Une drôle de photo (- montage) fait couler de l’encre en Allemagne. A gauche, sur un canapé, Karl Valentin, le Charlie Chaplin allemand, et une grosse dame en costume traditionnel bavarois, tenant à la main une lanterne. A droite, une jeune femme en robe blanche et coiffée d’une perruque XVIIIème, accompagnée d’un jeune homme déguisé en Mozart. Le jeune homme est Bertolt Brecht, et la jeune femme (figurant Constance ?) sa compagne Paula Banholzer. C’est Gerhard Gross, le fils de cette dernière, qui a envoyé au Süddeutsche Zeitung cette photo inédite, datant probablement de 1919. « C’est photographié théâtre épique », explique Jürgen Hillesheim, le directeur de l’Institut Brecht d’Augsbourg, la ville natale du dramaturge, qui met l’accent sur l’aspect décalé du couple travesti. On peut parler aussi de distanciation : épique (traduire social et politique) et distancié (c'est-à-dire se prêtant à la réflexion plutôt qu’à l’identification) cet alignement de personnages présentés comme des emblèmes dialoguant d’une époque à l’autre, et nous invitant à tirer les leçons de ce rapport dialectique. Le jeune Brecht écrivait de la musique, jouait de la guitare et rêvait de composer un opéra. Son premier recueil de poésies est intitulé Chansons avec guitare de Bertolt Brecht et de ses amis. Il était donc fondé à se faire photographier en Mozart, pour lequel il entretenait une véritable passion. Quant à Karl Valentin, son esprit contestataire lui a valu des désagréments (notamment avec les nazis), mais il était l’idole de la jeunesse de gauche et il a fait partie des maîtres à penser de l’auteur de L’Opéra de quat’sous. En 1919, Brecht avait vingt-et-un ans et n’avait pas encore mis au point ses théories sur le théâtre. Au moins sait-on maintenant qu’avec Karl Valentin pour éclairer sa lanterne (au centre de l’image), le futur collaborateur de Kurt Weill et de Paul Dessau ne risquait pas de prendre pour argent comptant ses affinités avec le divin Amadeus.
François Lafon
Photo : Archives Gross www.sueddeutsches.de
Dermatomiositis : sous ce terme barbare sentant la maladie rare se cacherait la cause réelle du déclin vocal et de la mort de Maria Callas. Une affection aux effets retard, entraînant le relâchement des muscles et des tissus, à commencer par ceux du larynx. Sale coup pour la légende de la diva foudroyée par un destin impénétrable ! Un médecin italien était déjà arrivé à ce diagnostic en 1975, après avoir examiné la patiente, mais il ne l’a divulgué qu’en 2002. Deux experts en phoniatrie de l’université de Bologne, Franco Fussi et Nico Paolillo, ont poursuivi son travail. Ils ont étudié tous les disques de Callas - en particulier les live -, et les vidéos. Ils ont observé la façon dont, dans les dernières années de sa carrière, elle levait les épaules et rentrait la poitrine quand elle respirait, au lieu de d’ouvrir la cage thoracique. Ils ont analysé son évolution vers la voix de mezzo, qui ne tenait pas, d’après eux, qu’à son goût (avéré) pour les notes graves. Et comme le dermatomiositis se soigne à la cortisone et aux immunodépresseurs, lesquels peuvent entraîner une déficience cardiaque, la mort de la diva s’expliquerait (si l’on ose dire) tout naturellement. « Ce ne sont pas les chagrins d’amour qui ont tué Callas », titre le quotidien La Stampa. Allez faire admettre ça à ses fans !
François Lafon
Sibylline information : sur le site de l’Université d’Harvard (Massachusetts), Hélène Delavault ressuscite douze chansons liées à l’Affaire des Quatorze. Décryptage du message dans le Guardian (Londres) du 4 décembre, sous la plume de l’historien américain Robert Darnton. En 1749, le comte de Maurepas, ministre de Louis XV, tombe en disgrâce. La raison ? Des chansons. On recherche d’abord l’auteur d’un poème commençant par « Monstre n'avez pas la noire furie » (le monstre étant le roi). Un étudiant en médecine est embastillé, puis un prêtre, puis douze autres suspects. Ce sont eux, les Quatorze. L’auteur ne sera jamais retrouvé, mais cinq nouveaux poèmes tombent entre les mains de la police. Chantés sur des airs à la mode, comme cela se faisait à l’époque, les textes infâmants sont bientôt dans toutes les bouches. L’un d’eux « Réveillez-vous, belle endormeuse », concerne Madame de Pompadour, née Poisson, et fait partie de ce qu’on appelle les Poissonnades (en référence aux Mazarinades, un siècle plus tôt). Le poème en est apparemment galant :
" Par Vos nobles et franches Façons,
Iris, Vous enchantez nos cœurs.
Sur nos Pas Vous semez des fleurs,
Maïs ce sont des fleurs blanches"
Or les « fleurs blanches » évoquent la syphilis, et l’on soupçonne Monsieur de Maurepas d’en être l’auteur. La chanson responsable de l’arrestation des Quatorze, elle, est plus politique. Chaque ministre en prend pour son grade, et la sûreté des attaques indique que le responsable a ses entrées à la cour. Le texte est à géométrie variable, et s’allonge au gré de l’actualité : Darnton en a découvert neuf versions, d’une longueur de onze à vingt-trois versets. Deux siècles et demi avant Internet, dans une société où très peu de gens savent lire, c’est ainsi que le buzz court les rues. Retrouver les musiques sur lesquelles ces brûlots étaient chantés n’a pas été évident. « Sur l’air de La Béquille du père Barnabé », lit-on en haut d’un feuillet. Un travail de bénédictin a été indispensable, mené au département musique de la Bibliothèque Nationale. Hélène Delavault, qui fut la « Carmen de Peter Brook » et s’est fait une réputation dans des répertoires politiquement incorrects, distille ces perfidies avec un charme so french. Et dire qu’il faut aller jusqu’à Harvard pour la retrouver !
François Lafon
An Electronic Cabaret. Paris Street Songs 1748-1750. Hélène Delavault (mezzo-soprano), Claude Pavy (guitare). www.hup.harvard.edu/features/darpoe
Photo : Madame de Pompadour "ressuscitée" dans la série TV Doctor Who
« La plupart des ténors vivent dans la hantise de perdre leur voix. Pas moi : je n’en ai jamais eu ». Fort de cette quiétude, Hugues Cuénod, qui vient de mourir à cent-huit ans, a chanté soixante-huit années durant, depuis ses débuts parisiens en 1928 jusqu’à ses adieux à Lausanne en 1994. Comme il était le fils d’un banquier suisse, il n’a jamais eu besoin de travailler. Il s’est donc diverti à faire de la musique : « J'aurais voulu qu'elle vienne tout droit en moi, sans que j'aie besoin d'apprendre quoi que ce soit », disait-il. Sa voix de trial (ténor bouffe) ne lui permettant pas de chanter les bellâtres, il s’est spécialisé dans la musique de son temps et dans les répertoires renaissant et baroque, lesquels, à l’époque, n’étaient pas à la mode. Il était de la création du Rake’s Progress de Stravinsky à Venise (1954), et s’est taillé un franc succès au festival de Glyndebourne dans La Calisto de Cavalli, où il incarnait une commère en travesti. Il a redécouvert Bach et Haendel avec Nadia Boulanger, mais s’est fait connaître du grand public anglo-saxon en jouant à Londres et New York dans le musical Bitter Sweet de Noel Coward. Il a beaucoup enseigné aussi : en 1980 à la Fondation Royaumont, où il animait une master-class sur la mélodie française, il participait le soir aux récitals improvisés par les élèves. Son grand succès : Nous voulons une petite sœur, avec la bouche en cœur, de Francis Poulenc et Jean Nohain. Toujours en avance sur son temps, il a été, en 2005, un des premiers Suisses à conclure un Partenariat enregistré (l’équivalent du PACS). Il avait cent-cinq ans.
François Lafon
Un livre : Jérôme Spycket : Un diable de musicien, Hugues Cuénod. Payot (1990) - Un CD : Cavalli, La Calistro, dir. Raymond Leppard. Decca (1970)
Photo DR
Vive Internet (parfois) ! Chaque année, un concours de la BBC Radio 1 désigne le morceau de musique le plus acheté pendant les fêtes. Longtemps, ce sont les vainqueurs du télé-crochet X Factor qui ont gagné. Mais voilà qu’en 2009, une campagne sur Internet a grippé la machine à sous, et un groupe de metal américain nommé Rage Against the Machine est passé devant le X Factorien prévu. Plus fort encore cette année : c’est 4’33’’ de John Cage - c'est-à-dire quatre minutes et trente-trois secondes de silence - qui est favori. Une grande opération intitulée Cage against the Machine a été lancée, un site d’explication a été ouvert, et 73 000 amis se sont déjà déclarés sur Facebook. Comme le règlement du concours stipule que le morceau doit avoir été enregistré dans l’année, un nouvel enregistrement de 4’33’’ a été réalisé par le label Wall of Sound. Combiens d’Anglais regarderont désormais X Factor en coupant le son ? .
François Lafon
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Ce n’est pas Clochemerle, mais ce n’en est pas loin. Partie d’Alsace en juillet dernier, la grogne s’est généralisée : les salons de coiffure font la grève de la musique d’ambiance. Tant mieux, diront certaines clientes, qui n’en peuvent plus d’entendre bêler Lady Gaga par-dessus le ronron du casque. Mais les professionnels prennent la situation au sérieux, et le mouvement risque de s’étendre aux boutiques d’alimentation, aux supermarchés, aux bars et aux restaurants. Tout cela est la faute à la Spre (Société pour la perception de la rémunération équitable), dont la redevance est déjà passée de 18,5% à 37,5% des droits d'auteurs en 2010,et qui va en plus demander en 2011 un supplément de 47 euros par employé pour une boutique de plus de deux employés. TVA, plus Sacem, plus Spre, cela commence à chiffrer ! « Ce nouveau barème, qui date du 5 janvier 2010, n'aura pas beaucoup d'impact, puisque 87% des salons de coiffure en France ont moins de deux employés. L'augmentation, de 24 à 90 euros, est certes forte, mais elle part d'une base qui est très faible et qui n'avait pas augmenté depuis 1987 ! Les artistes ont le droit d'être rémunérés », se défend Pierre Jabouley, directeur de la Spre. Mais la révolte est d’autant mieux attisée que son instigateur, le vice-président de l’Union nationale des salons de coiffure Bernard Stalter, est par ailleurs président de la Chambre de Métiers et du Conseil économique et social d'Alsace. De son côté la Sacem, mise en cause par certains frondeurs relayés par la presse (France Soir y est même allé de sa couverture du 7 décembre), précise dans un communiqué officiel que « La récente revalorisation significative des barèmes de la rémunération équitable résulte d'une décision règlementaire du 5 janvier 2010 votée par la Commission de l'article L 214-4 du Code de la Propriété Intellectuelle et publiée au Journal Officiel du 23 janvier 2010. Aucun représentant de la Sacem ne siège au sein de cette Commission, présidée par un représentant de l'Etat, Monsieur Gilles Andréani, et composée à part égale de représentants des bénéficiaires du droit à rémunération (artistes et producteurs phonographiques) et de représentants des organisations d'utilisateurs de phonogrammes dont la liste a été déterminée par voie ministérielle. ». « Qu’à tout cela ne tienne, répondent quelques petits malins, il suffira aux commerçants de ne passer que des morceaux diffusés par Jamendo ou Dogmazic, deux sites proposant des albums en téléchargement gratuit. Et tant pis si Jamendo soutire aux artistes 50% des recettes publicitaires générées par leurs disques. » Une autre solution serait de changer de répertoire et de s’en tenir à des enregistrements tombés dans le domaine public : Fréhel ou André Claveau pour les variétés, Furtwängler et Artur Schnabel pour le classique. Le classique ? Mais vous voulez donc la mort de tous les salons de coiffure, d’Alsace et d’ailleurs ?
François Lafon
Dans son nouveau livre The Instinct Music, l’Anglais Philip Ball, auteur d’une Mémoire de l’eau, d’une Etude sur la cathédrale de Chartres et la cosmologie médiévale et d’une application pratique des mathématiques à la vie quotidienne intitulée Critical Mass : How One Thing Leads to Another (Comment une chose mène à une autre), entreprend de nous expliquer « comment la musique fonctionne et pourquoi on ne peut pas s'en passer ». Un vaste programme, duquel se détache une longue analyse de la question qui continue de diviser : pourquoi la musique atonale, ou sérielle (ce qui n’est pas la même chose) rebute-t-elle encore l’auditeur moyen ? Ball rappelle que si nous pouvons apprendre des choses extraordinaires sur l'effet de la musique sur le cerveau, son fonctionnement (celui de la musique, celui du cerveau, ou les deux ?) est finalement mystérieux. Bien. Il fustige « l’impénétrabilité arrogante des théoriciens de la musique », et nous explique que les harmoniques d’une note créent des modèles mathématiques qui existent indépendamment de l’interprétation qu’en donne le cerveau, ce qui fait que lorsque nous les organisons sous forme d’intervalles et de mélodie, nous sommes attirés par des intervalles inégaux qui nous aident à nous orienter. Certains nous sont inculqués dans l’utérus, d’autres au cours de la petite enfance. Vous suivez toujours ? Il parle aussi de dissonances physiologiques créées par l’interférence d’ondes acoustiques trop proches les unes des autres, et en déduit que s’il nous arrive de trouver la musique atonale désagréable à écouter, c’est davantage pour des raisons physiques que par la faute des préjugés bourgeois fustigés par Boulez ou Stockhausen. Damian Thomson, du Daily Telegraph, remercie Ball dans un long article de l’avoir décomplexé en lui apprenant que ce n’était qu’en 1977 qu’un musicologue avait réussi à localiser la série de douze sons autour de laquelle s’organise Le Marteau sans Maître de Pierre Boulez, composé en 1954. Il prend soin, par ailleurs, de préciser qu’il considère l’œuvre de Boulez comme un chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre qui produit des « dissonances physiologiques créées par l’interférence d’ondes trop proches les unes des autres » ? Pas pour les initiés, sans doute. On en revient au « préjugé bourgeois », alors. Comme l’a remarqué Leonard Bernstein, citant son confrère Charles Ives, la question est sans réponse.
François Lafon
Philip Ball : The Music Instinct. How Music works and why we can’t do without it. The Bodley Head Ltd. (en anglais)
Leonard Bernstein : La Question sans réponse, six conférences à Harvard. Robert Laffont (1992)
Peter Hofmann avait une voix de ténor athlétique, un physique de rocker musclé, et une aisance en scène qui tranchait sur celle de ses partenaires. On se souvient surtout de lui en Siegmund de La Walkyrie, dans la mise en scène de Patrice Chéreau à Bayreuth. En Allemagne, il était connu aussi pour être une des premières stars du crossover : il a joué trois cents fois Le Fantôme de l’Opéra, le musical d’Andrew Lloyd-Webber, a participé à de nombreuses émissions de variétés à la télévision, et a enregistré des albums qui sont restés des tubes. Comme sa voix était inégale et sa technique fragile, sa carrière lyrique a été assez courte, mais brillante. Il a travaillé et enregistré avec Karajan, Bernstein, Boulez et Solti, et il était affiché dans les plus grands théâtres. Sa fin aura plutôt été celle d’un rocker déchu : grabataire, parkinsonien, atteint de démence, ruiné par des pensions alimentaires à la mesure de sa gloire passée, il est mort d’une pneumonie, le 30 novembre, à soixante six ans. S’il reste dans l’Histoire, c’est parce qu’après la Tétralogie de Bayreuth 1976-80 - et spécialement le premier acte de La Walkyrie -, la représentation d’opéra est entrée dans une nouvelle ère. La vidéo, peu pratiquée à l’époque, est heureusement là pour en faire foi.
François Lafon
Wagner : La Tétralogie. Mise en scène Patrice Chéreau, direction Pierre Boulez. 8 DVD Deutsche Grammophon.
Photo : Peter Hofmann et Gwyneth Jones dans La Walkyrie mise en scène par Patrice Chéreau (DR)