« Tenori, tenori ! », soupire Renata Scotto, qui en a vu passer un certain nombre tout au long de sa glorieuse carrière. A Londres, Rolando Villazón croise le fer, par droit de réponse interposé, avec Rupert Christiansen, le critique musical du Daily Telegraph, qui lui reproche d'avoir participé à une nouvelle émission de la chaîne ITV intitulée Popstar to operastar (pas besoin de traduire), où des chanteurs de variétés viennent s'essayer à l'opéra, coachés par une vedette du genre. « Cette émission n'ouvrira pas les portes de l'opéra, écrit Christiansen. Elle les fermera au contraire, et ne fera que confirmer le préjugé selon lequel l'opéra, c'est cheap, moche et banal ». « Pourquoi les critiques sont-ils si furieux? De quoi ont-ils peur? Ils prétendent défendre la vérité de l'opéra, dont cette émission ne serait en aucun cas représentative, répond le ténor. Cela les choquerait-il autant de voir des gens jouer au Monopoly, sous prétexte que ce n'est pas ainsi que fonctionne la véritable vie économique ? ». Le blog Opera Chic, qui colporte la polémique, jette de l'huile sur le feu : « Ce n'est pas en prenant la plume qu'un chanteur doit répondre à un critique, mais en chantant. Mais peut-être Rolando Villazón flirte-il avec le crossover parce qu'il sait que, pour raison de santé, il ne pourra plus très longtemps chanter sans micro ». Pas très classe, tout ça. De ce côté-ci du Channel, nous avons la preuve, depuis que Florent Pagny a sorti son album Baryton, que l'art lyrique peut résister à tout, et nous ne nous choquons pas de voir Roberto Alagna faire la tournée des palais des sports avec le programme de son disque Sicilien. Mais qu'est-ce que tout cela nous raconte, au fond ? Que l'opéra doit passer par la case démagogie pour gagner au Monopoly ? 321 000 téléspectateurs, le 26 janvier, ont regardé sur Arte Werther, superbement mis en scène et filmé par Benoit Jacquot en (presque) direct de l'Opéra Bastille. Ce n'est pas parce qu'à la même heure il y en avait 7 041 000 sur TF1 devant Benjamin Gates ou le trésor des Templiers que l'art lyrique est en péril.
Une journée au Covent Garden, suivie d'un spectacle présenté par Joanna Lumley (Patsy dans Absolutely Fabulous) : c'est le cadeau de l'association Tickets for the troops (Billets pour les troupes) aux boys britanniques enrôlés pour défendre les valeurs anglo-américaines en Irak et en Afghanistan ainsi qu'à leurs familles. Au programme : des extraits de La Bohème de Puccini et un ballet inspiré par les contes pour enfants de Beatrix Potter (1866-1943). Tony Hall, le directeur du Covent Garden (et président de la section culturelle des Jeux Olympiques de Londres en 2012), se déclare très fier de voir un établissement comme le sien associé à un effort auquel participent déjà la plupart des clubs de football, de rugby et de cricket. Les photos de Mrs Lumley portant le masque de Tiggy Winkle (Madame Piquedru la blanchisseuse) ou posant devant un mur de logos de l'association en compagnie de Squirrel Nutkin (Noisette l'écureuil) nous renvoient à l'époque où les manifestations de soutien aux vaillants soldats étaient photographiées en noir et blanc. Pourquoi changer de recette quand le plat se vend toujours ? La fête a lieu le 14 février, jour de la Saint Valentin. On n'imaginerait pas l'équivalent de ce côté-ci de la Manche, avec des personnages de la comtesse de Ségur. Ils sont bien trop cyniques pour cela.
Il n'y a pas si longtemps, à l'époque où l'on enregistrait des opéras entiers en studio, les chanteurs étaient appréciés pour l'adéquation de leur voix à leurs rôles et la façon dont ils interprétaient leurs personnages. Quand ils publiaient des récitals, on les louait pour leur habileté à croquer un caractère en l'espace d'un seul air, c'est-à-dire, là aussi, à se mettre au service de leurs personnages. Puis sont venues les intégrales live, elles-mêmes relayées par les captations en vidéo. Dernier bastion de l'art du studio : l'album, c'est-à-dire le récital sur mesure inspiré des méthodes des variétés. Cecilia Bartoli a ouvert le ban avec son best seller Vivaldi. Habile double jeu : d'un côté la scène où l'on est censé servir une œuvre, de l'autre le disque, où l'on se sert soi-même à travers des extraits judicieusement choisis : Joyce Di Donato dans le répertoire de la Colbran (Madame Rossini), Vivica Génaux dans le Vivaldi guerrier et Magdalena Kozena dans le Vivaldi amoureux, Philippe Jaroussky dans des pages oubliées de Jean-Chrétien Bach, Juan Diego Florez sur les traces du ténor Rubini et Bartoli (encore elle) sur celles de la Malibran. Double bénéfice aussi : on se sert soi-même, mais en faisant œuvre de (re)découvreur. La recette plaît, et au fond, c'est tant mieux. On ne va pas demander aux divas de chanter des choses qui ne leur conviennent pas, ni d'abdiquer leur ego. « Si tant est que l'opéra soit du théâtre …», méditait Patrice Chéreau dans un petit ouvrage inspiré par son aventure bayreuthienne. Du théâtre et des divas. Il faut de tout pour faire un monde.
C'est à la Cité de la Musique que Nicolas Sarkozy présente ses vœux au monde de la culture. Le symbole est fort. Le symbole seulement. Passés les préliminaires – « la culture c'est des lettres plus que des chiffres, des émotions et non des statistiques » - le président passe aux choses sérieuses : les sous. La presse retient surtout les résultats des travaux de la mission confiée à Patrick Zelnik, directeur du label Naïve, éditeur de Sandrine Piau, d'Anne Gastinel et de Carla Bruni. Il s'agit de créer une carte musique jeune - 200 euros de potentiel d'achat à moitié remboursé par l'Etat -, destinée à « réhabituer les jeunes à acheter de la musique ». D'après les enquêtes officielles, les jeunes téléchargent illégalement parce que le téléchargement légal est trop cher. Alors, légalité payante ou illégalité gratuite ? Les débuts d'année sont dévolus aux vœux pieux. Le président est moins angélique à propos de Google : « Fuite de matière fiscale ». Il annonce aussi que le projet du Musée de l'histoire de France, dans les limbes depuis un an, devrait aboutir en juin. Une façon comme une autre de prolonger le débat sur l'identité nationale. Pas de commentaire particulier, en revanche, sur le chantier tout proche de la Philharmonie de Paris, que présente son architecte Jean Nouvel. Comme disait Sacha Guitry à propos de Versailles : « On nous dit que nos rois dépensaient sans compter, qu'ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils, mais lorsqu'ils construisaient de semblables merveilles, ne mettaient-ils pas notre argent de côté ? »
Ce qu'on n'a pas encore vu - ou de manière subliminale -, ce sont les stars en résidence. Puisque un compositeur de musique contemporaine, c'est chic, mais cela ne remplit pas la salle, les orchestres américains ont pris l'habitude de lui adjoindre un interprète qui, lui, la remplit. Cela donne Sofia Gubaidulina + Lang Lang, relayés par George Benjamin + Yo Yo Ma à San Francisco, ou Magnus Lindberg + Thomas Hampson à New York. Pour les stars, les résidences sont plus concentrées - une semaine une ou deux fois dans l'année -, mais aussi plus intensives : musique de chambre, master classes, showcases hors les murs, etc. Subventionnés comme ils le sont, nos grands orchestres ont-ils besoin de ce genre de produit d'appel ? Quant aux autres, par exemple les ensembles baroques, ont-ils les moyens de s'offrir Natalie Dessay en résidence, ne serait-ce que quelques jours par an ? Ce sont peut-être les sponsors, auxquels nos institutions font de plus en plus appel pour compléter les subsides publics, qui y penseront les premiers.
Photos : Karol Beffa, Marc-André Dalbavie