Vingt secondes. Vingt secondes de silence avant les acclamations, autant dire une éternité, celle que venait d’évoquer Lucile Richardot dans le dernier lied du
Chant de la terre de Gustav Mahler : avec deux notes simples, chuchotées, répétées,
Ewig…
Ewig… éternellement… éternellement… La version donnée cette année à Saintes était la version chambriste de l’œuvre, une transcription de Schönberg, datée de 1920, achevée en 1983 par Rainer Riehn, et reprise pour quinze instruments par Reinbert de Leeuw qui dirigeait son ensemble
Het Collectief. Lorsque Mahler compose
Das Lied von der Erde, il est à Toblach sa maison des Dolomites, juste après sa tournée américaine de 1908.
« Si je dois retrouver à nouveau le chemin de moi-même, il faut que je me livre aux terreurs de la solitude, » écrit-il à son ami, le chef Bruno Walter.
« De beaux moments m’ont été accordés, et je crois n’avoir rien fait de plus personnel, » confie-t-il au même quelques mois plus tard. De fait, depuis la création de 1911, après la mort du compositeur,
Le Chant de la terre reste comme un testament de Gustav Mahler, une symphonie en forme de lieder (à moins que ce ne soit l’inverse) marquée par l’obsession du destin, la vanité des désirs éphémères, et une approche sereine de la mort. Quoi qu’en pense les puristes, la version de Schönberg restitue bien l’orchestration mahlérienne, et l’interprétation magistrale de Het Collectief l’a bien fait sentir : magnifiques passages de flûte, de clarinette basse ou de contrebasson, contrepoints raffinés des cordes, interventions subtiles du célesta ou du Glockenspiel, et au milieu de ces sonorités extraordinaires, en totale osmose avec elles, deux solistes sublimes :
Yves Saelens, qui prend ses lieder à bras-le-corps, témoigne d’une formidable présence physique et vocale, et Lucile Richardot, qui donne l’impression que cette musique a été écrite pour elle. Immobile, hiératique, elle domine la partition, crée l’émotion à chaque instant, d’une voix fluide et pure, autant dans les graves que dans les aigus. A la fin du dernier lied,
Der Abschied, il a fallu vingt secondes pour s’en remettre. Et ce n’est pas fini.