Enfin en français chez Actes Sud : Alban Berg et Hanna Fuchs, Suite lyrique pour deux amants, de Constantin Floros. Le matériel idéal pour un opéra que Berg n’a pas composé, ou un film que Visconti n’a pas tourné. Mieux encore que Tristan et Isolde inspiré à Wagner par son aventure avec Mathilde Wesendonck, la Suite lyrique de Berg – vaste quatuor à cordes en forme de message crypté à une maîtresse cachée – est comme l’illustration de la nouvelle de Henry James Le Motif dans le tapis (1896), où il est question d’une sorte de Graal artistique dissimulé dans la trame d’une œuvre d’art. Au départ, un adultère mondain : un compositeur d’avant-garde et une femme riche, mariés chacun de son côté, des lettres enflammées du premier à la seconde - laquelle n’y répond pas mais les conserve amoureusement -, un chef-d’œuvre à clé (la Suite lyrique), deux même, si l’on ajoute l’air de concert Der Wein d’après Baudelaire. A l’arrivée, un guide d’écoute des six mouvements du quatuor (« allegretto joyeux », « andante amoureux », « trio extatique », « adagio passionné », « presto ténébreux et délirant », « largo désolé »), le tout unifié par un mystérieux motif de quatre notes, initiales croisées d’Alban Berg (la, si bémol) et de Hanna Fuchs (si, fa). Piment supplémentaire : ces lettres et la partition annotée de la Suite lyrique ne seront connues qu’en 1977, quarante-deux ans après la mort de Berg et un an après celle de sa femme Hélène, gardienne du temple façon Cosima Wagner (elle refusera jusqu’au bout que l’opéra Lulu soit achevé). Dans son avant-propos, le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, qui vient d’enregistrer la Suite lyrique avec l’Ensemble Resonanz (Harmonia Mundi), rappelle que « cet immense quatuor, comme tout chef-d’œuvre, existe par lui-même et résiste à toute simplification ». Berg, qui aurait voulu que les auditeurs de son opéra Wozzeck n’y remarquent pas les nombreuses références aux formes du passé, aurait été d’accord avec lui.
François Lafon
Alban Berg et Hanna Fuchs, Suite lyrique pour deux amants, de Constantin Floros, traduit de l’allemand par Sylvain Fort. Actes Sud, 232 p., 20 €