Prix Goncourt 2015 : Boussole de Mathias Enard, déjà auteur, entre autres, de Parle leur de batailles, de rois et d’éléphants (2010) et de Rue des Voleurs (2012). Sujet : l’insomnie (23h10 – 6h) peuplée de réflexions sur l’orientaliste d’un musicologue viennois nommé Franz Ritter. Vienne, porte de l’Orient(alisme), musique, véhicule des rêves d’Orient. Citations : « J'ai montré que la révolution dans la musique aux 19e et 20e siècles devait tout à l'Orient, qu'il ne s'agissait pas de "procédés exotiques", comme on le croyait auparavant, que l'exotisme avait un sens, qu'il faisait entrer des éléments extérieurs, de l'altérité, qu'il s'agit d'un large mouvement, qui rassemble entre autres Mozart, Beethoven, Schubert, Listz, Berlioz, Bizet, Rimski-Korsakov, Debussy, Bartok ... des centaines de compositeurs dans toute l'Europe, sur toute l'Europe souffle le vent de l'altérité, tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l'Autre pour modifier le Soi, pour l'abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l'utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d'église et de l'harmonie. » « Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer » « La vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, ne retombe jamais sur ses pieds.» « … je cachais cette passion comme une tare un peu honteuse et aujourd'hui c'est bien triste de voir Mahler si galvaudé, avalé par le cinéma et la publicité, son beau visage maigre tellement utilisé pour vendre Dieu sait quoi, il faut se retenir de détester cette musique qui encombre les programmes d'orchestre, les bacs des disquaires, les radios et l'année dernière, au moment du centenaire de sa mort, il a fallu se boucher les oreilles tellement Vienne a suinté du Mahler jusque par les fentes les plus insoupçonnées, on voyait les touristes arborer des tee-shirts à l'effigie de Gustav, acheter des posters, des aimants pour leurs frigos » « La "Bénédiction"... a beau être massacrée par tous les pianistes novices, elle n'en reste pas moins non seulement la mélodie la plus belle de Liszt, mais encore l'accompagnement le plus simplement complexe du compositeur, accompagnement (et c'était, à mes oreilles débutantes, ce qui rapprochait cette pièce d'une illumination) qu'il fallait faire sonner comme la foi surabondante, là où la mélodie représentait la paix divine. » Mais aussi : « ... je ne peux m'empêcher de songer à la honte et l'embarras de toutes les déclarations d'amour qui tombent à plat, ... nous jouons notre sonate tout seuls, sans nous apercevoir que le piano est désaccordé, pris par nos sentiments : les autres entendent à quel point nous sonnons faux, et au mieux en conçoivent une sincère pitié, au pire une terrible gêne d'être ainsi confrontés à notre humiliation qui les éclabousse alors qu'ils n'avaient, le plus souvent, rien demandé. » Fulgurances et surenchère citationnelle : « La musique est un beau refuge contre l'imperfection du monde et la déchéance du corps. » Mot de la fin, dans Rue des voleurs : « L'inconscient n'existe pas ; il n'y a que des miettes d'information, des lambeaux de mémoire pas assez importants pour être traités, des bribes comme autrefois ces bandes perforées dont se nourrissaient les ordinateurs : mes souvenirs sont ces bouts de papier, découpés et jetés en l'air, mélangés, rafistolés... »
François Lafon
Boussole de Mathias Enard. Actes Sud, 480 p., 21,80 €