Mardi 19 mars 2024
Le cabinet de curiosités par François Lafon
Dans La Nuit aussi est un soleil, le critique d’art Pierre Cabanne évoquait certains « hors-la-loi de la peinture », de Rembrandt à Nicolas de Staël, en passant par Goya, Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec ou Soutine. En invitant une nouvelle fois la compositrice Éliane Radigue, les Soirées Nomades de la Fondation Cartier pour l’art contemporain s’inscrivent  sans conteste dans cette démarche célébrant cette « hors-la-loi » de la musique. Qui se souvient des Chants de Milarépa, premier album de cette pionnière du minimalisme et de l’électroacoustique (passée par le Studio d’essai de la RTF et les premiers synthétiseurs modulaires au studio de Morton Subotnick à San Francisco), longue pièce méditative avec la voix de son confrère new-yorkais Robert Ashley (Lovely Music) ? Près d’un demi-siècle plus tard, elle applique ce principe à des compositions destinées exclusivement à des instrumentistes, des « phantasmes sonores » constitués de solos, duos, trios pour harpe, trompette, violoncelle, clarinette basse, où la musique s’exhale comme un souffle aux résonances infinies, une vague gigantesque ou encore une sculpture aux mouvements aériens à l’image d’un mobile de Calder. Une série fascinante aux combinaisons instrumentales multiples déclinées en quatre soirées : « pour rêver très grand, affirme-t-elle, car dans la réalisation, on est toujours obligé d’abandonner quelque chose. Si le rêve est grand, il en reste beaucoup, et si le rêve est petit, il n’en reste que très peu ».                                                                                                                                                                                            Franck Mallet

Fondation Cartier boulevard Raspail Paris – « Éliane Radigue, OCCAM OCEAN, rétrospective » les lundis 18 et 25 septembre, et 9 et 16 octobre (19h30)

Photo © Olivier Ouadah
Hauts lieux de divertissement pour l’impératrice Joséphine et Napoléon Bonaparte sous le Premier empire, le Château de Malmaison, ainsi que celui de Bois-Préau, racheté sous le Second Empire par la famille Rodrigues-Enriques, retrouvaient une partie de leur lustre musical d’antan grâce aux efforts conjoints d’Elisabeth Claude, leur Conservatrice, associée à Sylvie Brély, Présidente de La Nouvelle Athènes – Centre des pianos romantiques, à l’occasion de la première édition du Festival de Pentecôte dédié à l’esthétique du premier romantisme français. Si l’Histoire a retenu avec raison la figure de Beethoven, il s’agissait de redécouvrir, et même plus simplement de s’ouvrir, à celles, oubliées, de Devienne, Hortense de Beauharnais, Duport, Hérold, Garat, Wély, Jadin, Dussek, Grétry ou Adam, frottées au chant italien de Paisiello et Spontini.
La 3e journée débutait l’après-midi sur quatre quatuors à cordes de la fin du XVIIIe siècle par les excellents instrumentistes de l’Ensemble Infermi d’Amore, tous formés récemment par Amandine Beyer à la Schola Cantorum Basiliensis de Bâle. Certes, le soleil dardait à travers les baies vitrées de l’Orangerie et il n’était pas facile de garder l’accord sur des instruments aux cordes si sensibles aux températures, mais le style délicat et chantant du Quatuor op. 1 n° 3 de Jadin trouvait là des interprètes totalement passionnés. Avec Boccherini (Quatuor à cordes op. 2 n° 6), le jeu s’intensifie et se colore, avant le Quatuor op. 34 n° 1 de Pierre Baillot (1771-1842), vraie découverte aux accents plus dramatiques, avec les ritournelles « À l’Espagnole » de son « Menuetto ». Le Quatuor en sol mineur de Viotti offrait une conclusion brillante à ce récital.
Le second concert de 18h30 proposait un panorama éloquent des concerts donnés une fois par semaine dans son salon par Joséphine, concocté par Coline Dutilleul (mezzo-soprano), Aline Zylberajch sur piano Erard (celui de 1806 restauré par Christopher Clarke pour La Nouvelle Athènes) et Pernelle Marzotti (harpe Erard). Entre pièces solistes de Mehul, Paisiello, Pleyel et Nadermann (Sonate en do mineur pour harpe) et mélodies de Hortense, la fille de Joséphine (extraites des « 12 Romances »), airs d’opéras de Paisiello (Zingari in Fiera et Nina), Méhul (Ariodante transcrit par Jadin) auxquels s’ajoutaient des romances de Pierre-Jean Garat (Il était là) et Jadin (La mort de Werther), un air du Huron, opéra-comique de Grétry et la langueur sublime d’O nume tutelar, air tiré de La Vestale de Spontini (bien vu, Coline Dutilleul !), les interprètes révélaient tout le charme et l’attrait de ces œuvres à la fois joyeuses, tendres et ardentes. La Bibliothèque de Malmaison recèle encore bien des secrets – plusieurs opéras y furent créés avant Paris – et des partitions d’Hortense de Beauharnais y dorment encore.         
Franck Mallet

Orangerie du Château de Bois-Préau, Parc de Malmaison, 15h & 18h30, dimanche 28 mai 2023
(Photo : Coline Dutilleul © DR)
 
mercredi 16 février 2022 à 21h01
Fille unique de Françoise et Iannis Xenakis, Mâkhi a plus d’une corde à son arc. Après des études d’architecture avec Paul Virilio, elle conçoit des décors pour le théâtre (Claude Regy), son premier métier, avant de rencontrer à New York Louise Bourgeois – qui la pousse à développer son talent dans les domaines du dessin, de la sculpture et de l’écriture. En parallèle à ses propres expositions, elle en consacre une, la première, à son père, au MUba de Tourcoing, en 2012. Héritière de l’œuvre architecturale de Iannis, elle prend en outre en charge la diffusion et la numérisation de son œuvre et lui consacre même une biographie, Iannis Xenakis, un père bouleversant en 2015. Réédité à l’occasion de l’exposition « Révolutions Xenakis » qui vient d’ouvrir à la Cité de la musique de Paris et dont elle est co-commissaire (voir ici), cet ouvrage passionnant, agrémenté de très nombreuses reproductions, rassemble ses souvenirs ainsi que ceux de son père : carnets intimes, réflexions, lettres et archives. « J’explore juste la genèse de son œuvre, puis différents domaines, différentes époques avec mon propre regard », précise-t-elle en exergue, sans se prétendre mathématicienne ou musicologue. Et pourtant, voici certainement l’une des meilleures approches pour qui ne connaîtrait pas encore Iannis Xenakis, maître des rythmes liés au nombre d’or que l’architecte proposa pour le couvent de la Tourette dès 1954 et que le musicien combinait à l’époque à une transcription musicale de rythmes hindous sur tabla – analysés quelques années plus tôt par Messiaen et Daniélou. Cette conjonction des deux écritures formalise déjà à l’orée des années 1950 le langage graphique personnel et novateur de Xenakis, comme elle l’explique dans la postface. De Metastasis, pour orchestre en 1953, à l’ultime Omega pour percussion solo et 13 musiciens (1997), en passant par l’extraordinaire Diatope, « architecture volumétrique en musique et en lumière » – commande du Centre Pompidou installée sur son parvis qui accueillait tous les public à partir de 1978 –, Mâkhi Xenakis revient sur ce créateur unique qui a su réconcilier le son avec l’espace.
Franck Mallet
Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis, un père bouleversant, Actes Sud, 248 p., 32 €

Né en 1921, 1922, 1924 ? Mâkhi, la fille de Iannis Xenakis s’amuse des divers passeports de son père. Toujours est-il que c’est son centenaire que commémore l’exposition Révolutions (au pluriel) Xenakis qui ouvre à la Cité de la Musique de la Villette, dont Mâkhi est la commissaire avec Thierry Maniguet, et l’architecte Jean-Michel Wilmotte le scénographe. « J’avais dix ans, mes parents m’avaient emmené à l’Expo Universelle de Bruxelles. Rien ne m’y fascina davantage que le pavillon Philips, œuvre commune de Le Corbusier et Iannis Xenakis », se souvient ce dernier. Dans la pénombre de la grande salle oblongue où Thierry Maniguet explique que le piège aurait été de séparer Xenakis musicien de Xenakis architecte, Xenakis mathématicien de Xenakis informaticien, c’est en effet tout un monde qui vit et revit au rythme des « court-circuits », des « espaces-temps » où le plafond devient périodiquement pluie d’étoiles et où les « masses sonores » qu’aimait l’artiste envahissent l’univers visuel dont elles sont indissociables. « Je suis né vingt-cinq siècles trop tard », plaisantait ce Grec exilé, enfant de la guerre devenu icône de son temps. Il était aussi largement prémonitoire, mais c’est aux esprits universels de la Renaissance que l’on pense en rapprochant des photos où on le retrouve travaillant avec ses deux « pères » (explique Mâkhi), Le Corbusier et Olivier Messiaen. Dans ce déluge de sons et d’images, on se raccroche, tel Jean-Michel Wilmotte, à ces souvenirs collectifs dont l’exposition ne peut qu’évoquer les effets émotionnels et qui ont fondé la légende : Paolo Bortoluzzi dansant Nomos Alpha sur une chorégraphie de Maurice Béjart (1969), les foules du samedi envahissant les ruines des Thermes de Cluny (Paris 5ème) pour s’immerger dans le Polytope (« Pluralité d’un lieu » - 1972), les mêmes, en plus  vieux (1979), au Diatope de Beaubourg… Et ne pas oublier, une fois passée cette galerie des tempêtes mémorielles, d’aller repérer dans les salles du Musée de la Musique les « Echos » disséminés - souvenirs pérennes des expositions temporaires -, où les œuvres de Vasarely ou Carlos Cruz-Diez  (Physichromie -2013) évoquent un monde où Xenakis personnifiait la devise « rien n’est impossible ». 
François Lafon 
Exposition Révolutions Xenakis. Cité de la Musique, Paris, jusqu'au 26 juin (Photo : Lithographie de Iannis Xenakis d'après le Diatope de Beaubourg © Collection Famille Iannis Xenakis)

mercredi 9 février 2022 à 00h18
Séismes répétés au Studio 104 de la Maison de la Radio, pour l’ouverture du festival Présences 2022 dédié à Tristan Murail, après une édition Pascal Dusapin - 2021 donnée à huis-clos. Quatre pièces au programme, avec des œuvres de Hugues Dufourt et Liza Lim entre deux Murail. Aucun jeu de mots lacanien ici, si ce n’est que la compagnie des deux grands manitous de la musique dite spectrale (transformation du matériau sonore dans le temps) n’a pas servi la compositrice Liza Lim, dont le Speak, be silent pour violon et orchestre est sans cesse intriguant à défaut de prêter au rêve, en dépit de la performance de la soliste Diana Tishchenko remplaçant brillamment au pied levé Patricia Kopatchinskaja. La Horde de Dufourt d’après une série de compositions picturales de Max Ernst vient après cela réveiller les sens : spectrale certes (Dufourt est l’inventeur du terme) mais tellurique et rugueuse, avec ses instruments frottés, frappés, détournés, donnant à sentir les textures d’une musique d’autant plus libre qu’elle est supérieurement structurée. Un apparent paradoxe qui frappe d’autant plus à l’écoute de Near Death Experience de Murail qui ouvre le concert, vaste poème méditatif accompagné de très adéquates variations en vidéo signées Hervé Bailly-Basin sur L’Ile des morts d’Arnold Böcklin. On retrouve le compositeur et son vidéaste en fin de soirée pour Liber Fulguralis, foudroyante (c’est le cas de le dire) décharge d’adrénaline avec tonnerre et éclairs complétant une trilogie commencée avec Le Partage des eaux (la mer) et Le Lac (la pluie). Excellent Lemanic Modern Ensemble dirigé par Pierre Bleuse, l’année prochaine directeur de l’Ensemble Intercontemporain. 
A ne pas manquer à l’Agora, grande veine menant au cœur de la Maison de la Radio, l’exposition par Arnaud Merlin Les sept Vies de Claude Samuel, bel hommage au créateur de Présences, homme de plume, de studio et de radio disparu en 2020 (voir ici), esprit encyclopédique qui ne se sera pas beaucoup trompé dans ses choix, accompagnant activement les grandes batailles de la musique de l’après-guerre à nos jours. 
François Lafon 
32ème Festival Présences 2022, du 5 au 13 février : Tristan Murail, un portrait - Exposition Les sept Vies de Claude Samuel, jusqu’au 13 mars - Maison de la Radio (Photo © DR)

Quelque quarante ans après l’essai de Jankélévitch consacré à Albeniz, Séverac et Mompou (La Présence lointaine), l’auteur revient sur la personnalité unique de Mompou, né d’une mère française et d’un père catalan (1893-1987). « Homme discret » salué par le préfacier, le pianiste Jean-François Heisser, il laissa un catalogue plutôt modeste et essentiellement consacré au piano. Une œuvre fascinante à plus d’un titre, aux confins de Chopin, du dernier Liszt, de Satie et de Debussy, vouée à : « la plus grande force expressive avec le maximum de simplicité et d’économie de moyens, ainsi que le retour à un primitivisme pour exposer l’idée musicale pure » (Mompou). Jérôme Bastianelli a raison de rappeler que les accords profonds de son piano tirent leur inspiration d’une enfance bercée par le son des cloches de la fonderie du grand-père qui, après fabrication, étaient réglées patiemment afin de produire un timbre spécifique. C’est cette longue résonance et ce halo harmonique qui créent ensuite cette vibration mystérieuse et irréelle du piano chez Mompou – sa signature. Après une double formation, barcelonaise et parisienne – mais il fut avant tout guidé par son intuition (…) –, Mompou compose ses premières œuvres à partir du milieu des années 1910. Tout à la fois ascétique – sublimes Musica Callada –, méditative – Cants màgics – néoromantique – Préludes –, impressionniste – Scènes d’enfants, Paisajes –, voire réinventant le folklore – Cançons i danses, son œuvre est ici commentée à l’aune des contemporains du compositeur, et de ses premiers interprètes et amis – les pianistes Alicia de Larrocha et Rosa Sabater. Un commentaire discographique fort utile parachève cet ouvrage, entre les anthologies (Hough, Heisser, Volodos, Pérez…) et les quasi intégrales : Mompou lui-même, Maso, Colom…, – tout en omettant celle d’Adolf Pla, par ailleurs auteur d’un ouvrage sur Mompou.                                                   Franck Mallet

Jérôme Bastianelli, Federico Mompou, Actes Sud, 176 p., 18,90 €
Chopin musicien… et écrivain ? Oui, au vu d’une copieuse correspondance disponible en 3 volumes, sans compter celle, également publiée, de George Sand qui partagea ses dernières années, les témoignages de ses élèves et une « Méthode de piano », restée inachevée à sa mort. Si Propos-exutoires (1990), son premier ouvrage, pratiquait l’aphorisme nietzschéen, trente ans — et quelques essais consacrés à Chopin, Liszt, Scriabine et Gould — plus tard, Jean-Yves Clément emboîte le pas de son musicien préféré avec ce faux journal du retour de Majorque, entre février et juin 1839. Directeur du Festival de Nohant et des Lisztomanias de Châteauroux, lui qui connaît incontestablement son sujet rapproche la forme de l’aphorisme de l’esprit de la musique, en particulier des Préludes de Chopin – son livre se terminant sur 24 aphorismes, « Stations de la grâce », d’après les 24 Préludes. C’est moins les considérations existentielles du musicien qui émaillent ce « journal » que les commentaires précis, sensibles et d’une poésie fulgurante sur les œuvres que l’on retient de ce Retour de Majorque, et leur écho avec d’autres lieux – « la maison du vent », la chartreuse de Valldemossa – mais aussi d’autres œuvres comme celle de Delacroix ou les aquarelles du jeune Maurice, le fils de George Sand, lui aussi du périple. Et de conclure : « La musique est chez Chopin la langue de l’exil accompli ». Fin du voyage.                         
Franck Mallet

Jean Yves Clément, Le retour de Majorque, Pierre-Guillaume de Roux, 158 p., 17 €
lundi 25 janvier 2021 à 14h40
Auteur de la première monographie française consacrée à Barber en 2012 (Hermann), Pierre Brévignon signa trois ans plus tard le spirituel  Dictionnaire superflu de la musique classique (Le Castor Astral) – où, à l’index « Poulenc », il relevait ce mot de Cocteau sur le compositeur des Mamelles de Tirésias : « On se demande d’où vient l’exquise musique de ce porc lubrique et disciple d’Harpagon. » Quelle entrée en matière pour cet ouvrage dévolu au Groupe des Six, quelque vingt-cinq ans après celui de Jean Roy (Le Seuil) ! Parrainé par Satie et un jeune Cocteau endossant le « costume d’imprésario officieux » avec une unique partition commune, Les Mariés de la tour Eiffel, en 1921, voilà un groupe constitué d’Auric, Durey, Honegger, Milhaud, Poulenc et Tailleferre – tous ont la vingtaine au moment de leur rencontre –, apparu entre « le Debussy dernière manière et le Messiaen Jeune France ». Pour Brévignon : « En tant que collectif, la trace qu’il laisse frôle le négligeable (…) La révolution musicale annoncée avait accouché d’une souris. »
Le vrai sujet de cet essai est Cocteau – 23 ans à l’époque – qui renonce à son personnage de « prince frivole » des salons pour enfourcher « ce qu’Apollinaire n’a pas encore baptisé l’Esprit nouveau ». Appliquant la « recette » du scandale suscité par la création du Sacre, il devient quatre ans plus tard l’instigateur de Parade (1917) : un spectacle des Ballets russes sur une musique de Satie et dans des décors et costumes de Picasso, à propos duquel on trouve pour la première fois le mot « sur-réalisme », sous la plume d’Apollinaire. « Un langage ferme, net et dépouillé de tout agrément imagé » (Stravinsky), tel est le credo d’une partition qui, à rebours des « vagues de l’impressionnisme dépérissant » (Stravinsky), va sceller l’union des Six, dont Satie sera le mentor. Rien, ou presque, ne les rassemble, mais chacun à sa façon cherche un renouvellement du langage, leurs œuvres intégrant à des degrés divers des éléments du jazz, de la chanson populaire, des rythmes sud-américains, une forme de légèreté, un humour cocasse ou féroce, avec cette volonté de sortir du cadre. Un brin sévère, Bévignon affirme au 2/3 de son ouvrage qu’« au saut quantique du Sacre du printemps, les Six n’opposent qu’un entrechat farcesque », tout en distinguant chez eux cette manière d’intégrer l’esprit du music-hall et l’écriture polytonale – future clé de voûte de l’esthétique de Milhaud. Qu’on le veuille ou non, l’éphémère Groupe des Six appartient à l’histoire des Années folles – c’est déjà beaucoup.                                        
Franck Mallet
Pierre Brévignon, Le Groupe des Six, Actes Sud, 246 p., 20€

mercredi 6 janvier 2021 à 13h23
Fidèle à sa démarche de passeur – son identité bien à lui –, André Tubeuf signe un nouvel ouvrage consacré à Brahms, « celui qui devait venir », selon la formule fameuse de Schumann. Livre de réflexion et non biographie savante ; plutôt méditation : « à partir de deux pages essentielles d’après les Écritures saintes, qui se répondent à presque trente années de distance : le Requiem et les Quatre chants sérieux. » Du compositeur, encore inconnu des Français à l’orée du XXe siècle, à celui célébré au cours des années 80 grâce au chant – Anne Sofie von Otter, Price, Norman, Fischer Dieskau, Fassbaender, Ludwig… –, en passant par l’ouvrage que lui consacra Rostand, en 1955, le « Brahms » de Tubeuf est crépusculaire, un « génie du clair-obscur » – à l’image de la langue allemande qui « nomme du même nom les deux crépuscules, celui du soir et celui du matin. » Il sera donc question ici de « lamento sans larmes », de noir et de blanc, de « clarté terne » et de « paysage éteint » : l’effacement devant la mort. Entre-temps, c’est le dialogue de la clarinette et du piano (op. 120), en trio (op. 114) et en quintette (op. 115), du cor en trio (op. 40) et de la voix d’alto – « d’alto femme à alto viole » et donc du murmure de la Rhapsodie pour alto contre l’opéra (ignoré et même exclu par Brahms) et par-dessus tout « l’éternité » du chant, aussi naturellement exprimé par Magda Schneider, dans Libelei, le film réalisé par Ophüs en 1933 – référence qui revient plusieurs fois au cours de cet ouvrage : comme l’on sait, avec le lied allemand, le cinéma de cette époque est le second sujet de prédilection de l’auteur. Brahms, « plainte sans reproche et presque sans voix » : une amertume que synthétise son lied Immer leiser wird mein Schlummer (2e des Cinq de l’op. 105, « Toujours plus léger est mon sommeil »), « un des absolument plus beaux », où l’interprète doit parvenir aux nuances les plus pianissimi. Si intime et chaleureux, ce portrait de « celui qui se tenait à l’écart ».     
                                                             Franck Mallet

André Tubeuf, Brahms ecclésiaste, Le Passeur, 176 p., 17€

vendredi 27 novembre 2020 à 14h55
Dans le cadre du Festival Manca, l’Opéra de Nice devait ouvrir sa saison avec Akhnaten, troisième ouvrage lyrique de Philip Glass – qui, avec Einstein on the beach et Satyagraha, clôt au début des années 1980 une première trilogie d’« opéras-portraits ». Créé à Stuttgart, en 1984, l’ouvrage connut sa première française presque vingt ans plus tard, à l’Opéra du Rhin (Strasbourg), en 2002. Cette nouvelle production, confiée à Lucinda Childs, fidèle du compositeur, chorégraphe et metteur en scène (Dance, Einstein, etc.) et au jeune chef Léo Warynski, fut maintenue à l’affiche alors que les représentations étaient annulées. La décision de poursuivre les répétitions permit la captation du spectacle, désormais mis en ligne sur la toile.
Sans décor, ou presque, le spectacle se joue sur un unique et gigantesque disque incliné où évoluent chanteurs et danseurs. On apprécie la metteur en scène qui apparaît en buste au-dessus de la scène, tel un fantôme ou un hologramme, et « raconte » (en anglais, sous-titré) le destin du pharaon Akhenaton dont les Égyptiens ont voulu effacer toute trace. Sa chorégraphie superpose habilement les danseurs sur scène avec leurs images projetées agrandies – à la manière du film réalisé par Sol LeWitt qui accompagnait la chorégraphie initiale de Dance. Chanté à partir d’un livret écrit en égyptien ancien, le style de l’ouvrage s’inspire de l’oratorio haendélien et, à cet égard, les nombreuses parties chorales sont restituées avec soin par le chœur de l’Opéra, bien préparé par le chef d’orchestre qui, aguerri au répertoire contemporain, a su donner l’impulsion à l’ensemble.   
Dans le rôle-titre, le contre-ténor Fabrice Di Falco (Les Quatre jumelles de Régis Campo, La Métamorphose de Michael Levinas…) succède avec brio à Paul Eswood, le créateur, dans un style moins éthéré et une émission plus claire. À ses côtés, l’étonnante Patricia Ciofi (la reine Tye), qui se plie sans peine aux notes étirées et répétées du compositeur, tout comme le reste de la distribution, Julie Robard-Gendre (Nefertiti), Joan Martin-Royo (Horemhab), Frédéric Diquero (Amon) et Vincent Le Texier (Aye). À voir et revoir sur la toile.     
                                                              Franck Mallet

• https://youtu.be/jSAOrULT-F4


Photo : Akhnaten @ Dominique Jaussein
jeudi 24 septembre 2020 à 09h14
Pour qui ne connaîtrait pas John Cage, figure majeure du XXème siècle, cet ouvrage apporte bien des réponses. Oui, il fut bien cet élève américain de Schoenberg – qui déclarait affectueusement à son propos : « Un inventeur ! Un inventeur de génie. Pas un compositeur, mais un inventeur. Un grand esprit. » Étudiant, sa route est déjà tracée dès les années trente, lorsqu’il écrit à ses parents, à l’occasion d’un de ses premiers périples en Europe avec un camarade rencontré à Naples : « Nous évitons avec soin les routes soigneusement balayées et, dans les pays où nous allons, nous nous faufilons dans les lieux ordinaires ; je suis particulièrement intéressé par les gens des villes, par tous les gens ». Comme une profession de foi, qui déterminera toute une vie tournée vers la poésie, la philosophie, la peinture, la musique, les installations et la danse – impossible d’oublier son compagnon Merce Cunningham ! –, mais aussi l’amitié, l’échange… et une bonne dose d’humour.

Interrogeant durant plus d’une décennie les institutions, les partitions et les proches – en particulier les Français, des compositeurs Pierre Mariétan à Jean-Yves Bosseur, et des interprètes Martine Joste à Joëlle Léandre, en passant par Gérard Frémy –, Anne de Fornel donne à voir et entendre : « toute l’immensité, la complexité et la richesse de la production musicale, plastique et muséale de Cage. » Jusque-là, on trouvait des commentaires sur plusieurs œuvres, mais ici la chercheuse, hyper documentée, engobe la totalité. Une somme qui s’appuie en outre sur d’abondantes archives, notamment épistolaires, où le pédagogue Cage justifie son intérêt pour l’expérimentation, le hasard et le zen, sans parler de son attachement à Satie – à la fois source d’inspiration et matériau sonore pour le musicien qui s’identifie à lui –, et ses multiples trouvailles sur le jeu instrumental, de la percussion au piano préparé !

Pour couronner le tout, Anne de Fornel se révèle aussi une excellente pianiste en duo avec Jay Gottlieb, éminent cagien, dans un album qui paraît simultanément avec, entre autres, les Three Dances, pour deux pianos préparés (1945), ainsi que la version du Socrate de Satie, arrangé pour deux pianos par Cage (1944-1969) – partitions également chorégraphiées par Cunningham.                                
                                                                                                      Franck Mallet

Anne de Fornel, John Cage, Fayard, 696 p., 49€

« Cage meets Satie », par Anne de Fornel et Jay Gottlieb (pianos),  1 CD Paraty 159183 (56 min)
Au Musée de la musique (Philharmonie de Paris), à droite en entrant : Studio Pierre Henry « aux sources de l’électro », reconstitution du Studio Son/Ré, centre névralgique de la « Maison de sons » qu’habitait le compositeur rue de Toul (Paris 12ème) vendue à un promoteur et promise à la destruction à sa disparition en 2017. Un beau symbole, une extension du domaine de la musique à travers le plus prospectif et éclectique des musiciens, et paradoxalement (?) une ouverture vers l’avenir. « Un lieu troublant de vérité » selon Isabelle Warnier, veuve de Pierre Henry et directrice artistique du Studio, sensation partagée par ceux (10 000 au fil des années) qui ont arpenté la Maison de sons lors de ces soirées uniques en leur genre, où la vieille bâtisse devenait un immense instrument de musique(s). Première réaction : l’envie de s’installer à la console hypersophistiquée, poste de pilotage du maestro. Envie aussi (et là, c’est permis, partie interactive du lieu) d’élaborer sa propre partition sur ces appareils à la fois d’un autre âge et à jamais futuristes sur lesquels a fleuri un jardin musical aux multiples essences, dont l’arbre généalogique surplombe la pièce, de Schönberg à Brian Eno et même… Jean-Michel Jarre, et dont Pierre Henry a été le passeur et le réinventeur. Chemin pédagogique de ce lieu où les très jeunes (des classes entières) entrent tout naturellement comme dans un atelier numérique (et se précipitent, signe des temps, sur les claviers et la batterie), trois œuvres emblématiques : les Variations pour une porte et un soupir (1962 - chorégraphie Maurice Béjart), le légendaire "Psyché Rock" de la Messe pour le temps présent (1967 – Béjart encore) et Beethoven Remix (1998), version élargie de la Xème Symphonie de Beethoven, morceau de patrimoine devenu « corps sonore ouvert à l’invention électro-acoustique ». « Pierre-Henry aurait mis le son plus fort »,  remarque sa fidèle collaboratrice Bernadette Mangin. « Ce synthétiseur ? Celui de Frank Zappa, et regardez comment on faisait une boucle sonore il y a quarante ans »  renchérit Thierry Maniguet, conservateur du Musée, lieu de patrimoine devenant un terrain de création... en boucle. Une idée culottée, alla Pierre Henry.  
François Lafon 
 
Studio Pierre Henry, Musée de la Musique, Cité de la Musique, Paris, ouvert du mercredi au dimanche (Photo © Gil Lefauconnier)
Week-end Pierre Henry du 20 au 24 novembre, avec entre autres Carnet de Venise (création) et Messe pour le temps présent, la Xème de Beethoven version symphonique (création) et une rencontre  animée par Franck Mallet, auteur de Le son, la nuit, entretiens (voir ici)

lundi 18 mars 2019 à 20h18
Compositeur majeur de la seconde moitié du XXe siècle, Takemitsu a bénéficié il y a une vingtaine d’années d’un ouvrage en français d’Alain Poirier. À sa mort, en 1996, ses écrits furent réunis et publiés au Japon – cinq tomes de près 400 pages chacun. À partir de cette édition, Wataru Miyakawa a réalisé une sélection, traduite pour la première fois en français. Ces Écrits sont d’autant plus importants qu’ils reflètent la personnalité hors normes du compositeur, aussi enclin à fusionner instruments occidentaux et traditionnels nippons et électronique, qu’à passer sans complexe du concert au cinéma, réinventant sans cesse la forme de l’œuvre. En spécialiste érudite, Véronique Brindeau, l’une de ses trois traducteurs, parle d’une : « rêverie des éléments, au sens où l’entendait Bachelard, rêverie de la matière et du mouvement. » Car, non content de trouver ici des commentaires sur ses propres partitions – les treize pages consacrées à A Flock descends into the Pentagonal Garden, commande de l’Orchestre de San Francisco, demeurent un modèle du genre ! –, les entretiens que ce « Jardinier du temps » a conduit avec des proches et amis – de Cage à Xenakis, en passant par Berio et Simon Rattle – le montrent au fait d’une réflexion d’ordre esthétique, qu’accompagne une série de textes, aussi essentiels, sur l’art, de Miro à Noguchi et de Sam Francis à Jasper Johns, sans oublier plusieurs de ses écrits littéraires, nouvelles et poèmes… dont certains furent le ferment de chansons pour des films ou des pièces de théâtre. Gageons qu’il y aura une suite à ce premier volume, avec l’un des cinq, écarté ici, dévolu au cinéma : Kobayashi, Shinoda, Oshima, Kurosawa, Teshigahara… !                   
Franck Mallet
 
Toru Takemitsu, Écrits, choisis et introduits par Wataru Miyakawa, Symétrie 455 p., 37 euros

mercredi 13 février 2019 à 21h53
Passée la poésie technocratique ministérielle qui nous parle pieusement d’« ouvrir le champ des possibles » (!), cet ouvrage consacré aux compositrices entre dans le vif du sujet, avec plusieurs approches parallèles, avant d’arriver à un abécédaire, simple, direct et informatif. Car un tel ouvrage est avant tout un moyen de faire connaissance avec une pléiade d’inconnues ou, pour les plus chanceuses, celles qu’on a pu parfois entendre, ici ou là, voire celles qui sont l’alibi de l’institution, comme pour dire : « vous voyez, nous nous faisons un effort… ». Merci au Centre de documentation de la musique contemporaine (CDMC) et à sa directrice Laure Marcel-Berlioz d’avoir permis cette ouverture sur cinquante-trois compositrices actives en France, et représentant plus de vingt nationalités. « Barrières subtiles, codes invisibles difficiles à évoquer » : voilà des freins énoncés par Marcel-Berlioz, auxquels répondent sous de multiples angles les auteurs, de la voix à la féminité, de la commande d’État (depuis vingt ans) à l’occultation des compositrices dans l’histoire, de l’égalité (« grande cause nationale » ?) à la spécificité électroacoustique, de la direction d’orchestre à la représentation dans la presse française et allemande – aïe, les clichés pointés par Viviane Waschbüsch ! Et quelle bonne idée de demander à chacune d’elles non pas un portrait, mais d’insérer à la suite de sa présentation un symbole qui la représente le mieux, d’où la richesse des visuels qui accompagnent le livre : objet, partition, instrument, dessin, scénographie, gravure, manuscrit, lettre, tableau…
Franck Mallet
 
Compositrices, l’égalité en acte. CDMC / Éditions MF 470 p., 21 euros
 
Retour du compositeur Giorgio Battistelli à l’Opéra national de Lorraine, qui avait déjà vu la création de son Divorzio all’italiana en 2008, ainsi que celle de son Il Medico dei pazzi, en 2014, pour une nouvelle commande, à partir de 7 Minuti, de l’écrivain italien Stefano Massini. La pièce eut un tel succès à la suite de sa première, à Bologne, en 2014, qu’elle fut portée à l’écran deux ans plus tard, par Michele Placido. Le sujet, tiré d’un fait-divers dans une entreprise de lingerie féminine, en Haute-Loire, en 2012, évoque le monde du travail : onze femmes, déléguées de deux cents personnes, doivent délibérer sur la proposition des « Cravates », les repreneurs de l’usine, de supprimer sept minutes du temps de pause journalier, afin de « préserver  l’emploi ». La confrontation sur scène et en musique de ce huis clos syndicaliste a de quoi surprendre, mais c’était compter sans le travail scénique du metteur en scène Michel Didym, et la distance politique du livret, dont les mots sonnent vrai. Le parti-pris de n’avoir sur scène aucun homme, mais onze voix de femme, est une autre gageure relevée par le compositeur. Chacune reflète un personnage différent, origine, âge, conscience, etc – d’où une grande variété de tessitures qui s’imbriquent dans une forme traditionnelle : de l’aria au duo, jusqu’au sextuor. Autre trouvaille, les brèves interventions d’un chœur majoritairement masculin disséminé parmi les spectateurs – seul élément « extérieur » au drame. Tout en privilégiant les sons graves, Battistelli allège son orchestre, glissant çà et là un accordéon, sans se priver d’intermèdes musicaux (trop brefs, à notre goût !), qui prolongent aux cordes dans un style orné typiquement italien le lyrisme de la voix. Bien dirigée par Francesco Lanzillotta, une excellente distribution italienne, en particulier la contralto Milena Storti dans  le rôle de Blanche, porte-parole des déléguées qui va provoquer les consciences, dont, au-delà de la similitude du prénom (qui ne peut-être fortuite), la stature dramatique rappelle Blanche de La Force du Dialogue des Carmélites de Poulenc…  
Franck Mallet

Nancy, Opéra national de Loraine, vendredi 1er février, 20h
(Photo : Milena Storti (au centre) ©C2images pour l’Opéra national de Lorraine)
 
Prochaines représentations : 3 (15 h), 5, 7 et 8 février, 20 h

mardi 20 novembre 2018 à 01h01
Création d’une commande-maison à la Fondation Louis Vuitton : Stupori, pour baryton, violon, flûte et percussions de Salvatore Sciarrino, vertige d’un cycle Maurizio Pollini annulé tardivement, et mêlant, selon l’habitude militante du pianiste, répertoires classique et contemporain. En guise de prélude : 6 Capricci pour violon, composés en 1976, suivis de deux pièces pour flûte plus récentes (1989 et 2001) : pluie et vent, bestiaire imaginaire, corps haletant (extraordinaire Immagine Fenicia pour flûte) illustrant la grande interrogation du compositeur : « Je suis ici et maintenant : qu’est-ce que j’entends ? ». Inspiré d’un haïku, d’une inscription sur un palais Renaissance ou d’une épigraphe dans une langue jadis parlée par les Messapes, Stupori procède du même univers, opéras miniatures chers à Sciarrino, mais curieusement moins évocateurs, en dépit de l’excellente interprétation du baryton Otto Ketzameier et des formidables violoniste (Carolin Widmann) et flûtiste (Matteo Cesari). Seconde partie romantique alla Pollini : le Quintette en ut majeur de Schubert - créé il y a 190 ans jour pour jour - par le quatuor Hagen et Gautier Capuçon en second violoncelle. L’esprit est là, les accidents de parcours aussi. L’Adagio, moment de grâce attendu, ne déçoit pas pour autant.
François Lafon

Fondation Louis Vuitton, Paris, 19 novembre (Photo © Harald Hoffmann - CardArchive)

samedi 29 septembre 2018 à 20h41
Le 31 octobre prochain, le fameux Studio Son/Ré de Pierre Henry, situé dans la maison du musicien, rue de Toul (Paris, 12e) disparaîtra sous les coups de pioche des démolisseurs… Pour réapparaître quelques mois plus tard, à deux endroits ! 
Car, en octobre 2019, sera reconstitué « en état de fonctionnement » un Espace Pierre Henry au Musée de la musique/Philharmonie de Paris. Quant aux archives papiers – plus de 750 boîtes de documents – et au Fonds iconographique, ils seront conservés au 3 Passage Hennel, dans le 12e arrondissement de Paris (non loin de l’ex Maison de la rue de Toul), un grand local déniché par la Mairie de Paris – maigre lot de consolation offert à la famille par la Ville qui, après le décès du compositeur (5 juillet 2017), avait refusé qu’on transforme sa maison en musée pour y maintenir archives et studio… Durant trois ans, et avec l’aide de la Drac et de la Sacem, y sera établi un catalogue complet de l’œuvre, publié par les Éditions de la Philharmonie. Enfin, les quelque quatorze mille bandes magnétiques analogiques et DAT déjà répertoriées devraient partir prochainement à la BNF, où elles rejoindront celles déjà déposées du vivant du compositeur, pour y être également numérisées et conservées. 
Dans l’immédiat, c’est Nicolas Vérin, compositeur et ancien assistant du compositeur, qui reprend au Théâtre de l’Athénée l’une des partitions majeures du plus populaire des maîtres de l’électro, l’Apocalypse de Jean – créée un demi siècle plus tôt à l’occasion d’un concert fleuve de vingt-six heures sans interruption  !), lors des Journées de musique contemporaines de Paris, qui se déroulèrent du 25 au 31 octobre 1968 au Théâtre de la Musique de Paris, avec des œuvres de Varèse, Xenakis et Berio. Deux semaines plus tard, Thierry Balasse, autre fidèle de Pierre Henry, retrouvera la scène de cet ex Théâtre de la Musique rebaptisé entre-temps Gaité lyrique (…) pour cinq œuvres cultes, dont Le voile d’Orphée (1953), Le Voyage (1962) et Variations pour une porte et un soupir (1963). Roll Over Pierre Henry…      
Franck Mallet
 
• Paris, Théâtre Athénée Louis Jouvet, L’Apocalypse de Jean, 15 octobre, 20h
• Paris, Gaité lyrique, Le Voile d’Orphée, Variation pour une porte et un soupir, La noire à soixante, Fragments pour Artaud et Le Voyage, 31 octobre, 20h
(Photo © DR)
 
lundi 11 décembre 2017 à 19h58
Un grand portrait en couleur de Pierre Henry à l’entrée du Studio 104, visage radieux, sourire aux lèvres : une image et un hommage complices de Radio France à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire du compositeur.
Un week-end qu’il avait orchestré avec Bruno Berenguer (Direction de la Musique) et auquel il aurait bien sûr assisté, si la mort ne l’avait rattrapé, le 5 juillet 2017. Premier concert étrange, étonnant même, par la Compagnie Inouïe Thierry Balasse, autour de la « recréation sur instruments pour électronique et orchestre pop » de Messe pour le temps présent. Tube planétaire et inoxydable, à la suite des remixes sauvages de ses jerks à l’orée du XXIème siècle et de sons « plus actuels » ajoutés ensuite par l’auteur, la Messe renaît dans une instrumentation revisitée par Balasse et « son » groupe pop, avec guitares et claviers électriques, pianos préparés, flûte et batterie. L’ineffable parfum soixante-dix de la fusion jazz-rock (ça balance !) associé aux effets larsens et autres balbutiements des premiers instruments de la musique concrète du Studio d’Essai fondé par Schaeffer – certains recopiés à l’identique – atteint un baroque paroxystique que n’aurait pas renié Dali… Ni Pierre Henry lui-même, le maître absolu du montage et des rapprochements les plus hautement surréalistes, qui avait approuvé cette version discutée avec Thierry Balasse, à l’imagination si prompte. Devant le succès de cet hommage hors du commun, ce dernier revenait sur la scène du 104 pour expliquer la genèse et les instruments de cette Messe pop. 
Le lendemain, la reprise par Le Balcon de la version de 2017 tout aussi décoiffante de Dracula, pour dix-huit musiciens et électronique, montrait de nouveau combien l’œuvre de Pierre Henry lui survit. La charge expressive de Dracula –  le cinéma horrifique britannique de la Hammer combiné avec la « monstruosité » orchestrale du génial Wagner – dopée par le souffle de cuivres chauffés à blanc et le rythme souterrain et proliférant du violoncelle tricoté dans les cordes du piano, impose, plus encore qu’à sa création, à l'Athénée (voir ici ), la dynamique implacable d’un des opus les plus intensément lyriques du compositeur. Une course échevelée pleine de bruits et de fureur, une Apocalypse à la puissance 4 fomentée par Fafner, dragon réveillé de son sommeil et extirpé de la caverne wagnérienne, dirigée avec une précision diabolique par le talentueux Maxime Pascal – lui aussi adoubé par le compositeur pour cette version revisitée. 
Henry, présent et éternel avec le troisième concert à l’orée de la nuit, où il s’agissait de découvrir en création mondiale Dimanches noirs, pour piano « traditionnel » (!), par Cécile Maisonhaute – qui avait pu peaufiner son interprétation à son contact. Un inédit de 1945, époque où le percussionniste, pianiste et compositeur suivait les cours de Messiaen. Une partition foisonnante, avec des arêtes saillantes et des blocs qui s’entrechoquent comme un tableau cubiste. Manière pour le compositeur d’annoncer l’avenir de sa musique, libre, indépendante et résolument tournée vers les arts plastiques. En conclusion, Thierry Balasse revenait à la console de diffusion pour La Note seule, seconde création : une musique à la fois effervescente et plongée dans des abysses, où tinte une horloge qui bat la chamade comme un cœur déréglé pour finir « dans une harmonie de pauvreté » (Henry). Troisième création et commande de Radio France, Grand tremblement se veut, avec sa courbe nerveuse et resserrée, un inventaire des « pulsions rythmiques » et des « aventures avec un piano ». Galop, chant agité, trépidation, course imaginaire : Henry résume son alphabet « précaire et fugitif », mais l'inscrit en majesté dans un espace à l’acoustique superlative. Qui, mieux que lui, sait nous faire écouter l’inouï ?              
Franck Mallet
 
 
Les concerts des 8 (« Concert pour le temps présent » par la Compagnie Inouïe Thierry Balasse, 21h) et 9 (« Concert anniversaire – 3 créations », 20h) décembre en réécoute sur www.francemusique.fr et www.radiofrance-podcast.net 
 
Les concerts des samedi 9 (18h) et dimanche 10 (11h30) Dracula par Le Balcon, ainsi que celui du dimanche 10 (16h) décembre « Hommage de l’Ina GRM à Pierre Henry » - œuvres de Pierre Schaeffer, Henry & Schaeffer, François Bayle, Iannis Xenakis, Luc Ferrari et François-Bernard Mâche, seront diffusés à une date ultérieure.
 
Coffret anniversaire (12 CD) Pierre Henry Polyphonies « 29 œuvres dont 9 inédites » présentées par le compositeur - Radio France Éditions / Decca (Universal).
 
jeudi 13 octobre 2016 à 13h51

Exposition à la Philharmonie de Paris : Ludwig Van, le mythe Beethoven. Dès le titre, allusion à Orange mécanique, à Léo Ferré (mais oui), à Mauricio Kagel, ainsi qu’aux divers produits dérivés du compositeur (involontaire) de l’Hymne européen. Mise en exergue aussi du symbole à tout faire qu’est devenu Beethoven deux siècles et demi plus tard. « Et si l’immortel Beethoven courait un danger de mort, s’il était à l’agonie à force d’être sans cesse ressuscité ?  » s’inquiétait Pierre Boulez. Une idée qui sous-tend le travail titanesque de Colin Lemoine et Marie-Pauline Martin, les commissaires de l’exposition : « Dans deux siècles, Beethoven sera-t-il toujours la figure de proue de notre modernité ? » En attendant, ils épuisent – autant que faire se peut – le sujet. « Omniprésence d’une icône » (salle 1, ballet d’écrans, d’Abel Gance aux Deschiens), « Du trépas à l’immortalité » (salle 2, naissance du mythe), « Le cinéma à l’écoute » (salle 4, musique et images, biopics mis à part) installent le propos, « Têtes tragiques et mondes intérieurs » (salle 5), « Destinées politiques » (salle 6, où l’on fait le rapport entre le « V » de la victoire et les premières mesures de la 5ème Symphonie), « Monuments : Le Corps immortel de Beethoven » (salle 7, kitch et sublime réunis) le creusent : documents (lettres, masque mortuaire), reliques (le cornet acoustique), bustes (Bourdelle bien-sûr), mais aussi films, vidéos, publicités, etc. Analyse du phénomène donc, loin de l’hagiographie, plus loin encore, au-delà de l’originalité du pari et de la richesse du parcours (250 pièces visuelles et sonores exposées), du jeu de déconstruction post-moderne : « Atomisé, démembré et dépossédé du Beethoven historique, Ludwig Van n’en reste pas moins un matériau puissant » (salle 8, « Réinvestir Beethoven »). Et la musique dans tout cela ? Omniprésente bien sûr, mais elle aussi mise en perspective : expérience sensorielle avec la Symphonie « Pastorale », diffusion en fin de parcours de la 10ème Symphonie de Beethoven ... de Pierre Henry, le clou étant un dispositif d’écoute par conduction osseuse dû à Samuel Aden, permettant – oreilles bouchées – d’entendre (si l’on peut dire) ce que le compositeur entendait (idem) intérieurement. Concerts, colloques et projection accompagnent l’événement à la Philharmonie et à la Cité de la musique, et même un livret-jeu plutôt malin destiné aux beethovéniens d’après-demain.

François Lafon

Philharmonie de Paris, du 14 octobre au 29 janvier Photo © DR

Sourire léger, regard franc, la tête sous une perruque et dans la main droite une partition : le visage de Bach est devenu familier grâce aux reproductions de ce portrait, le seul réalisé du vivant du compositeur. Oeuvre d’Elias Gottlob Haussmann, le tableau a connu bien des péripéties : reçu en héritage par le cadet des fils Bach, Carl Philip Emmanuel, puis vendu aux enchères au début du XIX siècle, pendant la Deuxième guerre mondiale, il fait un petit détour en Angleterre où son propriétaire le dépose chez les Gardiner pour le protéger des nazis : le petit John Eliot a grandi sous ce regard. Le tableau sera finalement racheté par William H. Scheide et pendant plus de cinquante ans, il trônera dans son salon. Ce n’était pas simplement un objet décoratif mais la pièce centrale de l’immense collection de ce philanthrope et musicologue américain, spécialiste du Cantor et qui, avant sa mort en novembre 2014, avait voulu que le portrait soit légué à l’Archive Bach de Leipzig. C’est chose faite depuis le 29 avril quand la ville allemande en a pris officiellement possession (pour être précis, il s’agit de la deuxième version du tableau, mais la première, déjà à Leipzig, est trop abîmée). Présenté au public le 12 juin prochain (par John Eliot Gardiner himself), il sera exposé ensuite de manière permanente au sein de la collection de l’Archive. Jean-Sébastien, enfin chez lui en paix, en aurait peut-être souri d’ironie : Leipzig n’a pas été précisément un havre de paix pour le compositeur, victime d’une administration municipale tatillonne et pingre qui se rachète bien aujourd’hui en rendant hommage à son icône.

Pablo Galonce

Photo: © Bach Archiv Leipzig
   

mercredi 18 mars 2015 à 10h29

« Ici habita Henri Dutilleux, compositeur de musique contemporaine, Gand Prix de Rome ». Ainsi était libellée la plaque censurée par la marie du IVème arrondissement de Paris où résidait le compositeur, sous prétexte qu'il a collaboré pendant la guerre à un film de propagande vichyste. Réaction sur Twitter de Christophe Girard, maire du IVème et ex-Monsieur Culture à la mairie de Paris : « Je ne fais que suivre les recommandations du Comité d'histoire de la Ville. Louis-Ferdinand Céline est un grand écrivain mais... ». Levée de bouclier (justifiée) du monde culturel, rappel de l’absence de la ministre Aurélie Filippetti aux obsèques du musicien en 2013 (elle avait préféré honorer de sa présence celles, plus médiatisées, de Georges Moustaki), pétition en ligne. Double palme de l’inculture : comparer Dutilleux à Céline et le qualifier de « compositeur de musique contemporaine » (c'est à dire dissuasive?). Bertrand Delanoë, ex-maire de Paris, aurait-il supporté qu’on traite son idole Dalida de « chanteuse disco »?

François Lafon

mardi 17 mars 2015 à 09h45

Au musée de la Philharmonie 2, exposition Pierre Boulez (90ème anniversaire et ouverture de la Philharmonie 1, dont il est un des principaux instigateurs). Une rétrospective sur deux étages, aussi exhaustive que possible - rien à voir avec Le Louvre invite Pierre Boulez, en 2008, jeu de miroirs entre « l’inachevé et le fini ». Le pendant austère de l’exposition David Bowie, qui attire les foules à la Philharmonie 1 ? Pas si simple ! Dans sa quête d’une modernité dont notre époque se targue d’être revenue, Boulez a côtoyé musiciens, poètes et plasticiens parmi les plus grands, fréquenté l’Institution sans mettre sa liberté en péril, tenté des expériences avec ou sans lendemains, influencé les politiques dans l’ombre ou dans la lumière, usé de violence et joué de son charme. L’exposition (commissaire : Sarah Barbedette ; metteur en espace : Ludovic Lagarde) raconte cette recherche d’un art en résonance avec les autres arts, assume et se nourrit des richesses et contradictions qui en découlent, sans chercher à tresser systématiquement des lauriers au grand homme, et c’est sans doute-là la clé de sa réussite. Partitions, articles, photos documents filmés et sonores (n’oubliez pas l’audioguide : la voix de Boulez est un monde en soi et sa rhétorique est imparable), mais aussi toiles (Cézanne, Klee, de Staël, Mondrian, Masson, magnifique triptyque de Bacon), manuscrits (dont Boulez lui-même, à l’écriture précise et minuscule, fascinante page « à paperolles » de Proust) jalonnent un parcours articulé autour de cinq œuvres clés (2ème Sonate pour piano, Le Marteau sans maître, Pli selon Pli, Rituel, sur Incises), de la classe de Messiaen au Conservatoire à la Compagnie Renaud-Barrault, du Domaine Musical à l’exil anglo-américain, de Bayreuth à l’Ircam, de la Cité de la Musique à … la Philharmonie. Au beau milieu : un mur de c…ritiques et articles polémiques signés, entre autres, Clarendon (son vieil ennemi du Figaro), Marcel Landowski (idem au Ministère), et même Carmen Tessier, la Commère dont les potins faisaient trembler Paris. En fin de parcours : un espace Répons, le grand-œuvre boulézien, avec diffusion spatialisée et exposition de l’historique machine 4X (analyse et synthèse en temps réel de signaux sonores). Autour de l’exposition : concerts, tables rondes et installations. Somptueux catalogue chez Actes-Sud. La modernité fait toujours rêver.

François Lafon

Espace d’exposition du Musée de la musique, Philharmonie 2, Paris, du 17 mars au 28 juin

dimanche 22 février 2015 à 18h29

Des compositeurs actifs en Finlande au début du XIXème siècle, beaucoup sont d’origine allemande, comme le plus célèbre d’entre eux, Fredrik Pacius (1809-1891). C’est aussi le cas de Konrad Greve (1820-1851). Arrivé dans le pays en 1842, il devient violoniste et chef d’orchestre à Turku, dont il dirige la Société musicale, puis va en 1846 étudier au conservatoire de Leipzig, peut-être avec Mendelssohn. De retour à Turku, il y compose en 1849 son unique quatuor à cordes, en la mineur, que le Quatuor Rantatie - du nom d’une route jouxtant un lac non loin d‘Ainola, la demeure de Sibelius - a eu la bonne idée d’enregistrer (Fuga 9384) : partition attachante, dont on perçoit bien les origines musicales mais respirant un parfum nordique. Le destin d‘Ernst Mielck (1877-1899) est des plus tragiques. Né à Viipuri (Viborg), en Carélie, ce jeune prodige part dès 1891 se former à Berlin, au Conservatoire Stern puis auprès de Max Bruch. Dirigée par Robert Kajanus, sa symphonie en fa mineur opus 4 fait sensation à Helsinki en octobre 1897 : une des raisons pour lesquelles Sibelius, de douze ans son aîné, abordera lui aussi le genre (1899). Mais Mielck meurt en Suisse de tuberculose dans les bras de sa mère en octobre 1899, à la veille de son vingt-deuxième anniversaire. Nul ne sait quelle aurait été son évolution. Il n’aurait sans doute pas supplanté Sibelius ni joué le même rôle, car sa production s’inscrit fortement dans la tradition germanique, sans accents « nationaux » : c’est en Allemagne qu’il connut ses plus grands succès. Témoigne de sa position unique son quatuor en sol mineur opus 1 (1895), que nous révèle les Rantatie sur le même CD. Ses grands ancêtres sont Schubert et Brahms. On y distingue un beau mouvement lent et un finale très original, en forme de variations et d’esprit « danse hongroise ».

Marc Vignal

vendredi 30 janvier 2015 à 17h28

Au Théâtre de l’Athénée, troisième étape du cycle Tchékhov mis en scène par Christian Benedetti et son Studio Théâtre d’Alfortville : Trois Sœurs. Question de rythme, remarquait-on à propos d’Oncle Vania et de La Mouette (voir ici). Question de tempo aussi, et de pulsation, plus sensibles encore dans ce chef-d’œuvre dur, mettant en scène des personnages plus anonymes, plus communs que les deux autres. Question de rythme (temps fort et faibles, intensité, durée) confrontant l’idéal des trois Sœurs (« Moscou! nous serons heureuses ») au renoncement des autres. Mais mené à un tempo de jazz-rock (140 battements de cœur par minute), ce rythme qui pourrait s’y épuiser, voire s’y aplatir, s’exaspère au contraire, d’autant qu’il est brisé par des silences, comme des arrêts sur image, quand un mot, une pensée, un regard grippe la machine. Et pourtant la pièce file droit, mue par une pulsation soutenue, comme un train roulant vers l’abîme. Pas étonnant que pour trouver le rythme et le tempo de son opéra Trois Sœurs (1998), le compositeur Peter Eötvös n’ait eu de cesse de déconstruire ce fabuleux édifice théâtro-musical, si souvent noyé dans ce qu’on appelle la « petite musique de Tchékhov » (et la lenteur qui va avec), mais qui, ici, est si évident.

François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 14 février. Tournée jusqu’en avril, en diptyque ou triptyque avec Oncle Vania et La Mouette Photo © Roxane Kasperski

dimanche 15 juin 2014 à 00h40

Dans le double cadre du cycle Visions du monde (Cité de la Musique ) et du festival Manifeste (Ircam) consacré cette année à la transgression, Marcus Creed dirige Registre des lumières pour chœur, ensemble et électronique de Raphaël Cendo. Un triptyque convoquant Ovide et Héraclite pour raconter l’histoire du monde, rien moins : fond diffus cosmologique pour  "Le Temps des Origines", Eden imaginaire pour "Le Temps des premiers hommes", pouvoirs et contre-pouvoirs pour "Le Temps des civilisations". Elève de Brian Ferneyhough, Fausto Romitelli et Philippe Manoury, le compositeur manie le triple outil orchestral, choral et technologique avec une incroyable virtuosité, relayée par les non moins virtuoses MusikFabrik et SWR Vokalensemble Stuttgart. Constantes des trois volets : éviter la musique imitative, atteindre une certaine transcendance, embrasser le monde dans un grand geste sacré. Tout cela dans un combat forcément sans vainqueur entre le réel (entendu comme un foisonnement ininterrompu) et l’idéal, dont le chœur est le véhicule. Pour préparer l’oreille : Lux Aeterna, pour chœur à seize voix de György Ligeti et Por qué ?/Warum ? de Hans Zender pour chœur mixte à cappella. Souvenir du Ligeti accompagnant le voyage « au-delà des étoiles » dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Neuf minutes pour accomplir, en tout ascétisme, la traversée des apparences dont, depuis toujours, rêvent les musiciens.

François Lafon

Cité de la musique, Paris, 14 juin. Manifeste 2014, jusqu’au 10 juillet. www.ircam.fr Photo © DR

mardi 18 février 2014 à 16h49

2014, année Jean-Philippe Rameau. Parmi les grands compositeurs français, celui qu’on admire de loin, comme un palais de marbre froid. Avec le site Rameau 250ème anniversaire, le Centre de Musique Baroque de Versailles réchauffe le marbre : vie et œuvres, lieux et portraits, concerts et spectacles, expositions et colloques, disques et partitions, dossiers pédagogiques et sources numérisées, mais aussi Rameau sur scène, Rameau dans les écrits de l’époque, Rameau et la danse, Rameau et ses chanteurs, Rameau et ses librettistes, Rameau et ses confrères. Gros plans sur le Concert spirituel et les Concerts de la reine, sur les lieux de bal et les lieux de spectacles à Versailles, sur la Musique de la Chapelle et les Vingt-quatre Violons du roi, sur la Foire Saint-Laurent et la Foire Saint-Germain. Un kaléidoscope géant, un labyrinthe où l’on se donne l’illusion de se perdre, une nature recomposée plus vraie que la vraie, bref, un opéra baroque, une comédie et une tragédie lyrique, une pastorale tout à la fois. Presque une métaphore des délices à tiroirs des Indes galantes et d’Hippolyte et Aricie.

François Lafon

www.rameau2014.fr (image extraite du site)

lundi 23 décembre 2013 à 14h01

Dans le numéro de Noël du British Medical Journal, trois chercheurs allemands analysent l’influence des migraines dont souffrait Wagner sur sa dramaturgie musicale. Sujet d’étude : le premier acte de Siegfried, entrepris en septembre 1856, « une de mes pires périodes de souffrance » selon le compositeur. Le rideau se lève sur une sourde pulsation allant crescendo, à la suite de quoi Mime frappe une enclume en s’écriant : « Zwangvolle Plage » (approximativement : Souffrance contrainte). Plus loin, à la scène 3, une ligne mélodique « scintillante » est parcourue par un motif sous-jacent en zigzag, tandis que Mime invective la « maudite lumière » (A noter que c’est le vilain Nibelungen que Wagner prend comme porte-parole, et non Siegfried le héros). Plus technique : les violons et les altos produisent le scintillement en question selon une fréquence (16 Hz) proche de celle des auras (perturbations visuelles) provoquées par la migraine (17,8 Hz). « Une précieuse indication sur la vitesse d’exécution voulue par le compositeur », commentent les chercheurs. De là à conclure qu’il faut être sujet au mal de tête pour diriger correctement La Tétralogie… Norman Lebrecht, dans son blog Slipped Disc, reste dubitatif et rappelle que Beethoven, Schumann, Mahler et Jimi Hendrix ont souffert du même mal. Reste donc à analyser dans la même optique les martellements introductifs de la Sonate « Hammerklavier « (Beethoven – 1819) et les fusées psychédéliques d’Electric Ladyland (Hendrix – 1968). Plus argumenté en tout cas que la thèse donnant Tristan et Isolde comme la description clinique d’un orgasme de quatre heures d’horloge.

François Lafon

Photo © DR

Cinquantenaire de la mort de Francis Poulenc à l’Opéra Bastille : colloque au Studio (15-16 novembre) et concert « Autour de Poulenc » à l’Amphithéâtre par l’Atelier Lyrique de l’Opéra (le 15). Programme consistant, mêlant grands cycles (Le Bal Masqué ; Fiançailles pour rire ; Le Bestiaire) et mélodies peu (Bleuet) ou très (Les Chemins de l’amour) connues, convoquant Ronsard et Eluard, Racine et Max Jacob, Malherbe et Apollinaire. De la haute voltige vocale et surtout stylistique pour les membres de l’Atelier, francophones ou non, solidement préparés par Jeff Cohen et soutenus par le violoniste Richard Schmoucler à la tête d’un ensemble instrumental à géométrie variable. Autour de Poulenc, deux de ses amis, l’Américain Samuel Barber et le Français Louis Durey. Pas de surprise avec le premier (Dover Beach, par le très fin baryton Tiago Matos), grand choc avec le second, dont le cycle Images à Crusoé (Robinson revenu dans les villes, sur un poème de Saint John Perse), ferait presque passer pour futiles les virtuosités poulenciennes. Comme une revanche - brillamment défendue par la soprano Elodie Hache vêtue façon famille Adams - du plus oublié des membres du Groupe des Six sur le plus illustre d’entre eux.

François Lafon

Photo : Elodie Hache

Printemps pluvieux et clivages en série, du mariage pour tous à une conférence au Collège de France intitulée « L’Atonalisme et après ? », où le pianiste et compositeur Jérôme Ducros part en guerre contre la dictature des héritiers de Schoenberg, lesquels (air connu) se seraient coupés du public en cultivant une musique bafouant la nature, c'est-à-dire la tonalité. Réactions en chaîne, de Pascal Dusapin (ex- occupant de la chaire de Création artistique du Collège de France) à Philippe Manoury, porte-parole implicite de son maître Pierre Boulez. Nombreux papiers dans la presse prenant rarement le parti de Ducros, le dernier en date, signé Christian Merlin dans Le Figaro, se terminant ainsi : « On a le droit de faire comme si Boulez, Berio, Stockhausen, Xenakis ou Ligeti n'avaient pas existé. On a aussi le droit de considérer cette attitude comme un recul, révélateur d'une époque bien frileuse. » Autre approche de la part du compositeur Denis Levaillant, qui sur Facebook renvoie dos à dos les belligérants : « Le XXème siècle n’a pas été dominé par l’atonalisme mais bien par les courants entre-deux, qui ont inventé une rythmique et un son particuliers, qu'il est aujourd'hui judicieux, il me semble, de continuer. Ligeti souvent en fait partie, mais oui. Et aussi Dutilleux. Et Pärt. (…) La véritable révolution date des années 70 aux Etats Unis, et aujourd'hui Adams domine le marché mondial. » La chute est rude, mais pour une fois que le « ni-ni » ne relève pas de la politique de l’autruche...

François Lafon

Disparition, à quatre-vingt-cinq ans, du compositeur et pianiste Jean-Michel Damase. Parce qu’il était mondain et parisien (bien que né à Bordeaux), parce que sa musique relevait d’une tradition française davantage tournée vers Fauré et Poulenc que vers Messiaen et Boulez, il était considéré comme un artiste agréable à défaut d’être mémorable. Les nécrologies mettent en avant sa musique de chambre - sous-évaluée - et son œuvre lyrique, inspirée de Jean Anouilh (Colombe, Eurydice), Louise de Vilmorin (Madame de…) ou Henry James (L’Héritière, d’après Washington Square). Elles oublient le « feuilleton musical » Eugène le mystérieux, sur un livret de Marcel Achard (autre agréable plutôt que mémorable), créée au Châtelet en 1964 et mettant en scène le romancier populaire Eugène Sue. Musicalement trop raffiné (en pleine période Francis Lopez), sans vedette à l’affiche, l’ouvrage fit un flop. Mené par la fraîche Jacqueline Boyer (fille de Lucienne), ce petit ensemble intitulé « La Bonne éducation » donne envie de reconsidérer la question.

François Lafon

jeudi 18 avril 2013 à 11h44

A trente ans, Caroline Shaw, chanteuse, violoniste, compositeur et diplômée de l’Université de Princeton (New Jersey), vient de remporter le prix Pulitzer (10 000 dollars) section musique pour sa Partita for 8 voices, « un simple morceau né d'un amour de la surface et de la structure, de la voix humaine, de la danse et des ligaments fatigués, de la musique, et de notre désir fondamental d'établir une ligne d'un point à un autre ». En quatre parties (Allemande, Sarabande, Courante, Passacaille), enregistrée en octobre 2012 avec l’octuor vocal Roomfull of Teeth (New Amsterdam Records), l’œuvre se veut à cheval entre la musicke (sic) ancienne et la musique (re-sic) moderne, et est née de la contemplation de Wall Drawing 305, une installation de Sol LeWitt's au Massachusetts Museum of Contemporary Art. « Une oeuvre a cappella hautement raffinée et inventive fondée sur le mot, le chuchotement, le soupir, le murmure, la mélodie sans paroles et de nouveaux effets vocaux », commente le jury Pulitzer, lequel a par le passé couronné le Double Sextett de Steve Reich (2009) aussi bien que l’opéra crossover de Zhou Long Mme White Snake (2011). Reste à savoir où, dans Partita for 8 voices, il a entendu de « nouveaux effets vocaux ».

François Lafon

jeudi 28 mars 2013 à 12h15

Dans la série des interviews historiques rééditées par le magazine britannique Gramophone à l’occasion de son 90ème anniversaire : Pierre Boulez (1967). Le maestro parle de la direction d’orchestre comme d’un hobby, « une occasion d’entendre nombre d’œuvres comme je voulais les entendre », réfute l’idée d’ « approche objective » de la musique qu’on lui reprochait à l’époque, rappelant que les partitions ne sont pas des « objets passifs », et qu’elles doivent être interprétées dans l’ « esprit du temps » - entendez le temps présent, pas la reconstitution hasardeuse du temps passé qu’il ne cessera de reprocher aux baroqueux. Il invoque une « lacune dans l’éducation musicale » pour expliquer la difficulté du grand public à apprécier ses propres œuvres, préfère aux « concerts musées » des « concerts galeries » où l’on joue de la musique actuelle et n’hésite pas à se comparer à Cézanne en affirmant que « s’il pouvait expliquer ce qu’il veut dire dans sa musique, il n’y aurait plus de musique », de même que ce sont le mystère et la subtilité et non la description d’un paysage qui sont intéressants dans les toiles représentant la Montagne Sainte Victoire. Il regrette que Wieland Wagner soit mort avant d’avoir pu monter avec lui Pelléas et Mélisande car celui-ci « se serait injecté dans la musique française comme je l’ai fait moi-même dans celle de son grand-père », et confie qu’il rêve de diriger La Tétralogie, Lulu et Don Giovanni, vœu qu’il réalisera aux deux tiers. Rien dans tout cela - anathèmes oubliés, grands principes plus tard contournés - que les anti-boulézien aiment à pointer dans ses nombreux propos et écrits. Deux points intéressants quand même : il n’a pas à l’époque l’intention de composer un opéra, si ce n’est peut-être « une œuvre utilisant la scène » (une idée récurrente pourtant, qu’il finira par abandonner, tous ses librettistes mourant avant d’avoir fait le travail), et ne pense pas que les dispositifs électroniques « soient faits pour produire des sons musicaux », tout en prédisant « qu’il y a là une partie du futur ». Cela dix ans avant que l’Ircam n'ouvre ses portes.

François Lafon

Photo © DR

vendredi 23 mars 2012 à 09h38

Si vous subissez une transplantation cardiaque, écoutez de la musique. Mais pas n’importe laquelle. Une étude menée à l’hôpital de l’université Juntendo, à Tokyo, indique que les risques de rejet sont beaucoup moins forts si, pendant la semaine qui suit l’opération, vous écoutez La Traviata ou un concerto de Mozart plutôt que la chanteuse irlandaise Enya. L’expérience a été tentée avec des sujets atteints de surdité : les vibrations mozartiennes et verdiennes ont, là aussi, fait leur effet, entraînant une concentration plus faible d'interleukine-2 et d'interféron gamma - qui favorisent l'inflammation - et des niveaux plus élevés de substances atténuant l'inflammation, telles les interleukines 4 et 10. Selon le New Scientist, le professeur de psychologie John Sloboda, de l’université de Keele (Angleterre) est sceptique : « Je pense qu'il est dangereux de tirer des conclusions d’une exposition à un opéra ou un concerto donnés. Le résultat peut être totalement spécifique à la pièce en question, ou même à l'enregistrement choisi, diffusé à un volume spécifique. Nous ne pouvons pas savoir ce qui a entrainé un éventuel effet immunosupresseur ». Une bonne réponse à ceux qui affirment encore que seule l’œuvre compte, et que l’interprétation est accessoire. Dernière précision : c’est sur des souris que cette expérience a été menée. Son instigateur Masateru Uchiyama a bon espoir de confirmer ses conclusions en la renouvelant sur des sujets humains.

François Lafon

samedi 25 février 2012 à 12h09

Une mèche de cheveux de Beethoven miraculeusement conservée par un survivant d’Auschwitz (sic), un échantillon ADN extrait de ladite mèche vendue aux enchères en 2009, une musique extraite par le compositeur écossais Stuart Mitchell des vingt-deux acides aminés contenus dans cet ADN (une note par acide), et voilà une pièce pour piano et alto intitulée The Last Song of Ludwig. Plus fort que les œuvres de Schumann, Liszt, Rimski-Korsakov, Reger, Poulenc et Arvo Pärt sur le nom de B.A.C.H (si bémol, la, do, si dièse), mieux encore que les ombres de Schubert et Mendelssohn dictant à Schumann en plein délire les œuvres qu’ils n’avaient pas eu le temps de composer. The Last Song of Beethoven a été enregistré. Début assez beethovénien, mais milieu rachamaninovien et final façon Concerto de Varsovie (Richard Addinsell). Ludwig doit s’arracher les cheveux.

François Lafon

lundi 20 février 2012 à 12h21

Entre Schumann-Liszt (2011) et Verdi-Wagner (2013), Debussy, né il y a cent cinquante ans, est "l’anniversarisé" 2012. Dans Le Gaulois, le lendemain de sa mort (25 mars 1918) : « Debussy aurait pu être populaire, il a préféré rester un artiste. La postérité ne peut pas l’oublier. » Lui-même, interviewé par Henri Malherbe en 1911: « Il faut s’efforcer d’être un grand artiste pour soi-même et non pour les autres. » Lui-même encore dans la revue Musica, en janvier 1908 : « La réalisation scénique d’une œuvre d’art, si belle soit-elle, est presque toujours contradictoire au rêve intérieur. » Bonnes intuitions : la postérité ne l’a pas oublié, mais il reste le musicien des happy-few. Ouverture des festivités avec le petit livre bien fait d’Ariane Charton, dans l’excellente et économique collection Folio Biographies. Enfance dans la gêne, goûts de luxe, problèmes financiers récurrents, propension à « taper » ses amis, difficulté à terminer les œuvres de commande, idéalisation de la femme, muflerie avec les femmes, besoin d’amitié, comportement d’ours mal léché, envie d’être admiré, refus de qui l’admire, dépression permanente. Un drôle de bonhomme, qu’on aurait voulu connaître, mais de loin. Tout au long de l’année, concerts, colloques, publications, exposition à l'Orangerie, mise en spectacle, à l’Opéra de Paris, de deux ouvrages abandonnés : La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans le beffroi, d’après Edgard Poe. Blague des années 1950 : « Je voudrais La Mer. » « Charles Trenet ou Debussy ? » « Celui qui chante le mieux. » Tout est dit.

François Lafon

Ariane Charton : Debussy. Gallimard - Folio Biographies, 7,70 €

mardi 7 février 2012 à 00h11

Pour un soir aux Bouffes du Nord : Volte/Face, le Printemps des Arts de Monte-Carlo à Paris. C’est un condensé, ou plutôt la quintessence du festival annuel. Un autoportrait aussi du directeur, le compositeur Marc Monnet. Enchaînement des séquences : performance-manif de Charles Pennequin (poète, dessinateur, auteur de Je crache et de La Fin des poux) dans ses œuvres, secondé de Julie Durand (actrice); Embellie de Xenakis (1981) et Volte-face d’Aperghis (1998) par l’altiste Geneviève Strosser ; Judith à la cour d’Holopherne de Marko Marulic (1450-1524) par l’Ensemble Dialogos (en vieux croate); Préludes et Mazurkas d’Anatoli Liadov (1855-1914) par la pianiste Anastasya Terenkova. Retour de Charles Pennequin et de Julie Durand dans un dialogue délirant à deux voix superposées. Un fourre-tout très pensé : ne vous attendez à rien, c’est autre chose qui va arriver. Il souffle sur tout cela, en tout cas, un vent de liberté potache et cultivée qu’on croyait reléguée au rayon des souvenirs.

François Lafon

Printemps des Arts de Monte-Carlo, du 16 mars 8 avril. www.printempsdesarts.com (Photo : Judith par Dialogos)

dimanche 11 décembre 2011 à 12h28

Deux images. La première, vue à la télé : un orchestre symphonique joue Doll-Dagga Buzz-Buzz Ziggety-Zag du rocker metal Marilyn Manson. Commentaire : « Changez d’époque : Citroën DS 5, hybride et diesel ». Le son colle à l’image, le chef, qui ressemble à Klaus Tennstedt, a une gestique de pro. La seconde, dans un salon feutré de l’hôtel Plaza-Athénée, le 7 décembre. Henri Dutilleux reçoit le Marie-José Kraviz Prize for New Musik, décerné par l’Orchestre Philharmonique de New York en la personne d’Alan Gilbert, son directeur musical. Le compositeur, âgé de quatre-vingt-quinze ans, improvise un discours de remerciement. Il s’excuse de devoir se présenter en chaise roulante et rappelle à quel point l’Amérique, et particulièrement le NYPO, lui ont été fidèles. Montant du prix : 200 000 $. Peter Eötvös, co-lauréat, composera pour l’orchestre une pièce en l’honneur d’Henri Dutilleux. Sur Facebook, les organisateurs d’Orchestres en fête se demandent si la pub pour la DS 5 donne une image positive ou négative de la musique classique. Commerce (Citroën) d’un côté, mécénat (l’économiste et philanthrope Marie-Josée Kraviz) de l’autre. Continuité (l’orchestre) et rupture (le rock metal) d’un côté, rupture (la musique contemporaine) et continuité (Dutilleux, élève d’Henri Büsser et Philippe Gaubert) de l’autre. Questions de point de vue.

François Lafon

Création française, au théâtre des Variétés, de Collaboration de Ronald Harwood. La pièce, qui met en scène Richard Strauss et Stefan Zweig travaillant à l’opéra La Femme silencieuse, est le deuxième volet d’un diptyque dont Taking Sides (le procès en dénazification de Wilhelm Furtwängler) est le premier. Strauss, Allemand illustre mais dont la belle fille était juive, a collaboré, Zweig, qui était juif lui-même, a dû fuir, et La Femme silencieuse a disparu de l’affiche au bout de trois représentations. Harwood - à qui l’on doit le scénario du Pianiste de Roman Polanski ainsi que la pièce L’Habilleur (une troupe modeste joue Shakespeare pendant le Blitz) - actionne son ressort dramatique habituel : quel parti prendre quand la barbarie est là ? L’Angleterre raffole de ces pièces à thèse, très vieux théâtre, et dispose d’acteurs qui les jouent avec un naturel confondant. Ici, le procédé paraît plus artificiel encore, et les meilleurs comédiens se retrouvent en porte-à-faux. Comme Michel Bouquet dans Taking Sides, Michel Aumont et Didier Sandre hésitent entre premier degré et représentation distanciée des icônes que sont Strauss et Zweig. C’est encore à la lecture que la pièce se prête le mieux. Elle est justement parue, accompagnée d’un intéressant dossier dramaturgique, dans l’excellente revue qu’est l’Avant-Scène Théâtre.

François Lafon

Collaboration, de Ronald Harwood. Théâtre des Variétés, Paris. Texte paru dans L’Avant-Scène Théâtre n° 1306. 12€.

dimanche 11 septembre 2011 à 00h14

Trois créations musicales aux Etats-Unis pour les dix ans du 11 septembre : un cycle de mélodies (Pieces of 9/11) de Jake Heggie à Houston, un opéra (Heart of a soldier) de Christopher Theofanidis à San Francisco et une pièce pour mezzo-soprano et orchestre (One Sweet Morning) de John Corigliano à New York. Trois compositeurs locaux, dont le moins inconnu de ce côté-ci de l’Atlantique, Corigliano, ne compte pas pour autant dans le Top Ten des gloires internationales. Les gloires ont réagi plus vite : John Adams (On the Transmigration of Souls – 2002), Ned Rorem (Aftermath - idem). Il y a eu aussi un quatuor à cordes de Joan Tower (In Memory – 2002), une pièce pour piano de David Del Tredici (Missing Towers - 2004), et nombre de pièces intitulées Un Hymne pour les disparus et les vivants (Eric Ewazen), Thrène pour les victimes du 11 septembre (Hulme Lance) ou Réflexions sur le 11 septembre (Karen Walwyn). Last but not least, Steve Reich a composé pour le Kronos Quartett un WTC – 9/11 mêlant aux instruments les voix des aiguilleurs du ciel et des pompiers de New York, ainsi que celles de ses ex-voisins (il habitait à l’époque tout près des tours jumelles). Beau succès lors de la création, en mars dernier. Le disque, prévu pour l’anniversaire, ne paraîtra que dans quinze jours. Il a fallu changer la pochette, qui montrait, en sépia sur fond de papier kraft, la première tour en feu et l’avion fonçant sur la seconde. Un nuage noir découvrant un coin de ciel bleu a remplacé cette choquante évocation. Comme d’habitude, les sons s’envolent, l’image dérange.

François Lafon

Le Monde s’en inquiète, relayé par le gratuit Direct Matin : le carillon de Saint-Germain l’Auxerrois pose problème. C’est d’autant plus ennuyeux qu’il s’agit du seul carillon parisien. Sa sonorité est frêle (il joue tous les quarts d’heure), mais sa machinerie énorme : trente-huit cloches - de dix kilos à trois tonnes - pour un beffroi de trente-huit mètres construit en 1860, plus deux ajoutées récemment. Comme son clavier à coups de poing (que l’on active du tranchant de la main, façon Dany Boon dans Les Ch’tis) ne marchait pas bien, on l’a remplacé en 1960 par un clavier électrique. Mais Renaud Gagneux, titulaire du poste de carillonneur depuis 1970, n’en peut plus : temps de réponse trop long, impossibilité de nuancer. Le petit concert qu’il donne tous les mercredis de 13h30 à 14h tourne au cauchemar. Cet élève d’Olivier Messiaen et Henri Dutilleux (composition) et d’Alfred Cortot et Vlado Perlemuter (piano), auteur de plusieurs livres sur l’histoire de Paris, veut en revenir au clavier à coups de poing et porter le nombre de cloches à quarante-huit pour atteindre les cinq octaves. Comme cela coûterait de 300 000 à 500 000 euros et que la mairie du 1er arrondissement n’a pas les moyens, une association, « Un carillon à Paris », a été créée, qui organise des concerts. Le dernier, par l’Ensemble de vents Agami Piccolo, a eu lieu dimanche 10 avril dans le 15ème arrondissement, à l’église Sainte-Rita, patronne des causes désespérées.

François Lafon

samedi 12 mars 2011 à 00h09

« Le piano de Chopin : 80 ans d’imposture à Majorque » titre Le Nouvel Observateur du 9 mars. Et Raphaël de Gubernatis, habituellement critique de danse, d’expliquer que depuis les années 1930, les touristes visitant la Chartreuse de Valldemosa ont été invités à se recueillir devant un instrument qui n’était pas, comme annoncé, le « pauvre piano majorquin » évoqué par George Sand et sur lequel le maître a travaillé à ses Préludes en 1838 et 1839, mais une vulgaire copie construite au moins dix ans plus tard, alors que l’authentique pianino Pleyel commandé à Paris par le compositeur trônait dans une cellule voisine, ouverte plus tard au public et négligée par le guide officiel parce qu’elle n’appartenait pas aux tout puissants tenanciers du musée. Des 2 125 000 euros générés chaque année par les 250 000 billets d’entrée vendus 8,50 euros pièce, les propriétaires du musée touchent 23,75% alors que ceux de la cellule 4 (la vraie !) empochent 11%. La décision de justice interdisant d’exposer le « pauvre piano » et même de prétendre que la cellule qui l’abritait a été habitée par Chopin va-t-elle changer la donne ? En attendant, la presse locale publie avec délices des photos de Franco et de la reine Sophie en extase devant la fausse relique.

François Lafon

lundi 10 janvier 2011 à 12h39

Emily Howell n’a pas très bonne presse, aux Etats-Unis. Les critiques reprochent à ses œuvres de manquer d’âme. Sa maman Emmy n’était pas aimée non plus, elle qui avait pourtant composé cinq mille chorals de Bach en une après-midi. Elle s’en moque, puisque, comme Emmy (alias Experiment in Musical Intelligence), elle est un programme informatique. Sa mémoire couvre une longue période, de Palestrina (1525 – 1594) à David Cope, son concepteur, né en 1941. C’est en séchant sur un opéra, dans les années 1980, que Cope a sauté le pas. Il a découvert que toute musique n’était que plagiat, que les grands compositeurs étaient ceux qui recombinaient le matériel existant de la manière la plus inattendue, que le génie de Bach lui-même consistait à jeter un peu de hasard dans un océan de prévisibilité. « A ceux qui me disent qu’il n’y a pas d’âme dans les œuvres d’Emily Howell, je montre une partition, et leur demande où est l’âme dans toutes ces notes. Ce que nous ressentons en écoutant de la musique, c’est nous qui le produisons. » Il y a quelqu’un qui s’intéresse beaucoup au travail de Cope, c’est Douglas Hofstadter, l’auteur du livre Gödel, Escher, Bach, les brins d’une guirlande éternelle (1979, paru en France en 1985). « Je me suis rendu compte, expliquait Hofstadter à l’époque, que le logicien Gödel, que le plasticien aux constructions impossibles Escher et que Jean-Sébastien Bach n’étaient que des ombres projetées dans différentes directions par une essence centrale. J’ai essayé de reconstruire cet objet central ». Son travail, à l’époque où l’informatique n’était pas encore entrée dans les moeurs, a fait sensation. Le mystère de la création était à portée de main. Trente ans plus tard, la grande énigme n’est toujours pas résolue, et Cope s’en tient à des considérations plus bourgeoises. Il vend des disques : Emmy, Bach by design, Virtual Mozart, Virtual Rachmaninov ont été des succès, le premier d’Emily, Des ténèbres, la lumière, sorti cette année, marche bien.Cope répond, quand on lui demande pourquoi il ne se contente pas de composer sa propre musique, d’être lui-même son propre ordinateur : « Les programmes sont des extensions de ma personnalité. Pourquoi passerais-je six mois à chercher une solution que je peux trouver en une matinée ? On ne creuse plus avec les doigts depuis l’invention de la pelle. Au cours des dix prochaines années, ce que j’appelle la musique algorithmique sera un des piliers de notre vie ». Les apprentis sorciers de l’Ircam ne parlent pas autrement, mais ils utilisent l’informatique à autre chose qu’à produire des « à la manière de… ». Au moins Cope contribue-t-il à lutter contre la crise du disque : en se fondant sur ses recherches, des chercheurs des universités de San Diego et de Sao Paulo analysent les genres et rythmes musicaux pour découvrir quelles musiques nos contemporains sont susceptibles d’aimer, donc d’acheter.

François Lafon

mardi 28 décembre 2010 à 08h57

Une drôle de photo (- montage) fait couler de l’encre en Allemagne. A gauche, sur un canapé, Karl Valentin, le Charlie Chaplin allemand, et une grosse dame en costume traditionnel bavarois, tenant à la main une lanterne. A droite, une jeune femme en robe blanche et coiffée d’une perruque XVIIIème, accompagnée d’un jeune homme déguisé en Mozart. Le jeune homme est Bertolt Brecht, et la jeune femme (figurant Constance ?) sa compagne Paula Banholzer. C’est Gerhard Gross, le fils de cette dernière, qui a envoyé au Süddeutsche Zeitung cette photo inédite, datant probablement de 1919. « C’est photographié théâtre épique », explique Jürgen Hillesheim, le directeur de l’Institut Brecht d’Augsbourg, la ville natale du dramaturge, qui met l’accent sur l’aspect décalé du couple travesti. On peut parler aussi de distanciation : épique (traduire social et politique) et distancié (c'est-à-dire se prêtant à la réflexion plutôt qu’à l’identification) cet alignement de personnages présentés comme des emblèmes dialoguant d’une époque à l’autre, et nous invitant à tirer les leçons de ce rapport dialectique. Le jeune Brecht écrivait de la musique, jouait de la guitare et rêvait de composer un opéra. Son premier recueil de poésies est intitulé Chansons avec guitare de Bertolt Brecht et de ses amis. Il était donc fondé à se faire photographier en Mozart, pour lequel il entretenait une véritable passion. Quant à Karl Valentin, son esprit contestataire lui a valu des désagréments (notamment avec les nazis), mais il était l’idole de la jeunesse de gauche et il a fait partie des maîtres à penser de l’auteur de L’Opéra de quat’sous. En 1919, Brecht avait vingt-et-un ans et n’avait pas encore mis au point ses théories sur le théâtre. Au moins sait-on maintenant qu’avec Karl Valentin pour éclairer sa lanterne (au centre de l’image), le futur collaborateur de Kurt Weill et de Paul Dessau ne risquait pas de prendre pour argent comptant ses affinités avec le divin Amadeus.

François Lafon


Photo : Archives Gross www.sueddeutsches.de

jeudi 9 décembre 2010 à 10h19

Vive Internet (parfois) ! Chaque année, un concours de la BBC Radio 1 désigne le morceau de musique le plus acheté pendant les fêtes.  Longtemps, ce sont les vainqueurs du télé-crochet X Factor qui  ont gagné. Mais voilà qu’en 2009, une campagne sur Internet a grippé la machine à sous, et un groupe de metal américain nommé Rage Against the Machine est passé devant le X Factorien prévu. Plus fort encore cette année : c’est 4’33’’ de John Cage - c'est-à-dire quatre minutes et trente-trois secondes de silence - qui est favori. Une grande opération intitulée Cage against the Machine  a été lancée, un site d’explication a été ouvert, et 73 000 amis se sont déjà déclarés sur Facebook. Comme le règlement du concours stipule que le morceau doit avoir été enregistré dans l’année, un nouvel enregistrement de 4’33’’ a été réalisé par le label Wall of Sound. Combiens d’Anglais regarderont désormais  X Factor en coupant le son ? . 

François Lafon

Page Facebook  "Cage Against the Machine"
http://www.facebook.com/cageagainstthemachine

Fil Twitter 
http://twitter.com/JOHNCAGEXMAS

mercredi 17 novembre 2010 à 11h05

Henryk Gorecki n’en est jamais revenu, le monde musical non plus. En 1977, au festival de musique contemporaine de Royan, Ernest Bour et l’Orchestre de Baden-Baden créent sa 3ème Symphonie, dite « des Chants plaintifs ». Trois mouvements : 1. Lento - 2. Lento - 3. Lento. Le premier est inspiré des Lamentations de la Sainte Croix (XVème siècle), le deuxième est une prière écrite sur le mur de sa cellule par une victime des nazis, le troisième est un chant populaire polonais. Applaudissements polis, succès d’estime. Quinze ans plus tard, paraît chez Nonesuch un enregistrement de ladite symphonie dirigé par David Zinman, un chef respecté mais dépourvu à l’époque de l’aura de patriarche dont il jouit aujourd’hui. En revanche la soprano Dawn Upshaw, qui intervient dans les trois mouvements, est une vedette, connue pour son militantisme en faveur de la musique de son temps. Le phénomène part de Grande-Bretagne : 400 000 exemplaires vendus en quelques mois, entrée au Top 50. Le reste de l’Europe et l’Amérique s’enflamment, les ventes dépassent le million, le « classique » fait un bond dans les statistiques de ventes de disques. En 1994, un enregistrement low cost, dirigé par l’excellent chef polonais Antoni Wit, suivi d’un autre, au prix fort chez Philips, surfent sur la vague. En 2005, Naïve en publie une nouvelle version, dirigée par Alain Altinoglu avec le Sinfonia Varsovia : succès inespéré. On réalise à quel point cette musique à l’harmonie simple et au ton recueilli a ouvert la voie à Arvo Pärt et aux néo-grégoriens. Henryk Gorecki vient de mourir à soixante-seize ans, à Katowice. Le catalogue de ses œuvres est impressionnant. Personne, hormis les spécialistes du genre, ne s’est apparemment demandé s’il avait composé autre chose que cette que cette Symphonie. Selon Wikipedia, « il s’est toujours défendu de vouloir écrire une musique qui réponde aux attentes d’un public quel qu’il soit. » Nous voilà rassurés.

François Lafon

mardi 13 juillet 2010 à 11h01

De quoi est mort Beethoven ? De la syphilis, ou d’une cirrhose du foie, a-t-on longtemps dit. Plus récemment, on a évoqué la maladie de Crohn. « Pas du tout, rétorquent des chercheurs américains, après s’être penchés sur des cheveux et un fragment de boîte crânienne. Beethoven est mort de saturnisme, c'est-à-dire d’une longue intoxication au plomb ». Cela expliquerait mieux encore ses douleurs abdominales, ses troubles digestifs, sa bronchite chronique, sa mauvaise haleine, ses sautes d’humeur et ses défaillances de mémoire. Cet excès de plomb viendrait, entre autres, du vin à bon marché que Ludwig van consommait à outrance, et auquel on ajoutait du plomb pour en atténuer l’amertume. Mais voilà que le Dr. Andrew C. Todd, expert de l’école de médecine Mount Sinai, à New York, conteste cette explication, après avoir analysé les fragments déjà cités, auxquels il a ajouté un autre morceau de crâne,  plus gros. « Beethoven n’a pas davantage été exposé au plomb que n’importe quel humain âgé de cinquante-six ans », affirme-t-il. Le problème, rétorque le Dr. William R. Meredith, professeur à l’Université de San Jose (Californie) et directeur du Ira F. Brilliant Center for Beethoven Studies, c’est que le plus petit fragment de crâne contient quarante-huit microgrammes de plomb par gramme, alors que le plus petit n’en contient que treize ». De son côté le Dr. William Walsh, de l’Argonne National Laboratory, en Illinois, fait remarquer que son collègue le Dr. Todd n’a travaillé que sur les morceaux de crâne, en oubliant les cheveux, mais tombe d’accord avec lui sur le fait que l’exposition au plomb ne daterait que de la fin de la vie de Beethoven. Et pourtant l’irritabilité, la faiblesse musculaire, les migraines et la fatigue récurrente sont les symptômes types de ce genre d’affection. Alors ? Edmund Morris, dans son livre Beethoven, le compositeur universel (Harper Collins – 2005), note que l’année de sa mort, l’auteur de Fidelio avait suivi un traitement à base de jus de fruit, et qu’il préférait bien sûr les jus fermentés. Résultat : diarrhées et alcoolisme prononcé. Bon. D’autres encore évoquent une déficience cardiaque, ou la maladie de peau appelée lupus. Bref, la mort de Beethoven n’est pas moins problématique que celle de Mozart ou de Napoléon. A propos, que font ses restes aux Etats-Unis ? Ils proviennent d’une boite de métal contenant treize fragments humains, sur laquelle est écrit « Beethoven », et qu’un homme d’affaires californien a héritée de son grand-oncle. D’ici qu’on découvre que ce Beethoven-là n’est pas le bon… 

François Lafon

jeudi 29 avril 2010 à 08h48

Benjamin Britten pile et face à l’Opéra Bastille. Dans la grande salle, son opéra Billy Budd ; à l’Amphithéâtre, ses trois Quatuors à cordes, par le Quatuor Diotima. Le procédé, très prisé des programmateurs, est ici baptisé Convergences. Dans le cas de Britten, le mot n’est pas trop fort. A l’opéra, Britten fait feu de tout bois, convoque Purcell et Verdi, Berg et Chostakovitch, et produit un théâtre musical diablement efficace, qui ne ressemble qu’à du Britten. En musique de chambre, il rend hommage à Purcell encore (le premier Orpheus Britannicus. Le deuxième, c’est lui !), à son maître Frank Bridge, et invente une musique « pure » qui, dans ses thèmes et ses atmosphères, contient des opéras entiers. Billy Budd, repris dans la mise en scène spectaculaire de Francesca Zambello, mélange chants populaires et formes sophistiquées pour traiter le thème préféré de Britten, cette fois inspiré de Melville : l’innocence persécutée par le désir des hommes. Dirigée par Jeffrey Tate avec une extraordinaire élégance, la musique paraît directe, simple presque, en tout cas accessible à un public que la « contemporaine » peut effrayer. Le lendemain, en écoutant le 3ème Quatuor superbement joué par les Diotima devant une salle étonnamment jeune, on retrouve Britten un quart de siècle plus tard, à la veille de mourir, jetant des clins d’œil à Mort à Venise, son dernier opéra. Là aussi, Chostakovitch pointe le nez, et voisine cette fois avec Mahler. On embrasse, en écoutant ce testament musical, un paysage d’autant plus vaste que pour nous y préparer, les Diotima ont joué le 3ème Quatuor de Frank Bridge, une pièce terriblement touffue, pleine de références à l’Ecole de Vienne, et dont, au début de sa carrière, Britten a fait son miel. Quand il compose pour l’opéra, Britten, comme le Capitaine Vere dans Billy Budd, n’oublie jamais que « l’amour l’emporte sur l’intelligence ». Ce calculateur était aussi un idéaliste. Cela doit être pour cela qu’il est entré dans le top ten des grands noms du lyrique.

François Lafon


Benjamin Britten : Billy Budd. Avec Kim Begley, Gidon Saks, Lucas Meachem. Jeffrey Tate (direction), Francesca Zambello (mise en scène). Opéra de Paris – Bastille, 29 avril, 3, 8, 10, 13, 15 mai. 

Sur son site Slipped disc, le journaliste anglais Norman Lebrecht donne le top ten « réel » des œuvres contemporaines les plus jouées de par le monde. Aucun Français dans la liste, même pas les gloires internationales que sont Henri Dutilleux et Pierre Boulez. Qu’ils ne se vexent pas : Steve Reich, Wolfgang Rihm, Krzystof Penderecki, Michael Nyman n’y sont pas non plus. The winners are : Karl Jenkins, Joan Tower, Tan Dun, Joby Talbot, Nathaniel Stookey, Howard Goodall, Christopher Rouse, Colin Mathews, Phil Glass et Detlev Glanert. Vous ne les connaissez pas tous ? C’est que les plus joués ne sont pas forcément les plus médiatisés. D’abord, ceux qui composent essentiellement des œuvres pour orchestre ont plus de chances d’être programmés que les autres : une pièce contemporaine, cela fait bon effet dans une saison. Mais ce sont surtout les compagnies de danse qui faussent les statistiques. Qui est ce Joby Talbot, classé quatrième ? Un chouchou de Carolyn Carlson, un habitué du Royal Ballet de Londres. Et Dieu sait si le ballet contemporain est grand consommateur de musique contemporaine ! Significativement, les dix compositeurs éliminés du top ten mais présents dans le top twenty sont beaucoup plus connus. On y trouve George Benjamin, Oliver Knussen, John Adams, John Corigliano, Elliott Carter, Magnus Lindberg et Kaija Saariaho. Toujours pas de Français. Où sont les Pascal Dusapin, Eric Tanguy, Bruno Mantovani, Thierry Escaich, qui tiennent ici le haut du pavé ? Eh bien, en France, justement.

1er mars : date à laquelle Chopin fêtait son anniversaire. Son acte de baptême indique le 22 février. Bref, il y a à peu près deux-cents ans qu'il est né. Demandez autour de vous de quels musiciens on fête cette année le bicentenaire. « Chopin ! », vous répondra-t-on en chœur. Insistez : « Seulement Chopin ? ». Il n'y en aura pas beaucoup pour se taper sur le front : « Ah oui, Schumann ! ». On comprend que ni le quadricentenaire de Dumont et Lambert, ni même le tricentenaire de Pergolèse et Wilhelm Friedmann Bach ne fasse rêver grand-monde. Mais Schumann, le romantique par excellence, le fou sublime, le découvreur de talents, parmi lesquels … Chopin (« Chapeau bas, Messieurs, un, génie ») ? Eh bien oui, c'est comme ça. Chopin et la Pologne martyrisée, Chopin et George Sand, Chopin mourant poitrinaire à trente-neuf ans, cela fait battre les cœurs, comme si l'artiste était toujours vivant, comme si le charme qui faisait chavirer jeunes filles et duchesses agissait encore.

En revanche, Schumann fou d'amour pour la belle Clara, Schumann fou de jalousie envers le jeune Brahms, Schumann fou tout court se jetant dans le Rhin (et se ratant), cela ne passe plus, cela n'a jamais bien passé. Question de musique aussi, et même d'abord. Chopin, c'est profond, mais ça n'en a pas l'air. Schumann, ça ne l'est pas moins, mais ça se voit. La Valse-minute ou la Polonaise en la, un enfant peu les écouter en boucle. Les Scènes d'enfants, en revanche, c'est quand on est adulte qu'on les apprécie. Voilà : Chopin est plein de nos souvenirs d'enfance. Pas Schumann. Alexandre Tharaud a sorti un récital intitulé « Chopin, journal intime ». Vous imaginez « Schumann, journal intime ? » De quoi devenir fou ! L'année prochaine, ce sera le bicentenaire Liszt. Le sujet est vaste, le personnage charmeur, et sa musique, dont on connaît surtout les pièces de virtuosité, n'a pas la réputation d'être «difficile ». On se trompe : Liszt est aussi difficile que Schumann. Il est seulement moins génial. Et puis il est mort vieux, et l'on s'attendrit surtout sur les anges fauchés en plein vol, comme Chopin. Schumann, lui, est mort entre deux âges. Décidément, il a eu tout faux !

Soirées Chopin sur Arte, le 1er mars avec Alexei Volodine, le 7 avec Rafal Blechacz.

jeudi 18 février 2010 à 08h55
Aux Etats-Unis, la chasse aux sorcières ne sera jamais finie. Voilà que dans Sibelius dans l'Ancien et du Nouveau Monde: Aspects de sa musique, son interprétation, sa réception, un livre qu'il cosigne avec trois de ses collègues, un professeur à l'University of Nord Texas, Timothy L. Jackson, accuse formellement Sibelius de sympathie avec les nazis. Il n'est pas le premier à le faire, mais il avance des arguments chocs : acceptation en 1935 de la Médaille Goethe avec signature d'Hitler à l'appui, pension allemande octroyée à partir de 1941, approbation par le Troisième Reich de la Société Sibelius en Allemagne, interview complaisante donnée à un reporter de guerre SS, refus d'honorer la promesse, faite avant la guerre, d'aider un jeune compositeur juif. Avant même qu'il ne paraisse, le livre provoque une levée de boucliers. « Gardez à l'esprit que nous parlons d'un vieil homme chauve aux mains tremblantes, avec une cataracte à l'œil et qui, probablement, ne savait même pas que les SS existaient », rappelle Vesa Siren, gardien du temple Sibelius en Finlande. Sur la toile, le buzz fait rage : coupable ou non coupable, le champion du nationalisme finlandais, le créateur d'une musique inclassable glorifiant la terre de ses ancêtres et les hauts faits des défenseurs de la patrie ? Quoi qu'il en soit, on risque de ne plus arriver à écouter innocemment Finlandia ou Le Cygne de Tuonela. Comme chez Wagner, comme chez Richard Strauss, on cherchera des signes. Quels signes, et des signes de quoi ? Un unisson de cuivre trop péremptoire, une évocation trop complaisamment nostalgique du folklore nordique, un accord un peu brusque, voire totalitaire ? On risquera d'oublier que lorsqu'Hitler accède au pouvoir, Sibelius est déjà muré dans un silence qui durera jusqu'à sa mort ; que pour recréer de toutes pièces un pays longtemps rayé de la carte, un certain nationalisme se justifie ; qu'aucune musique n'est un appel au meurtre, comme ont pu l'être les pamphlets de Céline, et que c'est par ses écrits (livrets d'opéras compris) et non par sa musique que Wagner véhicule des idées malodorantes ; et enfin que si René Leibowitz, le champion de Schoenberg et du dodécaphonisme, a traité Sibelius de « plus mauvais compositeur du monde », Lucien Rebatet, rédacteur à Je suis partout, l'a défini comme « le plus ennuyeux des musiciens sérieux ». Les extrêmes renvoyés dos à dos. Et si la question demeure, lancinante, on se rappellera la phrase de Proust dans Contre Sainte-Beuve : « L'homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n'est pas la même personne ».
mardi 16 février 2010 à 09h05
Le 9 février, le pianiste russe Boris Berman, interprète d'une intégrale Prokofiev (Chandos) et d'un livre sur les Sonates de Prokofiev (Yale University Press), joue Prokofiev au Zankel Hall de New York. Rien que de normal, sauf qu'il s'agit cette fois d'œuvres récemment retrouvées de l'auteur de Pierre et le Loup. Il y a la Musique pour les athlètes, composée en 1939 pour un spectacle gymnique devant rassembler 30 000 jeunes, mais qui n'a pas eu lieu parce que le metteur en scène, le grand Vsevolod Meyerhold, a été arrêté par la police de Staline. Il y a deux mouvements rescapés du ballet Trapèze (1924), jamais joué, et dont Prokofiev a récupéré la musique dans le Quintet op. 39 et le Divertimento op. 43. Il y a aussi des fragments de l'opéra Mers lointaines, laissé inachevé en 1948. Musiques perdues, ou abandonnées en route, ce qui n'est pas la même chose, sauf si l'on est fataliste, et que l'on est persuadé que ne se perd que ce qui doit se perdre. On pense en tout cas à ces fragments de poteries retrouvées dans un champ de fouilles, et qui permettent aux archéologues de reconstituer la maison tout entière. Sauf qu'en musique, les fragments sont trompeurs, et restent mystérieux quant aux intentions de l'auteur. Les œuvres terminées après coup (Turandot de Puccini, Lulu de Berg, la Symphonie inachevée de Schubert, la 10ème Symphonie de Mahler) le montrent bien : après avoir été inachevées, elles sont devenues bancales. Notre époque s'est fait une raison, et pratique le culte du fragment : on aime les derniers tableaux de Turner parce qu'ils ne sont pas finis, on est d'autant plus touché par Le premier Homme et Le dernier Nabab que Camus et Fitzgerald n'ont pas eu le temps de les terminer, on glose sur le fait que Debussy a qualifié La Mer d' « esquisses symphoniques ». En attendant, elle est très amusante, cette Musique pour les athlètes, que Prokofiev a composée dans le style réaliste-socialiste-accessible-aux-masses, dont le ballet Roméo et Juliette est le chef-d'œuvre. Et puis, au fait, elle est terminée, elle.
samedi 16 janvier 2010 à 11h30
Coup d'envoi, dans le New York Times, des hommages planétaires à Pierre Boulez, à l'occasion de ses quatre-vingt-cinq ans (le 26 mars). Propos glanés.
« J'aime la virtuosité. Pas pour elle-même, mais parce qu'elle est dangereuse »
« Si vous voulez que votre vie soit plus intéressante, vous devez faire des efforts. C'est une question d'organisation. Je suis choqué que tant de gens ne soient pas plus créatifs, c'est à dire plus exigeants avec eux-mêmes. »
« Les questions que nous devons nous poser sont : « Est-ce que j'essaie d'être nécessaire à l'évolution du langage ? Est-ce que j'essaie d'être original ? Etre original signifie bien sûr se procurer les outils pour l'être, pas seulement en avoir le désir. Les outils sont importants : Mallarmé reprochait à Degas d'écrire des poèmes. « Il ne suffit pas d'avoir des idées de poèmes, disait-il. Les poèmes, ce sont des mots. »
« Je ne m'excuse pas d'avoir été sur les barricades durant les années 1950-1960. On nous a accusés d'être des dictateurs parce que nous jouions ce que nous aimions. Mais nous ne donnions que quatre concerts par an ! Aujourd'hui, il y a beaucoup plus de concerts de musique nouvelle, mais l'enjeu est moins fort. »
« Vous n'obtenez pas de résultats si vous ne vous battez pas. Aujourd'hui, je comprends mieux les points de vue qui ne sont pas les miens, mais je suis encore capable de les combattre. »
« Ne placez pas votre ego au-dessus de la musique. Faites ce que vous avez à faire pour son service. C'est le seul moyen de progresser. »
« Le sérialisme a fait long feu. Il a été tué par les gens qui l'ont utilisé. »
Résumé de la situation par Daniel Barenboim, infatigable porte-parole du maître : « Si Pierre est une grande figure de la modernité, c'est parce qu'il a compris qu'il y avait dans la vie des moments d'évolution et des moments de révolution. Quand la révolution a été nécessaire, il a été là pour en prendre la tête. »
Boulez, en tout cas, semble prêt à résister tout seul aux tentatives d'embaumement. A moins qu'il ne contemple déjà le siècle du haut de sa pyramide.
Crédit photo : Felix Broede/DG
Une exposition John Cage au Musée d'art contemporain de Barcelone, une autre intitulée « De la scène au tableau » à Marseille (celle où, la semaine dernière, un Degas a été volé) : on n'en finit pas de rechercher les difficiles connexions entre arts plastiques et arts dynamiques. Dans le cas de Cage, le pont est un boulevard : son 4'33'' (…de silence - 1952) a inspiré les plasticiens, son ami Marcel Duchamp en tête, beaucoup plus que les musiciens, et Robert Rauchenberg a nourri le pop art en devenir de son travail en trio avec le musicien et le chorégraphe Merce Cunningham. On peut, à l'inverse, trouver des traces des arts plastiques dans la musique de Cage : son illustration sonore d'un documentaire sur Alexandre Calder en est la meilleure preuve. Mais les autres ? Schoenberg, le professeur de Cage, était presque aussi bon peintre que compositeur, mais la frontière entre son œil et son oreille était assez étanche. Stravinsky et Picasso ? Une amitié, un décor pour le ballet Pulcinella, un portrait de l'un par l'autre - génial et tellement nouveau que les douanes suisses le prendront pour un message codé -, une pièce pour clarinette solo intitulée Pour Pablo Picasso. Les artistes se fréquentent, élaborent des projets communs, mais allez, par exemple, démontrer dans quelle mesure la musique de Pascal Dusapin et la « peinture de lumière » de James Turrell sont l'une par l'autre influencées dans la pièce scénique To be sung.

John Cage, l'anarchie du silence. Musée d'art contemporain de Barcelone, jusqu'au 10 janvier.
De la scène au tableau. Musée Cantini, Marseille, jusqu'au 3 janvier.
jeudi 31 décembre 2009 à 12h24

Emoi outre-Manche : selon un sondage diffusé par la BBC, les Carmina Burana de Carl Orff est en tête du Top Ten de la pièce musicale la plus écoutée depuis soixante-quinze ans. Première consolation : Carmina Burana date de 1937, et n'a donc que soixante-douze ans d'âge. Deuxième consolation : ce n'est pas l'œuvre entière qui bat ce record, mais seulement sa tonitruante introduction « O Fortuna ». Troisième consolation : elle est talonnée par la Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis de Ralph Vaughan-Williams, ce qui prouve que l'Angleterre sera toujours l'Angleterre. Si émoi il y a, ce n'est pas tant parce que cette musique est primaire et univoque que parce que son auteur a été un porte drapeau du régime nazi. Les deux éléments, de toute façon, sont liés : « buvez, mangez, forniquez avant que la mort ne vienne vous faucher, défilez sur des rythmes bien carrés pour affirmer votre énergie et votre discipline » sont des préceptes que les aryens en uniforme n'hésitaient pas à chanter en chœur. Reste à tester la popularité des Carmina Burana de ce côté-ci du Channel. Quand le film de John Boorman Excalibur est sorti en 1981 (les Chevaliers de la Table Ronde, l'épée sacrée, le tout au son de « O Fortuna »), les ventes de disques ont explosé. Même phénomène, en mineur, quand Robert Hossein a écrasé sous les décibels orffiens sa spectaculaire mise en scène des Bas Fonds de Gorki. On a en revanche moins remarqué que dans son dernier film, Les 120 journées de Sodome, Pasolini utilise les Carmina Burana. Mais il s'agit de « Veris Leta Facies » (Les traits souriants du printemps), qui ouvre la première partie, et les intentions du cinéaste sont plus ironiques que celles de ses confrères.

mercredi 30 décembre 2009 à 15h19
Avec un businessman comme Haendel, l'économiste américain Paul Solman est dans son élément. Interview sur la chaîne publique de télévision américaine PBS, à propos de l'increvable hit qu'est Le Messie : « Le Messie et l'agent, c'est une vieille histoire. D'ailleurs, Haendel, en allemand, signifie « marché ». Dans son ouvrage sur la musique classique Quarter Notes on banknotes, le professeur à Harvard Mike Scherer rappelle que l'opéra a été pour lui une manière de s'affranchir économiquement de la noblesse et du clergé. Pour écrire son opéra Rinaldo, Haendel fait valider un salaire de base de 200 livres. L'ouvrage remporte un triomphe : le lendemain, il pèse de 500 à 600 livres, l'équivalent de 800 000 livres d'aujourd'hui, ou d'un peu plus d'un million de dollars. Mais l'opéra est cher. Il faut payer les décors, les costumes, et surtout les stars internationales que sont les divas et les castrats. Handel trouve alors la solution : l'oratorio. Plus de décors, plus de costumes, plus de divas hors de prix, mais des chanteurs anglais, rémunérés au prix du marché. Le Messie est un parfait produit d'appel. C'est là qu'entre en scène la South Sea Company, destinée à renflouer les caisses de la couronne, et que l'on a accusée d'avoir assuré le transport des esclaves africains vers les colonies anglaises. Une bulle se forme, explose, les investisseurs boivent le bouillon. Haendel, à l'image d'Isaac Newton et de la haute société qu'il fréquente, a vu le coup venir, et déjà récupéré son argent. Cinq ans après, la Compagnie se réorganise, soutenue par l'équivalent de l'actuelle Fed (Réserve Fédérale des Etats-Unis), et lance des obligations à 3 ou 5%, garanties par le gouvernement. Haendel a compris que les obligations sont plus sûres que les actions. Il réinvestit et gagne. Le succès de ses oratorios, Le Messie en tête, fait le reste. Quand il meurt, il laisse une fortune de 20 000 livres, ce qui pour l'époque est énorme ». Choquant, ce mélange d'art et de business ? Pas dans le cas de Haendel, dont l'oeuvre elle-même est un modèle économique autant qu'un produit culturel. La méthode s'appliquerait moins bien à Mozart ou à Berlioz. On aimerait bien, en revanche, voir Paul Solman se pencher sur le cas de Haydn, de Vivaldi ou de Verdi. Et l'art dans tout cela ? Voilà un mot qui, dans le dictionnaire, sera bientôt précédé de la mention : « désuet ».
« Un de mes trois chiens parle l'allemand », affirme le compositeur Hans Werner Henze, quatre-vingt trois ans. A-t-il, tel Lully calquant ses récitatifs sur la déclamation de la Champmeslé, noté les inflexions du cher toutou pour écrire le rôle du chien dans son poème dramatique Opfergang, inspiré des vers du poète expressionniste Franz Werfel (1913) ? « La musique s'élève avec l'âme du chien martyr, explique-t-il, en même temps qu'elle descend dans les profondeurs du cerveau humain. » Pour représenter la gent canine lors de la création de la pièce, à Rome le 10 janvier, il a choisi le ténor anglais Ian Bostridge. Celui-ci a eu raison de ne pas laisser passer l'occasion : l'histoire de la musique, de Platée au Carnaval des animaux, a beau être un vaste bestiaire, les rôles de chiens à l'âme pure n'y sont pas légion.

Opfergang, de Hans Werner Henze. Ian Bostridge, John Tomlinson, Orchestre de l'Academia di Santa Cecilia, Antonio Pappano (direction). Création mondiale le 10 janvier à l'Academia di Santa Cecilia, Rome.
Benjamin Britten et son ex-librettiste, le poète WH Auden, ont une grande discussion, dans les années 1970 à Oxford, à propos de l'art en général et du leur en particulier, de la vie d'artiste, du sexe et de bien d'autre choses encore, tout cela en présence de leur biographe commun, Humphrey Carpenter. Tous deux sont proches de la mort, et le musicien a des problèmes avec le livret de Mort à Venise, qui sera son dernier opéra. C'est le sujet de The Habit of art, la dernière pièce de Michael Bennett (une gloire nationale, l'auteur de Talking Heads, que l'on a pu voir à Paris), ou plutôt le sujet « intérieur », puisque, selon le principe du théâtre dans le théâtre, la pièce raconte l'histoire d'une troupe d'acteurs répétant une pièce à propos de ces deux gloires de la culture britannique. L'œuvre, jouée depuis le 5 novembre au National Theatre, est un succès : impossible de trouver une place avant le 24 janvier. Imaginerait-on, sur la scène de la Comédie-Française, qui est à peu près l'équivalent du National, des acteurs jouant le rôle d'acteurs jouant Francis Poulenc et Jean Cocteau parlant de musique, de sexe (masculin) et de littérature ? Cela se passerait sans doute au Studio Théâtre, la plus petite salle de la Maison de Molière (136 places). A Londres, The Habit of art se joue dans la salle Lyttelton du National Theatre (890 places).
Crédit photo : Johan Persson

Le texte (anglais) de The Habit of art d'Alan Bennett est édité chez Faber and Faber.
samedi 21 novembre 2009 à 16h03
Consternation dans le Landernau musical britannique : Edward Elgar était un mauvais tromboniste. « Et alors ? », direz-vous. De ce côté-ci de la Manche, l'auteur de Pump and Circumstances ne figure au Panthéon de la musique que dans la section « compositeurs locaux ». Mais à Londres… Sue Addison, la tromboniste solo de l'Orchestra of the Age of Enlightenment, a découvert une lettre de Dora Penny, un des personnages croqués par Elgar dans ses Variations Enigma, racontant qu'elle avait été prise de fou rire le jour où celui-ci lui avait joué un air de trombone. Or voilà que notre Sherlock Holmes tromboniste a retrouvé l'instrument du maître dans les collections du Royal College of Music, et qu'elle l'a joué au Royal Festival Hall à l'occasion d'une récente exécution de The Dream of Gerontius, un oratorio d'Elgar très célèbre là-bas. « Et alors ? », allez-vous répéter. Et alors, indépendamment de l'intérêt de l'anecdote pour les biographes d'Elgar et pour la publicité personnelle de Mrs. Addison, voilà relancé le vieux débat : « Comment un compositeur qui a écrit de si belles choses pour le trombone pouvait-il être incapable de jouer correctement de l'instrument en question ? » Sans répéter que Ravel était un mauvais chef et que Messiaen était incapable de voler comme ses chers oiseaux, il est toujours bon de se rappeler que les créateurs créent et que les instrumentistes jouent, que les artistes agissent et que les critiques réagissent, et qu'il n'est pas obligatoire que les uns sachent faire ce que font les autres pour bien faire ce qu'ils font eux-mêmes. Et si le sort d'Elgar vous préoccupe encore, dites-vous qu'il était imbattable au piano, au violon et à l'orgue.
jeudi 29 octobre 2009 à 19h03

Selon le musicologue italien Luca Chiantore, La Lettre à Elise ne serait pas de Beethoven. Enfin, pas complètement. Ce serait le musicologue Ludwig Nohl, connu pour l'avoir découverte en 1865, qui aurait terminé l'illustre bagatelle à partir d'une esquisse de la main de grand homme. On pensait déjà que c'était Nohl qui avait rebaptisé Elise la véritable dédicataire, Therese Malfatti von Rohrenbach zu Dezza, sur laquelle Ludwig Van a eu des vues dans les années 1810, à moins qu'il ne se soit agi de la cantatrice Elisabeth Roeckel, la sœur du ténor qui a chanté Florestan dans Fidelio en 1806, et dont le surnom était Elise. Comme on possède par ailleurs, de la main de Beethoven, des esquisses proches de la version définitive, Nohl risque de rester à sa place et Chiantore à la sienne.
Pauvre Beethoven ! Il n'a déjà jamais eu de chance en amour, il faut encore que, de l'énigmatique Elise à l'Immortelle Bien-Aimée, la postérité se casse la tête à découvrir l'identité des élues de son cœur.

 

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