Mardi 19 mars 2024
Le cabinet de curiosités par François Lafon
mardi 26 novembre 2013 à 18h50

Lulu, opéra dérangeant : créé à Zürich en 1937, deux ans après la mort d’Alban Berg, il n’est donné dans sa Vienne « natale » qu’en 1962, et ne sera présenté dans la version complétée par le compositeur Friedrich Cerha qu’à Paris en 1979. C’est la création viennoise – dans la version courte seule autorisée alors par la veuve du compositeur - qui paraît aujourd’hui en DVD, filmée par l’ORF le 9 juin 1962 au Théâtre An der Wien. L’image en noir et blanc n’est pas très nette et le son n’est que correct, mais le plateau est somptueux et Karl Böhm dirige cette musique comme s’il s’agissait de Don Giovanni ou de La Femme sans ombre, avec juste ce qu’il faut de charme viennois pour rappeler que pour être un maître du dodécaphonisme, Berg respirait le même air que Mozart et Strauss. La mise en scène d’Otto Schenk est très classique et les décors et costumes évoquent davantage Feydeau que la Sécession viennoise, mais la direction d’acteurs est juste et précise, et l’ensemble se laisse voir comme une dramatique télé de l’époque héroïque, ce qui ne lui va pas si mal. A la fois mangeuse d’hommes et victime du désir des mâles, Evelyn Lear joue et chante (fort bien) Lulu au premier degré, ce qui ajoute à son mystère. Autour d’elle, les messieurs sont à la fois odieux et ridicules, la palme revenant Paul Schöffler en Docteur Schön et à Josef Knapp en père-amant-clochard. Formidable Gisela Litz en comtesse Geschwitz. A ranger aux côtés du coffret (Arthaus aussi) réunissant cinq spectacles historiques du Deutsche Oper de Berlin (voir ici).

François Lafon

1 DVD Arthaus Musik 101 687

vendredi 22 novembre 2013 à 09h42

Chez Actes Sud/Classica : Bellini de Jean et Jean-Philippe Thiellay, auteurs dans la même collection d’un Rossini habilement troussé. Cette fois, le pari est plus ardu. Trois raisons : Bellini est mort jeune (33 ans), les documents de première main sont rares et souvent expurgés, et surtout, le personnage n’est pas sympathique : « Jeune ambitieux, mal à l’aise avec les femmes ou en tout cas plus doué pour l’amitié que pour l’amour, égoïste, colérique, volcanique même, il a tout fait pour se réserver exclusivement à son œuvre, à sa fortune, à sa légende, sans trop de considération pour ceux qui l’entouraient ». Si l’on ajoute qu’on lui doit une dizaine d’opéras parmi lesquels trois chefs-d’œuvre - La Somnambule, Les Puritains, Norma, ce dernier étant le seul à n’avoir jamais quitté les affiches - dont le succès est principalement lié au charme indicible du beau chant, on n’en admire que davantage le relatif intérêt que les auteurs parviennent à entretenir au long des 200 pages de leur texte. Berlioz et Wagner, direz-vous, n’étaient pas non plus sympathiques. Au moins ont-ils mâché le travail de leurs commentateurs et biographes en s’expliquant longuement sur le pourquoi et le comment de leur art. Bellini, lui, s’est contenté d’incarner (ou de désincarner) l’air de son temps et de donner à l’opéra des héroïnes emblématiques. Pas très coopératif, en plus.

François Lafon

Bellini, de Jean et Jean-Philippe Thiellay. Actes Sud/Classica, 208 p., 18,80 €. A l’Opéra de Paris Bastille : Les Puritains (25 novembre-19 décembre 2013), Les Capulet et les Montaigu (24 avril-23 mai 2014)

Cinquantenaire de la mort de Francis Poulenc à l’Opéra Bastille : colloque au Studio (15-16 novembre) et concert « Autour de Poulenc » à l’Amphithéâtre par l’Atelier Lyrique de l’Opéra (le 15). Programme consistant, mêlant grands cycles (Le Bal Masqué ; Fiançailles pour rire ; Le Bestiaire) et mélodies peu (Bleuet) ou très (Les Chemins de l’amour) connues, convoquant Ronsard et Eluard, Racine et Max Jacob, Malherbe et Apollinaire. De la haute voltige vocale et surtout stylistique pour les membres de l’Atelier, francophones ou non, solidement préparés par Jeff Cohen et soutenus par le violoniste Richard Schmoucler à la tête d’un ensemble instrumental à géométrie variable. Autour de Poulenc, deux de ses amis, l’Américain Samuel Barber et le Français Louis Durey. Pas de surprise avec le premier (Dover Beach, par le très fin baryton Tiago Matos), grand choc avec le second, dont le cycle Images à Crusoé (Robinson revenu dans les villes, sur un poème de Saint John Perse), ferait presque passer pour futiles les virtuosités poulenciennes. Comme une revanche - brillamment défendue par la soprano Elodie Hache vêtue façon famille Adams - du plus oublié des membres du Groupe des Six sur le plus illustre d’entre eux.

François Lafon

Photo : Elodie Hache

mercredi 13 novembre 2013 à 10h11

En DVD chez Harmonia Mundi : Tragédie d’Olivier Dubois, filmé au festival d’Avignon 2012. Un ballet, faute d’un terme plus approprié : « élan archaïque », « pressions tellurique », comparaison avec le chœur antique, citation de Simone de Beauvoir (« Le corps est un mitsein originel »). Cinq parties : Parades, Oracles, Episode, Péripéties, Catharsis/Exode. Une heure et demie durant, deux fois neuf corps nus – autant d’hommes que de femmes – marchent, s’arrêtent, se croisent, tombent, se mélangent, se relèvent, sont pris de transes, retombent, sortent. Cela pourrait être assommant, prétentieux, racoleur, has been, provocant à la manière du Living Theatre dans les années 60. C’est bien plus : rigoureux, électrique, irracontable, fascinant. Musique de François Caffenne, collaborateur régulier de Dubois, remarqué pour son arrangement du Boléro de Ravel illustrant le ballet (?) Révolution : pulsation lente (battements de cœur ou coups de masse), péripéties, dérèglements (travail sur la saturation), emballements, délire, silence. Un accompagnement efficace, violent, à la mesure de ce que l’on voit, ou, si l’on écoute la BO jointe en CD, une construction abstraite, raffinée, équilibrée. La plus belle contribution au centenaire du Sacre du printemps ? Non, évidemment, quoique… On aimerait bien tout de même qu’Olivier Dubois s’y attaque, au Sacre.

François Lafon

Tragédie, Olivier Dubois, François Caffenne. 1DVD + 1 CD Harmonia Mundi

samedi 9 novembre 2013 à 09h32

Voici un coffret pour nostalgiques : au moment même où Plácido Domingo, dans sa nouvelle tessiture de baryton, sort un nouveau disque d’airs de Verdi, Sony réédite ces six opéras du compositeur (Luisa Miller, La Force du Destin, Aida, Otello, Le Trouvère, les Vêpres siciliennes), parus à l’origine chez CBS. C’était la grande époque de Domingo ténor verdien, et même de Domingo « le » ténor verdien tout court tant il était demandé dans cet emploi. Mais ce coffret ne réveille pas seulement l’admiration qu’on peut avoir pour le grand chanteur. Produits de la fin des années 1960 au début des années 1990, ces six opéras restituent un certain âge d’or de l’opéra enregistré. Il suffit d’entendre les premières mesures de cet Otello sous la baguette électrisante de James Levine pour comprendre tout ce qu’un enregistrement sur le vif (pour ne pas parler d’un DVD) ne peut plus nous offrir : une prise de son calibrée, une finition soignée qui invite aux écoutes répétées, une distribution (Renata Scotto en Desdemona et Sherril Milnes en Iago, excusez du peu) qui, dans le studio, donne le meilleur pour accompagner Domingo dans son rôle fétiche. Bref, du disque d’opéra comme un objet produit de A à Z par des maisons de disques qui pouvaient encore se permettre d’enfermer pendant des semaines entières chanteurs et orchestre pour un résultat aussi beau que possible. A l’époque des live recordings vite faits et autres captations diffusées sur Internet ou dans les cinémas, comment ne pas se sentir nostalgique ?

Pablo Galonce

Domingo, The Verdi Opera Collection. 15 CD Sony Classical

Nouveau programme de recherches (2013-2015) du philologue et musicologue britannique Armand d’Angour, professeur au Jesus College d’Oxford : la redécouverte de la musique des Grecs anciens. Un serpent de mer : depuis le temps que l’on essaie d’imaginer comment sonnait, en - 472 au Théâtre de Dionysos, « Elle a passé l’armée royale, qui perce toutes les défenses » (Eschyle, Les Perses, parodos, strophe 1)… On a tout essayé : récitation rythmée, voix alternées, chant syllabique, mélopée orientalisante, avec ou sans accompagnement de lyre, de flûte, de trombones ou de percussions. Mais Les Choéphores de Darius Milhaud (1915) sonnent comme … du Milhaud, et les harmonies barbares de Jean Prodromidès pour Les Perses à la télévision française (1961) font plutôt penser à du Stravinsky mâtiné de Carl Orff. « En combinant différentes recherches sur la musique de l’antiquité, nous devrions pouvoir recréer le son d’un choeur d’Euripide ou d’un passage de L’Odyssée d’Homère entendre le chant des sirènes », affirme Armand d’Angour. Dernière découverte en date : des textes « musicalisés » (lettres et signes placés au-dessus des voyelles) datant de – 450. Cela donnerait quelque chose comme cette reconstitution due à David Creese, Degree Programme Director for Research Degrees in Classics and Ancient History à l’Université de Newcastle :

 

Reste aux antiqueux (comme on dit baroqueux) à persuader le public actuel qu’Eschyle, Sophocle et Aristophane étaient ainsi accompagnés, et qu’ils gagnent à l’être encore aujourd’hui. « Supposons que dans 2500 ans on ne retrouve des chansons des Beatles que les paroles, et des opéras de Mozart et Verdi les livrets sans la musique », se justifie d’Angour. « Addio del passato » (La Traviata) sur l’air de Let it be donnera en effet une idée insoupçonnée de la musique occidentale aux alentours du deuxième millénaire.

François Lafon

www.armand-dangour.com

 

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