vous survivrez. Je ne suis pas inquiet pour vous »), apprécié par Samuel Beckett qui a écrit pour lui son seul livret d’opéra (Neither), fasciné par le proto-existentialisme de Kierkegaard, est surtout, pour des étudiants, un sujet d’autant plus périlleux que l’insaisissable est son domaine. Résultat chic, ésotérique mais point trop, plutôt réussi dans le genre. L’atelier était intitulé « Silenzio ». Le fin mot de l'histoire.

François Lafon

Detours which have to be investigated, livre-CD-DVD produit par HEAD – Genève, distribué par la librairie Mollat à Bordeaux (Mollat.com), où Ivan Ilic donne un concert le 27 janvier à 17h30

jeudi 15 janvier 2015 à 19h39

Chez Actes Sud/Classica : Alexandre Scriabine, par Jean-Yves Clément, première monographie en français - à l’occasion du centième anniversaire de sa disparition - depuis celle, très complète, de Manfred Kelkel (Fayard – 1999). Pour définir l’art de cet anti-Rachmaninov (son ami pourtant et condisciple au Conservatoire de Moscou), Clément, auteur d’ouvrages sur Chopin et Liszt, fait appel à Novalis (« idéalisme magique, excitation du moi réel par le moi idéal ») et fustige ceux qui voudraient faire de lui un « prophète musical du New Age ». De fait, l’auteur du Poème satanique, du Poème de l’extase et des Sonates pour piano « Etats d’âme (n° 5), « Messe noire (n° 7) et « Messe blanche » (n° 9), désireux de « parvenir à la béatitude aussi bien qu’à la transfiguration de l’homme par la musique et tous les arts en une sorte de régénération alchimique », n’existe que par sa musique, « vécue comme un appel vers un autre monde ». Clément s’attache donc, sans fumeuses digressions, à analyser sa musique, laquelle, influencée par Chopin, influencera nombre de ses successeurs (Schoenberg, Berg, Szymanowski), jusqu’à Cage, Stockhausen et Messiaen (qui ne s’en vantera pas). Une musique rien moins que délirante en tout cas, et dont la partie pianistique, très importante et aux dénominations chopiniennes (Sonates, Préludes, Mazurkas, Nocturnes, Valses, Impromptus, Etudes) mérite, plus que ses œuvres orchestrales (Symphonies, Poème de l’extase, Prométhée ou le Poème du feu) une place qu’on ne lui concède pas encore vraiment au panthéon des compositeurs essentiels. Signe du destin : il n’aura pas le temps de composer son grand-œuvre intitulé … Mystère, sa quête de « retour à la spiritualité pure » (Boris de Schloezer, un autre de ses rares biographes) n’allant que « Vers la flamme , du nom d’une de ses dernières et géniales pièces pour piano, elle-même précédant une danse nommée Flammes sombres, composée peu avant qu’il ne meure à quarante-sept ans, en demandant « Qui est là ? »

François Lafon

Jean-Yves Clément : Alexandre Scriabine. Actes-Sud/Classica, 208 p., 18,50 €

samedi 18 octobre 2014 à 20h35

Les biographies de Bach abondent, et chacune s’efforce à éclaircir le « mystère » Bach sans y parvenir : comment a-t-il vécu, pourquoi sa carrière ne fut-elle pas aussi brillante que celle de Haendel…? Cette Musique au château du ciel, un portrait de Jean-Sébastien Bach par John Eliot Gardiner est un livre polyphonique à 14 voix : sa terre, ses gènes, ses pairs, la religion, ses relations avec les politiques… Autant de voies qui permettent d’approcher l’homme, ses grandeurs et ses faiblesses, ses obstinations et ses adversités, en scrutant le créateur et son génie. Gardiner est un pédagogue cultivé, de cette trempe qui n’enseigne pas mais qui donne l’envie d’apprendre. Par ces 14 chapitres, il se rappelle Nadia Boulanger : dans ses chorals, Bach accorde la même importance à chaque ligne tout en lui faisant jouer un rôle différent. Il faudrait pouvoir lire chacun de ces chapitres de façon linéaire, mais aussi en superpositions, de façon contrapunctique. Gardiner, l’interprète, y explique comment l’executio est la voie irremplaçable pour comprendre les faces cachées d’une partition de Bach, comme les rapports intimes entre une sonorité instrumentale et celle des mots dans une cantate (pp. 310-312). Ou comment, par exemple, deux flûtes à bec et deux violes font d’une cantate un chef d’œuvre : Bach avait 20 ans quand il composa l’Actus tragicus, et les pages 200 à 209 du Portrait qui lui sont consacrées se lisent et se relisent. Écrit foisonnant, outil de travail, œuvre d’érudition autant que de plaisir, enquête historico-policière tout à la fois. Mais c’est aussi une somme à l’image de l’œuvre de Bach : complexe, intimidante à l’abord, prenante dès qu’on s’en croit familier.

Albéric Lagier

Musique au château du ciel, un portrait de Jean-Sébastien Bach, traduction (excellente) de Laurent Cantagrel et Dennis Collins, éd. Flammarion, 752 pages. 35€

vendredi 12 septembre 2014 à 17h55

Troisième volet d’une « trilogie textuelle » dont Le Discours musical (1984) et Le Dialogue musical (1985) sont les deux premiers, La parole musicale, propos sur la musique romantique, réunit textes et interviews de Nikolaus Harnoncourt. Le véritable sujet, encore une fois, en est le maestro lui-même. Bonnes phrases.
« Je pense que l’art est le seuil vers l’humain ». « J’ai toujours été considéré comme un spécialiste de ce que j’ai fait. » « D’un côté, je suis un véritable solitaire. D’un autre côté, je recherche le dialogue avec les penseurs. Et cela me rend presque plus solitaire encore. » « Je lis toujours stylo à la main. Cela confine parfois au ridicule ». « Seuls les chefs-d’œuvre de tout premier plan méritent d’être présentés en concert. » « On ne doit pas céder à la tentation de rendre trop concret le contenu musical. La pensée humaine cherche la logique, vise une signification claire, un oui/non » « Déjà enfant, j’avais cette disposition de ne rien considérer comme admis et à tout mettre en doute. » « La décision de devenir musicien est arrivée très soudainement. J’avais dix-sept ans et j’étais tombé malade. J’ai entendu à la radio le mouvement lent de la Septième Symphonie de Beethoven. C’était une interprétation de Furtwängler ». « Jeune, j’ai beaucoup lui Pascal et j’y ai trouvé mon juste point d’équilibre. En fin de compte, je crois que c’est toujours le cœur qui décide. En art, l’intuition, c'est-à-dire le domaine du cœur et le savoir sont en pratique indispensables. » « Le concept d’idée renvoie toujours à la mélodie. » « Le domaine de l’art, c’est le royaume de l’imagination. Sa force invisible est puissante et dangereuse, ses effets sont subversifs. » « J’irais même jusqu’à dire qu’il n’existe pas de musique non religieuse. » « Je n’ai jamais eu cette croyance au progrès. Je n’ai jamais considéré qu’un tableau de Rembrandt est meilleur qu’un tableau de Van Eyck, ou qu’une œuvre de Mozart est meilleure qu’une œuvre de Josquin. » « La fidélité à l’œuvre est une notion catastrophique et destructrice : le savoir du musicien sur la pratique interprétative est écrasé au nom du texte écrit. » « L’instrument reste toujours un instrument, un outil. Et si nous donnons à l’instrument une valeur absolue, alors l’outil devient plus important que la musique. Involontairement, mon travail a peut-être contribué à cette vision ». « Quand j’étais jeune musicien d’orchestre, je dus jouer la Symphonie en sol mineur de Mozart plusieurs fois par an. C’était toujours joli et charmant. Mais la partition sur mon pupitre me disait autre chose. » « Nous ne saurons jamais la vérité sur Mozart. C’est l’image que nous nous forgeons nous-mêmes que nous prenons pour sa vérité. » « L’inspiration musicale des grands maîtres des XVIIIème et XIXème siècles est majoritairement extramusicale. » « Avec le Philharmonique de Vienne, je ne dirige pas La Passion selon Saint Matthieu sur instruments historiques. Et pourtant, c’est Bach. » « Je n’entends rien de catholique dans l’œuvre de Bruckner » « Je considère Tristan et Les Maîtres chanteurs comme des œuvres géniales. Et pourtant ça ne passe pas. Je cale toujours au premier acte. » « J’ai été fasciné de voir à quel point la sculpture baroque était vivante. Et en même temps, dans ma jeunesse, je me demandais pourquoi je trouvais la musique de la même époque si ennuyeuse. » « Dans la Quatrième de Brahms, j’entends Gabrieli, notamment dans le deuxième mouvement, et j’aperçois Purcell dans les Variations Haydn. » « Aïda, c’est de la musique de chambre de premier ordre. »

François Lafon

La Parole musicale, propos sur la musique romantique, de Nikolaus Harnoncourt. Traduction et préface de Sylvain Fort. Actes Sud, 240 p., 22 €

mercredi 14 mai 2014 à 10h05

Aux Editions M.E.O, Ciel avec trou noir, de Caroline Alexander. Un puzzle autobiographique en forme d’énigme, ou comment d’Allemagne en France via la Belgique et l’Angleterre, une enfant juive traverse le « trou noir » du nazisme pour se reconstruire en comédienne, puis en écrivain et critique de théâtre et de musique. Une figure du métier, comme on dit. Tout autant que le théâtre, la musique structure le récit : forme sonate (thème A, thème B, retour du A), chromatisme et diatonisme (1989 : pèlerinage au lieu de naissance ; 2007 : pose de « stolpersteine », ou pierres du souvenir ; 2011 : voyage à Auschwitz). Pas de sensiblerie, une certaine distance, de l’humour même, et un humour finement référentiel, comme l’envahissement par le prélude de Tristan et Isolde de l’étrange mini-librairie nichée dans le théâtre de l’Ambigu (remplacé en 1966 par un immeuble de bureaux), tenue par un pétainiste astrologue (sic) découvrant dans le thème de l’auteur le trou noir qui donnera son titre au livre. Non moins évocateur ce cycliste chasseur d’autographes faisant son entrée au son de la "Chevauchée des Walkyries", et cherchant le théâtre (nous sommes an 1964) où Maria Casarès joue La Reine verte de Maurice Béjart et Pierre Henry. « Il y aura hélas encore des multitudes de façons d’aborder le thème où le vingtième siècle s’est englouti », remarque dans sa préface l’écrivain belge Pierre Mertens (auteur, entre autres, du livret de l’opéra La Passion de Gilles, musique de Philippe Boesmans). Le mal par le mal, Wagner en guise de vaccin, n’est peut-être pas la pire.

François Lafon

Ciel avec trou noir, par Caroline Alexander. Préface de Pierre Mertens. Editions M.E.O, 240 p., 20 €

mercredi 7 mai 2014 à 10h25

Dans la collection Folio Biographies (Gallimard) : George Gershwin de Franck Médioni. Un Gershwin vu du jazz, dédié à Martial Solal, s’ouvrant sur une évocation de Manhattan de Woody Allen (« Pour lui, New York semblait n’exister qu’en noir et blanc et ne vibrer qu’au rythme du grand George Gershwin ») et se refermant sur l’épitaphe imaginée par le musicien lui-même : « George Gershwin, compositeur américain… Compositeur ? Américain ? ». Une bio sérieuse par ailleurs, alertement écrite, prenant en compte les multiples aspects et aspirations de ce surdoué de la chanson fasciné par Ravel et dont Schoenberg prononça l’éloge funèbre à la radio. A comparer avec les ouvrages déjà parus en VF sur le sujet, fortement influencés par la personnalité de leurs auteurs : entertainment avec Alain Lacombe (Gershwin, Une chronique de Broadway - Van de Velde), histoire avec Eric Lipmann (L’Amérique de George Gershwin), musique avec Denis Jeambar et Maryvonne de Saint-Pulgent (Mazarine), analyse du phénomène par les classiques Jean-Christophe Marti (Ed. Gisserot) et Mildred Clary (Gershwin, une rhapsodie américaine - Pygmalion). Tous oscillant entre le song de Porgy an Bess (cité par Médioni) : « I Got Plenty O’nuttin’ » (« Je suis plein de rien ») et l’affirmation de Gershwin lui-même : « J’ai la modeste prétention de contribuer à l’élaboration du grand roman musical américain. C’est tout ».

François Lafon

George Gershwin, par Franck Médioni, Gallimard, Folio “Biographies”, 254 p., 8,40 € (7,99 € en format numérique)

Livres de printemps : Le Baroque nomade de Jean-Christophe Frisch et les Mémoires de Riccardo Muti. Soit deux ouvrages où la musique a sa place, mais pas la même musique, ni la même place. Dans le premier, le fondateur de l’ensemble XVIII-21 raconte comment il a retrouvé tout un répertoire et en a approché l’interprétation adéquate en parcourant le monde, de Pékin à Chandernagor, en se penchant sur les travaux du moine voyageur Teodorico Pedrini (1671-1746) et en faisant concert commun avec des instrumentistes dépositaires de traditions millénaires. Dans le second, le directeur musical de l’Orchestre de Chicago et ancien  patron de la Scala de Milan confie à un magnétophone des bribes de vie mises ensemble par le musicographe Marco Grondona. Le livre de Frisch est personnel, précis, pointilleux. Il ne se lit pas comme un roman mais on a envie de le conserver. Celui de Muti-Grondona, qui commence bien (enfance napolitaine et formation milanaise auprès du chef Antonino Votto), se poursuit de manière plus elliptique et convenue (impasse systématique sur les sujets litigieux) et se lit comme un entretien promotionnel. Mis ensemble, les deux ouvrages résument les deux discours dominants sur la musique : le happy few et le mainstream. Un grand écart qui ne date pas d’hier, mais qui ne contribue pas à renouveler le sujet.

François Lafon

Le Baroque nomade, de Jean-Christophe Frisch, Actes Sud, 240 p. , 20 € - Prima la musica !, de Riccardo Muti avec Marco Grondona, traduit de l’italien par Sergio Filippini, L’Archipel – France Musique 240 p., 21 €

vendredi 28 février 2014 à 10h00

Colette, du temps où elle était critique musical au quotidien Gil Blas de concert avec Debussy (1903) : « Avant le concerto, Mme Faliero-Dalcroze avait chanté de la musique italienne avec une voix fraîche et une robe rose. » ; « Salle Humbert de Romans, la vicomtesse de Trédern a chanté Ève de son mieux. Ce mieux est l'ennemi du bien » ; « Quelle foule au Nouveau-Théâtre ! On y joue pourtant de l'excellente musique ! Si le public devient connaisseur, maintenant, c'est la fin du monde ! » ; « Mlle Dangès vocalise un si déplorable air des Huguenots qu'elle ferme les yeux tout le temps, pour ne pas voir ce qu'elle chante. » Elle avait annoncé la couleur en prélude à son premier article, s’autorisant de la réputation de feuille de chou mondaine que traînait Gil Blas (où ont écrit, quand même, Courteline, Maupassant, Zola, Barbey d’Aurevilly, Jules Renard, Tristan Bernard et quelques autres) : « Rassurez-vous, je ne vous parlerai, chaque semaine, que très peu de musique. D'abord, parce que ça m'aralerait ; ensuite parce que Debussy aux boucles d'ébène me paraît, tout de même, plus autorisé que moi […]. J'apporterai, du moins, à cette critique à côté (très à côté) la bonne foi et la mauvaise éducation qui m'ont déjà fait tant d'ennemis dont j'espère bien que chaque jour grossira le tas. » Elle ne faisait que suivre l’exemple de Debussy, lequel n’hésitait pas à décrire ainsi une mélodie de son confrère Grieg : « C’est une espèce de chanson, très douce, très blanche, de la musique pour bercer les convalescents dans les quartiers riches… » Tout cela longtemps avant le politiquement correct. Comme faisait dire George Bernard Shaw (lui aussi critique musical à ses heures) au Pr Higgins dans sa pièce Pygmalion : « Les Français s’intéressent moins à ce qu’ils disent qu’à la manière de le dire ».

François Lafon

Colette : Au Concert, édition établie et présentée par Alain Galliari, Le Castor Astral (1992)

mardi 11 février 2014 à 09h22

Aux Editions Michalon, Max-Pol Fouchet, le feu la flamme, une rencontre, d’Adeline Baldacchino. A la fois biographie, déclaration d’amour (littéraire) et essai poétique, le drôle d’hommage d’une magistrate à la Cour des comptes née en 1982 à un écrivain-journaliste-chroniqueur-agitateur-pionnier de la télévision disparu deux ans plus tôt. Parmi les nombreuses compétences de cet intellectuel comme on n’en fait plus guère - ou plutôt comme on n’en voit plus guère dans les médias -, la musique tenait un rôle secondaire en quantité, primordial en qualité. Les nostalgiques de l’ORTF-chaîne unique en noir et blanc se souviennent de Max-Pol Fouchet assis devant un bureau, cadré en plan moyen et dissertant sans notes ni prompteur sur le livre de la semaine dans Lectures pour tous, mais aussi des retransmissions en direct et en prime time du festival d’Aix-en-Provence, où le même M.P.F. - en smoking cette fois - racontait Ariane à Naxos (Régine Crespin, Mady Mesplé), Pelléas et Mélisande (Eliane Lublin, Gabriel Bacquier) ou Le Monde de la lune de Haydn (Carlo Maria Giulini au pupitre) sur un ton bonhomme et légèrement pédant : « Ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, ce n’est pas la même chose. Mozart le sait », déclarait-il en prélude à La Flûte enchantée. Bien des années auparavant, le jeune Max-Pol inventait des programmes de concert liés à l’actualité : Debussy, Ravel, Schubert et Liszt pour l’invasion de la Tchécoslovaquie, Wagner, Mozart, Honegger et des chants hébreux en hommage aux Juifs chassés par Hitler. En 1968, il anime quotidiennement sur RTL Le Journal musical d’un écrivain : « La musique est produit de l’être, et elle produit de l’être ». Autres temps… En 1979, déjà malade, il signe avec les éditions Ramsay pour un Mozart. Résultat : Les Mémoires du chat qui suivit Mozart, quatre feuillets où l’on apprend qu’ « il est parfaitement stupide de prétendre que les chats n’aiment pas la musique ou qu’ils n’y entendent rien ». Pour les Nostradamus des taux d’audience et des parts de marché, il aurait décidément été l’homme à abattre.

François Lafon

Max-Pol Fouchet, le feu la flamme, une rencontre, d’Adeline Baldacchino. Editions Michalon, 286 p., 18 €

mercredi 5 février 2014 à 18h11

Quiconque connaît Marc Vignal – c’est notre cas puisque nous avons la chance de le compter parmi les chroniqueurs de Musikzen – sait qu’il ne badine pas avec l’Histoire. Pour évoquer une musique ou raconter un destin, seuls comptent pour lui les documents avérés que son infatigable curiosité lui a permis de rassembler et que son érudition l’a amené à en posséder à fond le moindre détail. Ce Salieri est donc loin de l’image romanesque qu’on en a généralement après Amadeus, la pièce de Peter Shaffer et le film de Milos Forman. " La coexistence avec Mozart," comme le dit judicieusement Marc Vignal, ne constitue, d’ailleurs, pas l’essentiel du livre : elle a duré dix ans alors que Salieri a vécu pratiquement soixante ans à Vienne. On découvre ainsi, dans cette riche biographie, l’art du louvoiement de cet Italien tiraillé entre l’opera buffa de sa péninsule natale et le Singspiel à l’allemande, ballotté par des souverains successifs aux goûts forts différents (Marie-Thérèse, Joseph II, Léopold II et François II), et très soucieux de préserver sa place de directeur des théâtres impériaux. En toile de fond, des luttes d’influence pour le choix des œuvres, des compositeurs, des chanteurs ou des librettistes, bref, rien qui n’ait disparu aujourd’hui. Et la musique de Salieri ? Marc Vignal raconte les plus importants de sa quarantaine d’opéras ainsi que l’accueil qui leur a été fait, mais on sent bien que ces œuvres n’ont rien d’impérissable, et l’on comprend bien pourquoi en lisant les extraits de lettres qui figurent dans ce livre : le style chantourné et déférent de Salieri laisse présager de partitions honnêtes ; celui de Mozart, pétulant et fougueux, de quelques éclairs de génie.

Gérard Pangon

Antonio Salieri éd. : Bleu nuit - Collection Horizons 176 pages 20€

Enfin en français chez Actes Sud : Alban Berg et Hanna Fuchs, Suite lyrique pour deux amants, de Constantin Floros. Le matériel idéal pour un opéra que Berg n’a pas composé, ou un film que Visconti n’a pas tourné. Mieux encore que Tristan et Isolde inspiré à Wagner par son aventure avec Mathilde Wesendonck, la Suite lyrique de Berg – vaste quatuor à cordes en forme de message crypté à une maîtresse cachée – est comme l’illustration de la nouvelle de Henry James Le Motif dans le tapis (1896), où il est question d’une sorte de Graal artistique dissimulé dans la trame d’une œuvre d’art. Au départ, un adultère mondain : un compositeur d’avant-garde et une femme riche, mariés chacun de son côté, des lettres enflammées du premier à la seconde - laquelle n’y répond pas mais les conserve amoureusement -, un chef-d’œuvre à clé (la Suite lyrique), deux même, si l’on ajoute l’air de concert Der Wein d’après Baudelaire. A l’arrivée, un guide d’écoute des six mouvements du quatuor (« allegretto joyeux », « andante amoureux », « trio extatique », « adagio passionné », « presto ténébreux et délirant », « largo désolé »), le tout unifié par un mystérieux motif de quatre notes, initiales croisées d’Alban Berg (la, si bémol) et de Hanna Fuchs (si, fa). Piment supplémentaire : ces lettres et la partition annotée de la Suite lyrique ne seront connues qu’en 1977, quarante-deux ans après la mort de Berg et un an après celle de sa femme Hélène, gardienne du temple façon Cosima Wagner (elle refusera jusqu’au bout que l’opéra Lulu soit achevé). Dans son avant-propos, le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, qui vient d’enregistrer la Suite lyrique avec l’Ensemble Resonanz (Harmonia Mundi), rappelle que « cet immense quatuor, comme tout chef-d’œuvre, existe par lui-même et résiste à toute simplification ». Berg, qui aurait voulu que les auditeurs de son opéra Wozzeck n’y remarquent pas les nombreuses références aux formes du passé, aurait été d’accord avec lui.

François Lafon

Alban Berg et Hanna Fuchs, Suite lyrique pour deux amants, de Constantin Floros, traduit de l’allemand par Sylvain Fort. Actes Sud, 232 p., 20 €

mardi 14 janvier 2014 à 09h07

Aux éditions Michel de Maule : Festival de musique(s), un monde en mutation, une comparaison internationale, écho d’un colloque organisé à l’Eurométropole de Lille en novembre dernier. 330 pages, avec tableaux et graphismes, pour faire le point sur un des phénomènes les plus significatifs de la vie musicale actuelle, tous genres confondus. Si l’on en croit les statistiques, on apprend que le festival européen moyen existe depuis 21,5 ans, attire 28 455 spectateurs, jouit d’un budget de 860 000 euros et a lieu en juillet et en août, pendant dix jours. Ceci posé, il faut faire la différence entre Vérone et La Roque d’Anthéron, Bayreuth et les Vieilles Charrues, et c’est là que tout se complique. Objectifs artistiques, culturels et territoriaux, périodisation et permanentisation, bénévolisation et salarisation, événementialisation du fait culturel débouchant sur une festivalisation touristico-économique généralisée : décris-moi quel(s) festival(s) tu fréquentes (ou tu organises), je te dirai qui tu es. L’époque est en tout cas révolue des festivals naissant spontanément (ou presque) autour d’un artiste (Pablo Casals à Prades) ou d’un esthète au riche carnet d’adresses (Gabriel Dussurget à Aix-en-Provence). Collectivités locales, sponsoring et mécénat, gestion de l’image : les pèlerinages de notre temps, fédérant les foules dans des lieux propices à la sublimation sont avant tout affaire de réseaux. Ardu, mais éclairant.

François Lafon

Festivals de musique(s), un monde en mutation. Sous la direction d’Emmanuel Négrier, Michel Guérin et Lluis Bonet. Editions Michel de Maule, 332 pages, 26 € (aussi disponible en version anglaise)

vendredi 22 novembre 2013 à 09h42

Chez Actes Sud/Classica : Bellini de Jean et Jean-Philippe Thiellay, auteurs dans la même collection d’un Rossini habilement troussé. Cette fois, le pari est plus ardu. Trois raisons : Bellini est mort jeune (33 ans), les documents de première main sont rares et souvent expurgés, et surtout, le personnage n’est pas sympathique : « Jeune ambitieux, mal à l’aise avec les femmes ou en tout cas plus doué pour l’amitié que pour l’amour, égoïste, colérique, volcanique même, il a tout fait pour se réserver exclusivement à son œuvre, à sa fortune, à sa légende, sans trop de considération pour ceux qui l’entouraient ». Si l’on ajoute qu’on lui doit une dizaine d’opéras parmi lesquels trois chefs-d’œuvre - La Somnambule, Les Puritains, Norma, ce dernier étant le seul à n’avoir jamais quitté les affiches - dont le succès est principalement lié au charme indicible du beau chant, on n’en admire que davantage le relatif intérêt que les auteurs parviennent à entretenir au long des 200 pages de leur texte. Berlioz et Wagner, direz-vous, n’étaient pas non plus sympathiques. Au moins ont-ils mâché le travail de leurs commentateurs et biographes en s’expliquant longuement sur le pourquoi et le comment de leur art. Bellini, lui, s’est contenté d’incarner (ou de désincarner) l’air de son temps et de donner à l’opéra des héroïnes emblématiques. Pas très coopératif, en plus.

François Lafon

Bellini, de Jean et Jean-Philippe Thiellay. Actes Sud/Classica, 208 p., 18,80 €. A l’Opéra de Paris Bastille : Les Puritains (25 novembre-19 décembre 2013), Les Capulet et les Montaigu (24 avril-23 mai 2014)

lundi 28 octobre 2013 à 17h41

Aux Editions Philippe Rey, Piano intime, conversations d’Alexandre Tharaud avec Nicolas Southon. Pas encore des mémoires (Tharaud va avoir quarante-cinq ans), mais l’évocation d’une carrière fondée sur le disque. « Chaque disque est un journal intime », affirme l’artiste. Découverte de Chopin, Beethoven et Vivaldi dans la collection Le Petit Ménestrel sur le tourne-disque familial, passion pour Brel, Brassens, Cora Vaucaire mais aussi et surtout Barbara. Nouvelle vie avec le récital Rameau, précédé, comme un adieu aux années de formation, d’un disque Schubert bien-aimé (« Qui l’a écouté ? Personne, je crois »), liberté et pression du succès avec Ravel et Satie, Couperin et Scarlatti, jusqu’au Bœuf sur le toit et à la bande originale du film de Michael Haneke Amour. Cela pourrait être un livre pour les fans, ce public que l’on voit aux concerts de Tharaud, qui contribue à l’atmosphère très particulière qui y règne, entre cénacle élargi et affirmation d’une façon nostalgique et postmoderne à la fois de concevoir la musique. C’est plus et mieux : une réflexion très fine sur l’art et l’artiste, sur les limites que l’on transcende et le rapport aux autres, avec l’évidence souriante contrebalançant une angoisse insondable qui est la marque du personnage. On oublie presque que le disque est un support en sursis, et que de ce point de vue, une telle carrière appartient déjà à l’histoire. C’est peut-être, d’ailleurs, la vraie raison d’être de ce livre.

François Lafon

Alexandre Tharaud : Piano intime, conversations avec Nicolas Southon. Editions Philippe Rey, 192 p., 17€. Autograph, nouveau CD chez Erato/Warner - Alexandre Tharaud, le temps dérobé, documentaire de R. Aellig Régnier, en salles le 30 octobre. Alexandre Tharaud, domaine privé, Cité dela Musique (Paris), du 15 au 22 novembre

lundi 7 octobre 2013 à 09h25

Chez Actes Sud, un classique attendu en français depuis vingt-cinq ans : Les Voix d’un renouveau (The early music revival : a history - 1988) de Harry Haskel. Prenant comme acte fondateur la recréation de La Passion selon Saint Matthieu de Bach par Mendelssohn en 1829, Haskell (lui-même violoncelliste et chanteur) raconte la longue histoire qui conduira à la vague baroqueuse des années 1970, et à la transformation du paysage musical qui s’ensuivra. Avec son traducteur et – pourrait-on dire – co-rewriter Laurent Slaars (lui-même baryton), il a mis son étude à jour, élargissant en particulier son propos au phénomène vu de chez nous. Un essai on ne peut plus sérieux mais qui se lit comme un roman d’initiation et d’apprentissage, dont la grande force est d’exposer tous les points de vue sans prendre parti pour aucune chapelle, que l’on sait pourtant nombreuses et souvent sectaires. Grande question : qu’est-ce que l’authenticité en matière d’interprétation ? Eternel débat : en quoi un hypothétique (fantasmatique ?) retour à l’original peut-il éclairer l’auditeur moderne ? Leçon à méditer : il ne suffit pas de jouer sur instruments anciens, de chanter comme indiqué dans les traités ni de tout savoir sur le compositeur et son monde pour redonner leurs chances aux chefs-d’œuvre d’un autre temps : " Avant le concert, 95% de recherche et de technique ; pendant le concert, 95% de musique ", préconise William Christie. Maintenant que le mouvement (dit) baroque est entré dans sa période postmoderne, que les orchestres symphoniques ont revu leur Mozart à l’aune des récentes recherches et que l’on applique à Brahms et Debussy les principes archéologiques jusqu’ici réservés à Bach et Vivaldi, le Haskell (comme on dit la Bible) fait figure de chronique définitive de la dernière grande bataille musicale de notre temps. Encore que, comme le rappelle Gilles Cantagrel dans sa préface : « Le doute et l’esprit critique doivent en fin de compte nous exhorter à poursuivre la tâche ».

François Lafon

Les Voix d’un renouveau, la musique ancienne et son interprétation de Mendelssohn à nos jours, de Harry Haskell, traduit de l’américain par Laurent Slaars. Préface de Gilles Cantagrel. Actes Sud, 384 p., 30 €

samedi 27 juillet 2013 à 09h30

Bicentenaire Wagner, double réédition – chez Perrin et en Folio - de Ma Vie, autobiographie de l’artiste. Un doublon ? Pas tout à fait. L’histoire de l’œuvre - autojustification autant qu’autoglorification - est en elle-même un roman. Quand Wagner meurt en 1883, sa veuve Cosima en fait disparaître le plus d’exemplaires possible et en établit une version « officielle », traduite en français en 1911. Une nouvelle traduction paraît en 1983, censée s’appuyer sur l’original ressorti en allemand en 1963, mais elle est elle-même tronquée et fautive. Les responsables des nouvelles éditions – Dorian Astor chez Perrin, Jean-François Candoni chez Folio – reviennent à la traduction de 1911, la revoient, la corrigent et l’augmentent de passages supprimés. Différence notable : le premier est le plus exhaustif possible, alors que le second opte pour le digest, façon de rendre digeste un texte qui ne l’est pas toujours. Perrin pour les spécialistes, Folio pour les néophytes, donc ? Pas tout à fait non plus, l’appareil critique établi par Astor permettant de mieux se retrouver dans le texte que celui, plus succinct, de Candoni, lequel signe, cependant, une préface qui est un modèle du genre. A la ville comme au théâtre, Wagner a besoin de metteurs en scène pour jongler avec ses ambiguïtés.

François Lafon

Wagner : Ma Vie. Traduction révisée, complétée et annotée par Dorian Astor. Perrin, 828 p., 34€ - Choix et édition de Jean-François Candoni. Folio Classique n° 5559, 544 p., 8,10 €

Parus en même temps dans la collection Folio Biographies : Bach par Marc Leboucher et Edith Piaf par Albert Bensoussan. Rien à voir, sinon les patronymes, monosyllabiques, et l’aura de légende. « On n’en a jamais fini avec lui », disait Schumann du premier. Avec la seconde non plus, si ce n’est qu’elle n’a pas encore trois siècles d’existence posthume. A noter que Bach apparaît sans son prénom (ils étaient pourtant toute une famille), alors que Piaf conserve le sien, comme un titre de noblesse qu’elle aurait retrouvé une fois passées les incartades de la Môme Piaf, comme on disait la Môme Moineau, du nom d’une goualeuse devenu milliardaire. Rien à voir non plus entre les deux textes. Marc Leboucher, écrivain, éditeur, spécialiste des questions religieuses et disciple de l’historien René Rémond, part du vœu pieux « Le but de la musique devrait n’être que la gloire de dieu et le délassement des âmes » pour mettre l’accent sur le contexte théologico-politique de l’époque en même temps que sur la progression musicale et sociale très pensée du Cantor. Pas de scoop, ni de remise en question des travaux de ses nombreux prédécesseurs, mais le don déjà remarquable d’être à la hauteur du sujet en 350 pages. Bensoussan, plus à son affaire qu’avec Verdi (voir ici), part, lui, de « C’est l’amour qui fait rêver » (paroles : Edith Piaf ; musique : Marguerite Monnot – 1960) pour tenter de reconstituer un parcours où le trop-dit et le non-dit se retrouvent pour achever d’égarer les curieux. Bach l’insaisissable et Piaf l’escamoteuse : deux mystères en somme, qui chacun à leur manière mettent à mal la notion même de biographie.

 François Lafon

Albert Bensoussan : Edith Piaf, Folio Biographies n° 99, 240 p., 7,50 € - Marc Leboucher : Bach, Folio Biographies n° 102, 384 p., 9,10 €

Cités par Pierre Assouline dans son blog La République des livres, ces propos de l’écrivain et poète André Suarès, dont les chroniques « Sur la musique », parues dans la Revue musicale entre 1912 et 1936, viennent d’être réunies en volume chez Actes-Sud : « Qui entend la Passion selon Saint Matthieu comme on la donne à Leipzig, se sent désarmé devant les Allemands. Le peuple capable de créer une telle œuvre, et de la rendre comme elle a été créée, un tel peuple est absous. Quoi qu’il fasse, on ne peut le haïr. On lui doit la justice, qu’il refuse aux autres. Et ses égarements, ses excès, ses crimes mêmes sont effacés par une puissance si harmonieuse et tant de haute vertu. On dit de Timour ou Tamerlan qu’il est né les mains pleines de sang. L’Allemand est né les mains pleines de massacres, et l’âme pleine de musique. Le sang n’est rien ; mais la musique est tout, parfois ; et parfois, le tout est musique ». Un paradoxe, voire une provocation de plus de la part de ce trublion de l’esprit, qui avait été parmi les premiers à dénoncer le danger nazi, qui écrivait « Il n’y a que les Allemands pour être injurieux et grossiers comme des Boches », et affirmait de façon plus ambiguë « J’aime Beethoven, mais j’aime mieux la musique ». N’empêche que cette absolution implique l’idée reçue (c’est à dire discutable) que la musique exprime l’âme d’un peuple et même (plus discutable encore) l’âme éternelle de ce peuple. On peut aligner les variations sur le thème : Bach est allemand, mais l’Allemagne n’est pas Bach ; aimer Wagner, c’est aimer le côté sombre de l’Allemagne, aimer Bach c’est aimer son côté clair ; le docteur Mengele pleurait à Mozart comme Al Capone à Paillasse, etc. Mais ce serait sous-estimer Suarès, qui a écrit aussi : « L’art se moque des lois qu’on prétend lui donner, comme la vie se moque des principes » et « A tout coup, le dogme est paradoxe ».

François Lafon

André Suarès : Sur la musique. Préface de Stéphane Barsacq. Actes Sud, 224 p., 21 €

mercredi 12 juin 2013 à 01h11

Dans son livre Fugue pour violon seul, le violoniste Tedi Papavrami raconte sa vie d’exilé de l’Albanie d’Enver Hoxha. Une énième biographie au ton dickensien, ou comment le talent et la volonté parviennent à infléchir un destin particulièrement chargé ? Oui et non. La photo de couverture - que l’on retrouve sur le coffret de six CD Violon seul édité par Zig-Zag Territoires -, le montre de face, l’œil fixant l’objectif, tenant comme un stylo un violon miniature. Mystère revendiqué, ou promesse de tout dire, de ne rien nous épargner ? Les deux, bien sûr. Papavrami écrit comme il joue (on peut penser qu’il écrit lui-même, étant traducteur en français de son compatriote Ismaïl Kadaré), sans fioritures ni effets de manche, avec une certaine hauteur, voire une certaine froideur, diront ceux qui confondent expression artistique et déballage personnel. Son récit ne nous épargne rien en effet, ni de ses malheurs ni de ses états d’âme, et pourtant il est savamment distancié, difficilement récupérable par les professionnels de la larme à l’œil. Crédible donc, avec même une certaine valeur littéraire. Dans la version numérique du livre, certains chapitres se terminent par un morceau à écouter : la Sonate pour violon seul de Bartok pour « Aperçus de l’autre monde » (l’Ouest), la Chaconne de Bach pour « Seul à Paris ». Même chose pour la version papier, avec flash codes à scanner sur smart-phone. La preuve par la musique, comme pour préciser encore le propos.

François Lafon

Tedi Papavrami, Fugue pour violon seul, Robert Laffont, 317 p., 21€ - Tedi Papavrami, Violon seul (Bach, Paganini, Bartok, Scralatti, Ysaÿe), coffret de 6 CD Zig-Zag Territoires
 

Chez Buchet-Chastel : Teresa Berganza, Un Monde habité par le chant, cent-cinquante pages de propos recueillis par Olivier Bellamy à l’occasion des quatre-vingt ans de la cantatrice. « Les psychiatres m’ont toujours fait peur, peut-on lire page 135. Pas par crainte qu’ils me trouvent folle – je sais que je le suis – mais à cause de cette manie qu’ils ont de mettre les gens dans des cases ». Tout Berganza est là : rangée très tôt dans la case « artiste BCBG », elle a mis du temps à faire admettre - et à admettre elle-même - que sous la plage, il y avait les pavés. Jusqu’à ce qu’elle chante Carmen en fait (1977), qui a été pour elle le rôle de la grande libération. Et encore le malentendu a-t-il été attisé par le fait qu’entre la fière féministe du disque (Deutsche Grammophon) et la gitane jusqu’au-boutiste qu’elle campait sur scène, il y avait là encore un monde. Comme l’interviewer a supprimé les questions, les propos de Teresa Berganza, bien que classés en chapitres, sont un peu répétitifs et parfois contradictoires : elle nous mène où elle veut, avec un charme, un don de persuasion et une propension à l’autocongratulation qui en disent long sur elle, mais qui auraient gagné à être recadrés. Ses fans se délecteront, les autres auront un peu de mal à reconstituer le puzzle. La discographie et la chronologie qui complètent l’ouvrage n’en sont que plus utiles.

François Lafon

Un Monde habité par le chant. Teresa Berganza avec Olivier Bellamy. Buchet-Chastel, 210 p., 20 €

lundi 4 mars 2013 à 09h15

Chez Actes Sud, La passion prédominante de Janine Reiss, La voix humaine, de Dominique Fournier. Un double titre codé (citation de Don Giovanni + opéra de Poulenc) surmontant la photo d’une dame élégante en manteau de lainage à col de fourrure. Rien qui puisse attirer le chaland s’il n’est déjà amateur d’opéra, et amateur éclairé encore, Janine Reiss étant chef de chant, c'est-à-dire destinée à rester dans l’ombre des vedettes qu’elle fait travailler. « Qui pourrait bien être intéressé par ce livre ? », a-t-elle demandé au producteur de télévision Dominique Fournier quand il lui a présenté le projet. Le livre n’a pas dû être facile à écrire, Janine Reiss n’étant ni bavarde ni vantarde. Les stars internationales se bousculent pour préparer leurs rôles avec elle ? Oui, et alors ? Elle a été la conseillère et l’amie de Maria Callas ? Oui, et un soutien dans les années difficiles. Elle est la mémoire des grandes années du disque lyrique ? Oui encore, et de la scène aussi, particulièrement à l’Opéra de Paris, à l’époque où Rolf Liebermann en était le directeur. La première partie retrace cette vie à la fois luxueuse et austère, et les propos de Janine Reiss la dépeignent tout entière : simples, voire évidents en apparence, à méditer en réalité. Dans le dernier tiers, l’auteur livre tout cru, un peu en vrac, l’essentiel des heures d’interview qu’il a réalisés. Cela a un côté hâtif, répétitif, mais là encore il y a à glaner, avec en filigrane la conscience qu’a cette oreille des stars d’appartenir à un monde lyrique qui est déjà une page d’histoire.

François Lafon

La passion prédominante de Janine Reiss, La voix humaine, de Dominique Fournier. Actes Sud, 155 p., 17 €

mercredi 6 février 2013 à 09h43

Chez Folio Biographies, un Verdi « du bicentenaire » par Albert Bensoussan, déjà auteur d’un Garcia Lorca dans la même collection. Un travail consensuel pour un compositeur qui occupe le terrain lyrique au même titre que son contemporain Wagner, mais sans - tant s’en faut - frôler autant de précipices. S’inspirant de l’historique Verdi de Jacques Bourgeois (Julliard – 1978) et le mentionnant souvent, Bensoussan est plus subjectif que son modèle, passant sur les ouvrages qui ne l’intéressent pas (quelques lignes sur Un Giorno di regno, pas un chef-d’œuvre mais seul essai dans le genre bouffe avant l’ultime Falstaff) et n’hésitant pas à se présenter lui-même comme un nostalgique de l’époque où, dans son Alger natal comme à l’Opéra de Paris, on allait écouter Renée Doria et René Bianco chanter Rigoletto sans chercher midi à quatorze heures, en français et le cœur sur la main. Un temps où la psychanalyse n’allait pas dénicher de sujets qui dérangent et où la musicologie ne venait pas compliquer les choses. « Verdi a fait couler plus de larmes – et de larmes de bonheur – que tout l’opéra de tous les pays et de tous les temps », affirme l’auteur en guise de conclusion. Non moins gênantes sont les erreurs et approximations qui émaillent le récit. De toute façon, si vous n’aimez pas ça, allez écouter du Wagner.

François Lafon

Verdi, d’Albert Bensoussan. Folio « biographies », 336 p., 8,60 €

jeudi 31 janvier 2013 à 10h17

Retour sur L’Anti-Wagner sans peine, paru en septembre dernier aux Presses Universitaires de France. L’auteur, Pierre-René Serna, sait ce qu’idolâtrer veut dire : il est lui-même un chantre de la cause berliozienne, et fait partie de ceux qui regrettent amèrement que le compositeur des Troyens ne suscite pas – en France tout au moins – la même dévotion que celui de Tannhäuser. Son Anti-Wagner est d’ailleurs une sorte de Pro-Berlioz inversé : si l’oeuvre et la personnalité du Français étaient aussi polémiques que celles de l’Allemand, celui-là aurait peut-être entraîné autant d’amour, autant de haine, bref, autant de buzz. Avec une candeur calculée et un esprit de contradiction éprouvé, Serna repasse donc tous les plats, même les plus faisandés, cuisinés depuis un siècle et demi par les ennemis ontologiques et les amoureux déçus de la musique de l’avenir : antisémitisme, boursouflure, fatras, nazisme, longueur, pangermanisme, végétarisme, etc. Ce faisant, il court au casse-pipe, et le sachant, ouvre quelques parachutes, rappelant qu’un peu de mauvaise foi est nécessaire dans la composition d’un antidote efficace à un poison aussi puissant. Dans sa postface, il évoque son peu de goût pour Verdi, l’autre bicentenarisé de l’année. Mais un Anti-Verdi sans peine aurait été moins  alléchant.

François Lafon

L’Anti-Wagner sans peine, de Pierre-René Serna. PUF, 88 p., 9,50 €

dimanche 2 décembre 2012 à 10h11

Après tant d’autres, encore un opuscule censé « percer le mystère » Mozart ! Les précédents ont donc échoué dans cette entreprise impossible. Sont proposés sept entretiens faits « de questions fictives et de réponses authentiques, [car] extraites, hors d’infimes exceptions, des lettres de W. A. Mozart [traduites en 1928 par] Henri de Curzon. » Fausse bonne idée ! De ces réponses maintes fois publiées, le lecteur de 2012 n’apprendra rien de neuf, aucun mystère ne sera donc percé. Lesdits entretiens se sont déroulés de septembre à la mi-novembre 1791. La santé de Mozart lui permettait-elle, juste avant sa mort, de répondre à bon escient ? Pas toujours. Il semble parfois avoir perdu tout repère temporel et spatial : d’où de pénibles radotages. Evoquant Pleyel, il se croit toujours en 1784. Interrogé sur la musique religieuse à Vienne en cette fin 1791, il reprend une déclaration de son père remontant à 1776 et concernant Salzbourg. Il oublie que sa sœur ne vit plus à Salzbourg mais à St. Gilgen avec son mari. Quelle pitié ! Pourquoi ne réfléchit-il pas sur les causes profondes de son échec à Paris, au lieu de se plaindre d’avoir eu froid avant de se produire ? Pourquoi ne proteste-t-il pas en entendant son intervieweur citer comme ayant été composée en 1778 dans la capitale française la plus tardive sonate « Alla Turca » ? Ou le qualifier lui-même d’homme « simple et bon, pur, loyal et noble de caractère » ? Très conscient de sa propre ambivalence, Mozart est allergique à la « brosse à reluire ». On s’étonne enfin de voir un tel connaisseur des auteurs contemporains d’opéras et de la vie de cour à Vienne écorcher le nom d’Anfossi pour en faire Alfonsi et accuser sans preuves Salieri, qui n’avait aucun intérêt à agir de la sorte, d’avoir « ouvertement déclamé contre Figaro ». Sans doute la disparition de Mozart intervint-elle sans qu’il ait eu le temps d’examiner et de corriger les épreuves de cette série d’entretiens : on l’espère pour sa mémoire.

Marc Vignal

Olivier Bellamy : Entretien avec Wolfgang A. Mozart. Plon, 2012, 141 p.

Plus de mille pages, voilà ce qu’il faut pour raconter Béla Bartók. Un livre référence ? Sans doute : cette nouvelle biographie est de loin la plus complète jamais publiée en français sur le musicien hongrois. En dix ans de travail, la musicologue Claire Delamarche a traduit quantité de documents et de lettres inédits jusqu’ici en français. Tout ce qu’on n’a même pas soupçonné sur l’auteur du Concerto pour orchestre est dans cette somme, riche en anecdotes. « La musique de Bartók ne peut s’appréhender sans une connaissance approfondie de l’homme et les circonstances qui l’ont entouré » (page 16) : sur cet aspect, le livre tient ses promesses. Racontée dans un style vif, la vie du compositeur est un véritable roman, d’où sort un portrait complexe. Sa vie sentimentale compliquée, avec plusieurs mariages et bien d’autres histoires d’amour (et un penchant pour les femmes plus jeunes que lui, comme cette Jelly Aranyi pour qui Bartók compose les deux sonates pour violon) n’est pas sans conséquences sur l’œuvre, analysée parallèlement à ces avatars. Claire Delamarche souligne par exemple un changement après le deuxième mariage de Bartók : « l’amour avait été, aux côtés du chant populaire, le principal aiguillon de son inspiration. Désormais, ses compositions ne mettront plus en scène cet aspect de lui-même. Elles présenteront un visage objectif, de titres abstraits, et les sentiments qu’y placera Bartók seront plus secrets - bien que tout aussi poignants » (page 483). Comprendre Bartók, c’est aussi se repérer dans l’histoire de la Hongrie pendant un demi-siècle mouvementé. Sait-on par exemple que Bartók, qui a fait de la tradition populaire hongroise la base de sa propre musique, a été accusé par la presse la plus nationaliste de trahison à son pays et de s’intéresser trop aux traditions populaires des autres peuples de l’Europe de l’Est ? Ouvrant ainsi toutes les portes du château du compositeur, ce livre est exigeant mais captivant, comme la musique de Bartók elle-même.

Pablo Galonce

PS : l’index et les appendices témoignent de la somme que constitue ce livre : analyse des gammes et des modes bartokiens, précis de prononciation de l’hongrois et table polyglotte sur les noms de lieux

Béla Bartók, par Claire Delamarche. Fayard, 39 euros.

dimanche 4 novembre 2012 à 10h57

Opéra Eros et le pouvoir, alpha et oméga du genre lyrique selon Dominique Jameux, qui règle la question en un peu moins de deux cents pages. Jeux de miroir entre Monteverdi (le fondateur) et Alban Berg (l’aboutissement), entre L’Orfeo et Wozzeck (rigueur classique de la forme), entre Le Couronnement de Poppée et Lulu (foisonnement baroque), le tout fondé sur la dualité homme-femme : passage fatal de l’Eros (l’amour) au Kratos (le désir de puissance) chez le héros, séduction mortelle pour la dame. Comme Jameux, voix historique de France Musique, est aussi fine plume (ses essais sur Strauss et Berg, au Seuil, font référence) la démonstration est rien moins que sèche. Les esprits cartésiens pourront même lui reprocher quelques raccourcis et vagabondages, et aller jusqu’à voir dans l’ouvrage un conducteur très développé d’émission de radio. On peut aussi être séduit par le métier avec lequel il nous conduit dans le labyrinthe de ses passions personnelles, en particulier lorsqu’il parle (très longuement, presque un quart du livre) de Berg et Lulu. Ce « je » assumé change en tout cas de tous ces livres traitant de musique, où l’auteur se cache derrière un « nous » oscillant entre l’affirmation du droit divin et le recours prudent au sens commun.

François Lafon

Opéra. Eros et le pouvoir. Monteverdi.Berg, de Dominique Jameux. Fayard, « Les Chemins de la musique », 198 p., 19 €

Fifty Shades of Grey, the classical album (EMI), music selected by the author EL James. Sur la couverture bleu nuit, un noeud de cravate en soie argentée. Track listing : des tubes signés Bach, Chopin, Verdi, Villa-Lobos, Waugh-Williams, Rachmaninov, Fauré, Debussy, Tallis (le motet pour quarante voix Spem in alium, quand même), le tout dans des versions de prestige du catalogue EMI. Il s’agit des morceaux musicaux cités dans le best-seller de l’été outre-Atlantique, une trilogie vendue à vingt millions d’exemplaires, d’abord en version e-book, puis en format papier. Fifty Shades of Grey (Cinquante nuances de Gris), en cours de traduction chez Jean-Claude Lattès, sort en France pour les fêtes et une adaptation cinématographique signée Bret Easton Ellis serait d’ores et déjà en pourparlers, avec comme acteur principal Ryan Gosling. Un cadeau de Noël idéal – livres et disque – pour votre petite nièce ? Euh, pas exactement. EL James est un pseudonyme et Fifty Shades of Grey est un ouvrage à caractère pornographique, racontant l’initiation sadomasochiste d’une étudiante déluré par un homme d’affaires nommé … Grey, pianiste à ses heures, d’où l’aspect musical de l’objet. Cela dit, si votre petite nièce est fan de Twilight (Dracula version ados), elle ne sera pas dépaysée devant la pauvreté littéraire de l’ouvrage (du « mum porn » – porno pour mamies -, rien à voir avec Histoire d’O ) et le disque ne pourra, en tout bien tout honneur, que parfaire son éducation musicale.

François Lafon

lundi 27 août 2012 à 12h00

Chez Gallimard, collection L’Infini (directeur Philippe Sollers) : Musique absolue, une répétition avec Carlos Kleiber, de Bruno Le Maire. Un violoniste retraité de l’Orchestre de la Radio de Stuttgart raconte ses années Kleiber à un journaliste français. Deux citations en exergue : « Je m’accrochais à l’image que me montrait mon ami chef d’orchestre, à son attitude optimiste, au oui absolu qu’il disait à l’existence. Ce chemin est aussi un chemin pour moi, avais-je pensé, j’ai ici un modèle » (Thomas Bernhard) ; « Pareil titan et si peu de confiance en soi » (Sviatoslav Richter). Pour un homme politique s’essayant au roman, un grand écart en forme d’autoportrait. Chemin faisant, digressions sur l’Allemagne, sur la France, sur l’Europe, comme pour meubler, pour rester en terrain connu. C’est pourtant dans l’aventure que l’apprenti romancier est le plus à l’aise, qu’il trouve même son style, dans l’appréhension de ce personnage dont on ne sait pas grand-chose, qu’on a du mal à cerner, à décrire, dans l’évocation de cette « musique absolue » qu’on ressent en l’écoutant : « Il souriait sans cesse, un sourire un peu mélancolique, dont on ne comprenait pas pourquoi il découvrait des dents de carnassier ». Grosse manchette barrant le livre : « Bruno Le Maire » en blanc sur fond rouge. Ceux qui vont y chercher des révélations sur l’avenir de l’UMP ne sont pas au bout de leurs surprises.

François Lafon

Musique absolue, une répétition avec Carlos Kleiber, Bruno Le Maire, Gallimard « L’Infini » 103 p., 11,90 €

Parallèlement au soixantième festival de Prades (26 juillet – 13 août) : Pablo Casals, un musicien, une conscience de Jean-Jacques Bedu en Découvertes Gallimard. Comme souvent dans cette collection d’initiation, c’est la deuxième couche de lecture – ces colonnes en petits caractères commentant les photos et précisant le texte principal – qui est la plus parlante. Comme Yehudi Menuhin, et parce qu’il a lui aussi servi de grandes causes au moyen de la musique, Casals est sujet aux envolées sans filet, citées en fin de volume, dans la partie Témoignages et documents : « Un homme dont l’art impétueux se lie au refus le plus strict de pactiser avec le mal » (Thomas Mann), « Où se trouve Casals, tout est possible » (Eugène Ysaÿe), « Casals est né violoncelliste, comme d’autres bruns ou blonds » (Bernard Gavoty). Le musicien certes, mais d’abord la conscience. Au moins Jean-Jacques Bedu échappe-t-il à la bonne conscience. Casals se battant pour la cause catalane, Casals rompant avec ses partenaires Jacques Thibaud et Alfred Cortot pour raisons politiques (les deux autres, le second surtout, collaboreront avec les nazis), Casals refusant les dictatures de droite comme de gauche et se réfugiant à Prades où accourront ses plus illustres collègues pour l’amour de Bach, Casals, aussi et surtout, faisant du violoncelle l’égal des rois violon et piano, sont des faits révélant assez la dimension de l’artiste, sans que l’auteur ait besoin d’avoir recours aux habituelles envolées sans filet.

François Lafon

Pablo Casals, un musicien, une conscience de Jean-Jacques Bedu. Découvertes Gallimard, 128 p., 13,60 €

Décès, à quatre-vingt-deux ans, de l’écrivain et critique Hector Bianciotti, un des rares privilégiés à avoir vraiment vu Maria Callas dans La Traviata mis en scène par Luchino Visconti à la Scala de Milan (vingt-et-une représentations en 1955-1956). « Le destin de Maria Callas fut de lutter contre le destin, pour devenir dans la réalité tangible une autre, l'autre. Peut-être la seule bonté du sort à son endroit fut-elle de lui permettre de mourir avant que n'affleurât, surgissant des profondeurs où elle la gardait, assoupie, la grecque primitive, la terrienne, la grosse fille boudeuse, mal attifée qui lui avait fait le don des mystères et des infinis qu'elle recelait, » écrit-il dans Le Pas si lent de l’amour (1995). Dans Le Traité des saisons (1977), roman autobiographique écrit à la troisième personne, il raconte sa découverte de la musique (« La musique fut ainsi pour lui le premier nom de l’extase – et peut-être sera-ce l’ultime ») et évoque déjà Callas, cette fois dans Norma, sous forme d’acrostiche : « Chrysalide mystérieuse entre les plis de son vêtement, Altière et royale sans raideur, La lune qui apparaît dans le ciel double sa présence, La salle comble retient son souffle, etc. » « Personne comme elle n’aura montré, dans son abandon calculé à l’emphase, la scène primordiale de la naissance de l’art : le désir corporel de transcendance », conclut-il. Argentin d’origine piémontaise, n’écrivant qu’en français à partir de 1982 (il a été élu à l’Académie française en 1996), Bianciotti avait un style fleuri, bien adaptée à sa nature de fan. Et qui davantage que les Français aime cette manière extasiée, voire hystérique, de parler de la musique et des artistes ?

François Lafon

samedi 12 mai 2012 à 09h21

Dans Alger sans Mozart de Michel Canesi et Jamil Rahmani, le duo de romanciers qui a inspiré à André Téchiné son film Les Témoins, quelques personnages emblématiques incarnent le « ni avec toi ni sans toi » qui caractérise les rapports entre la France et l’Algérie, cinquante ans après la déclaration d’indépendance. Révélateur de l’éloignement des deux pays : la culture en général et le cinéma en particulier (un des personnages-clés est cinéaste). Le livre pourrait s’appeler Alger sans Camus, ou Alger sans Truffaut. Mais assassiner Mozart l’universel, c’est plus fort. Sofiane, le jeune Algérien tourné vers l’avenir : « Pour finir, elle a mis son compositeur préféré, Mozart, celui qu’elle écoute tous les soirs et qui me réveille parfois quand elle laisse ses fenêtres ouvertes. J’aime pas trop, c’est une musique de vieux, ça va pas assez vite » (p. 115). Louise, l’Algéroise restée au pays : « Ils voulaient interdire le cinéma, la danse, le théâtre, la télévision, la musique, les parfums, les bijoux, nous imposer un deuil éternel. Tu imagines une vie réduite à quatre murs, aux odeurs de cuisine et de ménage ? Tu imagines Alger sans Mozart ? » (p. 225). Sofiane à Louise : « C’est beau ! Qu’est ce que c’est ? » ; Louise : « Mozart, justement : Cosi fan tutte… Quand tu seras grand, je t’expliquerai ce que ça veut dire. » (p.151). Le livre est édité par Naïve, le label de disques. En 2010, l’Algérie et la Chine ont signé un protocole d’accord pour la réalisation d’un nouvel opéra, l’Opéra municipal (1853) étant dévolu au répertoire dramatique local. On pourrait l’inaugurer avec L’Enlèvement au sérail.

François Lafon

Canesi et Rahmani : Alger sans Mozart. 400 p., 18 €

lundi 7 mai 2012 à 11h00

Chez Actes Sud : Sergiu Celibidache, La Musique n’est rien. Textes et entretiens pour une phénoménologie de la musique. Trois cent trente-six pages pour brosser le portrait du fougueux successeur de Furtwängler à la tête du Philharmonique de Berlin, évincé par Karajan et devenu le-chef-qui-refuse-d’enregistrer-des-disques, laissant l’image d’un gourou de la baguette versé ans la spiritualité zen, entouré de disciples prêts à renoncer aux biens de ce monde et donnant des concerts comme on célèbre un office. De conférences en interviews, le credo de Celibidache apparaît comme un mantra cent fois répété : « La musique n’est pas le son. Cependant, elle ne peut se matérialiser sans lui » ; « La musique n’est pas belle, elle est vraie » ; « Tout dans la musique est unique dans son devenir. La Cinquième de Beethoven n’existe pas, mais elle devient dans l’instant ». Visionnaire ou illuminé ? Le débat reste ouvert. « Le microphone n’arrive à saisir que 78% des faits vivants dans l’espace musical. Etant lui-même une masse métallique, il crée ses propres épiphénomènes : c’est une dénaturation totale des faits authentiques », explique-t-il en 1985 à L’Autre Journal (Paris). Paradoxe : il acceptait que ses concerts soient diffusés en direct à la radio. Après sa mort en 1996, son fils a autorisé la publication en CD des archives de l’Orchestre de la Radio de Stuttgart (DG) et du Philharmonique de Munich (EMI). Constatation : le courant passe malgré la « masse métallique ». Souvenir : la Septième Symphonie de Bruckner à l’Opéra Bastille en 1989. Lenteur extrême et son inouï. Comme il le disait lui-même, citant Husserl : « C’est ainsi ! Non pas C’est beau, beau est polyvalent, mais C’est ainsi ! »

François Lafon

Sergiu Celibidache, La Musique n’est rien. Textes et entretiens pour une phénoménologie de la musique, réunis et traduits par Hadrien France-Lanord et Patrick Lang. Actes Sud, 336 p., 29€

Parution, aux Editions du Pommier (collection Co-loc), de Figures du Messie, un recueil choral à propos du Messie de Handel révisé par Mozart, donné au Châtelet en mars 2011 dans une mise en images virtuelles d’Oleg Kulik. Quelques belles signatures - parmi lesquelles Florence Delay, Vincent Delecroix, Jean-Claude Guillebaud, Bernard Sichère, Gilles Cantagrel - dans le sillage des têtes pensantes de l’opération : Michel Serres (directeur de la collection et prêcheur au sein du spectacle), Benoit Chantre (dramaturge dudit spectacle), et le philosophe René Girard, grand maître de la théorie du bouc émissaire et du désir mimétique. C’est dire le sérieux du propos, ainsi que la vocation pastorale de cette réflexion autour du plus célèbres des oratorios, composé en trois semaines par un Handel inspiré. On en oublierait presque que ce Messie relooké était musicalement lourd et dramatiquement opaque, comme pour montrer que l’évidence céleste n’est pas de ce monde. A la fin de l’article qu’il consacre à cette parution dans son blog La République des livres, Pierre Assouline rappelle que dans la maison jumelle de celle où Handel a composé Le Messie, Jimi Hendricks a vécu en 1968 et 1969 avec sa petite amie anglaise Kathy Etchingham, et « se prend à rêver de ce que la guitare de Jimi aurait pu faire de l'"Alleluia" du Messie de son voisin de palier, avec le génie qu'il déploya lorsqu'il s'empara du Star Spangled Banner à Woodstock. ». L’évidence céleste, peut-être.

François Lafon

Figures du Messie. Editions Le Pommier, collection Co-loc, 206 pages, 17 €.

mercredi 11 avril 2012 à 09h43

« Qui connaît Rossini ? Aucune biographie digne de ce nom n’existe en français. » « Non, la musique de Rossini n’est pas une musique facile. », « Non, Rossini n’est pas le gai luron insouciant que ses opere buffe laissent deviner. » Le ton et donné : dans leur petit livre bien écrit, bien documenté, Jean et Jean-Philippe Thiellay se posent en redresseurs de torts tout autant qu’en gardiens du dogme. Passée l’introduction, le récit se fait plus aimable, mais pas moins militant : « La vraie renaissance rossinienne, que l’on pourrait tout autant appeler une résurrection, s’est faite en plusieurs temps. » Allez, après cela, insinuer qu’après avoir été sous-évalué, le Cygne de Pesaro est surévalué. La bibliographie rossinienne n’attend plus qu’une analyse critique de ce regain de fascination.

François Lafon

Rossini, par Jean Thiellay et Jean-Philippe Thiellay. Actes-Sud-Classica, 212 p., 18,50 €

vendredi 13 janvier 2012 à 10h10

Simultanément dans la collection Actes Sud/Classica, biographies de Tchaïkovski et Prokofiev. Jérôme Bastianelli, en charge du premier, dramatise le propos. De quoi est mort Tchaïkovski ? Choléra (thèse officielle) ? Suicide (thèse officieuse) ? Le non dit, les femmes (et les hommes), le poids du destin structurent un récit en forme de thriller psychologique. Cela se lit en une heure et n’a jamais l’air d’un résumé de la somme définitive (pour l’instant) signée André Lischké chez Fayard. Avec Prokofiev, Laetitia Le Guay aurait pu en faire autant. Nœud du mystère : pourquoi le beau Serge est-il revenu en URSS se jeter dans les bras de Staline ? Elle adopte au contraire la forme classique : récit chronologique, refus de la dramatisation. La toile de fond, il est vrai, est suffisamment animée (exil, révolution), le personnage assez complexe et son oeuvre assez variée. Le format court (150 à 200 pages) surexpose les partis pris. A la fin de son brillant exercice, Jérôme Bastianelli se demande d’ailleurs, fort honnêtement, si la mort de Tchaikovski éclaire en quoi que ce soit sa vie et son œuvre.

François Lafon

Jérôme Bastianelli : Tchaïkovski - Laetitia Le Guay : Prokofiev. 2 volumes Actes Sud/Classica, 18 et 19 €.

lundi 7 novembre 2011 à 09h36

Selon qu’on aime ou non Massenet, on le qualifie d’héritier de la grande tradition française, ou de faiseur d’opéras à l’usage des boutiquiers 3ème République. Comme dans les deux cas on a tort et raison à la fois, Jaques Bonnaure évite de tomber dans le piège commun aux biographes : l’hagiographie. C’est en cela que son petit livre, chez Actes Sud, est exemplaire. « Saint-Saëns, qui a vécu quatre-vingt-six ans, est né avec La Juive et mort avec Wozzeck. Massenet, qui n’a vécu que soixante-dix ans, est tout de même né avec Nabucco et mort avec Pierrot Lunaire, en pleine explosion du cubisme », constate-t-il. Il en conclut que c’est parce qu’il n’a jamais sauté le pas, qu’il est resté un artiste bourgeois, que l’auteur de Manon et de Werther s’est fait honnir et encenser avec une telle constance. Comme il l’avait fait dans son Saint-Saëns (même éditeur), Bonnaure adopte un ton mi-figue mi-raisin pour raconter la vie de ce bourreau de travail, couvert d’honneurs et professeur admiré (Chausson, Koechlin, Enesco, Hahn, Magnard sont ses élèves), capable de traiter tous les sujets à condition qu’ils appuient une seule et simple idée : l’amour excuse bien des égarements. Cette mesure, qui lui évite d’évaluer Esclarmonde à l’aune de La Walkyrie et Chérubin à celle des Noces de Figaro, donne envie d’écouter Massenet sans s’agacer ni ricaner a priori, ou tout en moins d’en faire l’effort.

François Lafon

Jacques Bonnaure : Massenet. Ates Sud/Classica, 192 p., 18 €

mercredi 12 octobre 2011 à 09h32

Dès l’avant-propos de Le Lied, poètes et paysages, André Tubeuf annonce la couleur : « Pour se tisser son univers, d’un bout du siècle à l’autre, le lied saura se passer des matériaux du monde. Qu’est-ce qui lui importe dans la nuit ? La lune, comme aux poètes ? Non, le silence ». Un peu plus loin : « L’eau, elle, est élément. Il n’y a pas moyen qu’elle se tienne tranquille, still, soit qu’elle aille (mouvement), soit qu’elle appelle (voix). Si elle se tait, gare ! C’est qu’un trou d’eau a repris un vivant. » Dans le chapitre Voyage d’hiver : « Notre oreille ? Ce témoin, ce double, ce frère, depuis quand nous conduisait-il sans même marcher, lui que rien de concerté ne semble mener. » Enfin, à propos de Mahler : « Comment le lied a-t-il pu persévérer dans son immobilisme magique et fécond, quand tout dans l’Histoire tournait le dos à ce qui lui permet d’exister : une tournure de la sensibilité ; une pratique de la mi-voix, une confiance dans la confidence ; une oreille pour écouter les cœurs, une voix du cœur pour parler ; enfin et surtout ces bons sentiments, chassés de la littérature, mais de tout art aussi, et peut-être bien de la vie ? » Lors de sa parution, en 1993 chez François Bourin, le livre était intitulé Le Lied allemand. Dix-huit ans après, pour cette réédition revue par l’auteur, ce dernier et/ou l’éditeur n’ont plus jugé utile de préciser que le lied était allemand. Tubeuf, bien connu des lecteurs mélomanes, n’y est pas moins ésotérique qu’ailleurs, mais plus qu’ailleurs se dégagent de ses périodes qui s’écoutent chanter des associations de mots et d’idées qui vont au cœur du sujet. Il n’y a peut-être pas de plus droit chemin pour y arriver.

François Lafon

André Tubeuf : Le Lied, poètes set paysages. Actes Sud, 512 p., 29€

lundi 5 septembre 2011 à 10h14

Une biographie en pointillé, une psychologie contradictoire, une œuvre déroutante. Comme Rabelais et quelques autres, Moussorgski garde ses secrets. Sa musique a été arrangée, améliorée, recomposée même, par Rimski-Korsakov, par Ravel, par Chostakovitch. Seule certitude : il était génial, en dépit de son amateurisme, de son laisser-aller, de son ivrognerie. Notre époque, qui aime l’inachevé, l’inclassable, le fragment, l’a rendu à son mystère. On joue son œuvre sans retouches, et tant mieux si cela sonne bizarre ; on se penche avec intérêt sur son cas d’asocial, de déclassé, d’épave. Ses biographes - beaucoup plus rares que ceux de Tchaïkovski, l’autre grand Russe du XIXème siècle -, ont tenté toutes les pistes, sans qu’aucune ne s’impose. Chez Actes-Sud, le journaliste Xavier Lacavalerie tente l’impossible. Il n’a que cent-cinquante pages - plus une bio-disco - à sa disposition (format de la collection), mais il peine à les remplir. Que dire, à moins de détailler les divers états de la partition de Boris Godounov ou les curiosités harmoniques d’Une Nuit sur le mont Chauve, ce que d’autres ont fait avec beaucoup de professionnalisme ? Alors il parle de lui, raconte longuement sa découverte de Boris, ou détaille sur dix pages la façon dont les Russes portent des toasts avant de rouler sous la table. Décryptage : Moussorgski nous parle de nous, et c’est en cela qu’il est immortel. C’est un peu court, mais cela résume bien notre époque.

François Lafon

Xavier Lacavalerie : Moussorgski. Actes-Sud/Classica, 192 p., 18 €

lundi 29 août 2011 à 10h14

« La radio du taxi diffusait une émission de musique classique en stéréo. C'était la Sinfonietta de Janacek. Etait-ce un morceau approprié quand on est coincé dans des embouteillages ? Ce serait trop dire. D'ailleurs, le chauffeur lui-même ne semblait pas y prêter une oreille attentive. » Ainsi commence 1Q84 (en référence à 1984 de George Orwell, « Q » et « 9 » se prononçant de la même façon en japonais), le roman de Haruki Murakami en trois tomes, dont les deux premiers viennent de sortir en France. Résultat au Japon : 12 000 CD de la Sinfonietta vendus en un mois, rush sur les téléchargements de sonneries de téléphone portable, passages en boucle dans les restaurants à la mode, etc. En 2005, à la sortie du roman Kafka sur le rivage, Schubert, Beethoven, Radiohead et Kafka avaient déjà, dans une moindre mesure, bénéficié de l’aubaine. Car l’effet Murakami ne s’applique pas qu’à la musique : 1984 d’Orwell bien sûr, mais aussi L’Ile de Sakhaline de Tchékhov, qui a son importance dans le roman, se retrouvent parmi les best-sellers. « La musique est très présente quand j'écris. J'ai autour de moi 10.000 vinyles environ. La majeure partie sont des disques de jazz et, pour le reste, de la musique classique. Les CD ne m'intéressent pas vraiment. Les enceintes sont d'immenses modèles JBL très anciens (cela fait trente-cinq ans que je n'utilise qu'elles). Le matin, je me lève à 4 heures, puis je m'installe à mon ordinateur tout en écoutant de la musique à faible volume. Sur les murs se trouvent des peintures à l'huile représentant Clifford Brown et Lester Young, ainsi qu'un vieux poster de Glenn Gould », explique Murakami à Didier Jacob dans son blog Rebuts de presse. « J'ai écrit les livres 1 et 2 en ayant en tête les cycles 1 et 2 du Clavier bien tempéré de Bach. J'ai construit chacun des douze chapitres en mode mineur et majeur. ». L’histoire ne dit pas si Le Clavier bien tempéré est devenu un tube au Japon. Elle ne présume pas non plus du succès en France de ce roman fleuve dont les ventes ont dépassé celles d’Harry Potter dans son pays d’origine. Les fans occidentaux de Murakami savent bien que le rôle de la musique n’a rien d’anecdotique dans ses oeuvres. La Sinfonietta elle-même… Mais chut ! Ecoutez-la d’abord, et si ça vous chante, lisez le livre.

François Lafon

1Q84, de Hariti Murakami. Traduit du japonais par Hélène Morita. Belfond, 2 vol., 23 € chacun.
Janacek : Sinfonietta. Orchestre Philharmonique Tchèque, Karel Ancerl (dir.) – 1 CD Supraphon

Lecture d’été : Le Vase de sable de Seichô Matsumoto, le « Simenon japonais ». C’est une histoire policière dans le Japon encore traditionnel et déjà branché des années 1960. Dans Tokyo Express, le roman le plus célèbre de Matsumoto, la clé de l’énigme réside dans les horaires des trains. Cette fois, c’est de musique qu’il s’agit, plus particulièrement de musique concrète. Parmi les suspects : un jeune compositeur à la mode et un non moins jeune critique aux dents longues. « L’idée d’une variation systématique d’une œuvre, due à divers paramètres importants qui font toute la musique, est indépendante de l’inspiration et de la théorie des compositeurs. Ce nouveau moyen d’avant-garde est en train de substituer l’absence d’idée du compositeur au problème accessoire de la disparition des raisons qui font que l’on a besoin des interprètes. Ce danger, au moins, existe. », écrit celui-ci à propos d’un concert de celui-là, dans un style abscond que l’on imagine ironique de la part de Matsumoto. De son côté l’inspecteur chargé de l’enquête se renseigne sur la musique concrète : « Inventée en 1948 par un ingénieur français du nom de Pierre Schaeffer, elle provoqua un grand choc dans le monde musical. Le mot « concret » ne signifie pas « description » ou « contenu concret », car chaque bruit est choisi et utilisé comme un « objet sonore », lit-il dans un dictionnaire, tout en avouant ne pas y comprendre grand-chose, ce qui d’après l’auteur « était normal, puisqu’il ne connaissait rien à la musique ». Sans vouloir déflorer le dénouement, il est question par la suite d’une loi sur les ondes électromagnétiques (« quiconque veut ouvrir une station radioélectrique doit en demander l’autorisation préalable au ministères des Postes et Télécommunications ») et de leurs effets possibles sur le corps humain. En 1974, le cinéaste Yoshitaro Nomura, ancien assistant d’Akira Kurosawa, a tiré un film du roman de Matsumoto. Le jeune compositeur n’y fait plus carrière dans la musique concrète, mais dans la musique classique. Paradoxe : vingt-cinq ans après son invention, la musique concrète n’était plus à la mode, mais, utilisée comme bande sonore d’un film, elle aurait encore risqué d’écorcher les oreilles d’un public « qui ne connait rien à la musique ». Il aurait fallu aussi que l’illustrateur sonore du film trouve un équivalent à la manière particulière dont cette musique est utilisée dans l’intrigue. Le récent succès de la semaine Pierre Henry, au festival Paris, quartiers d’été, a montré que ces « objets sonores » étaient entrés dans les mœurs. Le Vase de sable n’en reste pas moins un excellent polar.

François Lafon

Le Vase de sable, de Seichô Matsumoto, traduit du japonais par Rose-Marie Fayolle. Picquier poche, 198 p., 7,50 €.

mardi 28 juin 2011 à 11h29

Les Mémoires intimes de Gabriel Dussurget : on en sourit d’avance. Le créateur du festival d’Aix-en-Provence a été un des derniers acteurs de ce monde où l’art n’était pas encore de la culture, où les réputations se faisaient dans les salons, où les mécènes n’avaient pas encore cédé la place aux sponsors. Il était célèbre pour ses bons mots (« J’ai la frivolité sérieuse ») et ses réparties acerbes (« Jolie voix, mais dans l’aigu, cela devient grave » ; « Voilà un artiste qui ne commet pas une faute de mauvais goût », etc.), que colportait une société où tout était permis pourvu que l’on ne commette pas, justement, de faute de goût. Or ces Mémoires inachevés, qui ont attendu quinze ans avant que sa petite nièce ne les édite, secondée par le journaliste Renaud Machart, n’ont rien de particulièrement drôle. On y retrouve la patte Dussurget, qui frappe en douceur à l’endroit le plus sensible, et l’on reste songeur devant ce dilettante qui a soulevé des montagnes (Aix, bien sûr, mais aussi un grand bureau de concerts, l’Opéra de Paris et le Ballet des Champs-Elysées), cet homme du monde décrivant avec un mélange d’innocence et de cruauté la vie des homosexuels fortunés dans une Europe qui ne connaissait pas encore la Gay Pride. Sur la couverture : un portrait de Dussurget jeune par le graphiste Cassandre. L’œil est sans illusion, le menton volontaire. C’est ce regard que l’on sent tout au long des ces pages, un peu glacé, un peu distant, et pourtant bienveillant. Comme un antidote aux ravages de l’actuelle bien-pensance.

François Lafon

Gabriel Dussurget, le magicien d’Aix. Mémoires intimes. Actes Sud, 256 p., 21€ 

mardi 24 mai 2011 à 09h27

Au festival de La Roque-d’Anthéron, une jeune pianiste chinoise joue Chopin, Brahms, Scarlatti et Stravinsky. Sur son blog, l’éminent critique Frédéric Ballade s’extasie. Sur le sien, son élève Léo Poldowski persifle. « Plus tard, le récital fini, il sera toujours temps de nous demander qui nous fait un tel don, et si nous n’avons pas rêvé », écrit le premier. « Mlle Jin imite parfaitement, mais elle imite. Avant même qu’elle tente de s’en approcher, Chopin s’éloigne d’elle. C’est normal. C’est irrémédiable », répond le second. S’ensuit un duel à mort, public (blogs) et privé (e-mails), où se mêlent griefs personnels et positions esthétiques. Ce sont ces dernières qui font l’intérêt de Piano chinois, petit roman e-épistolaire du romancier, essayiste et … critique suisse Etienne Barilier. Périodes élégiaques et formules qui font mal, papiers d’humeur et analyses de fond, avalanche de références (Rubinstein, Haskil, Richter à la rescousse) et sèches affirmations, racisme latent (une Chinoise ne peut pas comprendre la musique occidentale) et déni des différences culturelles : la critique en prend pour son grade, et chacun y reconnaîtra les siens. On aimerait que tout cela soit plus léger, que les adversaires soient moins pédants, que leur plume soit moins lourde, qu’ils jouent moins à Trissotin et Vadius. Mais cela, c’est peut-être une réaction de critique, et la preuve que la flèche atteint son but.

François Lafon

Piano chinois, Duel autour d’un récital d’Etienne Barilier. Editions Zoé. 133 p., 16 euros.

Réédition chez Actes Sud de La Visite de Wagner à Rossini, d’Edmond Michotte. Un scoop du XIXème siècle, un rêve de journaliste. Trop beau pour être vrai ? Peut-être. Compositeur, amateur d’art, ami des puissants et détecteur de talents, ce Michotte que la postérité n’a pas retenue n’a publié qu’en 1906 la retranscription de cet entretien choc qu’il avait organisé en … 1860. Le texte est trop beau lui aussi. Après avoir épépiné la conjoncture culturelle du temps, l’illustre Italien retiré à Paris et le Saxon venu y chercher une reconnaissance qu’il ne trouvera pas exposent leurs théories, et parlent comme un livre. « J’affirme qu’il est logiquement inévitable que, par une évolution toute naturelle, lente, peut-être, naîtra non pas cette musique de l’avenir que l’on s’obstine à m’attribuer la prétention de vouloir engendrer tout seul, mais l’avenir du drame musical », déclare le second, auquel le premier répond « Au point de vue de l’art pur, ce sont là sans doute des vues larges, des perspectives séduisantes. Mais au point de vue de la forme musicale en particulier, c’est l’oraison funèbre de la mélodie ». La mise en scène n’est pas moins raffinée. « Ah ! Monsieur Wagner, comme un nouvel Orphée, vous ne craignez pas de franchir ce seuil redoutable ? », demande Rossini à celui qu’il est censé détester, et dont il dira, une fois l’entretien terminé « Tout son physique, son menton surtout, révèle le tempérament d’une volonté de fer. C’est une grande chose que de savoir vouloir. S’il possède au même degré, comme je le crois, le don de pouvoir, il fera parler de lui ». Grand moment : Rossini racontant à Wagner sa visite à Beethoven. « Surtout, faites beaucoup del Barbiere », dit le génie au jeune surdoué. C’était en 1822, Michotte n’était pas né. Dommage, il aurait très bien raconté cela.

François Lafon

Edmond Michotte : La Visite de Wagner à Rossini. Préface de Xavier Lacavalerie. Actes Sud, 105 p., 15 euros. Photos © DR

lundi 24 janvier 2011 à 16h06

Encore une intégrale de Beethoven : pas celle de ses œuvres, mais de ses lettres. Actes Sud reprend en fac-similé une traduction française de 1968 (mais jamais rééditée) de la correspondance du compositeur. Une somme un peu intimidante : qui, outre les passionnés ou les chercheurs, a envie de plonger dans ces centaines de pages ? D’autant que Beethoven n’avait pas ce qu’on peut appeler un beau style. Parfois les missives ont la concision d’un SMS (surtout quand il s’agit de demander quelque chose à Ferdinand Ries ou Anton Schindler, ses collaborateurs les plus proches), parfois elles prennent un air plus pompeux pour s’adresser à l’un de ces mécènes qui l’ont soutenu parmi l’aristocratie viennoise. Mais si une à une ces lettres sont rarement passionnantes (Beethoven se faisait mieux comprendre avec les notes qu’avec les mots), l’ensemble donne une idée du métier de compositeur dans la Vienne du début XIXème siècle et de la lutte qu’il a du mener chaque jour : il réserve ses meilleurs compliments et insultes pour ses éditeurs (tour à tour extraordinairement dévoués ou ineptes), se préoccupe du manque de copistes « qui connaissent bien [son] écriture », et les erreurs dans les éditions le mettent hors de lui. Sa personnalité se dessine aussi dans ces documents. Pas mal égocentrique, il lui arrive de parler de lui-même à la troisième personne (« Beethoven ne jette pas de la poudre aux yeux et n’a que dédain pour tout ce qu’il n’obtient pas directement de son art et de son talent. ») et n’arrête pas de se plaindre de ses maux de tête, de ses diarrhées... Pas une lettre qui ne soit aussi un bulletin de santé, avec une attention particulière aux progrès de sa surdité à partir du fameux Testament de Heiligenstadt où le compositeur avoue son malheur. D’autres documents célèbres (la « Lettre à l’Immortelle Bien Aimée », par exemple) se fondent dans cet épais ouvrage qui recueille 1750 lettres. Trop ? Une suggestion : les lire en écoutant en parallèle chronologique les œuvres de Luwig van B.

Pablo Galonce

 

Les Lettres de Beethoven. L’intégrale de la correspondance 1787-1827. Actes Sud, 1746 pages, 49 euros. 

lundi 17 janvier 2011 à 09h47

« On ne part pas d’une conception. On n’analyse pas le texte pour arriver à une conception. Je n’ai pas de conception. Je ne suis pas à ce point prétentieux. J’essaie de voir quel est le matériau que j’ai dans les mains. J’essaie de l’analyser et d’en tirer des conséquences. La réponse que je fais toujours quand on me dit : « C’est tellement nouveau ! », c’est : « Non, c’est ce qui est écrit dans le texte ».
« Il y a un plus grand orgueil à analyser correctement ce qui est écrit qu’à l’interpréter. Quand je dis : « C’est écrit dans le texte », ce n’est pas pour me retrancher derrière. Eventuellement, c’est pour le plaisir de surprendre les gens qui ne l’avaient pas lu exactement de cette façon-là, et ça, c’est mon orgueil, l’orgueil d’avoir analysé le texte correctement et de me servir uniquement des mots qui sont écrits et de la musique qui est écrite. »
« Je pars d’une analyse du texte et de ses différentes composantes, étayée par les connaissances que j’ai essayé d’acquérir. Mais ce qui serait ma pure interprétation est beaucoup moins intéressant que la compréhension que j’acquiers du texte que j’ai sous les yeux, du matériau que j’ai à travailler, en essayant de régler ce problème : comment fabriquer cet objet, qui est un spectacle, avec le texte que j’ai et pas avec un autre que je m’inventerais. »
« Quelquefois, un concept n’entre pas dans la mise en scène. Il reste à l’extérieur. Un concept, une conception, comme toute interprétation, doit s’incarner dans les mots et produire des évidences, ou pas. »
« A partir du moment où tu te concentres sur des symboles, tu n’as plus besoin de te fonder sur le texte. Tu te fondes sur ce que tu inventes, et le texte n’est plus utilisé que pour justifier ta mise en scène, ta propre interprétation. C’est la même chose avec la musique. On ne peut pas faire cela. Je n’ai jamais mis en scène des symboles, je ne sais pas ce que c’est. Je mets en scène des personnes, des corps véritables, leurs dialogues, leurs discussions. »
Extraits de : Daniel Barenboim-Patrice Chéreau, dialogue sur la musique et le théâtre, Tristan et Isolde, chez Buchet-Chastel, à propos du spectacle donné à la Scala de Milan en 2007 (DVD chez Virgin Classics).
Avis aux amateurs de regietheater sauvage. Comme dit le maestro Stanislas Lefort - alias Louis de Funès -, dirigeant Berlioz dans La Grande Vadrouille : « J’ai ma conception personnelle de l’oeuvre, moi ! »

François Lafon
 

Dans son nouveau livre The Instinct Music, l’Anglais Philip Ball, auteur d’une Mémoire de l’eau, d’une Etude sur la cathédrale de Chartres et la cosmologie médiévale et d’une application pratique des mathématiques à la vie quotidienne intitulée Critical Mass : How One Thing Leads to Another (Comment une chose mène à une autre), entreprend de nous expliquer « comment la musique fonctionne et pourquoi on ne peut pas s'en passer ». Un vaste programme, duquel se détache une longue analyse de la question qui continue de diviser : pourquoi la musique atonale, ou sérielle (ce qui n’est pas la même chose) rebute-t-elle encore l’auditeur moyen ? Ball rappelle que si nous pouvons apprendre des choses extraordinaires sur l'effet de la musique sur le cerveau, son fonctionnement (celui de la musique, celui du cerveau, ou les deux ?) est finalement mystérieux. Bien. Il fustige « l’impénétrabilité arrogante des théoriciens de la musique », et nous explique que les harmoniques d’une note créent des modèles mathématiques qui existent indépendamment de l’interprétation qu’en donne le cerveau, ce qui fait que lorsque nous les organisons sous forme d’intervalles et de mélodie, nous sommes attirés par des intervalles inégaux qui nous aident à nous orienter. Certains nous sont inculqués dans l’utérus, d’autres au cours de la petite enfance. Vous suivez toujours ? Il parle aussi de dissonances physiologiques créées par l’interférence d’ondes acoustiques trop proches les unes des autres, et en déduit que s’il nous arrive de trouver la musique atonale désagréable à écouter, c’est davantage pour des raisons physiques que par la faute des préjugés bourgeois fustigés par Boulez ou Stockhausen. Damian Thomson, du Daily Telegraph, remercie Ball dans un long article de l’avoir décomplexé en lui apprenant que ce n’était qu’en 1977 qu’un musicologue avait réussi à localiser la série de douze sons autour de laquelle s’organise Le Marteau sans Maître de Pierre Boulez, composé en 1954. Il prend soin, par ailleurs, de préciser qu’il considère l’œuvre de Boulez comme un chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre qui produit des « dissonances physiologiques créées par l’interférence d’ondes trop proches les unes des autres » ? Pas pour les initiés, sans doute. On en revient au « préjugé bourgeois », alors. Comme l’a remarqué Leonard Bernstein, citant son confrère Charles Ives, la question est sans réponse.

François Lafon

Philip Ball : The Music Instinct. How Music works and why we can’t do without it. The Bodley Head Ltd. (en anglais)
Leonard Bernstein : La Question sans réponse, six conférences à Harvard. Robert Laffont (1992)


 

lundi 29 novembre 2010 à 23h37

De l’art de recycler les restes. Prenez un sujet connu : Puccini, sa vie, son œuvre, ses photos le montrant en nanti viscontien, ses opéras aimés du vulgaire et repêchés sur le tard par les beaux esprits. En cent-cinquante pages, Sylvain Fort, normalien et journaliste, donne un portrait en kit du géant qui est arrivé à succéder à Verdi tout en participant à la reconversion de l’opéra en théâtre musical. Reconsidération de la légende (le jeune Puccini recevant la révélation lyrique en allant voir Aïda), analyse psychologique (1917-24, Puccini en quête de lui-même), reclassement thématique (« il démêle l’écheveau des réalités psychiques et sociales nouvelles »), contribuent à remettre quelques pendules à l’heure. La dernière partie, Pucciniana, est la plus originale, donc la plus réjouissante. L’auteur imagine Puccini en Flaubert de la musique (lenteur dans le travail, goût de la vie bourgeoise, subversion du style, peinture de femmes brisées devenues archétypes), imagine des livrets que Puccini aurait pu mettre en musique (Lulu, Lolita, Le Mépris), règle son compte au vérisme, et consacre même un chapitre aux « paladins de Puccini », c'est-à-dire à ses confrères Mosco Carner et Marcel Marnat, attachés à pourfendre des préjugés qui datent de nos grands pères. Reste que pour mieux apprécier ce petit livre aux idées qui bifurquent, la lecture des pavés de ces deux sommités reste d’actualité.

François Lafon

Sylvain Fort : Puccini. Actes Sud/Classica, 160 pages, 16 euros

Une nuit dans un train,  un homme qui a tué sa femme par jalousie, la croyant coupable d’adultère avec un violoniste, se livre à une confession hallucinée : c’est le sujet de La Sonate à Kretutzer, un des livres les plus célèbres de la littérature russe. Mais si l’œuvre continue à frapper, c’est par la franchise avec laquelle Tolstoï y parle de la misère sexuelle du mariage bourgeois. Le roman n’a rien perdu de sa force, surtout dans la nouvelle traduction de Michel Aucouturier qui arrive pour le centenaire de la mort de l’écrivain. C’est le Tolstoï ascète qui, après la grande crise spirituelle des années 1880, a l’idée de ce récit concis et taillé au scalpel. Tout à son dégoût du sexe (et des femmes), il prône la chasteté comme le remède aux maux du mariage : en copulant, nous ne sommes que des bêtes ; comment ne pas s’étonner que les rapports entre les sexes se soient envenimés ? Mais le plus fort, c’est que si ça ne dépendait que de lui, le narrateur (et Tolstoï ?) interdirait aussi la musique. Pour lui, faire de la musique, comme faire l’amour, est dangereux. Excitante, incontrôlable, la musique éveille la sensualité, fait naître de mauvaises pensées. Qu’y a-t-il de plus charnel qu’un couple formé par une  pianiste à la beauté troublante et un jeune violoniste en train de jouer du Beethoven ? : « Ils jouaient la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Vous connaissez le premier presto ?... C’est une chose terrible que cette sonate… et en général, la musique est une chose terrible. Qu’est-ce que c’est ? Je ne comprends pas… Que fait-elle ?... On dit que la musique agit en élevant l’âme - sottise, mensonge… Prenons par exemple cetteSonate à Kreutzer. Est-ce qu’on peut jouer ce presto dans un salon, au milieu de dames en décolleté ? » Beethoven, ce n’est que de la pornographie… 

Cette nouvelle édition est complétée par trois textes moins géniaux, mais qui donnent une idée de la complexité de la vie familiale de Tolstoï : Romance sans paroles et A qui la faute, l’essai de réponse de sa femme Sofia, et surtout Prélude de Chopin, de Léon Tolstoï junior, la contre-thèse d’un fils qui n’a pas la même vision du sexe (ni de la musique) que son père.

Pablo Galonce

Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, nouvelle traduction et préface de Michel Aucouturier, suivi de A qui la faute et Romance sans paroles de Sofia Tolstoï et Le Prélude de Chopin de Léon Tolstoï fils. Editions des Syrtes, 370 pages, 22 euros. 

mardi 2 novembre 2010 à 22h48

« En pension, ça paluchait ferme. » Ainsi commence l’Offenbach de Nicolas d’Estienne d’Orves, lequel explique que pour échapper à la symphonie des sommiers en folie, il écoutait La Vie parisienne sur son walkman. Passée la surprise, on aimerait que tout le livre soit investi de ce culot proprement offenbachien, tout en se disant que Meilhac et Halévy ont fait preuve – bienséance oblige – d’une plus grande inventivité pour exprimer les divers états de la gaudriole. Or c’est moins le romancier d’Estienne d’Orves que le critique musical du Figaro (qu’il est aussi) qui nous raconte ensuite la vie du Petit Mozart des Champs-Elysées. Le ton est décontracté et le récit vivant, mais les références sont de taille, d’Alain Decaux à Robert Pourvoyeur, et les récents travaux des « réhabiliteurs » d’Offenbach, tels l’universitaire Jean-Claude Yon et le musicologue Jean-Christophe Keck, ne sont qu’évoqués. Certes, ce genre de mise en bouche est le principe même de la petite collection d’Actes Sud ; libre à vous, après, de creuser le sujet. Dans cette optique, l’incitation est, cette fois, extrêmement efficace.

François Lafon

Nicolas d’Estienne d’Orves : Jacques Offenbach. Actes Sud/Classica, 192 pages, 16 euros


 

jeudi 14 octobre 2010 à 10h54

Au moment où le Français Dominique Meyer prend la direction de l’Opéra de Vienne, Actes Sud sort un petit livre d’André Tubeuf sur ledit Opéra. Tubeuf, bien connu des amateurs, a un style bien à lui, à la fois parlé et complexe, avec un don pour la formule évocatrice, la surenchère hypnotique, le raccourci qui en dit long. Quiconque ne connait pas le sujet sur le bout des doigts se perd dans ces énumérations de chanteurs, de chefs, d’œuvres et de rôles,  et pourtant, comme le dit Meyer dans sa préface, « il vous communique une envie irrésistible d’aller fouiller les bacs des disquaires, afin de parcourir, en sa compagnie, le chemin initiatique de ses propres découvertes ». Ce n’est pas une étude critique que Tubeuf propose de l’Opéra de Vienne, mais une légende dorée. Vienne est la ville la plus réactionnaire du monde ? Oui, et alors ? Mahler, en 1900, Lorin Maazel, quatre-vingts ans plus tard, y ont fait les frais de l’antisémitisme local ? Ce n’est pas le propos. Rêvons ensemble à un opéra idéal, où une troupe faite de stars entretient une tradition, laquelle témoigne de toute une civilisation. Les yeux de l’amour, en somme. C’est bien de ce point de vue que tout un public conçoit encore l’opéra.

François Lafon

André Tubeuf : L’Opéra de Vienne. Actes Sud, 28 euros.

samedi 3 juillet 2010 à 09h37

C’est l’histoire d’un pianiste sur le retour qui donne des leçons pour vivre et qui déteste ses élèves, d’un monsieur qui ne peut pas jouer de fa dièse parce que son épouse est morte pendant un fa dièse (et une partie de mikado), d’une dame qui vit un enfer par amour pour Chopin, d’un duo de clarinettistes qui se battent pour jouer en solo, d’un ado allergique au piano et qui joue Purcell à la trompette (et non à la vuvuzela) pendant les matchs de foot. C’est le portrait, en une dizaine de chapitres placés chacun sous le signe d’une œuvre célèbre, de quelques-uns de ces malades (dont nous sommes, vous et moi) qui peuplent l’univers enchanté et vermoulu de la musique classique. C’est signé Christian Binet, le papa des immortels Bidochon, lui-même mélomane, instrumentiste et compositeur, et faisant donc partie, lui aussi, des malades en question. C’est drôle, méchant et pertinent. Extrait du dialogue :

- Voyez-vous Maestro, quand je joue cette sonate, je revois le visage de Madeleine !!

- Si seulement vous pouviez voir la tête de Mozart !!

Cela est intitulé Bas de gamme, et c’est le premier volume d’une série appelée Haut de gamme. C’est une bande dessinée, bien sûr, où l’on retrouve le trait sale et précis en même temps, les personnages pas beaux mais très vrais qui ont fait la réputation de l’auteur. Miroir, mon beau miroir…

François Lafon

Binet : Haut de gamme. Vol. 1 : Bas de gamme. Dargaud, 47 pages, 9,95 euros

lundi 31 mai 2010 à 10h01

Parmi les mille quatre cents entrées du Dictionnaire encyclopédique Wagner, chez Actes Sud : haute couture, Bouddha, Racine, Darwin, androgyne, bourgeoisie, archaïsme, animaux, orientalisme, idéalisme, lieux communs, sublime, changement à vue, opéra culinaire, totalité, ennui, mégalomanie, polissonneries, chasteté, antisémitisme, totalitarisme, dégénérescence, dessin animé, monologue intérieur, George Lucas, Robbe-Grillet, femme et crise de l’identité, pantomime, culture de masse, mangas, Marcuse, onomastique et toponymie, peuple, réseaux, responsabilité, synesthésie, Tolstoï, Van Gogh, Chaplin. Trente-cinq rédacteurs s’y sont mis,  sous la direction de Timothée Picard, professeur de littérature comparée à Rennes. Le pavé (2500 pages) est tout à la fois indigeste et passionnant. Indigeste, un dictionnaire ? On n’est pas obligé de tout lire à la fois. Non, mais quand on se plonge dans celui-ci, on subit les sortilèges du chromatisme wagnérien : comme dans Tristan ou Parsifal, les motifs s’enchaînent et ne nous lâchent plus. Et puis la vastitude du sujet est telle qu’on en ressort à la fois incollable et passablement perdu. Aucun autre musicien - pas même Mozart, ni Beethoven, ni Verdi - ne se prête à un tel tir groupé, et ne continue à soulever avec autant d’acuité les sujets qui fâchent comme ceux qui charment. « Ne peut-on aimer aujourd’hui Wagner que malgré ? » demande Picard dans la postface. Trente-quatre des trente-cinq rédacteurs de ce monument sont français ou francophones. Comme aime à le dire Nike (page 672 dans le livre, fille de Wieland, spécialiste du satiriste Karl Kraus et prétendante malheureuse à la direction de Bayreuth) : si les Français aiment tant Wagner, c’est parce que « Hoïotoho ! » (cri de la Walkyrie)  et  « Johohoe ! Johoe ! » (appel de Senta dans Le Vaisseau fantôme) les font moins rire que les Allemands.

François Lafon

Dictionnaire encyclopédique Wagner, sous la direction de Timothée Picard. Actes Sud/Cité de la Musique, 2495 p., 79 euros. 

mardi 4 mai 2010 à 09h11

Cadeau d’actualité : un livre sur Chopin. Mais lequel ? Chez les libraires, il y en a des tables entières. Difficile de se repérer aux couvertures, elles se ressemblent toutes (mêmes portraits, mêmes photos), avec pour volonté commune de faire romantique (couleurs tendres, flous artistiques, graphisme tout en rondeur). Les auteurs ? Tout le monde s’y est mis, et les plus célèbres ne sont pas forcément les plus autorisés. Restent les titres, mais là aussi, méfiance. Un livre intitulé Chopin l’enchanteur autoritaire (Marie-Paule Rambaud) relève a priori de la fantaisie. On le rapprocherait volontiers de Deux âmes de Frédéric Chopin ou de Nuits de l’âme, 21 poèmes d’après 21 Nocturnes de Chopin, signés de Jean-Yves Clément, directeur des Fêtes Romantiques de Nohant. Erreur : c’est une somme de neuf cents pages, aussi sérieuse que Chopin, vie et œuvre, de Sylvie Oussenko. Certains cachent leur jeu : Chopin, de Claude Dufresne, n’est pas plus objectif que Chopin, l’impossible amour, d’Eve Ruggieri, et n’a rien à voir avec la première biographie du musicien, signée Franz Liszt, et intitulée elle aussi… Chopin. Pourquoi d’ailleurs qualifier le nom magique ? En intitulant Aimer Chopin son intéressant ouvrage, Pierre Brunel paraît plus subjectif (donc moins sérieux ?) que Pascale Fautrier, qui vient d’enrichir d’un Chopin (tout court) l’excellente série de biographies entreprise par Folio, ou qu’Alain Duault, auteur d’un Chopin (tout court aussi) destiné aux néophytes. Certains, comme Adélaïde de la Place en collaboration avec le pianiste Abdel Rahman El Bacha, ajoutent le prénom : Frédéric Chopin. Cela nous ramène de la légende au monde des humains. Autre pianiste (et quel !), Alfred Cortot, essaye de passer le grand homme aux rayons X. Cela donne Aspects de Chopin. D’autres, comme le trio Charlotte Voake, Catherine Weill, Benoit Allemane, marient physique et métaphysique : Chopin ou l’histoire d’une âme. Il y a ceux, romanciers déclarés, qui dramatisent le drame : dans Les funérailles de Chopin, Benita Eisler refait le trajet à l’envers. Il y en a qui envoient des messages codés : en intitulant son petit ouvrage Chopin. Chapeau bas, Messieurs, un génie, Michel Pazdro cite Schumann et indique que pour se plier au jeu de la collection Découvertes - Gallimard, il n’en renonce pas moins à s’adresser aux esprits cultivés. Jean-Jacques Eigeldinger, lui, a intitulé ses livres L’Univers musical de Chopin, Chopin vu par ses élèves, Chopin et Pleyel. Des titres qui n’incitent pas à la rêverie. Si vous voulez être un chopinien imbattable, ce sont pourtant eux qu’il faut lire. 

lundi 29 mars 2010 à 06h21

Une biographie, c’est en soi un exercice de haute voltige. Mais quand il s’agit de la biographie d’un interprète, le risque est décuplé. Quel plan adopter ? Quelle méthode suivre ? Impossible de jongler avec le schéma vie-œuvre (ne serait-ce que pour le refuser), comme pour un écrivain ou un compositeur.  Dans Martha Argerich, l’Enfant et les sortilèges, Olivier Bellamy esquive habilement les précipices.  Qu’est-ce qui fait de Martha Argerich une artiste à part ? Sa façon de jouer du piano,  d’abord, sa vie ensuite, ou le contraire ? La vie, ce livre la détaille période par période, on serait tenté d’écrire acte par acte. Tout y est, plaisamment raconté, avec des détails qui serviront de références, car la dame est une reine de l’esquive, et ne se laisse surprendre que par quelques élus prêts à la suivre dans ses errances. Comme sa vie est un roman, comme ses rencontres et tribulations sont à la hauteur de sa personnalité, on ne s’ennuie pas. Les fans apprécieront, et même se délecteront. Les autres liront cela comme un roman, justement, sans trop s’arrêter à tout ce qui nécessite une bonne connaissance préalable des milieux de la musique en général et du piano en particulier. C’est pour eux, probablement, que l’auteur multiplie les superlatifs, comme pour bien indiquer que tous les acteurs de cette histoire sont des oiseaux rares. Une fois le livre refermé, vient la double question : en quoi cette artiste est plus intéressante qu’une autre, en quoi mérite-t-elle qu’on lui consacre une telle somme ? Là, il faut écouter les disques, ou – mieux dans le cas de cette grande instinctive – aller l’écouter en live. En fait, ce genre de livre sert à cela : entretenir le mystère. 

François Lafon

Martha Argerich, l’Enfant et les sortilèges, par Olivier Bellamy. Buchet-Chastel - 272 pages, 23 euros. 

lundi 21 décembre 2009 à 13h45
« Dès son premier essai de chorégraphe, Nijinski avait réalisé le ballet moderne », disait Maurice Ravel de L'Après-midi d'un faune (1912). Debussy, lui, n'avait rien compris au travail du danseur sur son œuvre : « Pouvez-vous imaginer le rapport entre une musique ondoyante, berceuse, où abondent les lignes courbes, et une action scénique où les personnages se meuvent, pareils à ceux de certains vases antiques, grecs ou étrusques, sans grâce ni souplesse ? » Que pensait Debussy de la pique lancée par Nijinski à Léon Bakst, le décorateur du Faune : « J'ai l'idée du décor, mais Bakst ne m'a pas compris » ? Mallarmé (mort en 1898) était content… de la musique, mais n'imaginait apparemment pas qu'on puisse en donner une traduction visuelle : « La musique évoque l'émotion de mon poème et dépeint le fond du tableau dans les teintes plus vives qu'aucune couleur n'aurait pu le rendre ».
Variations sur L'Après-midi d'un faune, le petit ouvrage du nijinskien Christian Dumais-Lvowski, met l'accent sur l'éternelle incompréhension qui règne entre créateurs et interprètes. Comme on peut le voir en ce moment au Palais Garnier, où Nicolas Le Riche danse le Faune dans sa version originelle, la musique, le décor et la chorégraphie vont toujours aussi bien ensemble. Et Ravel, qu'aurait-il dit sur son Boléro vu par Maurice Béjart ?
Crédit photo : Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Christian Dumais-Lvowski : Variations sur l'Après-midi d'un faune. Editions Alternatives, 63 p., 12 euros.

Ballets russes : Massine, Fokine, Nijinski. (Le Tricorne ; Le Spectre de la rose ; L'Après-midi d'un faune ; Petrouchka). A l'Opéra National de Paris (Palais Garnier), jusqu'au 31 décembre.
mardi 15 décembre 2009 à 08h53

Pas plus que le dossier (par ailleurs excellent) que lui a consacré en octobre Le Magazine littéraire, les diverses études, actes de colloques, essais et monographies qui se multiplient à propos de Patrick Modiano ne tiennent compte de certains aspects musicaux de ses textes. Pas de la « petite musique » (au sens tchékhovien) dont, au contraire, ils nous rebattent les oreilles, ni même du rythme subtil qui donne une respiration particulière à ces quêtes improbables d'un passé qui se dérobe, mais des résonances affectives provoquées par certains noms (de personnes, de rues, de villes), par leur galbe sonore, par la façon dont ces syllabes, ces mots, ces numéros de téléphone même (Auteuil 15 28) entretiennent l'ambiguïté, nous renvoient à un monde disparu, nous rendent complices des fantômes qu'ils évoquent tout en entretenant notre angoisse de découvrir (ce qui n'arrive pourtant jamais) qui sont ces gens dont la trace ne veut pas s'effacer. Les titres mêmes des romans de Modiano sont musicaux, à la manière de ces leitmotives qui s'impriment dans la mémoire, y fleurissent, y entretiennent d'indétectables correspondances : Chien de printemps, Fleurs de ruine, Des Inconnues, Vestiaire de l'enfance, Dans le café de la jeunesse perdue. Et puis les noms, de femmes d'abord : La petite Bijou, Dora Bruder, Blanche-Neige ; des revenants ensuite (souvent des pseudonymes) et des lieux qu'ils ont hantés : Van Bever, Louki, Annet, La Houpa, Maurice Raphaël, Arthur Adamov (tiens, un personnage vrai, un écrivain, comme par hasard), l'hôtel de Lima, la rue Vineuse, l'avenue du Nord. Technique de romancier, direz-vous. Proust a consacré aux noms des chapitres célèbres. Simenon sait lui aussi faire chanter noms et lieux, et n'a pas son pareil (si ce n'est Modiano) pour faire ressurgir des mélodies du plus loin de l'oubli (un titre de Modiano, encore). Cela dit, Modiano, comme Simenon d'ailleurs, ne parle presque jamais de musique. Mais alors que fait ce post sur un blog intitulé Musikzen ?

Le Magazine littéraire, octobre 2009. Dossier Patrick Modiano
Bruno Blanckeman : Lire Patrick Modiano. Librairie Armand Collin « Ecrivains au présent ».

Les applaudissements ? Selon Bernard Shaw, une pratique barbare qui consiste à saluer la plus sublime musique par un violent et hideux déchaînement de bruit. L'octobasse ? Une contrebasse à trois cordes inventée par Jean-Baptiste Vuillaume. Hauteur : quatre mètres ; longueur des cordes : deux mètres. Il en a existé trois exemplaires. La télévision ? Dans Grey's Anatomy aussi bien que dans Desperate Housewives, les pizziccatos de cordes signalent que nous entrons dans le registre comique. Mélomane ? Furieux de musique. Pourquoi ne dit-on pas « mélophile », c'est-à-dire « qui aime la musique » ? En une soixantaine d'entrées, et par ordre alphabétique (d'Applaudissement à Zygomatique), Alain Surrans, directeur de l'Opéra de Rennes et déjà auteur d'un joyeux recueil de portraits de musiciens intitulé Jeu de massacre, croque dans son Abécédaire de l'orchestre les grands desseins comme les petits travers de la curieuse institution qu'est l'orchestre symphonique. Voilà un petit livre que les pisse-froid qui confondent concert et cérémonie funèbre devraient apprendre par cœur. Il est d'ailleurs édité par l'Association Française des Orchestres.

L'Abécédaire de l'orchestre, d'Alain Surrans, AFO Editions, 5 euros.
lundi 9 novembre 2009 à 09h01
Le siècle de Molière, la Maison de Molière ? Fini tout cela ! Un nouveau livre vient de paraître (1), reprenant une fois de plus la thèse lancée en 1919 par Pierre Louÿs, et prouvant par A+B que c'est Corneille qui a écrit Tartuffe et Le Misanthrope. Il n'est qu'à regarder l'affiche des Femmes Savantes donné actuellement au Petit Théâtre de Paris, avec le pourtant très traditionnel Jean-Laurent Cochet : le nom de l'auteur est tout petit, coincé entre le titre et celui, plus gros, du metteur en scène.
La musique est relativement épargnée par ce déni de corporalité. On sait que ce n'est pas Albinoni qui a composé l'Adagio d'Albinoni, ni Pachelbel le Canon de Pachelbel, mais personne n'a encore contesté le fait que c'est Beethoven qui a composé la Neuvième de Beethoven, et ni Peter Schaeffer, l'auteur d'Amadeus (la pièce), ni même Pouchkine, qui a officialisé en 1830 la thèse de l'assassinat de Mozart, ne sont allés jusqu'à attribuer La Petite Musique de nuit à Salieri. On a en revanche mis aussi longtemps à admettre que Le Couronnement de Poppée soit un « travail d'école » (comme on le dit pour la peinture) plutôt qu'un chef-d'œuvre entièrement sorti de la plume de Monteverdi, qu'à comprendre que Shakespeare n'a fait « qu'améliorer » des canevas de pièces existant déjà, et qu'il est accessoire d'aller ouvrir sa tombe pour voir s'il a vraiment existé.
On nous en rebat les oreilles : pas de deuil sans la preuve que le disparu est bien mort. Mais se dira-t-on un jour qu'il est plus important de pouvoir écouter Le Couronnement de Poppée en 2009 que d'être sûr que Monteverdi ne s'est pas fait aider pour l'écrire en 1642, et de pouvoir se régaler des Femmes savantes que d'avoir la certitude que Molière en est l'unique papa. Comme disait de l'Affaire Molière le metteur en scène et pédagogue Antoine Vitez (qui a bien existé) : « Tout cela vient du fait qu'on ne pardonne jamais à un saltimbanque d'être un génie ».


(1) Si 2 et 2 sont 4, Molière n'a pas écrit Dom Juan, Tartuffe, etc., par Dominique Labbé. Editions Max Milo, 255 p., 18 euros
mercredi 21 octobre 2009 à 12h27
Un bad trip, comme d'habitude, le roman de rentrée Amélie Nothomb (en dix-huit ans, elle en a écrit dix-huit). Mais comme celui-ci s'intitule Le Voyage d'hiver… Schubertiens exclusifs, épargnez vos quinze euros. Cette histoire dont les héros s'appellent Zoïle, Astrobale et Aliénor, cette relation vague entre un kamikaze velléitaire, un(e) agent littéraire et une romancière bizarre est, certes, voyageuse (les avions) et hivernale (ces dames refusent de chauffer leur appartement), mais pas musicale pour un sou. A ce train-là, Le Docteur Jivago (hiver + déplacement de population) pourrait s'intituler Le Voyage d'hiver. Bien sûr, si votre schubertophilie se double d'une nothombolâtrie, vous ne manquerez pas de débusquer dans ce mini-récit (130 pages) de subtiles correspondances entre les ressassements du Voyageur et les délires récurrents de la romancière. En 2003, le cinéaste pour happy few Vincent Dieutre a filmé un voyage initiatique et très contemporain entre Paris et Berlin. Mais son film s'appelle Mon Voyage d'hiver, et on y entend du Schubert.


Le Voyage d'hiver, d'Amélie Nothomb. Albin-Michel, 136 p., 15 euros
Mon Voyage d'hiver, de Vincent Dieutre. 1 DVD Optimale « Rainbow Classics »

mardi 13 octobre 2009 à 11h31

« Le Bottin est le livre que j'aimerais emporter sur une île déserte, parce qu'avec tous les noms qu'il contient, on peut imaginer quantité d'histoires. » On n'en attendait pas moins d'Umberto Eco, qui pendant un mois et demi, fait tanguer le Louvre de sa picdelamirandolesque culture. Au sein de ce « Vertige de la liste », qui nous promet soixante-trois lectures, une exposition, une chambre des merveilles, cinq conférences, huit documentaires, un livre, un catalogue, un spectacle, un colloque et cinquante-et-un intervenants, se glissent trois concerts. Et quels concerts ! On y trouve des litanies d'auteurs anonymes du XVIème siècle listant les mérites de la Vierge, un « Inventaire avant disparition », puisé dans Les Archives de la Planète du banquier philanthrope (sic) Albert Kahn et illustré par le DJ Laurent Garnier, ou encore des œuvres de Luciano Berio par l'Atelier Lyrique de l'Opéra de Paris.
Eco et Berio ont longtemps fait cause commune, le second trouvant dans les recherches du premier sur le langage un écho à son propre travail de compositeur, lequel a de plus en plus consisté à confronter, empiler, mélanger et retraiter les couches sonores issues de cinq siècles de musique. Ce serait bien, pour la musique, d'avoir son Umberto Eco. Un Nom de la rose dont l'énigme reposerait sur l'interprétation des neumes, des Promenades dans le bois du concert, un Dire presque la même chose traitant non plus de la traduction, mais de la transcription… Le terme de « musique contemporaine » nous promettrait un voyage érudit mais ludique, au lieu du parcours du combattant auquel nous invitent encore les grognards de la défunte avant-garde.

Le Louvre invite Umberto Eco, du 2 novembre au 13 décembre.

A lire :

Vertige de la liste, d'Umberto Eco, Flammarion, 408 p., 39 euros.

N'espérez pas vous débarrasser des livres, entretiens d'Umberto Eco avec Jean-Claude Carrière. Grasset, 342 p., 18,50 euros.

lundi 12 octobre 2009 à 08h36

« Les Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss. Pour la profondeur obtenue, non par la complexité, mais par la clarté et la simplicité. Pour la pureté avec laquelle s'exprime le sentiment de la mort, de la séparation et du deuil. Pour la longue ligne mélodique qui se déroule tandis que la voix de femme s'élance vers les sommets. Pour la grâce, la sérénité, la parfaite maîtrise, l'intensité de la beauté avec lesquelles cette voix s'élance. Pour la façon dont on est entraîné dans la puissante courbe parabolique de la douleur. Le compositeur laisse tomber tous les masques, et à l'âge de quatre-vingt-deux ans, il se tient nu devant vous. Et vous vous fondez en eau. » (p. 144-145)

Si elles venaient d'un livre sérieux, par exemple d'un Richard Strauss publié par Fayard (l'éditeur de référence des musicos), ces considérations passeraient pour des généralités, de la littérature inutile, de la musicologie pour prime time télévisuel. On ne manquerait pas de remarquer que Strauss avait quatre-vingt quatre ans, et non quatre-vingt deux, quand il a composé ses Quatre Derniers Lieder. Mais voilà, c'est dans un roman qu'on les trouve, et pas n'importe lequel : Exit le fantôme de Philip Roth (1). C'est-à-dire qu'il faut non seulement les replacer dans leur contexte, mais les mettre en perspective. Qui parle ? Dans quelle situation ? Est-ce l'opinion de l'auteur ou de l'un de ses personnages ? Du coup, ces envolées que tout straussophile est en droit de traiter par le mépris prennent un autre relief, acquièrent même un certain mystère. Comme le narrateur du roman n'est autre que Nathan Zuckerman, dont on nous a dit et redit qu'il était le double de Roth lui-même, tout se complique encore. Le drame de cet écrivain qui se croit (à tort, c'est là toute l'histoire) affranchi de ce que l'âge et la maladie lui interdisent est tout entier résumé dans ce paragraphe.


Un peu plus loin dans le roman, on apprend qu'un autre écrivain, génial et oublié, modèle problématique pour Zuckerman-Roth qui vit si mal (si mal que cela ?) sa condition de « plus grand écrivain américain vivant » (oui, mais quand il sera mort ?) a eu pour derniers mots : « La fin est si immense qu'elle contient sa propre poésie. Il n'y a pas à faire de rhétorique. Juste dire les choses simplement. » (p. 176). Un bel écho au « serait-ce déjà la mort ? », qui clôt le dernier des Quatre Derniers Lieder, non ?

Tout cela pour rappeler qu'écrire sur la musique n'est que littérature ? Que ce n'est jamais de musique que l'on parle, mais de soi-même en train d'en écouter, ou plutôt d'en rêver ? Lieux communs, là aussi. Et alors ? Roth le fait avec son génie particulier, comme Ingmar Bergman l'a fait à sa manière dans son dernier film, Sarabande. Le jour est encore loin où les génies empêcheront tout à chacun de commenter ses rêves.

(1) Exit le fantôme, de Philip Roth. Traduit (pas toujours adroitement, mais le style de Roth est plein de chausse-trappes) par Marie-Claire Pasquier. Gallimard, 328 p., 21 euros

 

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