Sur les coffrets Decca dont elle était la vedette, Joan Sutherland affichait un sourire qui humanisait son visage étrange et immense, aussi étrange et immense que la voix qui avait fait sa gloire. Mais dans l’opéra romantique italien, il y avait toujours le souvenir de Callas, voire la présence de sa contemporaine Caballé pour lui faire de l’ombre. Dans les années 1980, quand on a réédité les coffrets Decca, son visage et son sourire ont été exilés au dos de la pochette, et Luciano Pavarotti, le ténor qu’elle avait révélé et dont elle avait fait son partenaire attitré, s’est retrouvé en couverture. Les critiques - en France tout au moins, parce que dans les pays anglo-saxons elle était intouchable - n’étaient pas tendres avec elle : grande voix, oui, et agile au-delà de l’entendement, mais diction molle et indifférence vis-à-vis de personnages qu’elle interprétait. On la savait aussi dominée – artistiquement et intellectuellement – par son mentor et mari, le chef d’orchestre Richard Bonynge. Bref, Joan Sutherland ne faisait pas rêver. Il lui manquait la fragilité, pour ne pas dire le malheur. Elle ne faisait même pas de caprices de diva. Elle vient de mourir, à quatre-vingt-trois ans, en Suisse, son pays d’adoption, « parce que mon Australie natale, disait-elle, est trop éloignée des grands centres lyriques ». On l’appelait La Stupenda (la Stupéfiante). Réécoutons-la, dans ce répertoire (Rossini, Bellini, Donizetti) où la musique a pour seule tâche de servir la voix. Ce n’est pas tous les jours que l’opéra nous plonge dans la stupéfaction.
François Lafon