Cela fait toujours un effet bœuf. Comment, cette crooneuse, cette rockeuse, cette voix embuée par l’alcool et la fumée, c’est Renée Fleming ? Les fans de divas adorent cela : avec de genre de disque, ils peuvent enfin réconcilier leur réputation d’esthètes avec leurs goûts les plus secrets. Peter Mensch, producteur de l’enregistrement et manager (entre autres) de Led Zeppelin, est allé à Londres faire entendre, en cachant l’étiquette, le master de ce Dark Hope (Sombre espoir) aux responsables d’Universal, l’éditeur de Fleming : mais qui est cette nouvelle venue qui chante Leonard Cohen, Band of Horses, Jefferson Airplane et quelques autres ? Ils auraient dû savoir : Fleming n’en est pas à son premier essai, son CD de jazz Haunted heart a fait son effet en 2006, et ses incartades dans le cross over sont bien connues. Eh bien non, paraît-il (mais faut-il le croire ?). La diva préférée des Américains n’est pas la première à se livrer à l’exercice : il y a vingt-cinq ans, Kiri Te Kanawa -comme Fleming voix de miel et tempérament réservé sur les scènes d’opéra- cassait le box office avec l’album Blue Skies, où l’on avait du mal à la reconnaître. Pour remonter encore plus loin, la wagnéro-verdienne Eileen Farrell prenait à peine le temps de se remettre d’une représentation de La Force du destin au MET avant d’aller chanter le blues dans les clubs de Manhattan. Le disque, là aussi, en témoigne : c’est davantage à Sarah Vaughan qu’à Kirsten Flagstad qu’on pense en l’écoutant. Dans le cas de ces trois dames, il ne s’agit plus de cross over, mais bien d’un autre métier. Rien à voir avec Plácido Domingo clamant des tangos comme si c’était Paillasse ou Jessye Norman prenant des airs de Diva de l’empire pour susurrer Les Chemins de l’amour. Peut-être aussi qu’une Fleming est mieux placée pour amener ainsi le « grand public » à l’opéra que les pop stars jouant aux opera stars, comme cela se passe dans une émission bien connue de la chaîne anglaise ITV.
François Lafon
Renée Fleming : Dark Hope (Decca, 2010) - Eileen Farrell : I gotta right to sing the blues (Sony, 1961) – Kiri Te Kanawa : Blue Skies (Decca, 1985)