Inauguration, dans l’Espace de projection de l’Ircam, du « nouveau dispositif de spatialisation sonore multicanal ». Salle de professionnels, discours officiels (directeurs du Centre Pompidou, du CNRS, etc.), démonstration détaillée, avec équations sur écran et exemples sonores. Le Graal de l’acoustique, nous annonce-t-on, dans cette salle célèbre pour ses modules pivotants, permettant de passer de l’atmosphère d’une chambre sourde à celle d’une cathédrale. L’enjeu : au moyen des procédés Ambisonics (possibilité de simuler une source sonore par la reproduction tridimensionnelle) et WFS (Wave Field Synthesis ou synthèse du front d’ondes), faire en sorte que, bien ou mal placés, immobiles ou en mouvement, tous les auditeurs d’un lieu donné entendent exactement la même chose, ce qui n’était pas possible avec les formats multicanaux conventionnels (stéréo, 5.1, etc.). Matériel : 339 haut-parleurs, 264 étant répartis autour du public et 75 formant un dôme de diffusion tridimensionnelle. Exemple concret : voix d’enfants enregistrées avec un micro sphérique place Stravinsky (plateau Beaubourg) et reproduites selon une chorégraphie sonore à géométrie variable. Impression de pouvoir localiser chaque voix, de la toucher presque. Exemple musical : Fluoresce, de Rama Gottfried, pour violoncelle, WFS et Ambisonics 3D. Les diverses composantes de chaque son produit live par l’interprète Séverine Ballon apparaissent dans l’espace, donnent lieu à une infinité de figures musicales. Applications pratiques : audioconférences, théâtre, cinéma 3D (Technicolor est partenaire). Une nouvelle ère dans la perception et la maîtrise des phénomènes sonores. Une source de chefs-d’œuvre ? Question sans réponse.
François Lafon
Cinq DVD, cinq spectacles historiques du Deutsche Oper Berlin, à l’occasion du centenaire de la maison. Le coffret offre une photo sinistre du bâtiment reconstruit en 1961, qui servira d’opéra à Berlin-Ouest, le Staatsoper unter den Linden se trouvant à l’Est, derrière le Mur nouvellement édifié. Programme inquiétant aussi : Don Giovanni (le spectacle d’ouverture – 1961), Otello, Fidelio, Don Carlos, Die Heimliche Ehe (Le Mariage secret de Cimarosa), tous chantés en allemand, sauf Otello, où les solistes s’expriment en italien et les chœurs en allemand. L’espoir revient au vu des distributions - Dietrich Fischer-Dieskau, Elisabeth Grümmer, Walter Berry, Christa Ludwig, James King, Pilar Lorengar, Renata Tebaldi, Martti Talvela – et des chefs – Ferenc Friscay, Artur Rother, Lorin Maazel, Wolfgang Sawallisch. Nouvelle déprime à l’idée de ce qu’on va voir : des mises en scène essentiellement assurées par l’intendant maison, le spartiate Gustav Rudolf Sellner, captées en noir et blanc avec les moyens télévisuels de l’époque. La surprise n’en est que plus belle : parce que spartiates, justement, mais filmés avec une souplesse remarquable, les spectacles échappent au kitsch et évoquent - le génie en moins - l’esthétique de Bertolt Brecht, de Wieland Wagner, de Jean Vilar. Même rigueur dans le jeu d’acteur, réaliste, minimaliste, mais rarement souligné, ni grimaçant. Quant à la musique… Trois moments de grâce parmi d’autres : les duos de Don Carlos, chantés « à la corde » par Fischer-Dieskau et James King, l’ouverture du Mariage secret s’envolant littéralement sous la baguette du jeune Maazel, tout Fidelio, avec une Christa Ludwig plus rayonnante encore que dans l’enregistrement illustre d’Otto Klemperer (EMI). Plus difficile, après cela, de se dire que les légendes d’hier sont à écouter les yeux fermés.
François Lafon
Deutsche Oper Berlin, un coffret Arthaus Musik, ou 5 DVD séparés.
Plus de mille pages, voilà ce qu’il faut pour raconter Béla Bartók. Un livre référence ? Sans doute : cette nouvelle biographie est de loin la plus complète jamais publiée en français sur le musicien hongrois. En dix ans de travail, la musicologue Claire Delamarche a traduit quantité de documents et de lettres inédits jusqu’ici en français. Tout ce qu’on n’a même pas soupçonné sur l’auteur du Concerto pour orchestre est dans cette somme, riche en anecdotes. « La musique de Bartók ne peut s’appréhender sans une connaissance approfondie de l’homme et les circonstances qui l’ont entouré » (page 16) : sur cet aspect, le livre tient ses promesses. Racontée dans un style vif, la vie du compositeur est un véritable roman, d’où sort un portrait complexe. Sa vie sentimentale compliquée, avec plusieurs mariages et bien d’autres histoires d’amour (et un penchant pour les femmes plus jeunes que lui, comme cette Jelly Aranyi pour qui Bartók compose les deux sonates pour violon) n’est pas sans conséquences sur l’œuvre, analysée parallèlement à ces avatars. Claire Delamarche souligne par exemple un changement après le deuxième mariage de Bartók : « l’amour avait été, aux côtés du chant populaire, le principal aiguillon de son inspiration. Désormais, ses compositions ne mettront plus en scène cet aspect de lui-même. Elles présenteront un visage objectif, de titres abstraits, et les sentiments qu’y placera Bartók seront plus secrets - bien que tout aussi poignants » (page 483). Comprendre Bartók, c’est aussi se repérer dans l’histoire de la Hongrie pendant un demi-siècle mouvementé. Sait-on par exemple que Bartók, qui a fait de la tradition populaire hongroise la base de sa propre musique, a été accusé par la presse la plus nationaliste de trahison à son pays et de s’intéresser trop aux traditions populaires des autres peuples de l’Europe de l’Est ? Ouvrant ainsi toutes les portes du château du compositeur, ce livre est exigeant mais captivant, comme la musique de Bartók elle-même.
Pablo Galonce
PS : l’index et les appendices témoignent de la somme que constitue ce livre : analyse des gammes et des modes bartokiens, précis de prononciation de l’hongrois et table polyglotte sur les noms de lieux
Béla Bartók, par Claire Delamarche. Fayard, 39 euros.
Sables mouvants sous le chantier de la Philharmonie de Paris. Premier grief : le coût, de 150 millions d’euros à 173 millions, de 336 millions (en 2011, après un an d’arrêt) à 386 millions, auxquels il faudra ajouter une cinquantaine de millions si l’ouverture, prévue pour fin 2014, n’est pas encore retardée. L’Etat et la ville font la grimace - lettre comminatoire d’Aurélie Filippetti et Bertrand Delanoë au directeur Laurent Bayle - mais continuent à payer, au motif que le projet coûterait encore plus cher si on l’arrêtait maintenant, mais aussi au nom de la « démocratisation de la musique classique » que devrait entraîner la construction de cette salle de 2400 places dans le quartier de la Villette. Réactions très dures des internautes : « Vous connaissez beaucoup de Zyvas qui ont un abonnement à l'Opéra de Paris ? » ; « Par ces temps de crise, d'autres dépenses auraient pu être faites, notamment des logements sociaux » ; « Bouygues a réussi à avoir de juteux contrats, entre le Pentagone à Balard et cette salle de concerts pour bobos qui sera vide. » ; « On a déjà la salle Pleyel, la Cité de la musique (qu'on a bien du mal à remplir), le théâtre des Champs-Elysées, la salle Gaveau... L'Etat a déjà été obligé de racheter Pleyel vendue par Jospin et payer la rénovation ! Et après il y aura le coût du fonctionnement de ce machin qui ne sert à rien. » ; « Espérons que les professionnels ne se feront pas bouffer comme les ethnologues et historiens d'art au Quai Branly, ce hangar sans doute construit pour accueillir les soldes de Pier Import ». Réplique de Jean Nouvel, architecte du projet : « Jamais la France n'avait eu une telle ambition. On en rêve depuis un demi-siècle! » Il veut sans doute parler de l’époque où les Parisiens rougissaient à la pensée que la Ville Lumière ne possédait pas de grande salle de concert moderne, alors que les autres capitales en avaient (au moins) une, que Metz s’offrait L’Arsenal et Dijon un auditorium high-tech.
François Lafon
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Aux éditions Beauchesne : Les avatars du piano de Ziad Kreidy, récemment auteur d’un récital Grieg « dans son jus ». Le propos de ce musicologue-interprète est justement de tenter de replacer les œuvres dans leur époque – ce que font tous les pianistes ou presque –, mais en s’appuyant sur la facture du piano à travers les âges et sur ce que ce piano en constante mutation a inspiré aux compositeurs. Question préalable : « Chopin, entre un piano romantique et un piano moderne, qu’aurait-il choisi ? » « Personne ne le saura jamais », répond prudemment Ziad Kreidy, tout en remettant quelques pendules à l’heure : Non, le piano moderne n’est pas l’ultime rejeton d’une évolution continue, d’ailleurs chaque avatar (incarnation, métamorphose) du pianoforte inventé par Bartolomeo Cristofori au tournant du XVIIIème siècle a été une perfection en soi. Un nouveau chapitre de la querelle des anciens et des modernes, les anciens étant les plus modernes en ce qu’ils nient la notion d’évolution en art, ou tout au moins l’idée que ce qui se fait maintenant doit forcément être plus abouti que ce qui se faisait au temps de la marine à voile. Une pierre de plus dans le jardin d’Alfred Brendel (« Mozart ne composait pas pour un instrument donné ») ou de Pierre Boulez (« Nous n’avons plus les oreilles de Bach ni de Beethoven »). C’est quand il parle technique, quand il décrit avec précision les avatars de cet instrument « introuvable » qu’est le piano que Kreidy est le plus original et le plus évocateur, ou quand il pointe, exemples musicaux à l’appui, la difficulté à concrétiser sur un piano moderne certaines indications de Beethoven ou de Chopin. « J’ai remarqué que les personnes vénérant le piano moderne s’accordent sur sa suprématie, et qu’en revanche, chez les passionnés de pianos anciens, les avis divergent, voire s’opposent », remarque-t-il à la fin de son livre. Non contents de ne pas être vraiment modernes, les modernes seraient-ils de dangereux idéalistes ? Alfred Brendel et Pierre Boulez apprécieront.
François Lafon
Les Avatars du piano, de Ziad Kreidy. Beauchesne, collection L’Education musicale, 75 p., 14,50 €
Il y eut Claude Véga en Maria Callas, Anna Russell en Elisabeth Schwarzkopf, plus récemment Michel Fau cherchant la voix (?!?) de Carla Bruni, voici Kimchilia Bartoli (Kangmin Justin Kim, vingt-trois ans, contre-ténor) au Lutkin Hall de la North Western University (Illinois) dans « Agitata da due venti », extrait de La Griselda de Vivaldi. Look and enjoy, comme on dit là-bas, avant de comparer avec l’original.
Concert test, le 7 novembre, du Philharmonique de Bruxelles : plus de partitions papier sur les pupitres, mais des tablettes numériques Samsung, programmées par NeoScores, une jeune société belge développant des logiciels destinés aux musiciens. Au programme : Ravel (Boléro) et Wagner (pages orchestrales), sous la baguette de Michel Tabachnik. "La musique classique doit s'adapter à son époque, explique Gunther Broucke, administrateur de l’orchestre. Depuis des siècles, le fonctionnement d'un orchestre a très peu évolué : les musiciens utilisent des partitions manuscrites puis imprimées, ce qui rend long et complexe la préparation des concerts". Avantages du procédé : légèreté du support (chaque tablette pèse six cents grammes), interface aux options multiples (système sécurisé de tournage des pages, possibilité de lire une partie instrumentale ou l’intégralité de la partition), économie de stockage et de papier (vingt-cinq mille euros par an), interactivité (crayon intelligent permettant d’annoter les partitions, le tout étant immédiatement transmis à l’ensemble des musiciens). Toujours à la pointe du progrès, le Brussels Philharmonic (nom officiel de la formation) propose déjà gratuitement des sonneries classiques à l’usage des téléphones mobiles. A quand le tout numérique pour le très traditionnel Philharmonique de Vienne ?
François Lafon
Entre un ouragan et une élection présidentielle, les Etats-Unis viennent de perdre l’un de leurs plus grands musiciens. A 103 ans, Elliott Carter est mort à New York le 5 novembre. Il était plus que le doyen des compositeurs, une figure unique et, dans le contexte américain, complètement isolée, l’oiseau rare au chant identifiable entre tous. Dans le pays des Leonard Bernstein et John Adams, Carter n’a jamais renoncé à un style que certains ont pu qualifier de cérébral, nourri par ses années d’apprentissage en Europe (il était l’un des innombrables élèves de Nadia Boulanger) et son goût pour la complexité rythmique. L’homme n’avait rien du génie dans la tour d’ivoire, bien au contraire : lucide et actif jusqu’à la fin, charmant et modeste, il parlait de sa propre musique avec humour mais toujours avec la conscience d’être un outsider. A la veille de fêter ses 100 ans, il accueillait les journalistes dans son appartement de Manhattan tout étonné que l’on s'intéresse à sa musique. « La vie musicale aux Etats-Unis n’encourage pas le risque. Les jeunes compositeurs américains d’aujourd’hui sont plus conservateurs qu’à mon époque, ils veulent le succès rapide » constatait-il sans amertume. Difficiles pour les Américains (qui en parlaient avec respect plus qu'ils ne les écoutaient), ses œuvres étaient peut-être mieux défendues en Europe (notamment par Pierre Boulez, Michael Gielen ou Oliver Knussen) et la Cité de la Musique de Paris avait programmé ses fascinants quatuors à cordes (le meilleur de sa musique de chambre) à l’occasion de son 100ème anniversaire. Elliott Carter laisse un grand vide : difficile à dire quel compositeur (Américain ou pas) pourrait prendre sa place. « Nul n’est prophète dans sa terre, et de toute façon, qu’est-ce que c’est que d’être Américain ? Je n’en sais rien ! »
Opéra Eros et le pouvoir, alpha et oméga du genre lyrique selon Dominique Jameux, qui règle la question en un peu moins de deux cents pages. Jeux de miroir entre Monteverdi (le fondateur) et Alban Berg (l’aboutissement), entre L’Orfeo et Wozzeck (rigueur classique de la forme), entre Le Couronnement de Poppée et Lulu (foisonnement baroque), le tout fondé sur la dualité homme-femme : passage fatal de l’Eros (l’amour) au Kratos (le désir de puissance) chez le héros, séduction mortelle pour la dame. Comme Jameux, voix historique de France Musique, est aussi fine plume (ses essais sur Strauss et Berg, au Seuil, font référence) la démonstration est rien moins que sèche. Les esprits cartésiens pourront même lui reprocher quelques raccourcis et vagabondages, et aller jusqu’à voir dans l’ouvrage un conducteur très développé d’émission de radio. On peut aussi être séduit par le métier avec lequel il nous conduit dans le labyrinthe de ses passions personnelles, en particulier lorsqu’il parle (très longuement, presque un quart du livre) de Berg et Lulu. Ce « je » assumé change en tout cas de tous ces livres traitant de musique, où l’auteur se cache derrière un « nous » oscillant entre l’affirmation du droit divin et le recours prudent au sens commun.
François Lafon
Opéra. Eros et le pouvoir. Monteverdi.Berg, de Dominique Jameux. Fayard, « Les Chemins de la musique », 198 p., 19 €